CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE XL

J'ai fait ce que vous m'avez commandé

Un jour, inondée dans l'oraison de délices excessives, et me réputant indigne d'une telle faveur, je considérai à combien plus juste titre je méritais la place qui m'avait été montrée dans l'enfer, et dont la vue, comme je l'ai dit, ne s'efface jamais de mon souvenir. Cette pensée m'enflamma d'une nouvelle ardeur, et j'entrai dans un ravissement que je ne puis exprimer. Abîmée et absorbée dans cette Majesté que j'avais vue d'autres fois, je connus une vérité qui est la plénitude de toutes les vérités. Je ne saurais dire comment cela se fit, parce que je ne vis rien. J'entendis alors ces paroles, sans voir qui les proférait, mais comprenant que c'était la Vérité elle-même: « Ce que je fais pour toi en ce moment n'est pas peu, c'est une des plus grandes faveurs dont tu me sois redevable; car tous les malheurs qui arrivent dans le monde viennent de ce que l'on n'y connaît pas clairement les vérités de l'Ecriture, dans laquelle il n'est pourtant pas un point qui ne doive s'accomplir. » Il me semblait que je l'avais toujours cru ainsi, et que tous les fidèles le croyaient de même; mais il me fut dit: « Ah! ma fille, qu'il y en a peu qui m'aiment véritablement! S'ils m'aimaient, je ne leur cacherais pas mes secrets. Sais tu ce que c'est que de m'aimer véritablement? C'est de bien comprendre que tout ce qui ne m'est pas agréable n'est que mensonge. Cette vérité que tu ne comprends pas maintenant, tu l'entendras clairement un jour par le profit qu'en retirera ton âme. »

J'ai vu, en effet, l'accomplissement de ces paroles. Le Seigneur en soit béni! Depuis lors, je ne, saurais dire jusqu'à quel point je découvre la vanité et le mensonge de tout ce qui ne tend pas au service de Dieu, ni jusqu'où va ma compassion pour ceux qui demeurent dans une obscurité profonde à l'égard de cette vérité. J'en tirai plusieurs autres avantages; je ne vais en rapporter que quelques-uns, parce que, pour le plus grand nombre, les termes me manquent absolument. Notre Seigneur me dit dans ce ravissement une parole de tendresse très particulière; j'ignore comment cela se passa, car je ne vis rien; mais elle opéra en moi une transformation que je ne puis non plus expliquer. Je me sentis armée d'un courage invincible pour accomplir de tout mon pouvoir jusqu'aux moindres choses que l'Ecriture sainte nous ordonne. Il me semble qu'il n'y a rien au monde que je ne sois prête à souffrir pour cela.

Une connaissance de cette divine Vérité s'imprima dans mon âme, sans que je puisse dire de quelle manière elle me fut représentée, ni ce qu'elle est en elle-même. Elle me pénétra d'un nouveau respect pour Dieu, me manifestant sa majesté et son pouvoir avec une lumière si vive qu'elle ne peut s'exprimer; on comprend seulement que c'est une chose admirable. Il me resta un ardent désir de ne jamais dire que des choses d'une entière vérité, et fort éloignées de celles dont on traite dans le monde; aussi, dès ce moment, ce fut pour moi une peine d'y vivre. D'autres fruits de cette vision furent une grande tendresse d'amour pour Dieu, une joie intime, une humilité profonde. Il me semble que sans que j'en connusse la manière, Notre Seigneur, par cette grâce, m'enrichit de grands biens; de plus, j'étais sans la moindre crainte qu'il y eût de l'illusion. Je ne vis rien, mais je connus combien il est avantageux de n'estimer que ce qui nous approche de Dieu; je compris ce que c'est pour une âme que de marcher dans la vérité en présence de la Vérité même: et Notre Seigneur me fit connaître qu'il est lui-même cette Vérité.

Toutes ces lumières me furent communiquées tantôt par des paroles, et tantôt sans paroles, mais d'une manière encore plus claire. J'entendis sur cette Vérité de très sublimes vérités, que ne m'auraient pas enseignées plusieurs docteurs réunis: non, jamais ils n'auraient pu, ce me semble, les imprimer si profondément en mon âme, ni me faire voir d'une manière si claire la vanité de ce monde. Cette Vérité qui daigna alors se montrer à moi, est en soi-même vérité; elle est sans commencement et sans fin; toutes les autres vérités dépendent de cette Vérité, comme tous les autres amours de cet Amour, et toutes les autres grandeurs de cette Grandeur. Ce que j'en dis, je le sens, est obscur comparativement à la clarté avec laquelle Notre Seigneur daigna me le faire entendre. Oh! qu'il éclate admirablement le pouvoir de cette Majesté qui, en si peu de temps, enrichit de tant de biens, et laisse de si hautes vérités gravées dans l'âme! O Grandeur! ô Majesté que j'ose appeler mienne! Que faites-vous ô mon cher Maître? Dieu tout-puissant, considérez à qui vous accordez ces souveraines faveurs. Ne vous souvenez-vous donc plus que j'ai été un abîme de mensonges et un océan de vanités, et cela purement par ma faute? J'avais reçu de vous, Seigneur, un naturel qui abhorrait le mensonge, et en combien de choses néanmoins n'ai-je pas fait alliance avec lui! Tant d'amour et de bonté, ô mon Dieu, envers une âme qui en est aussi indigne, cela peut-il se souffrir, cela peut-il se concilier? Un jour, pendant que nous étions toutes réunies au chœur pour les heures, j'entrai soudain dans un profond recueillement, et je vis mon âme sous la forme d'un clair miroir, sans revers, sans côtés, sans haut ni bas, mais resplendissant de toutes parts. Au centre m'apparaissait Notre Seigneur Jésus-Christ, comme il le fait d'ordinaire; je le voyais néanmoins dans toutes les parties de mon âme comme s'il s'y était réfléchi; et ce miroir de mon âme, à son tour, je ne puis dire comment, se gravait tout entier dans Notre Seigneur par une communication ineffable, mais toute pleine d'amour. Je puis affirmer que cette vision me fut très avantageuse, et qu'elle me fait encore le plus grand bien, toutes les fois que je me la rappelle, principalement après la communion. A l'aide de la lumière qui me fut donnée, je vis comment, dès que l'âme commet un péché mortel, ce miroir se couvre d'un grand nuage et demeure extrêmement noir; en sorte que Notre Seigneur ne peut s'y représenter ni y étre vu, quoiqu'il soit toujours présent comme donnant l'être. Quant aux hérétiques, c'est comme si le miroir était brisé; malheur bien plus considérable que s'il n'était qu'obscurci. Il y a une grande différence entre voir cela et le dire; on ne peut que difficilement faire comprendre une pareille chose. Je le répète, j'en ai retiré les plus précieux avantages; j'y ai trouvé aussi le sujet d'une extrême douleur, à la pensée des offenses par lesquelles j'ai si souvent obscurci mon âme et me suis privée de la vue d'un si bon Maître!

Cette vision me paraît excellente pour apprendre aux personnes recueillies à considérer Notre Seigneur dans le plus intime de leur âme. Cette manière est plus attachante et plus utile que de le contempler hors de soi, comme je l'ai déjà dit ailleurs, d'accord sur ce point avec les livres sur l'oraison qui traitent de la manière de chercher Dieu. C'est en particulier l'avis du glorieux saint Augustin, qui dit de lui-même que cherchant Dieu dans les places publiques, dans les plaisirs, partout dans cet univers, il ne l'avait trouvé nulle part comme au dedans de son cœur. L'avantage d'une pareille méthode est visible: elle nous fait trouver Dieu en nous-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de nous élever par la pensée jusqu'au ciel, nous épargnant ainsi un effort qui fatigue l'esprit, distrait l'âme, et nous fait recueillir moins de fruit.

Je veux ici faire une observation, qui pourra avoir son utilité pour quelques personnes. Il arrive, dans les grands ravissements, qu'au sortir de cette union avec Dieu, qui dure peu, comme je l'ai dit, et dans laquelle toutes les puissances sont suspendues et absorbées, l'âme demeure dans un tel recueillement, même à l'extérieur, qu'elle a de la peine à retourner à ses occupations ordinaires; la mémoire et l'entendement sont encore tellement égarés, qu'ils paraissent en proie à une sorte de délire. Ceci se produit quelquefois, surtout dans les commencements. Je me demande si cela ne procède pas de la faiblesse même de notre nature: comme elle ne peut supporter une action si forte de l'esprit, l'imagination, par contre-coup, se trouve affaiblie; je sais, du moins, que quelques personnes l'ont éprouvé de la sorte. Elles devraient alors se faire violence pour laisser l'oraison pendant quelque temps, avec dessein de la reprendre ensuite; parce qu'autrement la santé pourrait en être gravement altérée. On en voit assez d'exemples, pour se convaincre qu'il est de la prudence de regarder jusqu'où peuvent aller nos forces.

Si l'expérience est nécessaire à une âme arrivée à cet état, un guide spirituel ne l'est pas moins; car elle devra le consulter sur bien des choses. Si, après en avoir cherché un, elle ne le trouve point, Notre Seigneur ne manquera pas de suppléer à ce défaut, puisque, malgré toute ma misère, il n'a pas laissé de m'assister en de semblables occasions. Les maîtres spirituels qui ont une connaissance expérimentale de choses si élevées sont, je crois, en petit nombre; et ceux qui ne l'ont pas tenteront en vain de donner le remède sans causer de l'inquiétude et de l'affliction; mais le divin Maître ne laissera pas de nous tenir compte d'une pareille épreuve. Aussi le meilleur est que le confesseur soit mis au courant de tout, et qu'il soit expérimenté, s'il est possible; je l'ai peut-être dit ailleurs; mais, ne m'en souvenant pas bien, je ne crains pas de le répéter, tant cela est important, spécialement pour les femmes. C'est une vérité que le nombre des femmes à qui Dieu fait de semblables faveurs, est beaucoup plus grand que celui des hommes: je l'ai entendu de la bouche même du saint frère Pierre d'Alcantara, et je l'ai vu de mes propres yeux. Ce grand serviteur de Dieu me disait que les femmes avançaient beaucoup plus que les hommes dans ce chemin, et il en donnait d'excellentes raisons qu'il est inutile de rapporter ici, mais qui étaient toutes en faveur des femmes.

Étant un jour en oraison, il me fut en un instant représenté de quelle manière toutes les choses se voient et sont contenues en Dieu. Je ne les apercevais pas sous leurs propres formes, et néanmoins la vue que j'en avais était d'une entière clarté: tenter de la décrire serait impossible. Elle est pourtant restée vivement empreinte dans mon âme. C'est une des grâces les plus insignes que le Seigneur m'ait faites, et qui m'ont le plus servi à m'humilier et à me confondre au souvenir des péchés que j'ai commis. Si le Seigneur eût daigné m'accorder plus tôt cette lumière, s'il l'eût accordée à ceux qui l'offensent, jamais ni eux ni moi n'eussions eu le cœur et la hardiesse de l'outrager. Ce spectacle fut sous mes yeux, sans que je puisse affirmer pourtant avoir vu quelque chose. Cependant je devais voir quelque objet, puisque je vais pouvoir en donner une comparaison. Mais cette vue est si subtile et si déliée, que l'entendement ne saurait l'atteindre. Ou bien, c'est que je ne sais me comprendre moi-même dans ces visions qui semblent sans images. Pour quelques-unes, il doit y avoir jusqu'à un certain point des images; mais comme elles se forment dans le ravissement, les puissances ne peuvent plus, hors de cet état, ressaisir la manière dont Dieu leur montre les choses et veut qu'elles en jouissent.

Je dirai donc que la Divinité est comme un diamant d'une transparence parfaite, et beaucoup plus grand que le monde; ou bien comme un miroir, semblable à celui où l'âme m'était montrée dans la vision précédente; seulement, c'est d'une manière si sublime que je n'ai point de termes pour l'exprimer. Chacune de nos actions se voit dans ce diamant, parce que rien ne saurait exister en dehors d'une grandeur qui renferme tout en soi. Mon étonnement fut au comble de voir, dans un espace de temps si court, tant de choses représentées dans ce diamant admirable, et je ne saurais me souvenir, sans une extrême douleur, des taches affreuses que mes péchés imprimaient dans cette lumineuse pureté. Oui, toutes les fois que ce souvenir vient s'offrir à ma pensée, je ne sais comment je n'y succombe pas. Aussi, après cette vision, j'étais tellement remplie de honte, que je ne savais en quelque sorte où me mettre.

