Étant un soir retirée dans un oratoire, si
indisposée que je voulais me dispenser de faire oraison, je pris mon rosaire
pour m'occuper vocalement et sans aucun effort d'esprit. Mais, quand Dieu le
veut, que nos industries sont inutiles! Quelques instants à peine s'écoulèrent,
et un ravissement vint me saisir avec une impétuosité telle que je ne pus y
résister. Il me sembla que j'étais transportée dans le ciel, et les premières
personnes que j'y vis furent mon père et ma mère. Dans un très court espace de
temps, celui d'un Ave Maria, je découvris de si grandes merveilles que,
succombant sous le poids d’une faveur qui me paraissait excessive, je demeurai
entièrement hors de moi. La vision fut peut-être de plus logue durée que je ne
l’indique ici; mais le temps paraît alors très court. J’appréhendai ensuite que
ce ne fût une illusion, sans trouver néanmoins aucun fondement à cette crainte.
Je ne savais que faire, tant j’avais de honte d’en parler à mon confesseur, non,
ce me semble, par humilité, mais de peur qu'il ne se moquât de moi, et ne me
demandât si j'étais un saint Paul ou un saint Jérôme, pour avoir connaissance
des choses du ciel. La pensée que de pareilles visions avaient été accordées à
ces grands saints augmentait encore ma crainte, et je ne faisais que répandre
des larmes, parce qu'une telle chose me semblait devoir être une illusion.
Enfin, malgré ma répugnance j'allai trouver mon confesseur; car, pour rien au
monde, je n'aurais osé lui rien cacher, quelque honte que me causât un tel aveu,
tant je tremblais d'être trompée. Il fut touché de mon affliction, me consola
beaucoup, et me dit les choses les plus capables de me tranquilliser.
Dans la suite il m'est arrivé, et il m'arrive
encore quelquefois, que Notre Seigneur me découvre de plus grands secrets, mais
de telle manière que je ne vois que ce qu'il lui plaît de me montrer, sans qu'il
soit au pouvoir de mon âme, quand elle le voudrait, d'apercevoir rien de plus.
Le moindre de ces secrets suffit pour ravir l'âme d'admiration, et la faire
avancer beaucoup dans le mépris et la basse opinion des choses de la vie. Je
voudrais pouvoir donner une idée de ce qui m'était alors découvert de moins
élevé; mais en cherchant à y parvenir, je trouve que c'est impossible; car,
entre la seule lumière de ce divin séjour où tout est lumière, et la lumière
d'ici-bas, il y a déjà tant de différence, qu'on ne peut les comparer, celle du
soleil ne semblant plus que laideur. L'imagination la plus subtile ne peut
arriver à se peindre et à se figurer cette lumière, ni à se représenter aucune
des merveilles que Notre Seigneur me faisait alors connaître. Il est impossible
de rendre le souverain plaisir qui accompagnait cette connaissance, et le haut
degré de suavité dont tous mes sens étaient alors comblés; ainsi je suis forcée
de n'en pas dire davantage.
Je passai une fois plus d'une heure en cet état,
Notre Seigneur se tenant toujours près de moi, et me découvrant des choses
admirables. Il me dit: « Vois, ma fille, ce que perdent ceux qui sont contre
moi; ne manque pas de le leur dire. »
Hélas! mon cher Maître, lui répondis-je, que
peuvent mes paroles auprès de ceux que leurs crimes aveuglent, à moins que vous
ne les éclairiez vous-même? Vous avez fait connaître vos grandeurs à certaines
âmes, et elles vous ont glorifié; mais cette chétive et misérable créature, à
qui vous les manifestez, rencontrera-t-elle une seule personne qui veuille lui
donner créance? Loué soit du moins votre nom et bénie votre miséricorde, pour
l'heureux changement que vous avez opéré en moi!
Depuis, mon âme voudrait toujours demeurer dans
cette région supérieure, sans revenir à la vie, tant elle a conçu de mépris pour
toutes les choses de la terre. Elles ne sont à ses yeux que de la fange, et elle
comprend combien basse est l'occupation de ceux qui s'y arrêtent.
