Je voudrais pouvoir expliquer, avec le secours de
Dieu, la différence qui existe entre l'union et le ravissement, qu'on appelle
aussi élévation, vol, enlèvement de l'esprit. Tous ces noms expriment une même
chose ; on lui donne aussi le nom d'extase
.
Le ravissement l'emporte de beaucoup sur l'union; outre qu'il produit des effets
beaucoup plus grands, il a plusieurs opérations qui lui sont propres. Car,
quoiqu'il semble que l'union soit, comme elle l'est en effet quant à
l'intérieur, le commencement, le milieu et la fin des autres grâces
surnaturelles; celles-ci néanmoins étant dans un degré plus éminent, opèrent non
seulement dans l'intérieur, mais aussi à l'extérieur. Daigne le Seigneur
m'accorder sa lumière pour un tel sujet, comme il me l’a accordée pour ce qui
précède; car très certainement, s'il ne m'eût lui-même enseigné de quelle
manière je pouvais en donner quelque intelligence, jamais je ne l'aurais su.
Représentons-nous maintenant que cette dernière
eau, dont nous avons parlé, tombe avec tant d'abondance, que si la terre ne se
refusait à un tel bonheur, nous pourrions croire à juste titre avoir avec nous,
dans cet exil, la nuée de la majesté de Dieu. Nous voit-il répondre à un
si grand bienfait par la reconnaissance et par les œuvres, autant que nos forces
nous le permettent, alors, de même que les nuées attirent les vapeurs de la
terre, de même il attire notre âme tout entière. La nuée s'élève vers le ciel,
emportant l'âme avec elle, et Dieu commence à lui dévoiler quelques-unes des
merveilles du royaume qui lui est préparé. Je ne sais si la comparaison est
juste, mais je sais très bien que cela se passe de la sorte.
Dans ces ravissements, l'âme semble ne plus animer
le corps. On s'aperçoit d'une manière très sensible que la chaleur naturelle va
s'affaiblissant, et que le corps se refroidit peu à peu, mais avec une suavité
et un plaisir inexprimables. Ici il n'y a aucun moyen de résister à l'attrait
divin. Dans l'union, nous trouvant encore comme dans notre pays, nous pouvons
presque toujours le faire, quoique avec peine et un violent effort; mais il n'en
est pas de même dans le ravissement, on ne peut presque jamais y résister.
Prévenant toute pensée et toute préparation, il fond souvent sur vous avec une
impétuosité si rapide et si forte, que vous voyez, vous sentez cette nuée vous
saisir, et cet aigle puissant vous emporter sur ses ailes.
Je l'ai dit l'on voit, l'on comprend que l'on est
enlevé, mais on ne sait où l'on va; de sorte que la faible nature éprouve à ce
mouvement, si délicieux d'ailleurs, je ne sais quel effroi dans les
commencements. L'âme doit montrer ici beaucoup plus de résolution et de courage
que dans les états précédents. Il faut, en effet, qu'elle ose tout risquer,
advienne que pourra, qu'elle s'abandonne sans réserve entre les mains de Dieu,
et se laisse conduire de bon gré où il lui plaît; car on est enlevé, quelque
peine qu'on en ressente. J'en éprouvais une si vive, par crainte d'être trompée,
que très souvent en particulier, mais surtout quand j'étais en public, j'ai
essayé de toutes mes forces de résister. Parfois, j'obtenais quelque chose; mais
comme c'était en quelque sorte lutter contre un fort géant, je demeurais brisée
et accablée de lassitude. D'autres fois, tous mes efforts étaient vains; mon âme
était enlevée, ma tête suivait presque toujours ce mouvement sans que je pusse
la retenir, et quelquefois même tout mon corps était enlevé de telle sorte qu'il
ne touchait plus à terre.