Oh! que ne m'est-il donné de communiquer une pareille lumière à ceux qui commettent des péchés déshonnêtes et infâmes, pour leur faire comprendre que leurs attentats ne sont point secrets, et que Dieu en est justement blessé, puisqu'ils sont commis sous ses yeux mêmes, et d'une manière si insultante pour une si haute Majesté! Je vis à combien juste titre on mérite l'enfer pour un seul péché mortel, tant est énorme et incompréhensible l'outrage qu'on fait à Dieu en le commettant en sa présence, et tant sa sainteté infinie repousse de tels actes. C'est aussi ce qui fait briller davantage sa miséricorde; car sachant que ces vérités sont connues de nous, il ne laisse pas de nous souffrir. Je me suis souvent dit: Si une telle vision imprime à l'âme tant de terreur, que sera-ce au jour du jugement, quand cette Majesté se montrera clairement à nous, et que nous verrons pleinement à découvert toutes nos offenses? O Dieu, quel aveuglement a donc été le mien! Souvent j'ai été saisie de frayeur, en pensant à ce que j'écris ici. Mon Père, vous n'en serez point étonné, ce qui doit uniquement vous surprendre, c'est qu'ayant ces lumières, et me regardant ensuite moi-même, je puisse encore vivre. Qu'il soit béni a jamais Celui qui m'a supportée avec tant de patience!

J'étais un jour profondément recueillie dans l'oraison, y goûtant beaucoup de douceur et un calme très pur, lorsqu'il me sembla être environnée d'anges, et fort proche de Dieu. Je me mis à prier de toute mon âme pour les besoins de l'Eglise: sa divine Majesté me fit voir alors les grands services que devait rendre un certain ordre dans les derniers temps, et le courage, avec lequel les religieux de cet ordre devaient défendre la foi.

Un autre jour, pendant que j’étais en prière devant le très saint Sacrement, un saint, dont l'ordre était un peu déchu, m'apparut tenant en main un grand livre; l'ayant ouvert, il me dit d'y lire certaines paroles écrites en caractères grands et très distincts, et j'y lus ces mots: « Dans les temps à venir, cet ordre sera florissant; et il aura beaucoup de martyrs. »

Une autre fois, étant au chœur à matines, éclairée d'une semblable lumière, je vis devant moi six ou sept religieux tenant des épées en main: il me semble que ce pouvaient être des religieux de ce même ordre. Ces épées signifiaient, à mon avis, qu'ils sont appelés à défendre la foi. Car dans un autre ravissement, transportée en esprit dans une vaste plaine où se livrait un grand combat, je vis les relijeux de cet ordre combattre avec une grande ardeur. Leurs visages étaient beaux et tout en feu; ils renversaient à terre plusieurs de leurs ennemis, et en tuaient un grand nombre. Cette bataille me paraissait livrée contre les hérétiques. Ce glorieux saint m'est apparu un certain nombre de fois, et m'a dit plusieurs choses importantes. Il m'a témoigné me savoir gré des prières que je fais pour son ordre, et m'a promis de me recommander au Seigneur. Je ne désigne point les ordres dont je parle, de peur que d'autres ne s'en offensent; si Dieu veut qu'ils soient connus, il saura les faire connaître. Mais chacun des ordres religieux devrait s'efforcer de servir l'Eglise dans les grands besoins où elle se trouve de nos jours; et chacun des membres qui les composent devrait faire en sorte que ce fût par lui que le Seigneur accordât à son ordre un tel bonheur. Heureuses les vies qui se consumeraient pour une telle cause!

Quelqu'un m'ayant priée de demander à Dieu qu'il voulût lui faire connaître s'il était de son bon plaisir qu'il acceptât un évêché, Notre Seigneur me dit après la communion: « Lorsqu'il aura compris et clairement reconnu que la vraie domination est de ne rien posséder, alors il pourra l'accepter »; me donnant à entendre que ceux qui sont élevés aux dignités de l'Eglise, doivent être très éloignés de les désirer, ou au moins de les rechercher.

Telles sont les grâces que le Seigneur a accordées et accorde encore d'une manière presque continuelle à cette pécheresse. Je pourrais en rapporter un grand nombre d'autres. Je ne vois pas de raison de le faire, parce qu'on peut, d'après ce qui a été dit jusqu'à présent, comprendre l'état de mon âme et la manière dont il a plu à Dieu de me conduire. Qu'il soit béni à jamais d'avoir pris tant de soin de moi!

Un jour, le Seigneur, voulant me consoler de mes peines, me dit avec beaucoup d'amour de ne point m'affliger, que les âmes en cette vie ne pouvaient être toujours dans le même état: tantôt je serais fervente et tantôt sans ferveur, tantôt dans la paix et tantôt dans le trouble et les tentations; mais je devais espérer en lui et ne rien craindre.

Je me demandais un jour s'il n'y avait pas quelque attache, soit dans mon affection pour les maîtres spirituels de mon âme et tous les grands serviteurs de Dieu, soit dans la consolation que me causaient leurs entretiens. Notre Seigneur me dit que si un malade en danger de mort se voyait guéri par un médecin, ce ne serait pas en lui une vertu de ne pas témoigner de la reconnaissance à son bienfaiteur et de ne pas l'aimer: qu'aurais-je fait sans le secours de ces personnes? la conversation des bons ne nuit point; en ayant soin seulement que mes paroles fussent pesées et saintes, je devais continuer de traiter avec eux, loin de me nuire, leur entretiens seraient très utiles à mon âme. Ces paroles me consolèrent beaucoup; car souvent, de crainte de quelque attache, j'aurais souhaité n'avoir plus de rapports avec eux. C'est ainsi que Notre Seigneur m'assistait en tout de ses conseils, allant jusqu'à me dire de quelle manière je devais me conduire avec les faibles, et avec certaines personnes: enfin il ne cesse jamais de veiller sur moi.

Il y a des temps où je ne puis sans douleur me voir si inutile pour son service, et contrainte de donner au soin d'un corps aussi faible et aussi infirme que le mien, plus de temps que je ne voudrais. Un soir, pendant que j'étais en oraison, l'heure du repos étant venue, je me trouvais assaillie de grandes douleurs, et le temps de mon vomissement ordinaire approchait. Me voyant enchaînée par la faiblesse du corps, et mon âme, d'un autre côté, demandant du temps pour elle, je sentis dans ce combat une telle affliction, que je me mis à répandre d'abondantes larmes. Cela m'est arrivé, non une fois seulement, mais bien souvent; je m'en veux alors à moi-même, et je me prends véritablement en horreur. Mais dans le cours ordinaire de la vie, je ne m'abhorre pas autant que je le devrais, et je ne manque pas de prendre les soins qui me sont nécessaires; et Dieu veuille que souvent je n'excède pas, comme j'ai sujet de le craindre. Tandis que j'étais dans cette angoisse que je viens de décrire, Notre Seigneur m'apparut; il me consola avec beaucoup de bonté, et me dit de prendre ces soins et d'endurer cette souffrance pour l'amour de lui; que ma vie était encore nécessaire.

Ainsi, à dater du jour où je me suis déterminée à servir de toutes mes forces ce bon Maître ce tendre Consolateur, je ne me suis jamais trouvée, me semble-t-il, dans une peine véritable. Car s'il me laisse d'abord un peu souffrir, il me comble ensuite de tant de consolations, qu'en vérité je n'ai aucun mérite à désirer les souffrances. Il me semble que souffrir est la seule raison de l'existence, et c'est ce que je demande à Dieu avec le plus d'ardeur. Je lui dis quelquefois du fond de mon âme: Seigneur, ou mourir ou souffrir! je ne vous demande pas autre chose. Lorsque j'entends sonner l'horloge, c'est pour moi un sujet de consolation, à la pensée que je touche d'un peu plus près au bonheur de voir Dieu, et que c'est une heure de moins à passer dans cette vie.

À cet état d'âme en succède néanmoins parfois un autre, où je ne sens ni peine de vivre ni envie de mourir. C'est une absence de ferveur, et je ne sais quel obscurcissement à l'égard de tout, qui peut provenir, comme je l'ai dit, des grandes souffrances que j'endure.