Durant mon séjour chez cette dame dont j'ai parlé
(Louise de la Cerda à Tolède), je fus une fois saisie de ces douleurs du cœur
auxquelles j'étais si sujette, et qui maintenant me font moins souffrir. Comme
cette dame est d'une admirable charité, elle me fit apporter des joyaux d'or,
des pierreries de grand prix, et en particulier des diamants qu'elle estimait
beaucoup, espérant que la vue de ces objets ferait une agréable diversion à mon
mal. Je riais en moi-même, et comparant intérieurement ce que les hommes
estiment avec ce que Notre Seigneur nous réserve, je ne pouvais me défendre d'un
sentiment de compassion. Je sentais qu'il me serait impossible, quand je
le voudrais, de faire le moindre cas de ces biens périssables, à moins
que Dieu n'effaçât de mon esprit le souvenir des biens célestes.
Cette disposition est pour l'âme une espèce de
souveraineté si haute, que je ne sais si on peut la comprendre, à moins de la
posséder. C'est le vrai et pur détachement Dieu seul l'opère en nous, sans aucun
travail de notre part. C'est lui qui nous découvre ces vérités; elles demeurent
imprimées dans notre esprit, et nous voyons avec évidence combien il nous serait
impossible, par nous-mêmes, d'acquérir si promptement un bien de cette nature.
Ces lumières ont banni de mon cœur, en très grande
partie, une crainte fort vive que j'avais toujours eue de la mort. Mourir me
semble maintenant la chose du monde la plus facile pour l'âme fidèle à Dieu,
puisque, en un moment, elle se voit libre de sa prison, et introduite dans le
repos. Il existe, selon moi, une grande ressemblance entre l'extase et la mort.
En effet, l'esprit ravi en Dieu contemple les ineffables merveilles qu'il lui
découvre; et l'âme, dès l'instant même où elle est séparée du corps, est mise en
possession de ces mêmes biens. Je ne parle point des douleurs de la séparation,
dont il faut faire très peu de cas; d'ailleurs, ceux qui auront véritablement
aimé Dieu et méprisé les vanités de la terre, doivent mourir avec plus de
douceur.
J'appris aussi à connaître quelle est notre
véritable patrie, et à regarder cette vie comme un pèlerinage. C'est un grand
avantage d'avoir vu ce qui nous est réservé là-haut, et de savoir où nous sommes
appelés à habiter. Celui qui doit aller s'établir dans une contrée lointaine
trouve un puissant secours, pour supporter les fatigues du voyage, dans la
connaissance du pays où il doit mener une vie pleine de repos. L'âme trouve de
même, dans la connaissance qu'elle a reçue, une grande facilité pour s'élever à
la considération des choses d'en haut, et pour faire en Sorte que sa
Conversation soit dans le ciel. Il y a là d'inappréciables avantages. Un seul
regard vers le ciel suffit pour la recueillir. Notre Seigneur ayant bien voulu
lui montrer quelque chose des grands biens qui s'y rencontrent, elle aime à y
attacher sa pensée. Souvent ceux qui forment ma société ici-bas, et auprès de
qui je me console, sont ceux que je sais être vivants là-haut; eux seuls me
paraissent jouir de la véritable vie. Quant à ceux qui vivent sur la terre, ils
me semblent tellement morts, que le monde entier ne saurait me tenir compagnie,
surtout lorsque j'éprouve ces grandes impétuosités d'amour. Tout ce que je vois
des yeux du corps ne me paraît alors qu'une plaisanterie et un songe, tandis que
j'appelle de toute l'ardeur de mes vœux ce qui a frappé les yeux de mon âme; et
comme je m'en vois encore loin, je puis dire que je me sens mourir.
Enfin, ces visions sont une des grâces les plus
insignes dont Dieu puisse favoriser une âme; elle y puise une force admirable;
en particulier elles l'aident à porter une croix bien pesante, je veux dire
l'ennui et le dégoût que tout lui inspire ici-bas. Et si le Seigneur ne
suspendait de temps en temps le souvenir de ce qu'elle a vu, bien que ce
souvenir ne tarde pas à se réveiller, je ne sais comment elle pourrait supporter
la vie. Louange et bénédiction sans fin à ce Dieu de bonté! Qu'il ne permette
point, je l'en supplie au nom du sang versé pour moi par son divin Fils,
qu'après avoir compris, quelque chose de ces biens si élevés et avoir commencé à
en jouir en quelque manière, j'aie le malheur, comme Lucifer, de tout perdre par
ma faute! Ah! qu'il ne le permette jamais, je l'en conjure encore au nom de
lui-même Parfois, la crainte que j'en ai n'est pas petite; mais le plus
ordinairement, la miséricorde de mon Dieu ne donne l'assurance qu’après m'avoir
retirée de tant de péchés, il ne voudra point cesser de me soutenir de sa main,
et m'exposer ainsi à me perdre. Je vous prie très instamment, mon père, de
joindre pour ce sujet vos prières aux miennes.
La grâce dont je vais parler l'emporte, ce me
semble, en plusieurs choses, sur les faveurs précédentes, en particulier par
l'excellence des biens, et par la force qu'elle communique à l'âme. Néanmoins,
chacune de ces faveurs, considérée à part, est d'un tel prix, qu'il n'y a point
lieu de les comparer ensemble.
Une veille de la Pentecôte, m'étant retirée après
la messe dans un endroit fort solitaire où j'allais prier souvent, je me mis à
lire, dans l'ouvrage d'un chartreux
,
ce qui avait trait à cette fête. J'y trouvai les marques auxquelles ceux qui
commencent, ceux qui ont déjà fait des progrès dans la vertu, et ceux qui ont
atteint la perfection, peuvent connaître si le Saint-Esprit est avec eux. Après
avoir lu ce qui était dit sur ces trois états, il me sembla que, par la bonté de
Dieu, ce divin Esprit, autant que j'en pouvais juger, était avec moi. Je lui en
rendis aussitôt de vives actions de grâces. Je me souvins en ce moment d'avoir
lu autrefois les mêmes choses, et je vis que j'étais en ce temps-là bien
éloignée de l'état où je me trouvais alors; ainsi, par le contraste même, la
grandeur de la grâce que Dieu m’avait faite m'apparaissait dans tout son jour.
Puis, considérant la place que j'avais méritée dans l'enfer par mes péchés, je
ne pouvais donner assez de louanges à Dieu; car je ne reconnaissais presque plus
mon âme, tant elle était transformée.
Tandis que j'étais occupée de ces pensées, je fus
saisie, sans en connaître la cause, d'un véhément transport. Mon âme paraissait
vouloir sortir du corps, tant elle était hors d'elle-même, et se sentait
incapable d'attendre davantage le bien qu'elle entrevoyait. Ce transport était
si excessif que je ne pouvais y résister; il agissait sur moi, me semblait-il,
d'une manière toute nouvelle. Mon âme était si profondément saisie, que je ne
savais ni ce qu'elle avait ni ce qu'elle voulait. Sentant toutes les forces
naturelles m'abandonner, et ne pouvant me soutenir, quoique je fusse assise, je
m'appuyai contre la muraille. A ce moment, je vis au-dessus de ma tête une
colombe bien différente de celles d'ici-bas; car elle n'avait point de plumes,
et ses ailes semblaient formées de petites écailles qui jetaient une vive
splendeur; elle était aussi plus grande qu'une colombe ordinaire. Il me semble
que j'entendais le bruit qu'elle faisait avec ses ailes; elle les agita à peu
près l'espace d'un Ave Maria. Mon âme, se perdant alors dans le ravissement,
perdit aussi de vue cette divine colombe. L'esprit s'apaisa avec la présence
d'un hôte si excellent, tandis que, selon ma manière de voir, une faveur si
merveilleuse aurait dû le remplir de trouble et d'effroi. Mais dès que je
commençai à jouir, la crainte fit place au repos, et je restai en extase.
La gloire de ce ravissement fut extraordinaire; je
demeurai la plus grande partie des fêtes comme interdite et hors de sens; je ne
savais que devenir, je ne pouvais comprendre comment je ne succombais point sous
le poids d'une si étonnante faveur; je n'entendais plus, je ne voyais plus, si
je puis m'exprimer ainsi, tant était grande ma joie intérieure. Depuis ce jour,
je vois en moi un bien plus haut degré d'amour de Dieu, et je me sens beaucoup
plus affermie dans la vertu. Bénédiction et louange sans fin à ce Dieu de bonté!
Amen.
J'aperçus une autre fois sur la tête d'un père de
l'ordre de Saint-Dominique la même colombe; mais il me sembla que les rayons et
la splendeur de ses ailes s'étendaient beaucoup plus loin. Il me fut dit que ce
religieux devait attirer à Dieu un grand nombre d'âmes.
