CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XXXIX

Que d'imperfections je découvre en moi!

Une personne à qui j'avais de l'obligation ayant presque entièrement perdu la vue, j'en fus si affligée, que je suppliai avec importunité Notre Seigneur de la lui rendre; je craignais toutefois que mes péchés ne me rendissent indigne d'être exaucée. Cet adorable Sauveur m’apparut alors comme il l'avait fait tant d'autres fois, me montra la plaie de sa main gauche, et en tira avec sa main droite un grand clou dont elle était percée. Il me semblait que le clou emportait en même temps la chair. Je fus émue de la plus tendre compassion, en songeant à l'excès de douleur que devait endurer mon divin Maître. Il me dit de ne point douter qu'après avoir souffert cela pour mon amour, il ne fit à plus forte raison ce que je lui demandais. Il me promit d'exaucer toutes mes prières, sachant bien que je ne solliciterais rien que pour sa gloire; il allait donc m'accorder la faveur que j'implorais. Il me dit encore de considérer que dans le temps même où je ne le servais pas, il avait toujours exaucé mes demandes au delà de mes désirs; combien plus le ferait-il maintenant qu'il était sûr de mon amour: je ne devais pas avoir de doute là-dessus.

Huit jours, je crois, ne s'étaient pas écoulés, que Notre Seigneur rendit la vue à cette personne, et l'on se hâta d'en porter la nouvelle à mon confesseur. Il se peut que cette guérison ne fût pas due à mes prières; quant à moi, néanmoins, après cette vision, je ne pus en douter, et j'en remerciai le divin Maître comme d'une grâce qu'il m'avait accordée.

Une autre fois, quelqu'un était en proie à une maladie très douloureuse, je ne sais laquelle; voilà pourquoi je ne la spécifie pas ici. Depuis deux mois il souffrait des douleurs intolérables, et son tourment était tel qu'il se déchirait lui-même. Le père recteur dont j'ai parlé (Père Gaspar de Salazar), et qui me confessait alors, le visita et en eut tant de compassion, qu'il me commanda d'aller le voir, des liens de parenté m'autorisant à le faire. Je me rendis donc auprès du malade, et demeurai si touchée de le voir en cet état, que je demandai instamment à Notre Seigneur de vouloir lui rendre la santé. Je vis clairement que ma prière avait été exaucée, puisque dès le lendemain il ne sentit plus aucune douleur.

Sachant qu'une personne, à qui j'avais beaucoup d'obligation, avait pris une détermination qui blessait à la fois l'honneur de Dieu et le sien, j'en fus profondément affligée; pour comble de peine, je ne voyais pas le moyen de la faire renoncer à son dessein, et il semblait n'y en avoir aucun. Je suppliai Dieu très instamment d'y apporter remède, mais avec un chagrin que le changement seul de cette personne pouvait adoucir. Dans cet état, je me retirai dans un ermitage fort solitaire (car il y en a de tels en ce couvent); c'était celui où l’on a peint Jésus-Christ attaché à la colonne [18]. Là, tandis que je le suppliais de m'accorder cette grâce, j’entendis une voix très douce qui ressemblait à un agréable sifflement. Mon effroi fut d'abord si grand, que les cheveux se dressèrent sur ma tête; j'aurais voulu saisir d'une manière distincte ce que cette voix me disait, ce fut impossible, elle cessa trop tôt de se faire entendre. Mais bientôt, la crainte faisant place au calme, au bonheur, au plaisir intérieur, je ne pouvais assez admirer comment le son d'une voix (car je l'entendis des oreilles du corps), et d'une voix dont je ne déglinguai point les paroles, pouvait produire un si étonnant effet dans mon âme. Je connus par là que ma prière était exaucée, et je me sentis aussi libre de toute peine que si j'eusse vu à l'instant même cette personne renoncer à son dessein, comme elle y renonça, en effet, peu après. J'en rendis compte à mes confesseurs; car j’en avais deux à cette époque, fort savants et grands serviteurs de Dieu.