J'ai été rarement ravie de cette manière. Cela
m'est arrivé un jour où j'étais au chœur avec toutes les religieuses,
agenouillée et prête à communier. Ma peine en fut extrême, dans la pensée qu'une
chose si extraordinaire ne pouvait manquer de causer bientôt une grande
sensation. Comme ce fait est tout récent, et s'est passé depuis que j'exerce la
charge de prieure, je défendis aux religieuses d'en parler. D'autres fois,
m'apercevant que Dieu allait renouveler cette faveur (et un jour en particulier,
à la fête du titulaire de notre monastère (Saint Joseph), tandis que
j'assistais au sermon devant des dames de qualité), je me jetais soudain à
terre; mes sœurs accouraient pour me retenir; malgré cela, le ravissement ne
pouvait échapper aux regards. Je suppliai instamment Notre Seigneur de vouloir
bien ne plus me favoriser de ces grâces qui se trahissent par des signes
extérieurs; j'étais déjà fatiguée de la circonspection à laquelle elles me
condamnaient, et il me semblait qu'il pouvait m'accorder les mêmes grâces sans
que l'on en sût rien. Il paraît avoir daigné dans sa bonté entendre ma
prière, car depuis, rien de tel ne m'est arrivé; à la vérité, il y a très peu de
temps que je lui ai demandé cette faveur.
Lorsque je voulais résister, je croyais sentir sous
mes pieds des forces étonnantes qui m'enlevaient; je ne saurais à quoi les
comparer. Nulle autre des opérations de l'esprit dont j'ai parlé n'approche
d'une telle impétuosité. J'en demeurais brisée. C'est un combat terrible et qui
sert de peu. Quand Dieu veut agir, il n'y a pas de pouvoir contre son pouvoir.
Quelquefois, il daigne se contenter de nous faire
voir qu'il veut nous accorder cette faveur, et qu'il ne tient qu'à nous de la
recevoir. Alors, si nous y résistons par humilité, elle produit les mêmes effets
que si elle eût obtenu un plein consentement.
Ces effets sont grands. Le premier est de montrer
le souverain pouvoir de Dieu. Quand il le veut, nous ne pouvons pas plus retenir
notre corps que notre âme nous n'en sommes pas les maîtres. Malgré nous, nous
voyons Qu'il y a un être supérieur, que de telles faveurs sont un don de sa
main, et que de nous-mêmes nous n'y pouvons rien, absolument rien; ce qui
imprime dans l'âme une humilité profonde. Au commencement, je l'avoue, j'étais
saisie d'une excessive frayeur en voyant ainsi mon corps enlevé de terre. Car,
quoique l'âme l'entraîne après elle avec un indicible plaisir quand il ne
résiste point, le sentiment ne se perd pas; pour moi, du moins, je le conservais
de telle sorte, que je pouvais voir que j'étais élevée de terre. A la vue de
cette Majesté qui déploie ainsi sa puissance, les cheveux se dressent sur la
tête, et l'on se sent pénétré d'une vive crainte d'offenser un Dieu si grand.
Mais cette crainte est mêlée d'un très ardent amour; et cet amour redouble, en
voyant jusqu'à quel point Dieu porte le sien à l'égard d'un ver de terre qui
n'est que pourriture. Car non content d'élever l'âme jusqu'à lui, il veut élever
aussi ce corps mortel, ce vil limon, souillé par tant d'offenses.
Un autre effet du ravissement est un détachement
étrange, que je ne saurais expliquer. Tout ce que j'en puis dire, c'est qu'il
diffère en quelque manière des autres détachements, qu'il est même de beaucoup
supérieur à celui qu'opèrent les grâces qui n'affectent que l'âme. Dans ce
dernier cas, le détachement, quelque parfait qu'il soit, n'est qu'un détachement
d'esprit; mais ici, Dieu semble vouloir que le corps lui-même en arrive de fait
à ce détachement absolu. On devient ainsi plus étranger que jamais aux choses de
la terre, et on trouve la vie incomparablement plus pénible.
Vient ensuite une peine qu'il n'est en notre
pouvoir ni d'appeler, ni d'enlever de l'âme quand elle s'en est emparée. Je
voudrais bien faire connaître cette peine si douloureuse, Mais je crois que je
n'y arriverai pas; j'en dirai néanmoins quelque chose, si je le puis. Auparavant
je dois faire observer ceci: cet état est postérieur de beaucoup à toutes les
visions et révélations dont je ferai le récit, postérieur aussi à cette époque
où Notre Seigneur me donnait d'ordinaire dans l'oraison des faveurs et des
délices si grandes. Il est vrai, il daigne encore de temps en temps me les
prodiguer; mais l'état le plus ordinaire de mon âme, c'est d'éprouver cette
peine dont je vais traiter. Elle est tantôt plus intense et tantôt moins; je
parlerai ici de sa plus grande intensité.
Je rapporterai plus loin les transports impétueux
que je ressentais lorsqu'il plut à Dieu de m'envoyer des ravissements (cf. chap.