Notre-Dame m'apparut un jour, mettant un manteau
d'une éblouissante blancheur sur les épaules de ce présenté du même ordre, dont
j'ai déjà parlé plusieurs fois (Pierre Ybañez). Elle me dit que pour prix du
service qu'il lui avait rendu en aidant à l'établissement de cette maison, elle
lui donnait ce manteau, comme marque du soin qu'elle prendrait désormais de
conserver son âme pure, et de la préserver du péché mortel. Cette promesse s'est
accomplie, j'en ai la certitude; car depuis cette époque jusqu'à sa mort,
arrivée peu d'années après, ce père mena une vie si pénitente, et sa mort
elle-même fut si sainte, que je ne saurais concevoir le moindre doute sur son
bonheur. Un religieux présent à sa dernière heure m'a rapporté qu'il avait dit,
un peu avant d'expirer, qu'il voyait saint Thomas auprès de lui. Il mourut ainsi
plein de joie, et appelant de tous ses vœux le moment de sortir de cet exil. Il
m'est apparu quelquefois depuis, dans une très grande gloire, et m'a révélé
diverses choses. C'était un homme de si haute oraison que, dans les derniers
temps de sa maladie, voulant s'en distraire à cause de son extrême faiblesse, il
ne le pouvait, tant ses ravissements étaient fréquents. Il m'écrivit même, un
peu avant sa mort, pour me demander par quels moyens il pourrait les prévenir,
parce qu'en achevant de dire la messe, il entrait malgré lui en extase, et y
demeurait très longtemps. Enfin, Dieu lui donna la récompense des grands
services qu'il lui avait rendus pendant toute sa vie.
J'ai également connu par vision quelques-unes des
grâces extraordinaires que Notre Seigneur faisait au recteur de la compagnie de
Jésus dont j'ai plusieurs fois fait mention (Gaspar de Salazar);
mais, pour ne pas trop m'étendre, je n'en parlerai point ici; je dirai seulement
ce qui m'arriva à une époque où ce père avait une croix pesante à porter; il se
trouvait en butte à une grande persécution, et son affliction était extrême. Un
jour, en entendant la messe, je vis, au moment où l'on élevait la sainte hostie,
Notre Seigneur Jésus-Christ en croix. Il me dit certaines paroles de consolation
pour les lui rapporter; il en ajouta d'autres, par lesquelles je devais le
prévenir de ce qui devait encore arriver, et lui mettre sous les yeux ce
que le divin Maître avait souffert pour lui, afin de l'engager à se préparer à
la souffrance. Cela lui donna beaucoup de consolation et de courage: et
l'événement confirma ensuite la vérité de tout ce que Notre Seigneur m'avait
dit.
Il m'a été révélé de grandes choses sur les
religieux de l'ordre auquel appartient ce père, je veux dire la compagnie de
Jésus, et sur l'ordre lui-même tout entier. Plusieurs fois je les ai vus dans le
ciel, tenant en leurs mains des bannières blanches. Je le répète, j'ai vu,
touchant ces religieux, d'autres choses extrêmement admirables. Aussi j'ai une
grande vénération pour cet ordre, parce qu'ayant eu beaucoup de rapports avec
ses membres, je reconnais que leur vie est conforme à ce que Notre Seigneur m'a
dit d'eux.
Tandis que j'étais un soir en oraison, Notre
Seigneur commença par m'adresser quelques paroles qui retraçaient à mon souvenir
les infidélités de ma vie. Elles me remplirent de confusion et de peine. Sans
être prononcées d'un ton sévère, de telles paroles causent un regret et une
douleur qui anéantissent; une seule nous est plus utile pour acquérir la
connaissance de nous-mêmes, que plusieurs jours passés dans la considération de
notre misère, parce qu'elles portent avec elles un caractère de vérité qu'il
nous est impossible de nier. Le Sauveur me représenta alors les amitiés si
vaines auxquelles je m'étais laissée aller: je devais regarder comme une grande
grâce, me dit-il, qu'il permît à un cœur qui avait fait un si mauvais mage de
ses affections, de s'attacher à lui, et qu'il voulût bien le recevoir.
D'autres fois, il me dit de me souvenir du temps où
je semblais mettre mon honneur à aller contre le sien. Il me dit, en une autre
circonstance, de me rappeler ce dont je lui étais redevable: lorsque je
l'outrageais le plus, c'était alors qu'il m'accordait ses faveurs.
Lorsque je commets des fautes, et elles ne sont pas
en petit nombre, sa Majesté me les fait comprendre de telle sorte que j'en suis
tout anéantie; comme j'en commets beaucoup, cela se renouvelle fréquemment. Il
m'est arrivé quelquefois de chercher à me consoler dans l'oraison d'une
réprimande qui m'avait été faite par mon confesseur; j'en recevais alors une
seconde, auprès de laquelle la première n'était rien.
Je reviens à ce que je disais. Notre Seigneur ayant
mis sous mes yeux le tableau des infidélités de ma vie, je fondais en larmes,
dans la pensée que je n'avais encore rien fait pour son service. Il me vint
alors à l'esprit qu'il voulait peut-être me préparer par là à recevoir quelque
grâce; car le plus ordinairement il choisit, pour m'accorder une faveur
particulière, le temps où je viens de me confondre devant lui, sans doute pour
me faire connaître plus clairement combien j'en suis indigne. Quelques instants
s'étant écoulés, mon âme entra dans un tel ravissement, qu'elle me semblait
avoir entièrement abandonné le corps; du moins, si elle vivait encore en lui,
elle n'en avait nul sentiment. Je vis alors la très sainte humanité de
Jésus-Christ, dans un excès de gloire où je ne l'avais point encore contemplée.
Par une connaissance admirable et lumineuse, elle me fut représentée dans le
sein du Père; à la vérité, je ne saurais dire de quelle manière elle y est. Il
me parut seulement que, sans la voir, je me trouvais en présence de la Divinité.
Mon âme en resta plongée dans un tel étonnement, que je passai, je crois,
plusieurs jours sans pouvoir revenir à moi; il me semblait que j'avais sans
cesse devant les yeux cette majesté du Fils de Dieu, mais ce n'était pas comme
la première fois, je le comprenais bien. Pour brève que soit une si haute
vision, elle se grave si profondément dans l'esprit, qu'elle ne saurait s'en
effacer de longtemps; j'y trouvai à la fois de grandes consolations et de
précieux avantages.
J'ai eu trois autres fois la même vision; c'est, à
mon avis, la plus sublime de toutes celles dont le Seigneur m'a favorisée. Ses
effets sont admirables; il me semble qu'elle purifie merveilleusement l'âme, et
enlève à la sensualité presque toute sa force; c'est comme une grande flamme,
qui consume et anéantit tous les désirs de cette vie. Par la grâce de Dieu, je
n'étais touchée de rien de mortel; mais la vanité des choses de la terre et le
néant des grandeurs humaines m'apparurent dans un nouveau jour. C'est pour l'âme
un enseignement admirable, qui élève ses désirs jusqu'à la vérité pure; il
imprime en outre un inexprimable respect pour Dieu, fort différent de celui que
nous pouvons acquérir par nous-mêmes ici-bas. L'âme ensuite ne peut voir sans
effroi qu'elle ait osé offenser une si redoutable Majesté, et que qui que ce
soit ait une pareille hardiesse.
J'ai déjà fait observer que les avantages des
visions et autres faveurs sont plus ou moins grands. Celle dont je parle en
produit de merveilleux. Lorsqu'en allant communier je me souvenais de cette
souveraine Majesté que j'avais vue, et considérais que cette même Majesté était
présente au très saint Sacrement; quand surtout, ce qui arrivait souvent, Notre
Seigneur daignait m'apparaître dans la sainte hostie, les cheveux se dressaient
sur ma tête et je me sentais tout anéantie. O mon Seigneur, si dans ce sacrement
vous ne couvriez votre grandeur d'un voile, qui oserait si souvent s'en
approcher, pour unir une créature si souillée et sujette à tant de misères à une
si haute Majesté! Soyez béni, Seigneur! Que les anges et toutes les créatures
vous louent de ce que vous vous accommodez de telle sorte à notre infirmité, que
vous nous laissez goûter de si étonnantes faveurs, sans nous effrayer par votre
suprême Puissance! Son éclat nous ôterait la hardiesse d'en jouir, tant notre
faiblesse et notre misère sont grandes.
