Cette oraison et cette union laissent l'âme remplie
d'une ineffable tendresse pour Dieu. Elle voudrait mourir, non de peine, mais de
la douceur même des larmes qu'elle répand. Elle se trouve baignée de ces larmes,
mais elle ne les a pas senties couler, elle ne sait ni quand ni comment elle
les a répandues. Elle éprouve un indicible plaisir à voir cette eau, tout en
calmant l'impétuosité du feu qui la dévore, l'augmenter au lieu de l'éteindre.
Ceci peut paraître de l'arabe, mais se passe néanmoins de la sorte.
Dans ce degré d'oraison, il m'est quelquefois
arrivé de me trouver tellement hors de moi, que j'ignorais si la gloire dont
j'avais été remplie était une réalité on un songe. Je me voyais tout inondée de
larmes; elles coulaient sans douleur, mais avec une étonnante impétuosité: on
eût dit que cette nuée du ciel les laissait échapper de son sein. Je
reconnaissais alors que ce n'avait pas été un songe. Ceci avait lien dans les
Commencements, alors que cette oraison était de Courte durée.
L'âme se sent un tel courage, que si en ce moment
on mettait son corps en lambeaux pour la cause de Dieu, elle en éprouverait la
plus vive consolation. C'est l'heure des promesses et des résolutions héroïques,
des désirs véhéments, de l'horreur du monde, et de la claire vue de son néant.
Une faveur d'un tel ordre fait entrer l'âme dans un état beaucoup plus élevé que
les oraisons précédentes. Elle en demeure plus profondément humble, car elle
voit à la clarté même de l'évidence, qu'elle n'a donné aucun concours à une
faveur si excessive et si grandiose, et qu'elle n'a rien pu faire ni pour
l'attirer ni pour la retenir. Elle reconnaît clairement sa totale indignité, qui
ne peut pas plus échapper à son regard que des toiles d'araignées ne peuvent se
dérober à la vue, dans un appartement où le soleil donne en plein. Elle voit
toute sa misère. Elle est si éloignée de la vaine gloire, qu'il lui semble
impossible de jamais en concevoir. Elle a vu de ses propres yeux la faiblesse ou
plutôt l'inutilité complète de ses efforts; à peine at-elle consenti à une si
haute faveur. Malgré elle, pour ainsi dire, on a fermé la porte aux sens, afin
qu'elle pût jouir plus parfaitement de son Dieu. Elle reste seule avec Dieu, et,
là qu'a-t-elle à faire, sinon de l'aimer? Elle ne voit plus, elle n'entend plus
rien, à moins de se faire une extrême violence; et il faut l'avouer, elle n'a
pas à cela grand mérite. Le tableau de sa vie passée et de la grande miséricorde
de Dieu s'offre à elle dans toute sa vérité. L'entendement n'a pas besoin de se
mettre en quête de lui fournir des aliments; elle trouve tout apprêtés les mets
dont elle doit se nourrir. Elle voit qu'elle mérite l'enfer et qu'on la châtie
avec de la gloire. A cette vue, elle se fond en louanges de Dieu, ainsi que je
voudrais moi-même le faire en ce moment. Soyez béni, Seigneur, qui avez tiré
d'une piscine aussi bourbeuse que mon âme, une eau assez limpide pour être
servie à votre table! Soyez loué à jamais, ô vous, délices des anges, qui
daignez élever de la sorte un ver de terre aussi abject que moi!
Ces avantages se font sentir pendant quelque temps
à l'âme. Pleinement convaincue que les fruits du jardin ne viennent pas d'elle,
elle peut désormais commencer à les distribuer sans crainte de s'appauvrir. Elle
fait connaître par divers signes les trésors du ciel dont elle est enrichie;
elle souhaite les partager avec d'autres, et demande à Dieu de n'être pas seule
à les posséder. Déjà elle travaille au bien spirituel du prochain, sans presque
s'en apercevoir et sans rien faire d'elle-même dans ce but; mais les autres le
comprennent parfaitement, car les fleurs de ce jardin exhalent un parfum si
doux, qu'ils désirent le respirer de près. Ils se rendent compte que cette âme
est ornée de vertus, ils sont charmés de la beauté des fruits qu'elle renferme
en elle-même; ils voudraient s'en nourrir comme elle. Si la terre qui porte ces
fruits est profondément sillonnée par les souffrances, les persécutions, les
calomnies, les maladies (ce qui bien rarement doit manquer à ceux qui s'élèvent
à cet état); si elle est amollie par un parfait détachement de tout intérêt
propre, l'eau du ciel la pénètre à une telle profondeur, que presque jamais on
ne la voit souffrir de la sécheresse. Mais si cette âme tient encore à la terre;
si, hérissée d'épines, comme je l'étais au commencement, elle n'a pas encore
renoncé aux occasions, et ne témoigne pas à Dieu la reconnaissance que mérite
une aussi haute faveur, la sécheresse viendra la désoler comme auparavant.
Qu'alors le jardinier vienne à se négliger, et que le Seigneur par pure bonté
n'envoie pas une nouvelle pluie, tenez le jardin pour perdu. Ce malheur m'étant
arrivé plusieurs fois, j'en suis maintenant encore saisie d'épouvante, et
jamais, sans cette expérience personnelle, je n'aurais pu le croire.
Je me plais à l'écrire pour la consolation des âmes
faibles comme la mienne, afin qu'elles ne se désespèrent jamais, et qu'elles ne
cessent point de se confier en la miséricorde infinie de Dieu. Quand bien même,
après avoir été élevées par le Seigneur à un état si sublime, elles tomberaient,
qu'elles ne se découragent pas, si elles ne veulent pas se perdre tout à fait;
les larmes peuvent tout gagner, et une eau en attire une autre. Voilà une des
principales raisons qui m'animent, étant telle que je suis, à obéir à l'ordre
qu'on m'a donné d'écrire ma triste vie, et d'exposer au jour les faveurs dont
Dieu m'a comblée, malgré mes infidélités et mes offenses. Aussi souhaiterais-je
en ce moment que mes paroles eussent assez d'autorité pour que l'on fût obligé
de me croire. Plaise au Seigneur de m'accorder cette grâce! je l'en supplie de
toute mon âme.
Je le répète donc, que nul de ceux qui ont commencé
à faire oraison ne se décourage jamais, en disant: si je retombe dans mes
fautes, il serait pire pour moi de continuer ce saint exercice. Et moi, au
contraire, je suis persuadée que le pire serait d'abandonner l'oraison et de ne
pas se corriger. Mais quiconque y persévérera, on peut m'en croire, arrivera au
port du salut. Le démon me tendit à ce sujet le piège le plus perfide: il me
persuada qu'étant aussi imparfaite que je l'étais, je ne pouvais, sans manquer
d'humilité, me présenter à l'oraison. Je l'abandonnai alors pendant un an et
demi, au moins pendant un an, car pour les six mois de plus, je ne m'en souviens
pas bien. Par là, de moi-même, je m'étais mise en enfer, sans qu'il fût besoin
du démon pour m'y entraîner. O ciel! quel effrayant aveuglement! Et que l'ennemi
du salut va droit à ses fins en portant ses efforts de ce côté! Son intérêt y
est engagé, car il sait bien, le traître, qu'une âme qui persévère dans
l'oraison est perdue pour lui, et que toutes les chutes où il l'entraîne, loin
de lui nuire, servent par la bonté de Dieu à lui faire prendre ensuite un plus
vigoureux élan à son service.
O mon Jésus! quel spectacle que celui d'une âme
tombée de cette hauteur dans quelque péché, et miséricordieusement relevée par
votre main divine! Comme elle reconnaît, d'un côté, vos grandeurs et vos
miséricordes infinies, et de l'autre, la profondeur de sa misère! Elle
s'anéantit à la vue de vos perfections; elle n'ose lever les yeux en votre
présence, et néanmoins elle les attache sur vous pour apprendre ce qu'elle vous
doit. Elle se tourne avec ferveur vers la Reine du ciel et la prie de vous
apaiser. Elle invoque les saints qui tombèrent après avoir été appelés par vous,
et leur demande secours. Dans chacun des dons que vous lui faites alors, elle
trouve un excès de libéralité, parce qu'elle se reconnaît indigne que la terre
la soutienne. Comme elle vole aux sacrements! Avec quelle foi vive elle découvre
la vertu que vous y avez renfermée! Comme elle vous bénit de nous avoir laissé
un tel remède, un baume si précieux, qui non seulement adoucit nos plaies, mais
les fait même disparaître! Elle demeure frappée d'étonnement à l'aspect de
toutes ces merveilles.
Et qui donc, Seigneur de mon âme, ne serait saisi
de stupeur, en vous voyant répondre par une telle miséricorde et une si extrême
bonté, à une trahison si honteuse et si abominable? Vraiment, connaissant ce que
j'ai été, je ne sais comment, en écrivant ceci, je ne sens pas mon coeur se
fendre. Et je croirais, par ces petites larmes que je verse devant vous, larmes
que vous faites couler, mais qui par elles-mêmes ne sont que l'eau d'une
source corrompue, je croirais réparer ces trahisons si nombreuses, ces fautes
continuelles, et les efforts que je faisais pour ruiner l'ouvrage de votre grâce
dans mon âme! O mon Dieu, donnez quelque valeur à ces larmes, et rendez limpide
une eau si trouble. Faites-le, quand ce ne serait que pour prévenir dans les
autres la tentation que j'ai eue de juger témérairement. Je vous disais au fond
de mon âme: Pourquoi, Seigneur, n'étant religieuse que de nom, suis-je comblée
par vous de ces grâces que vous refusez à des âmes si saintes, qui ont toujours
travaillé à vous servir, des âmes consacrées à vous dès leur tendre jeunesse, et
qui sont de véritables religieuses? Je pénètre maintenant, ô mon souverain Bien,
la cause de votre conduite. J'étais faible, et vous m'avez accordé ce secours.
Ces âmes étaient fortes et désintéressées; sans ces faveurs elles se montraient
généreuses dans votre service, et vous voulez leur réserver la récompense tout
entière au sortir de cette vie.
Vous savez, ô mon Dieu, qu'un cri montait souvent
vers vous du plus intime de mon cœur, pour excuser les personnes qui parlaient
contre moi, trouvant qu'elles n'avaient que trop sujet de le faire. Déjà, il est
vrai, à cette époque, votre bonté prêtant son appui à ma faiblesse, je ne vous
offensais plus autant, et je travaillais à éviter tout ce que je croyais devoir
vous déplaire. A peine vous avais-je donné ce gage de fidélité, que vous
commençâtes, Seigneur, à ouvrir vos trésors à votre servante. Vous n'attendiez
de moi, ce semble, que la bonne volonté et la préparation, tant vous fîtes
paraître de promptitude, non seulement à m'enrichir de vos dons, mais à vouloir
qu'ils fussent connus.
Aussi commença-t-on dès lors à avoir bonne opinion
de celle dont la profonde misère n'était pourtant pas connue de tous comme elle
aurait dû l'être, quoiqu'elle perçât tant au dehors. Ce fut en même temps le
signal des murmures et de la persécution, et, à mon avis, je le méritais bien.
C'est pourquoi je n'avais de ressentiment contre aucun de ceux qui me
condamnaient; je vous suppliais, au contraire, de considérer qu'ils avaient
raison d'agir de la sorte. Je voulais, disait-on, passer pour sainte;
j'inventais des nouveautés, moi, si éloignée encore d'accomplir toute ma règle,
et d'égaler en vertu les religieuses si bonnes et si saintes qui vivaient dans
le monastère. Je l'avouerai, Seigneur, jamais je n'atteindrai à leur perfection,
si votre bonté ne fait tout par elle-même. Hélas! loin d'imiter leurs exemples,
je n'étais bonne qu'à faire disparaître les coutumes édifiantes, et à leur en
substituer de mauvaises; du moins, je faisais ce que je pouvais pour les
introduire; et pour le mal, mon pouvoir était grand. C'était donc sans aucune
faute de leur part que les religieuses et d'autres personnes du dehors me
condamnaient. Elles me découvraient des vérités que j'ignorais: ainsi le
permettait votre sagesse.
Un jour entre autres, en disant les heures, cette
tentation sur la distribution de vos faveurs agitait mon âme. Étant arrivée à ce
verset: « Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont
remplis d'équité » (Ps. 119, 137), je me mis à considérer combien ces
paroles étaient véritables. Car en ce qui regarde la foi, jamais le démon n'a eu
le pouvoir de me tenter. Jamais, Seigneur, je n'ai douté que vous ne fussiez la
source de tous les biens, jamais je n'ai hésité sur aucune des vérités que je
devais croire.
Au contraire, plus elles sortaient de l'ordre
naturel, plus ma foi y adhérait avec force et plus je sentais croître ma
dévotion. Je savais que vous êtes tout-puissant, et je ne m'étonnais d'aucune de
vos merveilles; je me plais à le redire, je n'ai jamais douté. Pensant donc
alors en moi-même comment il pouvait se faire que, récompensant avec justice des
âmes qui vous servaient très fidèlement, comme je l'ai dit, vous ne leur donniez
cependant pas les délices et les faveurs que vous m'accordiez malgré mon
indignité, vous me répondîtes, Seigneur: « Contente-toi de me servir, et ne
t'occupe point de cela. » Ce furent là les premières paroles que j'entendis de
vous, aussi me causèrent-elles un grand effroi.
Devant traiter plus tard de la manière dont ces
divines paroles se font entendre, ainsi que de quelques autres points, je n'en
dirai rien ici. Ce serait sortir de mon sujet; et déjà, si je ne me trompe, j'en
suis bien loin, car je ne sais presque plus où j'en suis. Il faut, mon père, que
vous me pardonniez des interruptions inévitables pour moi. Certes, il n'y a rien
d'étonnant qu'à la vue de cette ineffable patience de Dieu à mon égard, et de
l'état où je suis maintenant par sa grâce, je perde le fil de mon discours.
Plaise au Seigneur que mes écarts soient toujours
de ce genre Ah! plutôt que de permettre qu'il y ait dans ma vie un seul instant
où je lui sois rebelle, je l'en conjure, qu'à cet instant même il me réduise en
cendres! Il suffit, pour montrer l'excès de sa miséricorde, qu'il m'ait, non pas
une, mais plusieurs fois, pardonné une si grande ingratitude. Souvent il a
renouvelé en ma faveur un pardon qu'il n'accorda à saint Pierre qu'une seule
fois; aussi le démon n'avait que trop sujet de me tenter, en m'insinuant que je
ne devais point prétendre à l'étroite amitié de Celui avec lequel je vivais dans
une rupture si ouverte. Quel aveuglement pouvait être comparable au mien! Où
avais-je l'esprit, ô mon Seigneur lorsque, hors de vous, j'espérais trouver un
remède? Quelle folie de fuir la lumière, pour heurter à chaque pas dans les
ténèbres! Et quelle humilité superbe le démon savait inventer pour me faire
abandonner l'oraison, cette colonne, ce bâton, dont l'appui devait me préserver
d'une aussi grande chute! Maintenant encore, je ne puis sans effroi me rappeler
cette invention qu'il me présentait sous une couleur d'humilité: à mes yeux,
c'est le plus grand péril que j'aie couru dans ma vie. Voici les pensées qu'il
me mettait dans l'esprit. Eh quoi! si mauvaise après tant de grâces reçues,
pouvais-je encore m'approcher de l'oraison? ne devait-il pas me suffire de
faire, comme les autres, les prières de règle? et m'acquittant si mal de
celles-ci, n'était-ce pas témérité de vouloir en faire davantage? oser y
prétendre, c'était montrer bien peu de respect pour Dieu, et bien peu d'estime
pour ses faveurs. Sans doute, il était bien de voir et de comprendre mon
indignité; mais en tirer cette conséquence pratique, voilà ce qui fut un très
grand mal. Soyez béni, Seigneur, qui avez daigné y apporter le remède!
C'est là, je crois, le commencement de la tentation par
laquelle le démon perdit Judas. Seulement le traître n'osait pas m'attaquer
d'une manière aussi ouverte; mais en s'insinuant peu à peu, il aurait fini par
me faire tomber dans l'abîme où il l'avait précipité.
Pour l'amour de Dieu, que tous ceux qui s'adonnent
à l'oraison fassent attention à ceci. Qu'ils le sachent, tout le temps que je
l'abandonnai, ma vie fut remplie de beaucoup plus d'infidélités qu'auparavant.
On peut juger par là de la bonté du remède que me donnait le démon, et du
plaisant résultat de cette humilité, qui ne produisait en moi qu'un trouble
effrayant. Et comment mon âme aurait-elle pu se reposer en paix, lorsqu'elle
s'éloignait, l'infortunée, de Celui qui était son repos, emportant la pensée
toujours présente de ses grâces et de ses faveurs, et voyant d'autre part le
dégoût que méritent les plaisirs de la terre? Je m'étonne d'avoir pu supporter
un pareil état. Ce qui sans doute me soutenait, c'était l'espérance de reprendre
l'oraison; car en interrogeant mes souvenirs sur cette époque, dont déjà plus de
vingt et un ans me séparent, je trouve que je nourrissais toujours dans mon cœur
le ferme dessein d'y revenir; mais j'attendais pour cela que mon âme fût tout à
fait exempte de fautes. O ciel! dans quelle voie funeste me jetait cette
espérance! Le démon m'y aurait bercée jusqu'au jour du jugement, pour
m'entraîner ensuite dans l'enfer. Car si, auparavant, l'oraison et la lecture,
les lumières que j'y puisais sur mon infidélité, les larmes même dont souvent
j'importunais Notre Seigneur, ne pouvaient me rendre victorieuse de ma
faiblesse; en abandonnant l'oraison, en vivant au milieu de vains passe-temps et
des occasions d'offenser le Seigneur, n'étant presque soutenue de personne, ou
plutôt, j'oserai le dire, ne rencontrant de secours que pour m'aider à tomber,
que pouvais-je espérer, sinon le sort dont j'ai parlé?
Je crois qu'un religieux de l'ordre de Saint-Dominique, homme d'un éminent savoir (Père Vincent Baron, cf. chap.
5 et 7), a beaucoup mérité devant Dieu, pour m'avoir retirée d'un tel sommeil.
Ce père, comme il me semble l'avoir dit, me fit communier tous les quinze jours.
Dès lors le mal diminua, je commençai à rentrer en moi-même. J'offensais encore
le Seigneur, mais enfin j'étais dans le bon chemin, et marchant à petits pas,
tombant, me relevant, je ne laissais pas d'avancer: quand la marche n'est pas
interrompue, quelque lente qu'elle soit, on arrive, quoique tard, au terme du
voyage. S'égarer de ce chemin n'est autre chose, à mon avis, qu'abandonner
l'oraison. Dieu nous en préserve par son infinie bonté!
On le voit maintenant, et pour l'amour de Dieu
qu'on y fasse une attention sérieuse: une âme qui reçoit dans l'oraison de si
grandes faveurs ne doit point se fier à elle-même, ni s'exposer en aucune
manière aux occasions, car elle peut tomber encore. Qu'on pèse cet avis, il est
de la plus haute importance. En effet, l'artifice dont se sert ici le démon,
même contre une âme véritablement favorisée de Dieu, est de chercher, le
traître, à tourner le plus qu'il peut contre elle les grâces qu'elle reçoit, et
il agit ainsi de préférence avec des personnes qui ne sont encore ni fortes dans
les vertus, ni avancées dans la mortification et le détachement. Or, les âmes
dont je parle, quelque grands que soient leurs désirs et leurs
résolutions, ne sont pas encore assez fortes pour pouvoir s'exposer,
comme je le dirai plus loin, aux périls et aux occasions. Ce que je
recommande ici est une excellente doctrine; elle n'est pas de moi, c'est
Dieu qui nous l'enseigne. Aussi je souhaite que des personnes ignorantes
comme moi en soient instruites. Quoiqu'une âme soit élevée à cet état, elle ne
doit point présumer de ses forces jusqu'à se présenter d'elle-même au combat.
C'est assez pour elle de se défendre. Elle aura même besoin d'armes pour
soutenir les assauts des démons, tant elle est incapable de les attaquer et de
les abattre à ses pieds, comme le font ceux qui sont parvenus aux états dont je
parlerai dans la suite.
Voici comment le démon enveloppe une âme dans son
réseau. Cette âme se voit près de Dieu; elle découvre la différence des biens du
ciel et de ceux d'ici-bas; elle aperçoit tout l'amour que son Dieu lui témoigne,
et, à la vue de cet amour, elle se livre à une telle sécurité, qu'elle croit ne
pouvoir jamais perdre le bonheur qu'elle possède. Elle a une vue si claire de la
récompense, qu'il lui semble impossible de renoncer à une félicité si délicieuse
et si suave dès cette vie, pour une chose aussi abjecte et aussi dégradante que
les plaisirs de la terre. C'est de cette sécurité que le démon se sert, pour lui
faire perdre la défiance qu'elle doit avoir d'elle-même. Ainsi, comme je l'ai
dit, cette âme se jette dans les dangers, et elle commence, avec un zèle pur
sans doute, à distribuer sans mesure les fruits de son jardin, persuadée qu'elle
n'a plus rien à craindre. Ce n'est pas néanmoins par orgueil qu'elle agit de la
sorte; elle sait qu'elle ne peut rien d'elle-même, mais elle cède à une
confiance en Dieu qui n'est point réglée par la discrétion. Elle ne considère
pas qu'elle n'est encore qu'un jeune oiseau aux ailes débiles; elle peut bien
sortir du nid, et Notre Seigneur l'en tire quelquefois, mais elle est incapable
de voler. Ses vertus ne sont pas encore assez fortes, elle manque d'expérience
pour connaître les dangers, et elle ignore quel dommage elle reçoit en se
confiant à elle-même.
Telle fut la cause de ma ruine. On voit par là
combien sur ce point, comme sur tous les autres d'ailleurs, on a besoin d'avoir
un maître, et de communiquer avec des personnes spirituelles. Je crois pourtant
que lorsque Notre Seigneur élève une âme à cet état, il continue de la
favoriser, et ne permet pas qu'elle se perde, à moins qu'elle ne s'éloigne
entièrement de lui. Mais encore une fois, si elle tombe, qu'elle se souvienne,
je l'en conjure pour l'amour de Dieu, qu'elle se souvienne de ne pas donner dans
le piège du tentateur; qu'elle se garde bien, par une fausse humilité,
d'abandonner l'oraison, comme je l'ai fait moi-même, ainsi que je l'ai dit et
que je ne saurais trop le redire. Qu'elle se confie en la bonté de Dieu; elle
est plus grande que tout le mal que nous pouvons faire. Il oublie nos
ingratitudes, du moment où, touchés de repentir, nous voulons rentrer en amitié
avec lui. Les grâces qu'il nous a faites, loin de provoquer ses châtiments, le
portent à nous accorder plus promptement le pardon; car il nous regarde comme
des enfants de sa maison, et se souvient que nous avons, comme on dit, mangé le
pain de sa table. Que ces âmes se rappellent les paroles de ce divin Maître, et
considèrent la manière dont il en a usé envers moi. Je me suis plutôt lassée de
l'offenser qu'il ne s'est lassé de me pardonner. Non, jamais sa main ne se
fatigue de donner, et jamais la source de ses miséricordes ne peut être épuisée.
Ne nous fatiguons donc jamais de recevoir. Qu'il soit béni à jamais! Amen. