J'ai de la peine à poursuivre le récit des grâces
que Notre Seigneur m'a accordées; celles dont j’ai parlé jusqu'ici sont même
déjà trop grandes pour que l'on puisse se persuader qu'il en ait favorisé une
âme aussi imparfaite. Mais pour obéir au commandement du divin Maître et à
l'ordre que vous m'en avez donné, mes pères, j'en rapporterai encore
quelques-unes, dans le seul but de lui rendre gloire. Plaise au Seigneur
que le spectacle des bienfaits dont il a enrichi ma misère puisse être utile à
quelque âme Que ne fera-t-il pas pour ses véritables serviteurs! Que tous
s'animent donc à contenter un Dieu qui donne, dans cette vie même, de tels gages
de son amour.
Je ferai d'abord observer qu'il y a dans ces grâces
des degrés divers. Certaines visions l'emportent tellement sur d'autres par la
gloire, les délices, la consolation, que je m'étonne de voir la jouissance de
Dieu se faire sentir, même en cette vie d'une manière si différente.
Parfois, la douceur et le plaisir dont l'âme se trouve inondée dans une vision
ou dans un ravissement, s'élèvent si fort au-dessus de tout ce qu'elle a
éprouvé, qu'il lui semble impossible de désirer quelque chose de plus ici-bas;
et de fait, elle ne le désire point, elle ne demande pas plus de bonheur.
Cependant, depuis que Notre Seigneur m'a fait connaître combien grande est
l'inégalité qui existe dans le ciel entre la félicité des uns et celle des
autres, je vois bien que, sur la terre il n'y a pas non plus, quand il le veut,
de mesure à ses dons. Aussi voudrais-je n'en voir mettre jamais dans le
dévouement à une si haute Majesté.
Mon désir serait de consumer ma vie, mes forces, ma
santé à son service, et de ne point perdre, par ma faute, le moindre degré de
jouissance dans le ciel. Je ne crains pas de le dire, si l'on me demandait
lequel je préfère, ou d'endurer toutes les peines de cet exil jusqu'au dernier
jour du monde, à la condition de recevoir ensuite un degré de gloire de plus, si
petit qu'il fût, ou d'aller, sans rien souffrir, occuper un moindre degré de
gloire, de très grand cœur j'achèterais, au prix de toutes les peines d'ici-bas,
le bonheur de jouir tant soit peu davantage de la vue des grandeurs de Dieu; car
je vois que plus on le connaît, plus on l'aime et on le loue. Sans doute, je
m'estimerais trop heureuse, après avoir mérité la dernière place en enfer,
d'occuper la dernière place du paradis; et plaise à sa divine Majesté de me la
donner un jour, sans considérer la grandeur de mes péchés! elle userait envers
moi de la plus grande miséricorde; mais j'affirme que, si je le pouvais, et si
le Seigneur me donnait sa grâce pour endurer d'extrêmes souffrances, je ne
voudrais, quoi qu'il dût m'en coûter, rien perdre par ma faute. Infortunée!
J'avais cependant, par mes nombreux péchés, tout perdu pour jamais.
Je dois dire aussi que chacune des visions
ou révélations dont j'étais favorisée m'apportait de grands avantages; que même
certaines visions opéraient en moi des effets extraordinaires. Ainsi, la vue de
Jésus-Christ laissa son ineffable beauté empreinte en mon âme; et, jusqu'à ce
jour, elle n'a point cessé de m'être présente. Il eût suffi, pour un tel effet,
de le voir une seule fois; qu'on juge de ce qu'a dû produire en moi une pareille
faveur si souvent accordée.
Un des fruits les plus précieux que j'en retirai,
fut de me corriger d'un défaut très nuisible à mon avancement. Ce défaut,
le voici: venais-je à m'apercevoir qu'une personne m'était dévouée, si d'autre
part elle avait le don de me plaire, je m'affectionnais à elle de telle sorte,
que mon esprit était tout occupé de son souvenir. Sans avoir la moindre
intention d'offenser Dieu, j'éprouvais un grand plaisir à la voir, à penser à
elle et aux bonnes qualités dont elle était douée. Ce défaut était si grave que
mon âme en souffrait le plus grand dommage. Mais depuis que j'eus aperçu la
ravissante beauté de Notre Seigneur, nul mortel n'a plus rien offert à ma vue
qui pût me toucher ni occuper ma pensée. Un simple regard sur la divine image
que je porte gravée au fond de mon âme, me rend souverainement libre. Tout ce
que je vois, loin de me captiver, excite mon dégoût, quand je le compare aux
grâces et aux excellences que je découvre en ce divin Maître. Non, il n'y a ni
science, ni félicité sur la terre qui soit de quelque prix a mes yeux, auprès du
bonheur d'entendre une seule parole proférée par cette bouche divine: que ne
doit donc pas éprouver une âme qui a eu le bonheur d'en entendre un si grand
nombre! Aussi je tiens pour impossible, à moins que par une juste punition de
mes péchés je ne vienne à perdre ce souvenir, que personne désormais puisse
tellement occuper mon esprit, qu'il ne me suffise, pour être libre, de penser un
moment à mon divin Maître.
Je rapporterai à ce sujet ce qui m'est arrivé. J'ai
toujours eu pour ceux qui gouvernent mon âme un véritable attachement; comme je
vois Dieu même en eux, ils m'inspirent une sincère affection. Sachant d'ailleurs
qu'il n'y avait nul danger pour moi, je leur témoignais mes sentiments. Quant à
eux, prudents comme ils l'étaient, et serviteurs de Dieu, ils craignaient que
l'affection toute sainte que je leur portais ne nuisît à ma liberté intérieure,
et ils me traitaient assez durement. Ceci est arrivé depuis que je leur obéis
avec une soumission absolue, car auparavant je ne leur étais pas aussi
affectionnée. Je riais en moi-même de voir combien ils étaient trompés, et je ne
leur disais pas toujours à quel point je me sentais détachée de toutes les
créatures. Je me contentais de les rassurer; bientôt, par leurs rapports plus
intimes avec moi, ils découvraient la liberté que je devais à Notre Seigneur, et
ils perdaient ces craintes, qu'ils n'avaient, du reste, que dans les
commencements.
Plus Notre Seigneur se montrait à moi, plus je
sentais croître mon amour pour lui et ma confiance en sa bonté. Ses fréquents
entretiens me le faisaient connaître d'une manière plus intime; je voyais
qu'étant Dieu et homme tout ensemble, il ne s'étonne pas des faiblesses des
hommes; il sait toute la profondeur de notre misère, et à combien de chutes nous
sommes exposés, par suite du péché de nos premiers parents, qu'il est venu
réparer. Je sentais que je pouvais traiter avec ce souverain Seigneur comme avec
un ami, parce qu'il ne ressemble pas à ceux de la terre, qui mettent toute leur
grandeur dans l'appareil d'une puissance empruntée. On ne leur parle qu'à
certaines heures, et il n'y a que les personnes qualifiées qui les approchent;
si un homme de petite condition se trouve obligé d'implorer leur assistance, que
de peines, que de détours lui faut-il prendre, et de combien de faveurs n'a-t-il
pas besoin pour en obtenir audience! Mais si c'était au roi lui-même qu'on eût
affaire, oh! alors point d'accès à espérer si vous êtes pauvre, et si vous
n'êtes point gentilhomme. Il faut avoir recours aux favoris, et on peut être sûr
qu'ils ne sont pas de ceux qui foulent le monde aux pieds. Ceux-ci, en effet,
n'ayant aucune crainte et n'en devant point avoir, disent hardiment la vérité:
de tels caractères ne sont pas propres pour la cour, où une si mâle franchise
est inconnue. Là, il faut savoir taire le mal qu'on voit, et à peine ose-t-on le
condamner dans sa pensée, de peur d'une disgrâce.
O Roi de gloire et Seigneur de tous les rois! votre
empire n'est point défendu par de frêles barrières, car il est éternel. Oh!
comme, sans introducteur, on peut arriver jusqu'à vous! Il suffit de vous voir,
pour comprendre que vous seul méritez de porter le nom de Seigneur. Sans cortège
et sans gardes, la majesté de votre personne révèle en vous le souverain. Il
n'en est pas ainsi d'un roi mortel: en vain, quand il est seul, voudrait-il se
faire reconnaître; comme il n'a rien de plus que les autres, il faut voir les
insignes de sa royauté pour y croire. Aussi s'entoure-t-il, à juste titre, de
cette autorité d'emprunt sans laquelle il n'obtiendrait pas un regard. Aucun
rejaillissement de puissance n'émanant de sa personne, l'autorité doit lui venir
des autres. O mon Seigneur, ô mon Roi! que ne puis-je peindre en ce moment
l'éclat de votre gloire! Il est impossible de ne pas voir que la source de votre
suprême puissance est en vous-même. L'effroi saisit, quand on contemple une
majesté si haute; mais combien cet effroi redouble quand on vous voit, Seigneur,
malgré toute cette majesté, vous humilier si profondément, et témoigner tant
d'amour à une créature telle que moi! Toutefois, après ce premier saisissement,
nous pouvons traiter avec vous de tous nos intérêts, et vous parler au gré de
nos désirs. A la crainte causée d'abord par la vue de votre gloire, en succède
une autre plus grande, celle de vous offenser: et ce n'est pas la frayeur du
châtiment qui la fait naître; non, Seigneur, mais la frayeur de vous perdre
vous-même, auprès de laquelle la première n'est absolument rien.
Voilà, sans parler des autres, quelques-uns des
précieux avantages de cette vision, si elle vient de Dieu. Les effets le font
connaître, lorsqu'il daigne éclairer l'âme; mais, comme je l'ai souvent dit,
Notre Seigneur veut que de temps en temps elle soit dans les ténèbres et privée
de sa divine lumière. Cela étant ainsi, on ne doit pas trouver étrange que, me
voyant si misérable, je conçoive quelque crainte.
Je viens de passer huit jours dans cette obscurité;
je ne trouvais plus en moi ni sentiment de mes obligations envers Dieu, ni
souvenir de ses grâces; mon esprit était frappé d'impuissance, et absorbé par je
ne sais quoi. Je n'avais assurément nulle mauvaise pensée, mais je me sentais si
incapable d'en avoir de bonnes, que je riais de moi-même, et prenais plaisir à
voir la bassesse d'une âme, quand Dieu suspend en elle son opération. Elle voit
bien qu'elle n'est pas sans lui dans cet état; car ce n'est point comme dans ces
grandes peines intérieures que j'ai éprouvées de temps en temps, et dont j'ai
parlé plus haut. Néanmoins, elle a beau mettre du bois, et faire de son côté le
peu qui est en son pouvoir pour allumer le feu de l'amour divin, aucune flamme
ne monte. C'est déjà une grande miséricorde de la part de Dieu, que la fumée
paraisse, et montre qu'il n'est pas entièrement éteint. Notre Seigneur l'allume
ensuite de nouveau; mais jusque-là, quand on se romprait la tête à souffler et à
arranger le bois, on ne ferait que l'étouffer davantage. Je crois que le
meilleur alors est d'avouer franchement que l'on ne peut rien par soi-même, et
de s'employer, comme j'ai dit, à d'autres œuvres méritoires. Peut-être Notre
Seigneur enlève-t-il à l'âme l'oraison, afin qu'elle se livre à ces œuvres, et
connaisse par expérience le peu dont elle est capable par elle-même.
Il est certain qu'aujourd'hui j'ai goûté de grandes
délices auprès de Notre Seigneur: j'ai osé me plaindre de lui, et je lui ai dit:
Eh quoi! mon Dieu, n'est-ce donc pas assez que vous me teniez dans cette
misérable vie; que, pour l'amour de vous, je m'y soumette, et que je veuille
vivre dans cet exil où tout m'empêche de jouir de vous, le manger, le dormir,
les affaires, les rapports avec le monde? Vous seul connaissez la grandeur de ce
tourment; et néanmoins, ô mon Seigneur, je l'endure pour l'amour de vous:
faut-il encore que, dans ces rares instants où je pourrais jouir de votre
présence, vous vous dérobiez à ma vue? Comment cela peut-il s'allier avec votre
miséricorde? Comment l'amour que vous avez pour moi peut-il le tolérer?
Seigneur, s'il m'était possible de me cacher de vous, comme vous de moi, votre
amour, j'en suis sûre, ne le souffrirait jamais. Mais vous êtes toujours avec
moi, et vous me voyez toujours. Mon tendre Maître, une pareille inégalité est
trop cruelle; considérez, je vous en supplie, qu'elle n'est pas juste envers
celle qui vous aime d'un si ardent amour.
Avant de proférer ces paroles et d'autres de ce
genre, je venais de considérer que la place où je m'étais vue dans l'enfer était
trop douce pour une pécheresse comme moi. Souvent l'amour me transporte de telle
manière, que je ne me possède plus; c'est alors qu'avec le plus libre abandon
j'ose adresser ces plaintes à Notre Seigneur, et il veut bien souffrir tout cela
de ma part. Louange en soit rendue à ce Roi si plein de bonté!
Approcherions-nous de ceux de la terre avec une
pareille hardiesse? Certes, que l'on n'ose parler au roi, je n'en suis point
surprise; je trouve juste qu'on craigne le souverain et les premiers seigneurs
du royaume. Mais, de nos jours, les choses en sont venues à ce point, que la vie
n'est plus assez longue pour apprendre les devoirs, les déférences, les respects
introduits par l'usage, quand, avec cela, on veut se réserver un peu de temps
pour servir Dieu. Un tel spectacle me confond, et j'avoue qu'à l'époque où je
vins m'abriter dans ce monastère, je ne savais plus comment traiter avec les
grands. Pour peu que l'on rende à d'autres, sans y penser, plus d'honneur que
leur qualité n'exige, ils ne le prennent pas en plaisanterie; ils s'en offensent
même tellement, qu'il faut s'en justifier et leur en faire satisfaction; et
encore Dieu veuille qu'ils s'en contentent!
Je le répète, je ne savais plus comment vivre dans
le monde. Une pauvre âme s'y trouve bien en peine; car on lui dit d'un côté que,
pour se garantir des nombreux dangers qui l'environnent, elle doit
continuellement élever ses pensées vers Dieu; et on veut, de l'autre, qu'elle ne
manque à aucun de ces devoirs de civilité qui se pratiquent dans le monde, afin
de ne point blesser ceux qui se font un point d'honneur de ces bagatelles.
C'était pour moi une source d'ennui; je ne finissais jamais de faire des
satisfactions; j'avais beau étudier, il m'échappait toujours bien de ces fautes
que le monde ne regarde point comme légères. Mais n'est-il pas vrai que la vie
religieuse nous excuse, et qu'on doit, si l'on veut être juste, nous pardonner
des fautes de ce genre? Non; l'on dit, au contraire, que les monastères doivent
être une école et une cour de politesse. Pour moi, je ne puis le comprendre. Un
langage si faux ne viendrait-il pas de ce qu'on aurait pris de travers une
parole comme celle-ci, dite par quelque saint: Les maisons religieuses doivent
être une cour où l'on forme des courtisans pour le ciel? Et en effet, je ne sais
vraiment comment ceux dont l'unique étude doit être de plaire en tout à Dieu et
d'abhorrer le monde, peuvent s'occuper avec tant de soin de contenter les gens
du monde en des choses si sujettes à changer. Encore si on pouvait les apprendre
une fois pour toutes, patience; mais les seuls titres des lettres demandent
aujourd'hui un enseignement tout spécial, et il nous faut de doctes leçons pour
apprendre quand nous devons, laisser du papier de tel côté ou bien de tel autre,
et quand nous devons donner le titre d'illustre à celui qui n'avait pas
auparavant le titre de magnifique. J'ignore où l'on en viendra; car, bien que je
n'aie pas encore cinquante ans, j'ai vu cela changer tant de fois, que je ne
sais plus où j'en suis. Que feront donc ceux qui ne viennent que de naître, si
Dieu leur donne une longue vie? En vérité, je plains les personnes spirituelles
qui, pour de sainte motifs, doivent rester au milieu du monde; elles portent sur
ce point une croix terrible. Si elles se déterminaient, d'un commun accord à
vouloir passer pour ignorantes dans une pareille science, s'estimant même
heureuses d'être tenues pour telles, elles se délivreraient d'un bien pesant
fardeau.
Dans quelles folies me suis-je engagée? Voilà qu'en
parlant des grandeurs de Dieu, j'en suis venue à discourir des bassesses
du monde! Mais, puisque je l'ai abandonné sans retour par la grâce de Notre
Seigneur, je veux en sortir tout à fait. Qu'ils s'arrangent avec lui, ceux qui
se donnent tant de peine pour des choses si futiles. Dieu veuille que dans la
vie future, où rien ne change, nous n'ayons pas à les payer bien cher! Amen.
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