29); mais je tiens à dire ici qu'entre la souffrance que me causaient ces
transports, et la peine dont je traite maintenant, il n'y a pas, à mon avis,
moins de différence qu'entre une chose très corporelle et une très spirituelle.
Je ne crois pas faire là une exagération. En effet, si l'âme souffre dans ces
transports c'est en compagnie du corps, qui partage sa souffrance; d'ailleurs,
elle est bien loin de se voir dans cette extrémité d'abandon où la réduit la
peine dont je parle. Ainsi que je l'ai dit, nous ne sommes pour rien dans cette
peine: souvent, à l'improviste, un désir naît en l'âme, on ne sait comment, et
ce désir, en un instant, la pénètre tout entière, lui causant une telle douleur
qu'elle s'élève bien au-dessus d'elle-même et de tout le créé. Dieu la met dans
un si profond désert, qu'elle ne pourrait, en faisant les plus grands efforts,
trouver sur la terre une seule créature qui lui tînt compagnie; d'ailleurs,
quand elle le pourrait elle ne le voudrait pas, elle n'aspire qu'à mourir dans
cette solitude. C'est en vain qu'on lui parlerait et qu'elle se ferait la
dernière violence pour répondre; rien ne peut enlever son esprit à cette
solitude. Quoique Dieu me semble alors très éloigné de l'âme, souvent néanmoins
il lui découvre ses grandeurs d'une manière si extraordinaire, qu'elle dépasse
toutes nos conceptions. Aussi les termes manquent pour l'exprimer, et il faut,
selon moi, l'avoir éprouvé pour être capable de le concevoir et de le croire.
Cette communication n'a pas pour but de consoler l'âme, mais de lui montrer à
combien juste titre elle s'afflige de se voir absente d'un bien qui renferme en
soi tous les biens. Par cette vue, l'âme sent croître et sa soif de Dieu et la
rigueur de sa solitude. Elle est en proie à une peine si délicate et si
pénétrante, elle se sent dans un tel désert, qu'elle peut à la lettre dire avec
David: “Je veille et je me plains comme un passereau solitaire sur le toit”.
(Psaume 102, 8)
Le royal prophète dut sans doute prononcer ces
paroles quand il était lui-même dans cette solitude intérieure, avec cette
différence qu'à un saint, le Seigneur devait la faire ressentir d'une manière
plus excessive. Ce verset se présente à ma pensée, et j'éprouve, me semble-t-il,
ce qu'il exprime. Ce m'est une consolation de voir que d'autres personnes, et
surtout de telles personnes, ont senti comme moi une si extrême solitude. Dans
cet état, l'âme ne paraît plus être en elle-même; mais, comme le passereau sur
le toit, elle habite dans la partie la plus élevée d'elle-même, dominant de
cette hauteur toutes les créatures; je dirai plus encore: c'est au-dessus de la
partie la plus élevée d'elle-même qu'elle a sa demeure.
D'autres fois, l'âme semble dans un tel excès
d'indigence et de besoin, qu'elle se dit et se demande à elle-même: Où est ton
Dieu? Je ferai remarquer ici que je ne savais pas bien en auparavant quel était
le sens de ces versets en castillan; aussi, après en avoir reçu l'intelligence,
j'éprouvais une grande consolation de voir que Notre Seigneur, sans aucun effort
de ma part, les avait présentés à ma mémoire.
En d'autres occasions, je me souvenais de ce que
disait saint Paul, « qu'il était crucifié au monde » (cf. Ga 6, 14). Je ne dis
pas que cet état soit le mien, j'ai une claire vue du contraire; mais, selon
moi, il se passe alors dans l'âme quelque chose de semblable. Il ne lui vient de
consolation, ni du ciel où elle n'habite pas encore, ni de la terre à laquelle
elle ne tient plus et d'où elle ne veut pas en recevoir; elle est comme
crucifiée entre le ciel et la terre, en proie à la souffrance, sans recevoir de
soulagement ni d'un côté ni de l'autre. Du côté du ciel, il est vrai, lui vient
cette admirable connaissance de Dieu dont j'ai parlé, et qui dépasse de bien
loin tout ce que l'on peut souhaiter; mais cette vue accroît encore son
tourment en augmentant davantage ses désirs, en sorte que l'intensité de la
peine lui fait quelquefois perdre le sentiment; à la vérité, ce dernier effet
dure peu. Ce sont comme les angoisses de la mort; mais il y a dans cette
souffrance un si grand bonheur, que je ne sais à quoi le comparer. C'est un
martyre de douleur et de délices. En vain offrirait-on à cette âme toutes les
satisfactions de la terre, même celles qui jusque-là avaient pour elle le plus
d'attraits, elle n'en veut pas et elle les repousse avec dédain. Elle connaît
bien qu'elle ne veut que son Dieu, mais elle n'aime rien de particulier en lui;
elle aime en lui tout ce qui est lui, et elle ne sait point ce qu'elle aime. Je
dis qu'elle ne le sait pas, parce que l'imagination ne lui représente rien;
d'ailleurs, durant une grande partie du temps qu'elle passe de la sorte, ses
puissances, à mon avis, demeurent sans action. Elles sont ici suspendues par la
peine, comme elles la sont par le plaisir dans l'union et dans le ravissement.
O Jésus! qui pourrait faire de ceci une fidèle
peinture. J'en aurais, mon père, le plus ardent désir, quand ce ne serait que
pour savoir de vous la nature de cet état dans lequel mon âme se trouve toujours
maintenant. Le plus souvent, l'instant où elle se voit libre d'occupations est
celui où elle est saisie par ces angoisses de mort; elle les redoute pourtant
quand elle les voit fondre sur elle, parce qu'elle ne doit pas en mourir. Mais
une fois qu'elle est dans ce martyre, elle voudrait y passer tout ce qui lui
reste de vie: il faut le dire néanmoins, il est d'une rigueur si excessive, que
la nature a bien de la peine à le supporter.
J'ai été quelquefois réduite à une telle extrémité,
que j'avais presque entièrement perdu le pouls. C'est ce qu'affirment celles de
mes soeurs qui m'entouraient alors, et qui ont maintenant plus de connaissance
de mon état. De plus, j'ai les bras très ouverts, et les mains si raides que
parfois je ne puis les joindre. Il m'en reste jusqu'au jour suivant, dans les
artères et dans tous les membres, une douleur aussi violente que si tout mon
corps eût été disloqué. Il me vient quelquefois en pensée que si cela continue
de la sorte, Dieu me fera la grâce de trouver dans ce tourment la fin de ma vie,
car il est assez violent pour donner la mort; mais, hélas! je n'en suis pas
digne. Tout mon désir alors est de mourir. Je ne me souviens ni du purgatoire,
ni de ces grands péchés par lesquels j'ai mérité l'enfer; tout s'efface de ma
mémoire et s'absorbe dans ce brûlant désir de voir Dieu. Ce désert et cette
solitude ont plus de charme pour mon âme que toutes les compagnies du monde. Si
quelque chose pouvait la consoler, ce serait de s'entretenir avec des âmes qui
eussent éprouvé le même tourment; mais personne, à ce qu'il lui semble, ne la
croirait, ce qui est pour elle un autre tourment.
Cette peine arrive quelquefois à un tel excès, que
l'âme ne voudrait plus comme auparavant se trouver dans la solitude; elle ne
voudrait pas non plus de compagnie, mais seulement. rencontrer une âme dans le
sein de laquelle elle pût exhaler ses plaintes. Elle est comme le supplicié qui,
ayant déjà la corde au cou et se sentant étouffer, cherche à reprendre haleine.
Ce désir de compagnie ne part, selon moi, que de la faiblesse de notre nature,
qu'un tel martyre met en danger de mort. Je puis affirmer avec certitude qu'il
en est ainsi. M'étant vue plus d'une fois dans la vie réduite à cette extrémité,
soit par ces grandes maladies, soit par ces crises dont j'ai fait mention, je
crois pouvoir dire que ce dernier danger de mort ne le cède à aucun des autres.
Ainsi, dans cette agonie, c'est l'horreur naturelle qu'ont l'âme et le corps de
se séparer qui leur fait demander secours, afin de respirer. S'ils cherchent à
parler de leur souffrance, à s'en plaindre, à faire diversion, c'est pour
conserver la vie; tandis que, par un désir contraire, l'esprit ou la partie
supérieure de l'âme voudrait bien ne point sortir de cette peine.
Je ne sais si ce que j'ai dit est juste, et si je
me suis bien expliquée. Mais il me semble que cela se passe de la sorte. Jugez
par là, mon père, du repos que je dois avoir en cette vie, puisque celui que je
goûtais dans l'oraison et dans la solitude où Dieu me consolait se trouve
maintenant presque toujours changé en ce tourment que je viens de dépeindre.
Mais l'âme le trouve si agréable, elle en voit tellement le prix, qu'elle le
préfère à toutes les joies spirituelles dont Dieu la favorisait auparavant. Ce
chemin lui parait plus sûr, parce que c'est celui de la croix. Le bonheur
qu'elle y goûte est, selon moi, d'un grand prix, parce que le corps n'y a point
de part; il en a seulement à la peine, et l'âme savoure seule les délices de ce
martyre. Je ne comprends pas comment cela peut se faire, je sais seulement qu'il
en est ainsi; et je n'échangerais pas, je l'avoue, cette faveur visiblement
surnaturelle, que je tiens de la pure bonté de Dieu et nullement de mes efforts,
contre toutes celles dont il me reste à traiter. Je parle non de l'ensemble de
ces faveurs, mais de chacune en particulier.
Il ne faut pas oublier que les transports de cette
peine me sont venus après toutes les grâces rapportées avant celle-ci, et après
toutes celles dont ce livre contiendra le récit; j'ajoute que c'est l'état où je
me trouve maintenant.
Comme presque chaque nouvelle faveur que je reçois
me cause des craintes jusqu'à ce que Notre Seigneur me rassure, celle dont je
parle me donnait aussi dans les commencements certaines alarmes. Mais le divin
Maître me dit de ne pas craindre, et de plus estimer cette grâce que toutes
celles qu'il m'avait faites: l'âme se purifiait dans cette peine, elle y était
travaillée et purifiée comme l'or dans le creuset, afin que la main divine pût
mieux étendre sur elle l'émail de ses dons; enfin, elle endurait là les peines
qu'elle aurait endurées dans le purgatoire.
J'avais bien compris que c'était là une insigne
faveur, mais ces paroles me laissèrent dans une sécurité beaucoup plus grande;
mon confesseur me dit aussi que c'était véritablement l'œuvre de Dieu. A la
vérité, quelque crainte que m'eût inspirée cette peine à cause du peu de vertu
que je voyais en moi, jamais je n'avais pu croire qu'elle ne vînt point de Dieu;
mon appréhension procédait uniquement de ce que je me trouvais indigne d'une
grâce aussi excessive. Béni soit le Seigneur, dont la bonté est si grande! Amen.
Je m'aperçois que je suis sortie de mon sujet, car
j'avais commencé à traiter des ravissements; mais cette peine dont je viens de
parler est plus qu'un ravissement, et voilà pourquoi elle produit les effets que
j'ai décrits.
Je reviens donc aux ravissements et à leurs effets
ordinaires. Souvent mon corps en devenait si léger, qu'il n'avait plus de
pesanteur; quelquefois c'était à un tel point, que je ne sentais presque plus
mes pieds toucher la terre. Tant que le corps est dans le ravissement, il reste
comme mort, et souvent dans une impuissance absolue d'agir. Il conserve
l'attitude où il a été surpris: ainsi, il reste sur pied ou assis, les mains
ouvertes ou fermées, en un mot, dans l'état où le ravissement l'a trouvé.
Quoique d'ordinaire on ne perde pas le sentiment, il m'est cependant arrivé d'en
être entièrement privée; ceci a été rare, et a duré fort peu de temps. Le plus
souvent, le sentiment se conserve, mais on éprouve je ne sais quel trouble: et
bien qu'on ne puisse agir à l'extérieur, on ne laisse pas d'entendre; c'est
comme un son confus qui viendrait de loin. Toutefois, même cette manière
d'entendre cesse lorsque le ravissement est à son plus haut degré, je veux dire
lorsque les puissances, entièrement unies à Dieu, demeurent perdues en lui.
Alors, à mon avis, on ne voit, on n'entend, on ne sent rien. Comme je l'ai dit
précédemment dans l'oraison d'union, cette transformation totale de l'âme en
Dieu est de fort courte durée; mais tant qu'elle dure, aucune puissance n'a le
sentiment d'elle-même, ni ne sait ce que Dieu opère. Cela dépasse sans doute la
portée de notre entendement sur cette terre, et nous devons être incapables de
recevoir une si haute lumière; du moins, Dieu ne veut pas nous la donner. C'est
ce que j'ai vu par ma propre expérience.
Ici peut-être vous me demanderez, mon père, comment
le ravissement se prolonge quelquefois plusieurs heures. D'après ce que j'ai
souvent éprouvé, le ravissement, comme je l'ai dit de l'oraison précédente,
n'est pas continu; l'âme en jouit seulement par intervalles. A diverses reprises
elle s'abîme, ou plutôt Dieu l'abîme en lui; et après qu'il l'a tenue en cet
état un peu de temps, la volonté seule demeure unie à lui. Dans les deux autres
puissances, il se manifeste un mouvement semblable à celui de l'ombre de
l'aiguille des cadrans solaires, laquelle ne s'arrête jamais. Mais quand le
soleil de justice le veut, il sait bien les faire arrêter; et c'est là ce qui, à
mon sens, est de très courte durée. Cependant, comme le transport ou élévation
de l'esprit a été puissant, la volonté, malgré les nouveaux mouvements des deux
autres facultés, reste abîmée en Dieu. En même temps, agissant en souveraine,
elle produit sur le corps l'opération que j'ai marquée, afin que si les deux
autres puissances s'efforcent par leur agitation de troubler sa paix, elle soit
libre du moins des attaques de ses sens, les moindres de ses ennemis. Elle les
suspend donc, parce que telle est la volonté du Seigneur. Les yeux demeurent
presque tout le temps fermés, quoiqu'on ne voulût pas les fermer; et si
quelquefois ils s'ouvrent, ils ne distinguent ni ne remarquent rien, ainsi que
je l'ai déjà dit. En cet état, le corps a perdu en grande partie le pouvoir
d'agir, d'où il résulte que lorsque la mémoire et l'entendement s’unissent
de nouveau à la volonté, ces deux puissances rencontrent moins de
difficulté.
Que celui à qui Dieu fait une si grande faveur
n'ait donc pas de peine de se trouver, pendant plusieurs heures, le corps comme
lié, et parfois, la mémoire et l'entendement distraits. Le plus souvent, à la
vérité, la distraction de ces deux puissances ne consiste qu'à se répandre en
louanges de Dieu, dont elles sont comme enivrées, ou à tâcher de comprendre ce
qui s'est passé en elles. Encore ne peuvent-elles le faire à leur gré, vu que
leur état ressemble à celui d'un homme qui, après un long sommeil rempli
de rêves, n'est encore qu'à demi éveillé.
Si je m'explique sur ce sujet avec tant d'étendue,
c'est que je sais qu'il y a maintenant, et même en cet endroit
(à Avila), des âmes à qui Notre Seigneur accorde de telles grâces, Si ceux qui
les dirigent n'ont point passé par là, surtout si la science leur manque, il
leur semblera peut-être que dans le ravissement ces personnes doivent être comme
mortes. Ce que de telles âmes ont à souffrir de la part des confesseurs qui ne
les comprennent pas, est vraiment digne de compassion, comme je le dirai dans la
suite. Peut-être ne sais-je moi-même ce que je dis. C'est a vous, mon père, de
juger si je rencontre juste en quelque chose, puisque le Seigneur vous a donné
une connaissance expérimentale de ces grâces; mais comme elle est encore assez
récente chez vous, il pourrait se faire que vous n'eussiez pas observé ces faits
avec autant d'attention que moi.
C'est en vain qu'après le ravissement je fais des
efforts pour remuer les membres; le corps demeure longtemps sans forces, l'âme
les lui a toutes enlevées. Souvent, infirme auparavant et travaillé de grandes
douleurs, il sort de là plein de santé et admirablement disposé pour l'action.
Dieu se plaît ainsi à faire éclater la grandeur du don qu'il fait; il veut que
le corps lui-même, qui déjà obéit aux désirs de l'âme, participe à son bonheur.
Quand l'âme revient à elle, si le ravissement a été grand, il peut arriver
qu'elle se trouve encore pendant un ou deux jours, et même trois, comme
interdite et hors d'elle-même, tant ses puissances restent profondément
absorbées.
C'est alors qu'on éprouve le tourment de rentrer
dans la vie. L'âme sent qu'elle a des ailes pour voler, et que le léger duvet a
disparu. Le moment est venu pour elle de déployer hautement l'étendard de
Jésus-Christ. Devenue gouverneur de la citadelle, l'âme monte ou plutôt est
transportée à la plus haute tour, pour y arborer la bannière de Dieu. De cette
hauteur où elle se voit en sûreté, elle regarde ceux qui sont dans la plaine;
loin de redouter les dangers, elle les désire, parce que Dieu lui donne comme la
certitude de la victoire. Celui qui est placé en un lieu élevé porte au loin son
regard: ainsi l'âme découvre très clairement le néant de tout ce qui est
ici-bas, et le peu d'estime qu'on doit en faire. Désormais elle ne veut plus
avoir de volonté propre; elle voudrait même ne plus avoir de libre arbitre, afin
d'être délivrée des combats qu'il lui suscite. Elle supplie le Seigneur de. lui
accorder cette grâce: elle lui remet les clefs de sa volonté. La voilà donc,
cette âme, de jardinier devenue gouverneur de citadelle. Elle ne veut faire en
tout que la volonté de son maître. Elle ne veut être maîtresse ni d'elle-même ni
de quoi que ce soit, non pas même du moindre petit fruit du jardin confié à ses
soins. S'il produit quelque chose de bon, que le maître le distribue comme il le
jugera à propos. Quant à elle, son unique vœu désormais est de ne rien posséder
en propre, et de voir le Seigneur disposer de tout, selon les intérêts de sa
gloire et de son bon plaisir.
La vérité est que tout cela se passe de la sorte.
Ce sont là les effets que produisent dans l'âme ces ravissements, quand ils sont
véritables. S'ils ne les produisaient pas, et si l'âme n'en tirait pas ces
précieux avantages, non seulement je douterais beaucoup que ces transports
vinssent de Dieu, mais je craindrais que ce ne fussent plutôt de ces transports
de rage dont parle saint Vincent Ferrier
.
Quant à moi, je sais très bien, et j'ai vu par
expérience, qu'un ravissement d'une heure, d'une durée même plus courte,
suffit, quand il vient de Dieu, pour donner à l'âme l'empire sur toutes les
créatures, et une liberté telle, qu'elle ne se connaît plus elle-même. Elle voit
bien qu'un si grand trésor ne vient point d'elle; elle ne sait même pas comment
il lui a été donné; mais elle voit, avec évidence, les immenses avantages que
lui apporte chacun de ces ravissements.
Pour le croire, il faut l'avoir éprouvé. Aussi,
l'on ne donne point de créance à une pauvre âme qu'on a connue très imparfaite
et qu'on voit soudain prétendre à des choses héroïques. Très promptement en
effet, l'âme ne peut plus se contenter de servir le Seigneur d'une manière
vulgaire, elle aspire à le faire de toute l'étendue de ses forces. On s'imagine
qu'il y a là tentation et folie. Mais si l'on savait que tout cela ne vient
point de cette âme, mais du Seigneur à qui elle a remis les clefs de sa volonté,
on cesserait de s'étonner. Pour moi, j'en suis convaincue, lorsqu'une personne
est élevée à cet état, ce souverain Roi prend un soin particulier de tout ce
qu'elle doit faire. Oh! que l'on saisit bien alors le sens du verset dans lequel
David demande les ailes de la colombe! (cf. Psaume 55, 7) Que l'on comprend
clairement combien il avait raison de faire à Dieu cette prière, et à combien
juste titre nous devrions tous la lui adresser! On le voit avec évidence,
l'esprit prend alors son vol pour s'élever au-dessus de tout le créé et avant
tout au-dessus de lui-même; mais c'est un vol suave, un vol délicieux, un vol
sans bruit.
Quel empire est comparable à celui d'une âme qui,
de ce faîte sublime où Dieu l'élève, voit au-dessous d'elle toutes les choses du
monde, sans être captivée par aucune? Qu'elle est confuse de ses attaches
d'autrefois! Comme elle s'étonne de son aveuglement! Quelle compassion elle
porte à ceux qu'elle voit dans les mêmes ténèbres, surtout si ce sont des
personnes d'oraison, et envers qui Dieu se montre déjà prodigue de ses faveurs!
Elle voudrait élever sa voix pour leur faire connaître combien ils s'égarent;
quelquefois même elle ne peut s'en défendre, et alors mille persécutions
pleuvent sur sa tête. On l'accuse de peu d'humilité; elle prétend, dit-on,
instruire ceux de qui elle devrait apprendre. Si c'est une femme, on lui fait
encore plus vite son procès. Et on a raison de la condamner, parce qu'on ignore
le transport qui la presse. Souvent, incapable d'y résister, elle ne peut
s'empêcher de détromper ceux qu'elle aime. Elle voudrait les voir libres de la
prison de cette vie, où elle a été enchaînée elle-même; car, elle le voit
clairement, c'est bien d'une prison qu'elle a été tirée.
