Un jour, inondée dans l'oraison de délices
excessives, et me réputant indigne d'une telle faveur, je considérai à combien
plus juste titre je méritais la place qui m'avait été montrée dans l'enfer, et
dont la vue, comme je l'ai dit, ne s'efface jamais de mon souvenir. Cette pensée
m'enflamma d'une nouvelle ardeur, et j'entrai dans un ravissement que je ne puis
exprimer. Abîmée et absorbée dans cette Majesté que j'avais vue d'autres fois,
je connus une vérité qui est la plénitude de toutes les vérités. Je ne saurais
dire comment cela se fit, parce que je ne vis rien. J'entendis alors ces
paroles, sans voir qui les proférait, mais comprenant que c'était la Vérité
elle-même: « Ce que je fais pour toi en ce moment n'est pas peu, c'est une des
plus grandes faveurs dont tu me sois redevable; car tous les malheurs qui
arrivent dans le monde viennent de ce que l'on n'y connaît pas clairement les
vérités de l'Ecriture, dans laquelle il n'est pourtant pas un point qui ne doive
s'accomplir. » Il me semblait que je l'avais toujours cru ainsi, et que tous les
fidèles le croyaient de même; mais il me fut dit: « Ah! ma fille, qu'il y en a
peu qui m'aiment véritablement! S'ils m'aimaient, je ne leur cacherais pas mes
secrets. Sais tu ce que c'est que de m'aimer véritablement? C'est de bien
comprendre que tout ce qui ne m'est pas agréable n'est que mensonge. Cette
vérité que tu ne comprends pas maintenant, tu l'entendras clairement un jour par
le profit qu'en retirera ton âme. »
J'ai vu, en effet, l'accomplissement de ces
paroles. Le Seigneur en soit béni! Depuis lors, je ne, saurais dire jusqu'à quel
point je découvre la vanité et le mensonge de tout ce qui ne tend pas au service
de Dieu, ni jusqu'où va ma compassion pour ceux qui demeurent dans une obscurité
profonde à l'égard de cette vérité. J'en tirai plusieurs autres avantages; je ne
vais en rapporter que quelques-uns, parce que, pour le plus grand nombre, les
termes me manquent absolument. Notre Seigneur me dit dans ce ravissement une
parole de tendresse très particulière; j'ignore comment cela se passa, car je ne
vis rien; mais elle opéra en moi une transformation que je ne puis non plus
expliquer. Je me sentis armée d'un courage invincible pour accomplir de tout mon
pouvoir jusqu'aux moindres choses que l'Ecriture sainte nous ordonne. Il me
semble qu'il n'y a rien au monde que je ne sois prête à souffrir pour cela.
Une connaissance de cette divine Vérité s'imprima
dans mon âme, sans que je puisse dire de quelle manière elle me fut représentée,
ni ce qu'elle est en elle-même. Elle me pénétra d'un nouveau respect pour Dieu,
me manifestant sa majesté et son pouvoir avec une lumière si vive qu'elle ne
peut s'exprimer; on comprend seulement que c'est une chose admirable. Il me
resta un ardent désir de ne jamais dire que des choses d'une entière vérité, et
fort éloignées de celles dont on traite dans le monde; aussi, dès ce moment, ce
fut pour moi une peine d'y vivre. D'autres fruits de cette vision furent une
grande tendresse d'amour pour Dieu, une joie intime, une humilité profonde. Il
me semble que sans que j'en connusse la manière, Notre Seigneur, par cette
grâce, m'enrichit de grands biens; de plus, j'étais sans la moindre crainte
qu'il y eût de l'illusion. Je ne vis rien, mais je connus combien il est
avantageux de n'estimer que ce qui nous approche de Dieu; je compris ce que
c'est pour une âme que de marcher dans la vérité en présence de la Vérité même:
et Notre Seigneur me fit connaître qu'il est lui-même cette Vérité.
Toutes ces lumières me furent communiquées tantôt
par des paroles, et tantôt sans paroles, mais d'une manière encore plus claire.