Lorsque Notre Seigneur me dit, il y a quelques années, que son dessein était de rendre publiques les grâces dont il me favorisait, j'en éprouvai une peine, très sensible. Et de fait, comme vous le savez, mon père, je n'ai pas eu peu à souffrir jusqu'à ce moment, parce que chacun les interprète à sa façon. Mais ce qui me console, c'est qu'il n'y a point eu de ma faute; car j'ai eu un soin extrême de n'en parler qu'à mes confesseurs, ou à des personnes à qui je savais qu'ils en avaient eux-mêmes parlé: cette réserve, comme je m'en suis déjà expliquée, procédait moins de mon humilité, que de la peine excessive que je ressentais de les déclarer, même à mes confesseurs. Maintenant, quoique quelques-uns murmurent contre moi par un bon zèle, que d'autres appréhendent de me parler et même de me confesser, et que d'autres me fassent bien des observations, je n'en suis, grâce à Dieu, nullement émue. Voyant clairement que Notre Seigneur a voulu se servir de ce moyen pour ramener à lui beaucoup d’âmes, et me souvenant de tout ce qu'il souffrirait lui-même pour une seule, je me mets fort peu en peine de tout ce que l'on peut dire et penser sur ce sujet.

Peut-être suis-je redevable, jusqu'à un certain point, de cette liberté intérieure, à la retraite où je vis dans ce petit coin de terre. J'espérais, il est vrai, que le monde, pour qui j'étais comme morte, ne se souviendrait plus de moi; mais mon espérance n'a pas été entièrement réalisée, et, contre mon désir, je suis forcée de parler encore à quelques personnes. Néanmoins, comme on ne peut me voir, je me considère comme dans un port où la bonté de Dieu m'a jetée, et j'espère de sa miséricorde que j'y serai en sûreté. Vivant si loin du monde, avec une si petite et si sainte compagnie, je regarde de là comme d'une hauteur ce qui se passe dans ce monde, et je ne suis nullement touchée de l'opinion qu'on se forme de moi. Mais je le serai toujours extrêmement du moindre petit avantage que je pourrai procurer à une âme; et c'est le but où, par la grâce de Dieu, tendent tous mes désirs, depuis que je suis ici. Ma vie ne me semble en quelque sorte qu'un songe. Je ne vois en moi ni plaisir ni peine de quelque importance. Que si j'en éprouve de temps en temps, cela passe si vite, que j'en suis tout étonnée, et mon âme n'en est pas plus émue que d'un rêve. C'est la pure vérité; et quand je voudrais maintenant me réjouir ou m'attrister de quelque sujet particulier de plaisir ou de peine, ce serait pour moi chose aussi impossible qu'à une personne sage de concevoir de la joie ou du chagrin d'un songe qu'elle aurait eu. Notre Seigneur a daigné amortir en moi ces sentiments qui n'étaient autrefois si vifs que parce que je n'étais ni mortifiée, ni morte aux choses de ce monde. Plaise à sa divine Majesté que je ne retombe plus dans un pareil aveuglement!

Voilà, mon père, la vie que je mène maintenant; demandez à Dieu pour moi, je vous en conjure, ou qu'il m'appelle à lui, ou qu'il me donne les moyens de le servir. Plaise à sa Majesté que cet écrit vous soit de quelque utilité! Faute de loisir, il m'a bien coûté quelque peine; mais quelle heureuse peine, si j'avais réussi à dire quelque chose qui fit louer Dieu une seule fois! Oh! que je me tiendrais pour bien payée, quand même, aussitôt après, vous devriez jeter mon écrit au feu! Je souhaiterais néanmoins qu'auparavant il fût examiné par les trois serviteurs de Dieu connus de vous, qui ont été et sont encore mes confesseurs. Si c'est mal, il est juste qu'ils perdent la bonne opinion qu'ils ont de moi; si c'est bien, savants et vertueux comme ils sont, ils sauront, j'en suis sûre, remonter au principe, et ils loueront Celui qui a daigné parler par moi. Je supplie Notre Seigneur de vous soutenir toujours de sa main, et de faire de vous un si grand saint, que, rempli de l'esprit et de la lumière d'en-haut, vous puissiez éclairer cette misérable créature, dépourvue d'humilité et pleine de hardiesse, qui a osé se résoudre à écrire des choses si relevées. Dieu veuille que je n'y aie point commis d'erreur; du moins, mon intention et mon désir ont été de bien faire, d'obéir, et de porter ceux qui liront ces pages à donner quelques louanges au Seigneur. Déjà, depuis plusieurs années, je lui demande instamment cette grâce; et comme les œuvres me manquent, le désir de contribuer tant soit peu à sa gloire, m'a fait prendre la hardiesse de mettre en ordre le récit de ma vie désordonnée. Je n'y ai pas mis plus de soin ni de temps qu'il n'en était nécessaire pour l'écrire, disant ce qui s'est passé en moi avec toute la simplicité et toute la vérité dont j'étais capable. Daigne mon Dieu, qui est tout-puissant et qui peut, s'il le veut, m'accorder cette faveur, faire en sorte que j'accomplisse en tout sa volonté! Qu'il ne permette point la perte de cette âme, que son amour, au moyen de tant d'artifices et par tant de voies différentes, a si souvent arrachée à l'enfer et ramenée à lui! Amen.