Une personne qui était résolue de servir Dieu, et qui, depuis peu de temps, s'adonnait à l'oraison et y recevait de grandes grâces, l'avait abandonnée, à cause de certaines occasions fort dangereuses dont elle ne voulait point s'éloigner. J'en ressentis une peine très vive, parce que je l'aimais beaucoup, et je le lui devais bien. Durant plus d'un mois, je crois, je ne fis que supplier le Seigneur de ramener cette âme à lui. Enfin, étant un jour en oraison, je vis près de moi un démon qui déchirait avec un grand dépit certains papiers qu'il avait entre les mains. Je jugeai par là que Dieu avait exaucé ma prière, et j'en eus une joie extrême. De fait, j'appris ensuite que cette personne s'était confessée avec une grande contrition, et était sincèrement revenue à Dieu. J'espère de son infinie bonté qu'il lui fera la grâce de s'avancer toujours de plus en plus dans son service. Qu'il soit béni de tout! Amen.

Je pourrais rapporter une infinité d'exemples de pareilles grâces que le Seigneur a accordées à mes prières, soit en retirant des âmes de l'état du péché, soit en faisant avancer les unes dans le chemin de la perfection, soit en délivrant les autres du purgatoire, soit enfin en opérant en leur faveur des prodiges non moins signalés. Mais le nombre de ces grâces est tel, que je ne pourrais en faire le récit sans fatiguer celui qui le lirait et sans me fatiguer moi-même. Je ferai observer que j'ai bien plus souvent obtenu la guérison des âmes que celle des corps. C'est, au reste, une chose si connue, que plusieurs personnes peuvent en rendre témoignage. Dans le principe, c'était pour moi un grand sujet de scrupule, parce que, tout en regardant ces grâces comme un pur effet de la bonté du Seigneur, je ne pouvais m'empêcher de croire qu'il les accordait à mes prières. Mais maintenant elles sont en si grand nombre, et connues de tant de personnes, que cette croyance ne me cause plus de peine. Je bénis mon divin Maître de tant de bienfaits, et j'en suis toute confuse; mais plus je me vois redevable à son égard, plus aussi je sens croître mon désir de le servir et s'enflammer mon amour pour lui.

Voici ce qui me surprend le plus: ma prière a-t-elle pour objet des choses que le Seigneur voit ne pas convenir, je ne puis, malgré mon désir et tous mes efforts, les lui demander que faiblement, presque sans zèle et sans ardeur. Quant à celles que sa Majesté doit accorder, je vois que je peux les lui demander souvent, et même avec grande importunité; sans aucun souci de ma part, la pensée s'en présente d'elle-même à mon esprit. Il existe entre ces deux manières de demander une différence si grande, que je ne sais comment l'expliquer. Car, lorsque je sollicite les unes, bien qu'elles me touchent de près et que j'y emploie tous mes efforts, ce n'est point avec ferveur, mais comme une personne qui, ayant la langue liée, essaie en vain de parler, ou qui parle de telle sorte qu'elle connaît bien qu'on ne l'entend pas. Quand je demande les autres, je suis au contraire comme une personne qui parle distinctement, et avec vivacité, à une autre dont elle se voit écoutée avec plaisir. Je puis encore, ce me semble, comparer la première manière à l'oraison vocale, et la seconde à cette contemplation élevée, où Notre Seigneur se montre à nous de manière à nous faire sentir qu'il nous entend, qu'il agrée notre prière et se plaît à l'exaucer. Louange éternelle à ce Dieu qui nous donne tant, et à qui je donne si peu! Car que fait, ô mon divin Maître, une âme qui ne se consume pas tout entière pour votre service? Mais, hélas! que je suis loin, que je suis loin, je puis le dire mille fois encore, que je suis loin d'une pareille fidélité! La vue seule de ma négligence à remplir mes devoirs envers vous ne devrait-elle pas suffire, indépendamment de tant d'autres motifs, pour me faire souhaiter sortir de cet exil? Que d'imperfections je découvre en moi! Que je suis lâche dans votre service! En vérité, je voudrais parfois avoir perdu le sentiment, pour ne pas voir tout le mal qui est en moi. Que Celui qui en a le pouvoir daigne y apporter remède!

Durant mon séjour chez cette dame dont j'ai parlé (Louise de la Cerda à Tolède) j'avais besoin de veiller continuellement sur moi, et de considérer sans cesse la vanité de toutes les choses de la vie. Que de fois la grande estime dont j'étais l'objet, et les louanges qu'on me prodiguait, auraient pu incliner mon âme vers la terre, si je me fusse seulement regardée moi-même! Mais j'avais l'œil fixé sur Celui qui voit tout dans la vérité, et je le suppliais de me soutenir de sa main. Cela me rappelle le martyre qu'endurent les âmes à qui Dieu a fait connaître la vérité, lorsque le devoir les contraint à s'occuper des choses d'ici-bas, où elle est, selon que Notre Seigneur me le dit un jour, couverte d'un épais voile.

Je le ferai, du reste, observer en passant: beaucoup de choses consignées ici ne sont pas tirées de ma tête; elles m'ont été dites par ce Maître céleste. Ainsi, l'on doit se souvenir que toutes les fois que je me sers de ces expressions: J’entendis ces paroles, ou Notre Seigneur me dit ceci, je me ferais un très grand scrupule d'y ajouter ou d'en retrancher une seule syllabe. Mais lorsque je n'ai pas un souvenir précis de ce qu'il m'a dit, je parle comme de moi-même, parce qu'il peut y avoir quelque chose du mien. A vrai dire, il n'y a rien de bon qui m'appartienne, puisque Dieu me l'a donné sans mérite de ma part. J'appelle donc mien ce qu'il ne m'a pas fait connaître par une révélation.

Mais hélas! ô mon Dieu, comment nous arrive-t-il si souvent d'apprécier selon nos faibles vues, je ne dis pas les choses de ce monde, mais les choses spirituelles elles-mêmes, et d'en porter un jugement bien éloigné de la vérité? Nous mesurons, par exemple, notre avancement spirituel sur les années marquées par quelque exercice d'oraison, comme si nous voulions poser des limites à Celui qui, quand il veut, prodigue ses faveurs sans mesure, et peut en six mois plus enrichir une âme qu'une autre en plusieurs années. J'en ai vu des preuves en tant de personnes, que je ne comprends pas comment on peut en douter. Celui qui a reçu de Dieu le don du discernement des esprits et une véritable humilité, ne s'y trompera pas. Éclairé d'en haut, il juge de l'avancement des âmes par les effets, par leur résolution de servir Dieu, et par leur amour pour lui. Voilà ce qu'il considère, et non le nombre des années, persuadé qu'une âme peut faire en six mois plus de progrès dans la vertu que d'autres en vingt ans. Le Seigneur, je le répète, accorde ses dons à qui il veut, et j'ajouterais volontiers, à qui se dispose le mieux à les recevoir.

J'en vois une preuve admirable dans ces jeunes filles de qualité qui entrent maintenant dans ce monastère. A peine Notre Seigneur les a-t-il éclairées de sa lumière et embrasées des premières étincelles de son amour, en commençant à leur faire goûter les douceurs de sa grâce, que sans délai elles sont venues se donner à lui. N'ayant nul souci des nécessités corporelles, elles semblent mépriser leur vie même, en s'enfermant pour toujours dans une maison sans revenus. Abandonnant tout pour Celui dont elles se savent aimées, elles ne veulent plus avoir de volonté propre, et n'ayant pas même la pensée qu'elles puissent éprouver un moment de déplaisir dans une clôture si austère, elles s'offrent toutes à l'envi en sacrifice pour Dieu. Que je reconnais volontiers l'avantage qu'elles ont sur moi! et quelle ne devrait pas être ma honte en la présence de Dieu! Il y a tant d'années que je fais oraison et qu'il me comble de ses grâces; cependant, il n'a pu encore obtenir de moi ce qu'avec de moindres faveurs il a obtenu de ces âmes généreuses dans l'espace de trois mois, et d'une d'entre elles dans l'espace de trois jours. Il est vrai qu'il récompense admirablement leur fidélité. Aussi n'ont-elles point de regret d'avoir tout abandonné pour lui.