J'entendis sur cette Vérité de très sublimes vérités, que ne m'auraient pas
enseignées plusieurs docteurs réunis: non, jamais ils n'auraient pu, ce me
semble, les imprimer si profondément en mon âme, ni me faire voir d'une manière
si claire la vanité de ce monde. Cette Vérité qui daigna alors se montrer à moi,
est en soi-même vérité; elle est sans commencement et sans fin; toutes les
autres vérités dépendent de cette Vérité, comme tous les autres amours de cet
Amour, et toutes les autres grandeurs de cette Grandeur. Ce que j'en dis, je le
sens, est obscur comparativement à la clarté avec laquelle Notre Seigneur daigna
me le faire entendre. Oh! qu'il éclate admirablement le pouvoir de cette Majesté
qui, en si peu de temps, enrichit de tant de biens, et laisse de si hautes
vérités gravées dans l'âme! O Grandeur! ô Majesté que j'ose appeler mienne! Que
faites-vous ô mon cher Maître? Dieu tout-puissant, considérez à qui vous
accordez ces souveraines faveurs. Ne vous souvenez-vous donc plus que j'ai été
un abîme de mensonges et un océan de vanités, et cela purement par ma faute?
J'avais reçu de vous, Seigneur, un naturel qui abhorrait le mensonge, et en
combien de choses néanmoins n'ai-je pas fait alliance avec lui! Tant d'amour et
de bonté, ô mon Dieu, envers une âme qui en est aussi indigne, cela peut-il se
souffrir, cela peut-il se concilier? Un jour, pendant que nous étions toutes
réunies au chœur pour les heures, j'entrai soudain dans un profond
recueillement, et je vis mon âme sous la forme d'un clair miroir, sans revers,
sans côtés, sans haut ni bas, mais resplendissant de toutes parts. Au centre
m'apparaissait Notre Seigneur Jésus-Christ, comme il le fait d'ordinaire; je le
voyais néanmoins dans toutes les parties de mon âme comme s'il s'y était
réfléchi; et ce miroir de mon âme, à son tour, je ne puis dire comment, se
gravait tout entier dans Notre Seigneur par une communication ineffable, mais
toute pleine d'amour. Je puis affirmer que cette vision me fut très avantageuse,
et qu'elle me fait encore le plus grand bien, toutes les fois que je me la
rappelle, principalement après la communion. A l'aide de la lumière qui me fut
donnée, je vis comment, dès que l'âme commet un péché mortel, ce miroir se
couvre d'un grand nuage et demeure extrêmement noir; en sorte que Notre Seigneur
ne peut s'y représenter ni y étre vu, quoiqu'il soit toujours présent comme
donnant l'être. Quant aux hérétiques, c'est comme si le miroir était brisé;
malheur bien plus considérable que s'il n'était qu'obscurci. Il y a une grande
différence entre voir cela et le dire; on ne peut que difficilement faire
comprendre une pareille chose. Je le répète, j'en ai retiré les plus précieux
avantages; j'y ai trouvé aussi le sujet d'une extrême douleur, à la pensée des
offenses par lesquelles j'ai si souvent obscurci mon âme et me suis privée de la
vue d'un si bon Maître!
Cette vision me paraît excellente pour apprendre
aux personnes recueillies à considérer Notre Seigneur dans le plus intime de
leur âme. Cette manière est plus attachante et plus utile que de le contempler
hors de soi, comme je l'ai déjà dit ailleurs, d'accord sur ce point avec les
livres sur l'oraison qui traitent de la manière de chercher Dieu. C'est en
particulier l'avis du glorieux saint Augustin, qui dit de lui-même que cherchant
Dieu dans les places publiques, dans les plaisirs, partout dans cet univers, il
ne l'avait trouvé nulle part comme au dedans de son cœur. L'avantage d'une
pareille méthode est visible: elle nous fait trouver Dieu en nous-mêmes, sans
qu'il soit nécessaire de nous élever par la pensée jusqu'au ciel, nous épargnant
ainsi un effort qui fatigue l'esprit, distrait l'âme, et nous fait recueillir
moins de fruit.
Je veux ici faire une observation, qui pourra avoir
son utilité pour quelques personnes. Il arrive, dans les grands ravissements,
qu'au sortir de cette union avec Dieu, qui dure peu, comme je l'ai dit, et dans
laquelle toutes les puissances sont suspendues et absorbées, l'âme demeure dans
un tel recueillement, même à l'extérieur, qu'elle a de la peine à retourner à
ses occupations ordinaires; la mémoire et l'entendement sont encore tellement
égarés, qu'ils paraissent en proie à une sorte de délire. Ceci se produit
quelquefois, surtout dans les commencements. Je me demande si cela ne procède
pas de la faiblesse même de notre nature: comme elle ne peut supporter une
action si forte de l'esprit, l'imagination, par contre-coup, se trouve
affaiblie; je sais, du moins, que quelques personnes l'ont éprouvé de la sorte.