Elle gémit d'avoir été jadis sensible au point
d'honneur, et de l'illusion qui lui faisait regarder comme honneur ce que le
monde appelle de ce nom. Elle n’y voit plus qu’un immense mensonge, dont nous
sommes tous victimes. Elle comprend que l'honneur digne de ce nom n’est point
mensonger, mais très véritable, qu'il estime ce qui mérite de l'être
qu'il considère comme un néant ce qui est un néant, car tout ce qui prend
fin et n'est pas agréable à Dieu est néant, et moins encore que le néant. Elle
se rit d'elle-même en songeant qu'il y a eu un temps dans sa vie où elle a fait
quelque cas de l'argent, et où elle en a eu quelque désir. A la vérité, je n'ai
jamais eu à me confesser d'un tel désir; c'était une assez grande faute pour moi
d'avoir accordé quelque estime aux richesses. Si l'on pouvait avec elles acheter
le bonheur dont je jouis, je les priserais extrêmement; mais je vois au
contraire que pour obtenir ce bonheur, il faut renoncer à tout.
Qu'achète-t-on avec cet argent dont on a soif?
Est-ce un bien de quelque prix? est-ce un bien durable et pourquoi le veut-on?
Quel lugubre repos on se procure, et qu'il coûte cher! Souvent, avec cet argent,
on descend en enfer et l'on achète un feu qui ne s'éteint pas, Un
supplice sans fin. Oh! si les hommes pouvaient tous le regarder comme un peu de
boue inutile, quelle harmonie régnerait dans le monde! Quel affranchissement des
soucis qui nous troublent! Avec quelle amitié tous se traiteraient mutuellement,
si l'intérêt de l'honneur et de l'argent disparaissait de la terre! Pour moi, je
tiens que ce serait le remède à tout.
L'âme voit de quel aveuglement sont frappés les
esclaves des plaisirs, et comment, par ces plaisirs, ils n'acquièrent, dès cette
vie même, que des peines et des troubles amers. Quelle inquiétude quel peu de
contentement! comme ils travaillent en vain!
En elle-même, l'âme découvre, à la lumière du
Soleil divin, non seulement les toiles d'araignée ou les grandes fautes, mais
encore les grains de poussière, si petits qu'ils soient. Elle a beau faire tous
ses efforts pour tendre à la perfection, dès que ce Soleil l'investit de ses
rayons, elle se trouve extrêmement trouble: semblable à l'eau dans un verre,
qui, loin du soleil, semble pure et limpide, mais qui, exposée à ses rayons,
paraît toute remplie d'atomes. Cette comparaison est parfaitement juste. Quand
Dieu n'a pas encore accordé d'extase à l'âme, elle croit éviter avec soin toute
offense, et faire pour son service tout ce qui dépend d'elle. Mais lorsque, dans
l'extase, le Soleil de justice donne sur elle et lui fait ouvrir les yeux, elle
découvre tant d'atomes d'imperfections qu'elle voudrait les refermer aussitôt.
Comme le jeune aiglon, elle n'est pas encore assez forte pour regarder fixement
ce Soleil, mais pour peu qu'elle tienne les yeux ouverts, elle se voit comme une
eau très trouble. Elle se rappelle ces paroles: « Seigneur, qui sera juste
devant vous? » (Cf. Psaume 143, 2) Quand elle considère ce divin Soleil, elle
est éblouie de sa clarté; et quand elle se considère elle-même, la boue de ses
misères lui met un bandeau sur les yeux, et cette petite colombe se trouve
aveugle. Oui, très souvent, elle demeure complètement aveugle, absorbée,
effrayée, évanouie, devant les merveilles si grandes qu'elle contemple. C'est là
qu'elle trouve ce trésor de la vraie humilité, qui fait qu'elle n'a plus de
peine à dire ou à entendre dire du bien d'elle-même. Que le maître du jardin en
distribue les fruits à son gré: c'est à lui, et non à elle, de le faire. Ainsi,
ne gardant rien entre les mains, elle fait hommage au Seigneur de tout le bien
qu'elle possède, et si elle parle de soi, c'est uniquement pour la gloire de son
Dieu. Elle sait que dans ce jardin rien ne lui appartient en propre; et
voulût-elle l'ignorer, cela n'est pas en son pouvoir, car elle le voit d'un œil
que Dieu, malgré elle, ferme aux choses du monde et tient ouvert à la vérité.
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