Rappelons, je le veux bien, pour nous confondre, nos longues années d'oraison ou de vie religieuse, mais gardons-nous d'inquiéter ces âmes qui ont fait en peu de temps de si admirables progrès, en les obligeant à retourner en arrière pour suivre la lenteur de notre pas. Ne prétendons point que ces aigles, à qui le souffle de la grâce a fait prendre leur essor, n'aillent pas plus vite qu'un petit oiseau qui aurait les pieds liés. Adorons plutôt avec humilité la manière dont Notre Seigneur les conduit; et tandis qu'elles s'élèvent si haut, ne craignons pas que Celui qui les comble de grâces, les laisse tomber dans l'abîme. Fortes des vérités de la foi, ces âmes se confient entièrement en Dieu; et pourquoi ne les lui abandonnerions-nous pas de même? Pourquoi vouloir les mesurer à notre faiblesse et à notre peu de courage? Non, cela ne doit pas être. Et puisque, n'étant pas arrivés au même état, nous ne pouvons comprendre les héroïques déterminations que la grâce fait naître en elles, humilions-nous, mais ne les condamnons pas. En paraissant nous intéresser à leur progrès spirituel, nous négligerions le nôtre; ce serait perdre une excellente occasion que nous présente Notre Seigneur, de nous confondre devant lui à la vue de nos défauts, et de reconnaître combien ces âmes doivent l'emporter sur nous en détachement et en union avec Dieu, puisque sa divine Majesté se communique à elles d'une manière si intime.

J'aime, je le déclare, une oraison qui en très peu de temps embrase l'âme de cet amour fort, qui seul peut la déterminer à tout abandonner, dans l'unique vue de plaire à Dieu; et puisque celle dont je viens de parler produit cet effet, je la préfère, quoiqu'elle soit de fraîche date, à ces oraisons qui, après plusieurs années, ne nous portent à rien entreprendre de, grand pour la gloire de Dieu: à moins que nous ne regardions comme de grands effets de la grâce, et une véritable mortification, ces petites choses, menues comme des grains de sel, n'ayant ni poids ni volume, et qu'un oiseau enlèverait, ce semble, avec son bec. Nous voir faire cas d'actes de ce genre, accomplis pour Dieu, ces actes fussent-ils même nombreux, vraiment c'est une pitié. C'est à moi surtout que convient cette honte, à moi qui oublie en outre à tout moment les grâces que j'ai reçues. Je ne prétends pas nier néanmoins que Notre Seigneur, dans sa bonté infinie, ne nous tienne grand compte de ces petites choses; mais comme elles ne sont rien, je ne voudrais ni leur accorder quelque estime, ni même m'apercevoir que je les fais. Pardonnez-moi, mon cher Maître, et ne m'imputez pas à faute si par là je cherche à me consoler un peu de mon inutilité dans votre service. Si j'accomplissais pour vous de grandes choses, je ne ferais aucun cas de ces riens. Qu'heureuses sont les personnes qui vous glorifient par de grandes œuvres! Si l'envie que je leur porte et le désir que j'ai de les imiter peuvent être comptés pour quelque chose, je les suivrais, ce me semble, de bien près. Mais mes œuvres sont de nulle valeur: c'est à vous, Seigneur, de leur en donner, puisque vous me portez tant d'amour.

Je rapporterai à ce sujet ce que j'éprouvai un de ces jours. Le bref de Rome qui nous autorisait à vivre sans revenus étant arrivé, la fondation de ce monastère se trouvait complètement terminée. Il semble qu'elle m'avait bien coûté quelque chose; aussi je goûtais une grande consolation en la voyant ainsi achevée. Songeant aux travaux que j'avais soufferts, et remerciant Notre Seigneur de la grâce qu'il m'avait faite de se servir un peu de moi, je me mis devant les yeux tout ce qui s'était passé dans cette affaire. Je vis que ce que je paraissais avoir fait de bien était mêlé de fautes et d'imperfections; souvent j'avais montré peu de courage, et plus souvent encore peu de foi; car, jusqu'à cette heure, où je vois l'accomplissement de tout ce que Notre Seigneur m'avait dit de la fondation du monastère, je n'avais pu gagner sur moi de le croire avec une foi absolue; et d'un autre côté, je ne pouvais pas non plus en douter. Je ne sais comment allier ces deux contraires: regarder une chose comme impossible, et conserver en même temps une ferme assurance de son succès. Enfin, trouvant que tout ce qu'il y avait eu en cela de bien venait de Notre Seigneur, et que tout ce qu'il y avait eu de mal venait de moi, je me hâtai de détourner ma pensée d'un tel objet; et je serais heureuse de ne m'en souvenir jamais, afin de n'être pas attristée par la vue de tant de fautes. Béni soit Celui qui, quand il lui plait, sait tirer du bien des fautes mêmes! Amen.

Je disais qu'il est dangereux de compter ses années d'oraison; car, bien qu'on soit humble, l'on doit toujours craindre de se complaire dans la pensée d'avoir mérité quelque chose. Ce n'est pas que je veuille dire que l'on n'ait rien mérité, et que l'on ne doive en être bien récompensé; Mais je tiens pour certain que toute personne qui, dans les voies spirituelles, se flattera d'avoir, par plusieurs années d'oraison, mérité des faveurs si relevées, n'arrivera point au comble de la perfection. Ne lui suffit-il pas que, pour prix de ses efforts, Dieu l'ait soutenue de sa main, et préservée des offenses où elle tombait avant de faire oraison? Faut-il encore qu'elle lui intente procès pour ses propres deniers, comme on dit? Selon moi, ce n'est pas ainsi qu'agit une âme profondément humble: je puis me tromper, mais enfin, je trouve une grande témérité dans cette conduite, et quoique j'aie bien peu d'humilité, je n'ai jamais osé en venir là. Cela peut venir, je l'avoue, de ce que je n'ai jamais servi Dieu comme je le devais; si je l'avais mieux servi, j'aurais été peut-être plus empressée que toute autre à lui en demander le paiement.

Je ne nie pas qu'une âme qui, pendant plusieurs années, persévère humblement dans l'oraison, ne fasse des progrès, et que Dieu ne lui accorde des faveurs; je dis seulement qu'elle ne doit point se souvenir de ces années. Que sont, en effet, tous nos misérables services, en comparaison d'une goutte du sang adorable versé pour nous par le divin Maître? Et s'il est vrai que plus nous le servons, plus nous lui sommes redevables, quelle n'est pas notre folie d'entrer en compte avec un Dieu qui, pour un maravédi [19] que nous lui payons, nous donne en retour mille ducats! Laissons là, je vous en supplie au nom de son amour, ce calcul qu'il n'appartient qu'à lui de faire. Les comparaisons sont odieuses, même dans les choses d'ici-bas; et à combien plus forte raison dans celles dont lui seul peut être juge. Le divin Sauveur ne nous l'a-t-il pas clairement enseigné, quand il a donné le même salaire aux derniers venus qu'aux premiers?

A cause de mon peu de loisir (car j'en manque souvent, je l'ai déjà dit), j'ai écrit ces trois feuilles en tant de jours, et à tant de reprises, que j'ai oublié une vision dont j'allais parler: la voici. Etant en oraison, je me vis seule dans une vaste campagne, environnée d'une multitude de gens d'aspects divers, armés, me semblait-il, de lances, d'épées, de dagues, d'estocs fort longs, et prêts à m'attaquer. Impossible de fuir d'aucun côté sans m'exposer à la mort; j'étais seule, sans personne pour me défendre. Dans cet excès de détresse, je ne savais que faire. Levant les yeux vers le ciel, je vis Jésus-Christ, non dans le ciel, mais bien haut dans l'air, au-dessus de moi; il me tendait la main et me couvrait de sa protection, en sorte que ma crainte s'évanouit, et cette multitude, malgré sa furie, n'avait plus le pouvoir de me faire aucun mal.

Cette vision, qui paraît sans utilité, me fut néanmoins très avantageuse; elle me fit connaître ce qui devait m'arriver. Car peu après, m'étant trouvée presque dans cet état, je reconnus que Dieu avait voulu me montrer un tableau du monde. Là, en effet, tout semble armé contre la pauvre âme; je ne parle pas de ceux qui ne sont pas fidèles à Dieu, ni des honneurs, des richesses, des plaisirs, ni de tant d'autres adversaires qui manifestement nous tendent des pièces et tâchent de nous y entraîner, si nous ne sommes pas sur nos gardes; mais je parle des amis mêmes, des parents, et, ce qui m'étonne le plus, des personnes les plus vertueuses. A quelque temps de là, tous me combattant à l'envi croyant bien faire, je me vis tellement pressée de toutes parts, que je ne savais ni comment me défendre ni que devenir. O mon Dieu! Si je rapportais en particulier tout ce que j'endurai alors, indépendamment de ce que j'ai dit déjà, quelle souveraine horreur un pareil récit ne nous donnerait-il pas du monde! Ce fut, selon moi, la plus grande des persécutions auxquelles j'aie été en butte dans ma vie. Souvent j'étais tellement accablée de toutes parts, que mon unique remède était de lever les yeux au ciel, et d'appeler Dieu à mon secours. Ce qui m'avait été montré dans cette vision était parfaitement présent à mon souvenir, et me servit beaucoup pour ne mettre ma confiance dans aucune créature, mais en Dieu, qui seul est stable. Durant le cours de cette grande tribulation, mon divin Maître, selon qu'il me l'avait montré dans cette vision, m'envoya toujours quelqu'un qui venait comme de sa part me tendre la main. Ainsi, ne m'appuyant sur aucune créature, je ne songeais qu'à contenter le Seigneur. Vous en avez agi de la sorte, ô mon Dieu, pour soutenir ce commencement de vertu qui était en moi, et qui ne consistait qu'en un sincère désir de vous servir. Soyez-en à jamais béni!

Étant un jour dans une inquiétude et un trouble extrêmes, loin de pouvoir me recueillir et de sentir en moi ce détachement qui m'est ordinaire, je voyais mon esprit se porter à des pensées imparfaites. Je souffrais un véritable combat et comme un déchirement intérieur. La vue de cet excès de misère me fit appréhender que les grâces dont j'avais été comblée ne fussent des illusions, et mon âme se trouva obscurcie par d'épaisses ténèbres. Lorsque j'étais en cette peine, Notre Seigneur, daignant m'adresser la parole, me dit de ne point m'affliger; qu'en me voyant de la sorte, je devais comprendre dans quelle misère je tomberais s'il s'éloignait de moi. Il ajouta que nous ne pouvons être en assurance tant que nous vivons dans cette chair mortelle. Il m'éclaira en ce moment sur les avantages et le mérite de cette guerre et de ces combats intérieurs, auxquels il réserve une si belle récompense. Il me sembla également qu'il nous portait compassion, à nous qui sommes encore en ce monde. Il me dit ensuite que je ne devais pas croire qu'il m'eût oubliée; que jamais il ne m'abandonnerait; mais qu'il voulait que, de mon côté, je fisse tout ce qui dépendrait de moi. A ces paroles, prononcées avec beaucoup de tendresse et d'amour, le divin Maître daigna en ajouter d'autres qui étaient pour moi le comble de la faveur; je ne vois aucune raison de les rapporter. Voici celles qu'il me dit souvent en me témoignant beaucoup d'amour: « Désormais tu es mienne, et moi je suis tien. » Je lui réponds toujours, et avec vérité, ce me semble, par celles-ci: Y a-t-il pour moi, Seigneur, quelque chose hors de vous?