Si vous en agissiez autrement, pourrait en être de
nous comme d’un laboureur, auquel je sais très certainement que la chose arriva
ainsi. Ayant trouvé un trésor qui dépassait de beaucoup les basses pensées de
son esprit il eut un tel chagrin de ne savoir à quoi l'employer, que la
tristesse le conduisit lentement au tombeau. Si, au lieu de se voir soudainement
possesseur de tout ce trésor, il eût seulement reçu de temps en temps quelque
partie de sa valeur, il eût pourvu par là à son entretien, il se serait estimé
plus heureux qu'au temps de sa pauvreté, et il ne lui en aurait pas coûté la
vie.
Mais vous, Seigneur, richesse des pauvres, que vous
savez admirablement pourvoir aux besoins des âmes, en leur découvrant peu à peu
vos trésors, sans leur en montrer d'abord toute la grandeur! Lorsque je
contemple une si haute Majesté cachée dans une si petite hostie, j'admire
vraiment une sagesse si profonde. Non, je n'aurais point le courage, je ne
pourrais prendre sur moi de m’approcher ainsi du Seigneur, si aux grandes grâces
dont il n'a cessé de me combler, il n'ajoutait celle de soutenir ma faiblesse;
je ne pourrais également ni concentrer en mon cœur ce que j'éprouve, ni
m'empêcher de publier à haute voix de si étonnantes merveilles. Que doit donc
éprouver une misérable comme moi, chargée d'abominations, dont la vie s’est
passée avec si peu de crainte de Dieu, au moment de s'unir à ce souverain
Seigneur, les jours où il veut que mon âme le voie dans sa majesté! Comment ma
bouche, qui l'a offensé par tant de paroles, ose-t-elle s'approcher de ce corps
infiniment glorieux, et où tout respire une pureté, une bonté divine? Ah! pour
l'âme autrefois infidèle, l'effroi qu'inspire une Majesté si haute n'est rien
auprès du regret et de la douleur qu'elle éprouve, en lisant sur ce visage
d'ineffable beauté tant de tendresse et de douceur.
Mais qu'ai-je dû sentir, deux fois témoin de ce que
je vais rapporter! Certes, mon Seigneur et ma gloire, je ne crains pas de
l'affirmer: dans ces grandes douleurs de mon âme, j'ai, d'une certaine manière,
fait quelque chose pour votre service. Mais que dis-je? Je ne le sais plus; ce
n'est presque plus moi qui parle en écrivant ceci; je me sens troublée, et comme
hors de moi par de tels souvenirs. O mon Seigneur, j'aurais eu raison de dire
que j'avais fait quelque chose pour vous, si ce sentiment venait de moi; mais
puisque je ne puis avoir une bonne pensée si vous ne me la donnez, vous ne devez
m'en garder aucune reconnaissance; de mon côté se trouve la dette, et c'est
vous, Seigneur, qui êtes l'offensé.
Une fois, en allant communier, je vis des yeux de
l'âme, plus clairement que je n'aurais fait des yeux du corps, deux démons d'une
figure horrible qui serraient avec leurs cornes la gorge du pauvre prêtre, et je
vis en même temps, dans l'hostie qu'il était prêt à me donner, Notre Seigneur
Jésus-Christ avec cette majesté dont je viens de parler: ce qui me fit connaître
que mon Dieu était dans des mains criminelles, et que cette âme était en état de
péché mortel. Quel spectacle, ô mon Sauveur, de voir votre divine beauté au
milieu de ces abominables figures, et ces démons saisis d'un tel effroi et d'une
telle stupeur devant vous, qu'ils auraient soudain pris la fuite si vous le leur
eussiez permis! Dans le trouble extrême qui s'empara de moi, je ne sais comment
j'eus la force de communier. J'étais également agitée d'une crainte très vive:
il me semblait que si cette vision venait de Dieu, il n'aurait pas permis que je
visse le mauvais état de cette âme. Mais Notre Seigneur me dit de prier pour
elle; il ajouta qu'il avait permis cette vision pour me faire comprendre la
force des paroles de la consécration, et comment, quelque mauvais que soit le
prêtre qui les profère, il ne laisse pas d'être présent sur l'autel. C'était
aussi afin que je visse l'excès de sa bonté, qui le porte à se mettre entre les
mains même d'un ennemi, et cela pour mon bien et pour le bien de tous.