Elles devraient alors se faire violence pour laisser l'oraison pendant quelque
temps, avec dessein de la reprendre ensuite; parce qu'autrement la santé
pourrait en être gravement altérée. On en voit assez d'exemples, pour se
convaincre qu'il est de la prudence de regarder jusqu'où peuvent aller nos
forces.
Si l'expérience est nécessaire à une âme arrivée à
cet état, un guide spirituel ne l'est pas moins; car elle devra le consulter sur
bien des choses. Si, après en avoir cherché un, elle ne le trouve point, Notre
Seigneur ne manquera pas de suppléer à ce défaut, puisque, malgré toute ma
misère, il n'a pas laissé de m'assister en de semblables occasions. Les maîtres
spirituels qui ont une connaissance expérimentale de choses si élevées sont, je
crois, en petit nombre; et ceux qui ne l'ont pas tenteront en vain de donner le
remède sans causer de l'inquiétude et de l'affliction; mais le divin Maître ne
laissera pas de nous tenir compte d'une pareille épreuve. Aussi le meilleur est
que le confesseur soit mis au courant de tout, et qu'il soit expérimenté, s'il
est possible; je l'ai peut-être dit ailleurs; mais, ne m'en souvenant pas bien,
je ne crains pas de le répéter, tant cela est important, spécialement pour les
femmes. C'est une vérité que le nombre des femmes à qui Dieu fait de semblables
faveurs, est beaucoup plus grand que celui des hommes: je l'ai entendu de la
bouche même du saint frère Pierre d'Alcantara, et je l'ai vu de mes propres
yeux. Ce grand serviteur de Dieu me disait que les femmes avançaient beaucoup
plus que les hommes dans ce chemin, et il en donnait d'excellentes raisons qu'il
est inutile de rapporter ici, mais qui étaient toutes en faveur des femmes.
Étant un jour en oraison, il me fut en un instant
représenté de quelle manière toutes les choses se voient et sont contenues en
Dieu. Je ne les apercevais pas sous leurs propres formes, et néanmoins la vue
que j'en avais était d'une entière clarté: tenter de la décrire serait
impossible. Elle est pourtant restée vivement empreinte dans mon âme. C'est une
des grâces les plus insignes que le Seigneur m'ait faites, et qui m'ont le plus
servi à m'humilier et à me confondre au souvenir des péchés que j'ai
commis. Si le Seigneur eût daigné m'accorder plus tôt cette lumière, s'il l'eût
accordée à ceux qui l'offensent, jamais ni eux ni moi n'eussions eu le cœur et
la hardiesse de l'outrager. Ce spectacle fut sous mes yeux, sans que je puisse
affirmer pourtant avoir vu quelque chose. Cependant je devais voir quelque
objet, puisque je vais pouvoir en donner une comparaison. Mais cette vue est si
subtile et si déliée, que l'entendement ne saurait l'atteindre. Ou bien, c'est
que je ne sais me comprendre moi-même dans ces visions qui semblent sans images.
Pour quelques-unes, il doit y avoir jusqu'à un certain point des images; mais
comme elles se forment dans le ravissement, les puissances ne peuvent plus, hors
de cet état, ressaisir la manière dont Dieu leur montre les choses et veut
qu'elles en jouissent.
Je dirai donc que la Divinité est comme un diamant
d'une transparence parfaite, et beaucoup plus grand que le monde; ou bien comme
un miroir, semblable à celui où l'âme m'était montrée dans la vision précédente;
seulement, c'est d'une manière si sublime que je n'ai point de termes pour
l'exprimer. Chacune de nos actions se voit dans ce diamant, parce que rien ne
saurait exister en dehors d'une grandeur qui renferme tout en soi. Mon
étonnement fut au comble de voir, dans un espace de temps si court, tant de
choses représentées dans ce diamant admirable, et je ne saurais me souvenir,
sans une extrême douleur, des taches affreuses que mes péchés imprimaient dans
cette lumineuse pureté. Oui, toutes les fois que ce souvenir vient s'offrir à ma
pensée, je ne sais comment je n'y succombe pas. Aussi, après cette vision,
j'étais tellement remplie de honte, que je ne savais en quelque sorte où me
mettre.