JHS

Le Saint-Esprit soit toujours avec vous, mon père [20]. Amen.

Ce ne serait pas mal, je crois, de faire valoir à vos yeux l'obéissance que je vous ai rendue en écrivant ceci, afin de vous obliger par là à me recommander instamment à Notre Seigneur. Je le ferais, ce me semble, à bon droit, après tout ce que j'ai souffert en me voyant dépeinte dans ces pages, et en rappelant à mon souvenir mes innombrables misères. Néanmoins, je puis le dire avec vérité, j'ai ressenti plus de peine à écrire les grâces que le Seigneur m'a accordées, que les offenses que j'ai commises contre sa divine Majesté.

J'ai fait ce que vous m'avez commandé, en donnant de l'étendue à cet écrit; mais, vous le savez, c'est à la condition que vous tiendrez votre promesse de déchirer ce qui ne vous paraîtra pas bien. Je n'avais pas encore achevé de le relire, quand on est venu le réclamer de votre part. Ainsi, vous pourrez y trouver quelques endroits où je me suis mal expliquée, et d'autres où je me serai répétée. J'ai eu si peu de temps pour ce travail, que je n'ai pu revoir à mesure ce que j'écrivais. Je vous supplie, mon père, de le corriger et de le faire transcrire, si on doit l'envoyer au père maître Avila (Bienheureux Jean d'Avila), de crainte qu'on ne reconnaisse mon écriture. Je désire ardemment que des mesures soient prises pour qu'il le voie, car je le commençai avec cette intention. S'il trouve que je suis en bon chemin, j'en demeurerai extrêmement consolée: ma tâche est maintenant terminée pour ce qui dépendait de moi.

Quant à vous, mon père, disposez de tout ainsi que vous le jugerez à propos, et considérez que vous êtes obligé envers celle qui vous confie ainsi son âme. Tant que je vivrai, je recommanderai la vôtre à Notre Seigneur. Hâtez-vous donc de servir sa divine Majesté, pour pouvoir me venir en aide. Vous verrez dans cet écrit ce que l'on gagne à se donner tout entier, comme vous avez commencé de le faire, à Celui qui se donne à nous sans mesure. Qu'il soit béni à j aimais! J'espère de sa miséricorde que nous nous verrons un jour, vous et moi, là où nous connaîtrons mieux qu'ici-bas les grandes grâces qu'il nous a faites, et où nous le bénirons éternellement. Amen.

Ce livre a été terminé au mois de juin de l'an 1562.

Cette date se rapporte à la première relation, composée par la Mère Thérèse de Jésus, sans division de chapitres Plus tard elle fit cette transcription, en y ajoutant plusieurs choses survenues postérieurement à la date donnée ici, par exemple, la fondation du monastère de Saint-Joseph d'Avila, comme on petit le voir à la feuille 169.

Frère Dominique BANÈS [21].


[20] Cette lettre, selon toute apparence, est adressée au P. Garcia de Toledo, dominicain.
[21] Ces lignes se trouvent à la fin du manuscrit de la sainte, de la main du P. Bañès.

   

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