Je compris l'obligation où sont les prêtres d'être
plus vertueux que les autres, ce qu'il y a de terrible dans la réception indigne
d'un sacrement si saint, et le grand pouvoir du démon sur une âme qui est en
péché mortel. J'en retirai la plus grande utilité, et une connaissance plus
intime de ce que je dois à Dieu. Qu'il soit béni à jamais!
Voici un autre fait dont j'ai été témoin, et qui me
causa une étrange épouvante. Dans un endroit où je me trouvais, mourut une
personne qui avait, durant plusieurs années, fort mal vécu, comme je l'ai
appris, mais qui, toujours malade les deux dernières années de sa vie,
paraissait s'être amendée en quelque chose. Elle mourut sans confession; mais à
cause de ce que je viens de dire, je ne croyais pas qu'elle se damnerait. Or,
pendant qu'on l'ensevelissait, je vis un grand nombre de démons qui prirent ce
corps, qui paraissaient s'en amuser, le maltraitaient, et à l'aide de grands
crocs le traînaient de côté et d'autre, ce qui me causa une extrême frayeur. Au
moment où on le portait en terre avec l'honneur et les cérémonies accoutumées,
j'admirai la grande bonté de Dieu, qui ne permettait pas que cette âme fût
déshonorée, ni que l'on sût qu'elle était son ennemie. J'étais tout interdite de
ce qui venait de frapper mes regards. Je n'aperçus aucun démon durant l'office;
mais quand on mit le corps dans la fosse, j'en vis une grande multitude qui
étaient dedans pour le recevoir. Je fus comme hors de moi à ce spectacle, et il
ne me fallut pas peu de courage pour ne rien laisser paraître au dehors. Je
considérais en moi même à quelles tortures ces esprits de ténèbres livreraient
l'âme dont ils traitaient ainsi le malheureux corps. Plût au Seigneur que tous
ceux qui sont en mauvais état, vissent de leurs yeux comme moi une scène si
épouvantable! elle les exciterait puissamment, me semble-t-il, à embrasser une
meilleure vie. Je connus alors de plus en plus combien j'étais redevable à Dieu,
et de quel malheur il m'avait délivrée. Quant à la crainte qui m'avait saisie,
elle dura jusqu'à ce que j'en eusse parlé à mon confesseur; il me venait en
pensée que c'était peut-être un artifice de l'esprit ennemi pour déshonorer
cette personne, qui, du reste, ne passait pas pour avoir beaucoup de religion.
Ce qui est vrai, c'est que ce malheur n'ayant été que trop réel, jamais je ne
m'en souviens sans que l'effroi s'empare de mon âme.
Puisque j'ai commencé à parler de visions touchant
les morts, je veux faire connaître les lumières que Dieu m'a données sur
quelques âmes. Mais, pour abréger, je ne rapporterai qu'un petit nombre de
faits; d'ailleurs, il ne me paraît ni nécessaire ni utile d'en dire davantage.
On m'annonça la mort d'un religieux qui avait été
jadis provincial de cette province, et qui l'était alors d'une autre; j'avais eu
des rapports avec lui, et il m'avait rendu de bons offices. Il était, au reste,
orné de bien des vertus. Néanmoins cette nouvelle me causa un grand trouble;
j'étais inquiète pour le salut de son âme, parce qu'il avait été durant vingt
ans supérieur, et je crains toujours beaucoup pour ceux qui ont rempli ces
fonctions: avoir charge d'âmes me semble une chose extrêmement périlleuse. Je
m'en allai fort triste à un oratoire; là, je conjurai Notre Seigneur d'appliquer
à ce religieux le peu de bien que j'avais fait en ma vie, et de suppléer au
reste par ses mérites infinis, afin de tirer son âme du purgatoire. Pendant que
je demandais cette grâce avec toute la ferveur dont j'étais capable, je vis, à
mon côté droit, cette âme sortir du fond de la terre, et monter au ciel avec une
grande allégresse. Bien que ce père fût fort âgé, il m'apparut sous les traits
d'un homme qui n'avait pas encore trente ans, et avec un visage tout
resplendissant de lumière. Cette vision, fort courte dans sa durée, me laissa
inondée de joie. Dès ce moment, il me fut impossible de partager la douleur de
plusieurs autres personnes, qui regrettaient en lui un ami extrêmement cher. La
consolation qui remplissait mon âme était si grande, que je n'avais plus de
peine de sa mort; en outre, je ne pouvais concevoir aucun doute sur la vérité de
ce que j’avais vu; je comprenais clairement que ce n'était pas une illusion. Il
n'y avait pas alors plus de quinze jours qu'il avait cessé de vivre. Je ne
laissai pas de demander des prières pour lui, et d'en offrir aussi à Dieu. A la
vérité, je ne pouvais plus y apporter la même ardeur; car, lorsque le Seigneur
m'a ainsi fait voir une âme s'élevant au ciel, il me semble que prier pour elle,
c'est vouloir donner l'aumône à un riche. Comme j'étais séparée par une grande
distance de l'endroit où ce serviteur de Dieu avait fini ses jours, je n'appris
qu'après un certain temps les particularités de sa mort édifiante: tous ceux qui
en furent témoins ne purent voir sans admiration la connaissance qu'il garda
jusqu'au dernier moment, les larmes qu'il versa, et les sentiments d'humilité
dans lesquels il rendit son âme à Dieu.
Une religieuse de ce monastère, grande servante de
Dieu, était décédée il n'y avait pas encore deux jours. On célébrait l'office
des morts pour elle dans le chœur une sœur lisait une leçon, et j'étais debout
pour dire avec elle le verset. A la moitié de la leçon, je vis l'âme de cette
religieuse sortir du même endroit que celle dont je viens de parler, et s'en
aller au ciel. Cette vision fut purement intellectuelle, tandis que la
précédente s'était présentée aux yeux de mon âme sous des images; mais l'une et
l'autre laissent à l'âme une égale certitude.
Dans ce même monastère venait de mourir une autre
religieuse, à l'âge de dix-huit ou vingt ans. Au milieu de continuelles
maladies, elle s'était montrée vraie servante de Dieu, zélée pour l'office divin
et la pratique de toutes les vertus. Je ne doutais point qu'après tant de
souffrances, elle n'eût plus de mérites qu'il ne lui en fallait pour être
exempte du purgatoire. Cependant, tandis que j'assistais aux heures, avant qu'on
la portât en terre, et environ quatre heures après sa mort, je vis son âme
sortir également de terre et aller au ciel.
Un jour où j'endurais, comme il m'arrive de temps
en temps, ces grandes souffrances de corps et d'esprit qui me mettent dans
l'impuissance d'avoir la moindre bonne pensée, je me trouvais dans l'église d'un
collège de la compagnie de Jésus. Un frère de cette maison était mort la nuit
même, et je le recommandais à Dieu comme je pouvais. Tandis que j'entendais une
messe qu'un père de la Compagnie disait pour lui, j'entrai dans un profond
recueillement, et je vis ce religieux monter au ciel, tout éclatant de gloire,
et accompagné de Notre Seigneur. Je compris que c'était par une faveur
particulière que le divin Maître le conduisait ainsi lui-même au séjour des
bienheureux.
Un très bon religieux de notre ordre était malade à
l'extrémité. Pendant la messe, étant profondément recueillie, je le vis rendre
l'esprit et monter au ciel sans entrer au purgatoire; et j'ai appris depuis
qu'il était mort à l'heure même où j'avais eu cette vision. Je fus étonnée de ce
qu'il n'avait point passé par le purgatoire; mais il me fut dit qu'ayant été
très fidèle observateur de sa règle, il avait bénéficié des bulles de l'ordre
touchant le purgatoire
.
J'ignore à quelle fin cela me fut dit; ce fut sans doute pour me faire
comprendre que ce n'est pas l'habit qui fait le religieux, mais que, pour jouir
des biens d'un état aussi parfait, il faut en accomplir fidèlement tous les
devoirs.
Je pourrais rapporter un très grand nombre de
visions de ce genre dont il a plu au Seigneur de me favoriser; mais, n'en voyant
pas l'utilité, je me borne à ce qui a été dit. Seulement je ferai observer que,
parmi tant d'âmes, je n'en ai vu que trois aller droit au ciel sans passer par
le purgatoire: celle de ce religieux dont je viens de parler, celle du saint
frère Pierre d'Alcantara, et celle de ce père dominicain plus haut mentionné
(Pierre Ybañez)
Le Seigneur a aussi daigné me faire voir la place
de quelques unes de ces âmes dans le ciel, et les degrés de gloire dont elles
jouissent. L'inégalité de cette gloire est fort grande.
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