Oh! que ne m'est-il donné de communiquer une
pareille lumière à ceux qui commettent des péchés déshonnêtes et infâmes, pour
leur faire comprendre que leurs attentats ne sont point secrets, et que Dieu en
est justement blessé, puisqu'ils sont commis sous ses yeux mêmes, et d'une
manière si insultante pour une si haute Majesté! Je vis à combien juste titre on
mérite l'enfer pour un seul péché mortel, tant est énorme et incompréhensible
l'outrage qu'on fait à Dieu en le commettant en sa présence, et tant sa sainteté
infinie repousse de tels actes. C'est aussi ce qui fait briller davantage sa
miséricorde; car sachant que ces vérités sont connues de nous, il ne laisse pas
de nous souffrir. Je me suis souvent dit: Si une telle vision imprime à l'âme
tant de terreur, que sera-ce au jour du jugement, quand cette Majesté se
montrera clairement à nous, et que nous verrons pleinement à découvert toutes
nos offenses? O Dieu, quel aveuglement a donc été le mien! Souvent j'ai été
saisie de frayeur, en pensant à ce que j'écris ici. Mon Père, vous n'en serez
point étonné, ce qui doit uniquement vous surprendre, c'est qu'ayant ces
lumières, et me regardant ensuite moi-même, je puisse encore vivre. Qu'il soit
béni a jamais Celui qui m'a supportée avec tant de patience!
J'étais un jour profondément recueillie dans
l'oraison, y goûtant beaucoup de douceur et un calme très pur, lorsqu'il me
sembla être environnée d'anges, et fort proche de Dieu. Je me mis à prier de
toute mon âme pour les besoins de l'Eglise: sa divine Majesté me fit voir alors
les grands services que devait rendre un certain ordre dans les derniers temps,
et le courage, avec lequel les religieux de cet ordre devaient défendre la foi.
Un autre jour, pendant que j’étais en prière devant
le très saint Sacrement, un saint, dont l'ordre était un peu déchu,
m'apparut tenant en main un grand livre; l'ayant ouvert, il me dit d'y
lire certaines paroles écrites en caractères grands et très distincts, et j'y
lus ces mots: « Dans les temps à venir, cet ordre sera florissant; et il aura
beaucoup de martyrs. »
Une autre fois, étant au chœur à matines, éclairée
d'une semblable lumière, je vis devant moi six ou sept religieux tenant
des épées en main: il me semble que ce pouvaient être des religieux de ce même
ordre. Ces épées signifiaient, à mon avis, qu'ils sont appelés à défendre la
foi. Car dans un autre ravissement, transportée en esprit dans une vaste plaine
où se livrait un grand combat, je vis les relijeux de cet ordre combattre avec
une grande ardeur. Leurs visages étaient beaux et tout en feu; ils renversaient
à terre plusieurs de leurs ennemis, et en tuaient un grand nombre. Cette
bataille me paraissait livrée contre les hérétiques. Ce glorieux saint m'est
apparu un certain nombre de fois, et m'a dit plusieurs choses importantes. Il
m'a témoigné me savoir gré des prières que je fais pour son ordre, et m'a promis
de me recommander au Seigneur. Je ne désigne point les ordres dont je parle, de
peur que d'autres ne s'en offensent; si Dieu veut qu'ils soient connus, il saura
les faire connaître. Mais chacun des ordres religieux devrait s'efforcer de
servir l'Eglise dans les grands besoins où elle se trouve de nos jours; et
chacun des membres qui les composent devrait faire en sorte que ce fût par lui
que le Seigneur accordât à son ordre un tel bonheur. Heureuses les vies qui se
consumeraient pour une telle cause!
Quelqu'un m'ayant priée de demander à Dieu qu'il
voulût lui faire connaître s'il était de son bon plaisir qu'il
acceptât un évêché, Notre Seigneur me dit après la communion: « Lorsqu'il aura
compris et clairement reconnu que la vraie domination est de ne rien posséder,
alors il pourra l'accepter »; me donnant à entendre que ceux qui sont élevés aux
dignités de l'Eglise, doivent être très éloignés de les désirer, ou au moins de
les rechercher.
Telles sont les grâces que le Seigneur a accordées
et accorde encore d'une manière presque continuelle à cette pécheresse. Je
pourrais en rapporter un grand nombre d'autres. Je ne vois pas de raison de le
faire, parce qu'on peut, d'après ce qui a été dit jusqu'à présent, comprendre
l'état de mon âme et la manière dont il a plu à Dieu de me conduire. Qu'il soit
béni à jamais d'avoir pris tant de soin de moi!
Un jour, le Seigneur, voulant me consoler de mes
peines, me dit avec beaucoup d'amour de ne point m'affliger, que les âmes en
cette vie ne pouvaient être toujours dans le même état: tantôt je serais
fervente et tantôt sans ferveur, tantôt dans la paix et tantôt dans le trouble
et les tentations; mais je devais espérer en lui et ne rien craindre.
Je me demandais un jour s'il n'y avait pas quelque
attache, soit dans mon affection pour les maîtres spirituels de mon âme et tous
les grands serviteurs de Dieu, soit dans la consolation que me causaient leurs
entretiens. Notre Seigneur me dit que si un malade en danger de mort se voyait
guéri par un médecin, ce ne serait pas en lui une vertu de ne pas témoigner de
la reconnaissance à son bienfaiteur et de ne pas l'aimer: qu'aurais-je fait sans
le secours de ces personnes? la conversation des bons ne nuit point; en ayant
soin seulement que mes paroles fussent pesées et saintes, je devais continuer de
traiter avec eux, loin de me nuire, leur entretiens seraient très utiles à mon
âme. Ces paroles me consolèrent beaucoup; car souvent, de crainte de quelque
attache, j'aurais souhaité n'avoir plus de rapports avec eux. C'est ainsi que
Notre Seigneur m'assistait en tout de ses conseils, allant jusqu'à me dire de
quelle manière je devais me conduire avec les faibles, et avec certaines
personnes: enfin il ne cesse jamais de veiller sur moi.
Il y a des temps où je ne puis sans douleur me voir
si inutile pour son service, et contrainte de donner au soin d'un corps aussi
faible et aussi infirme que le mien, plus de temps que je ne voudrais. Un soir,
pendant que j'étais en oraison, l'heure du repos étant venue, je me trouvais
assaillie de grandes douleurs, et le temps de mon vomissement ordinaire
approchait. Me voyant enchaînée par la faiblesse du corps, et mon âme, d'un
autre côté, demandant du temps pour elle, je sentis dans ce combat une telle
affliction, que je me mis à répandre d'abondantes larmes. Cela m'est arrivé, non
une fois seulement, mais bien souvent; je m'en veux alors à moi-même, et je me
prends véritablement en horreur. Mais dans le cours ordinaire de la vie, je ne
m'abhorre pas autant que je le devrais, et je ne manque pas de prendre les soins
qui me sont nécessaires; et Dieu veuille que souvent je n'excède pas, comme j'ai
sujet de le craindre. Tandis que j'étais dans cette angoisse que je viens de
décrire, Notre Seigneur m'apparut; il me consola avec beaucoup de bonté, et me
dit de prendre ces soins et d'endurer cette souffrance pour l'amour de lui; que
ma vie était encore nécessaire.
Ainsi, à dater du jour où je me suis
déterminée à servir de toutes mes forces ce bon Maître ce tendre Consolateur, je
ne me suis jamais trouvée, me semble-t-il, dans une peine véritable.
Car s'il me laisse d'abord un peu souffrir, il me comble ensuite de tant de
consolations, qu'en vérité je n'ai aucun mérite à désirer les souffrances. Il me
semble que souffrir est la seule raison de l'existence, et c'est ce que je
demande à Dieu avec le plus d'ardeur. Je lui dis quelquefois du fond de mon âme:
Seigneur, ou mourir ou souffrir! je ne vous demande pas autre chose. Lorsque
j'entends sonner l'horloge, c'est pour moi un sujet de consolation, à la pensée
que je touche d'un peu plus près au bonheur de voir Dieu, et que c'est une heure
de moins à passer dans cette vie.
À cet état d'âme en succède néanmoins parfois un
autre, où je ne sens ni peine de vivre ni envie de mourir. C'est une absence de
ferveur, et je ne sais quel obscurcissement à l'égard de tout, qui peut
provenir, comme je l'ai dit, des grandes souffrances que j'endure.
Lorsque Notre Seigneur me dit, il y a quelques
années, que son dessein était de rendre publiques les grâces dont il me
favorisait, j'en éprouvai une peine, très sensible. Et de fait, comme vous le
savez, mon père, je n'ai pas eu peu à souffrir jusqu'à ce moment, parce que
chacun les interprète à sa façon. Mais ce qui me console, c'est qu'il n'y a
point eu de ma faute; car j'ai eu un soin extrême de n'en parler qu'à mes
confesseurs, ou à des personnes à qui je savais qu'ils en avaient eux-mêmes
parlé: cette réserve, comme je m'en suis déjà expliquée, procédait moins de mon
humilité, que de la peine excessive que je ressentais de les déclarer, même à
mes confesseurs. Maintenant, quoique quelques-uns murmurent contre moi par un
bon zèle, que d'autres appréhendent de me parler et même de me confesser, et que
d'autres me fassent bien des observations, je n'en suis, grâce à Dieu, nullement
émue. Voyant clairement que Notre Seigneur a voulu se servir de ce moyen
pour ramener à lui beaucoup d’âmes, et me souvenant de tout ce qu'il souffrirait
lui-même pour une seule, je me mets fort peu en peine de tout ce que l'on
peut dire et penser sur ce sujet.
Peut-être suis-je redevable, jusqu'à un certain
point, de cette liberté intérieure, à la retraite où je vis dans ce petit coin
de terre. J'espérais, il est vrai, que le monde, pour qui j'étais comme morte,
ne se souviendrait plus de moi; mais mon espérance n'a pas été entièrement
réalisée, et, contre mon désir, je suis forcée de parler encore à quelques
personnes. Néanmoins, comme on ne peut me voir, je me considère comme dans un
port où la bonté de Dieu m'a jetée, et j'espère de sa miséricorde que j'y serai
en sûreté. Vivant si loin du monde, avec une si petite et si sainte compagnie,
je regarde de là comme d'une hauteur ce qui se passe dans ce monde, et je ne
suis nullement touchée de l'opinion qu'on se forme de moi. Mais je le serai
toujours extrêmement du moindre petit avantage que je pourrai procurer à une
âme; et c'est le but où, par la grâce de Dieu, tendent tous mes désirs, depuis
que je suis ici. Ma vie ne me semble en quelque sorte qu'un songe. Je ne vois en
moi ni plaisir ni peine de quelque importance. Que si j'en éprouve de temps en
temps, cela passe si vite, que j'en suis tout étonnée, et mon âme n'en est pas
plus émue que d'un rêve. C'est la pure vérité; et quand je voudrais
maintenant me réjouir ou m'attrister de quelque sujet particulier de plaisir ou
de peine, ce serait pour moi chose aussi impossible qu'à une personne
sage de concevoir de la joie ou du chagrin d'un songe qu'elle aurait eu. Notre
Seigneur a daigné amortir en moi ces sentiments qui n'étaient autrefois si vifs
que parce que je n'étais ni mortifiée, ni morte aux choses de ce monde. Plaise à
sa divine Majesté que je ne retombe plus dans un pareil aveuglement!
Voilà, mon père, la vie que je mène maintenant;
demandez à Dieu pour moi, je vous en conjure, ou qu'il m'appelle à lui, ou qu'il
me donne les moyens de le servir. Plaise à sa Majesté que cet écrit vous soit de
quelque utilité! Faute de loisir, il m'a bien coûté quelque peine; mais quelle
heureuse peine, si j'avais réussi à dire quelque chose qui fit louer Dieu une
seule fois! Oh! que je me tiendrais pour bien payée, quand même, aussitôt après,
vous devriez jeter mon écrit au feu! Je souhaiterais néanmoins qu'auparavant il
fût examiné par les trois serviteurs de Dieu connus de vous, qui ont été et sont
encore mes confesseurs. Si c'est mal, il est juste qu'ils perdent la bonne
opinion qu'ils ont de moi; si c'est bien, savants et vertueux comme ils sont,
ils sauront, j'en suis sûre, remonter au principe, et ils loueront Celui qui a
daigné parler par moi. Je supplie Notre Seigneur de vous soutenir toujours de sa
main, et de faire de vous un si grand saint, que, rempli de l'esprit et de la
lumière d'en-haut, vous puissiez éclairer cette misérable créature, dépourvue
d'humilité et pleine de hardiesse, qui a osé se résoudre à écrire des choses si
relevées. Dieu veuille que je n'y aie point commis d'erreur; du moins, mon
intention et mon désir ont été de bien faire, d'obéir, et de porter ceux qui
liront ces pages à donner quelques louanges au Seigneur. Déjà, depuis plusieurs
années, je lui demande instamment cette grâce; et comme les œuvres me manquent,
le désir de contribuer tant soit peu à sa gloire, m'a fait prendre la hardiesse
de mettre en ordre le récit de ma vie désordonnée. Je n'y ai pas mis plus de
soin ni de temps qu'il n'en était nécessaire pour l'écrire, disant ce qui
s'est passé en moi avec toute la simplicité et toute la vérité dont
j'étais capable. Daigne mon Dieu, qui est tout-puissant et qui peut, s'il
le veut, m'accorder cette faveur, faire en sorte que j'accomplisse en
tout sa volonté! Qu'il ne permette point la perte de cette âme,
que son amour, au moyen de tant d'artifices et par tant de voies différentes, a
si souvent arrachée à l'enfer et ramenée à lui! Amen.
JHS
Le Saint-Esprit soit toujours avec vous, mon père
.
Amen.
Ce ne serait pas mal, je crois, de faire valoir à
vos yeux l'obéissance que je vous ai rendue en écrivant ceci, afin de vous
obliger par là à me recommander instamment à Notre Seigneur. Je le ferais, ce me
semble, à bon droit, après tout ce que j'ai souffert en me voyant dépeinte dans
ces pages, et en rappelant à mon souvenir mes innombrables misères. Néanmoins,
je puis le dire avec vérité, j'ai ressenti plus de peine à écrire les grâces que
le Seigneur m'a accordées, que les offenses que j'ai commises contre sa divine
Majesté.
J'ai fait ce que vous m'avez commandé, en
donnant de l'étendue à cet écrit; mais, vous le savez, c'est à la condition que
vous tiendrez votre promesse de déchirer ce qui ne vous paraîtra pas bien. Je
n'avais pas encore achevé de le relire, quand on est venu le réclamer de votre
part. Ainsi, vous pourrez y trouver quelques endroits où je me suis mal
expliquée, et d'autres où je me serai répétée. J'ai eu si peu de temps pour ce
travail, que je n'ai pu revoir à mesure ce que j'écrivais. Je vous supplie, mon
père, de le corriger et de le faire transcrire, si on doit l'envoyer au père
maître Avila (Bienheureux Jean d'Avila), de crainte qu'on ne reconnaisse mon
écriture. Je désire ardemment que des mesures soient prises pour qu'il le voie,
car je le commençai avec cette intention. S'il trouve que je suis en bon chemin,
j'en demeurerai extrêmement consolée: ma tâche est maintenant terminée pour ce
qui dépendait de moi.
Quant à vous, mon père, disposez de tout ainsi que
vous le jugerez à propos, et considérez que vous êtes obligé envers celle qui
vous confie ainsi son âme. Tant que je vivrai, je recommanderai la vôtre à Notre
Seigneur. Hâtez-vous donc de servir sa divine Majesté, pour pouvoir me venir en
aide. Vous verrez dans cet écrit ce que l'on gagne à se donner tout entier,
comme vous avez commencé de le faire, à Celui qui se donne à nous sans mesure.
Qu'il soit béni à j aimais! J'espère de sa miséricorde que nous nous verrons un
jour, vous et moi, là où nous connaîtrons mieux qu'ici-bas les grandes grâces
qu'il nous a faites, et où nous le bénirons éternellement. Amen.
Ce livre a été terminé au mois de juin de l'an
1562.
Cette date se rapporte à la première relation,
composée par la Mère Thérèse de Jésus, sans division de chapitres Plus tard elle
fit cette transcription, en y ajoutant plusieurs choses survenues
postérieurement à la date donnée ici, par exemple, la fondation du monastère de
Saint-Joseph d'Avila, comme on petit le voir à la feuille 169.
Frère Dominique BANÈS
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