Lorsque je considère qui je suis, ces paroles et ces caresses de mon Dieu me jettent dans une indicible confusion; et j'ai besoin, comme je l'ai déjà remarqué et le dis quelquefois à mon confesseur, de plus de force pour recevoir de telles grâces, que pour porter les plus, grandes croix. Dans ces moments, le souvenir de mes bonnes œuvres est comme effacé; mes imperfections sont seules devant moi, et mon esprit, sans avoir besoin de discourir, les embrasse d'un regard: ce qui me semble quelquefois surnaturel.

De temps en temps, je me sens saisie d'un si ardent désir de communier, que nulles paroles ne sont capables de l'exprimer. Cela m'arriva un matin où la pluie, tombant par torrents, semblait m'interdire de faire un pas hors de la maison. Je sortis néanmoins, et je me trouvai bientôt tellement hors de moi par la véhémence de ce désir, que, quand on aurait dressé des lances contre ma poitrine, j'aurais passé outre; qu'on juge si la pluie pouvait m'arrêter!

A peine arrivée à l'église, j'entrai dans un grand ravissement. Le ciel qui, les autres fois, ne s'était ouvert que par une porte, parut s'ouvrir à mes yeux dans toute son étendue: et alors, mon père, parut à ma vue le trône dont je vous ai parlé et que j'ai déjà vu d'autres fois. Au-dessus de ce trône j'en aperçus un autre, où, sans rien voir, et par une connaissance qui ne peut s'exprimer, je compris que résidait la Divinité. Ce trône était soutenu par certains animaux dont il me semble avoir entendu expliquer les figures, et je me demandai si c'étaient les évangélistes; mais je ne pus voir ni comment il était fait, ni qui y siégeait. Je vis seulement une grande multitude d'anges, qui me semblèrent incomparablement plus beaux que ceux que j'avais vus auparavant dans le ciel. Je pensai que c'étaient des chérubins ou des séraphins, parce que leur gloire, comme je viens de le dire, l'emporte de beaucoup sur celle des autres; et ils paraissaient tout enflammés. La gloire dont je me sentis investie ne peut ni se dire ni s'écrire, et à moins de l'avoir éprouvé, on ne peut s'en former aucune idée. Je compris que tout le bien qu'on peut souhaiter se rencontrait là, et néanmoins je ne vis rien. Il me fut dit, par qui, je l'ignore, que ce qui était alors uniquement en mon pouvoir était de comprendre que je ne pouvais rien comprendre, et de considérer comment toutes choses ne sont qu'un pur néant en comparaison de ce bien invisible. La vérité est qu'à partir de cette époque mon âme était remplie de confusion, à la pensée qu'elle était capable de s'arrêter à quelque chose de créé, et plus encore de s'y affectionner, le monde ne me paraissant qu'une fourmilière.

J'assistai à la messe et je communiai, mais je ne saurais dire comment je fus durant tout ce temps; car il me parut très court, et je fus extrêmement surprise de voir, quand l'horloge sonna, que j'avais été deux heures dans ce ravissement et dans cette gloire. Ce feu du véritable amour de Dieu qui vient d'en haut est tellement surnaturel, qu'avec tous mes désirs et mes efforts, je ne saurais en obtenir une seule étincelle, si le divin Maître, comme je l'ai dit ailleurs, ne me l'accorde en pur don. Je ne pouvais ensuite me lasser d'admirer comment, lorsque l'âme s'en approche, il semble consumer le vieil homme avec toutes ses imperfections, ses langueurs et ses misères, et le fait en quelque sorte renaître de ses cendres, comme je l'ai lu du phénix. L'âme ne paraît plus la même, tant elle a changé de désirs et acquis de vigueur; ainsi transformée, elle marche dans le chemin du ciel avec une pureté toute nouvelle. Comme je suppliais le divin Maître qu'il en fût ainsi pour moi, afin que je pusse commencer à le servir, il me répondit: « La comparaison que tu viens d'employer est très juste; prends bien garde de ne pas l'oublier, afin qu'elle t'excite à faire sans cesse de nouveaux efforts pour devenir plus parfaite ».

Dans un de ces moments où j'étais dans ce même doute dont j'ai parlé naguère, si ces visions venaient de Dieu, Notre Seigneur m'apparut et me dit d'un ton sévère: « O enfants des hommes, jusqu'à quand aurez vous le cœur dur? » Il ajouta que je ne devais examiner en moi qu'une chose: était-il vrai, oui ou non, que je me fusse entièrement donnée à lui? Si je m'étais donnée toute à lui, ce qui était vrai, je devais croire qu'il ne me laisserait point me perdre. Cette exclamation par laquelle il avait commencé à me parler m'ayant extrêmement touchée, il me dit, avec beaucoup de tendresse et de douceur, de ne point m'affliger; j'étais, il le savait bien, prête à tout pour son service; aussi m'accorderait-il tout ce que je lui demanderais (et de fait, il m'accorda ce que je lui demandais alors); je n'avais qu'à voir ce continuel accroissement de mon amour pour lui, il était la preuve que ces visions ne venaient point du démon; je ne devais pas croire que Dieu permît à cet esprit de ténèbres d'exercer un tel empire sur les âmes de ses serviteurs. « Non, continua-t-il, il n'est pas en son pouvoir de donner cette lumière de l'esprit et ce calme profond dont tu jouis. » Il me fit comprendre aussi que tant de personnes, surtout d'un tel caractère, m'ayant assuré que ces faveurs venaient de Dieu, je ferais mal de ne pas le croire.

Un jour, tandis que je récitais le symbole qui commence par ces mots: Quicumque vult, Notre Seigneur me fit entendre de quelle manière un seul Dieu est en trois personnes, et me le fit voir si clairement, que j’en demeurai tout à la fois extrêmement surprise et consolée. Cela me servit beaucoup pour mieux connaître la grandeur de Dieu et ses merveilles; et comme, lorsque je pense à la très sainte Trinité, ou que j'en entends parler, je comprends comment les trois adorables Personnes ne font qu'un seul Dieu, j'en éprouve un inexprimable contentement.

Un jour de l'Assomption de Notre-Dame, il plut à Notre Seigneur de me montrer dans un ravissement comment cette Reine des anges était montée au ciel, avec quelle joie et quelle solennité elle y avait été reçue, et la place qu'elle y occupait. Mais rapporter comment cela se passa, c'est ce qui m'est impossible; tout ce que je puis en dire, c'est que la vue d'une telle gloire en faisait rejaillir une très grande sur mon âme. Cette grâce produisit en moi les plus heureux effets: elle me donna une soif plus insatiable des souffrances, et un désir plus ardent de servir cette Souveraine, élevée par ses mérites à un tel comble de gloire.

Me trouvant dans l'église d'un collège de la compagnie de Jésus, je vis un dais fort riche sur la tête des frères de ce collège, quand ils recevaient la communion; cela m'est arrivé deux fois, et je ne le voyais point quand d'autres personnes communiaient.

[18] Sainte Thérèse avait fait construire elle-même ces ermitages, en y appliquant l'aumône apportée par dona marie de Ocampo sa nièce, lors de sa prise d'habit. Elle les avait fait embellir de peintures propres à inspirer de la dévotion. (Ribera, Vie de sainte Thérèse, liv. II, ch. V.) La plus remarquable de ces peintures est celle qui représente Notre Seigneur à la colonne tel qu’il lui était apparu au couvent de l'Incarnation, un jour qu'elle entretenait une conversation frivole. Le divin Maître s'était fait voir à elle couvert de plaies; d’un de ses bras, à l'endroit du coude pendait un lambeau de chair déchirée. C'est cette représentation saisissante que la sainte voulut avoir dans l'un des ermitages de Saint-Joseph; elle guida elle-même le peintre chargé de l'exécuter. Yepès, l'un de ses historiens, atteste l'impression tout à la fois de dévotion et d'effroi que produisit sur lui la vue de ce Christ souffrant.
[19] Maravedi: Petite monnaie de cuivre, valant un peu plus de l'ancien denier de France.

   

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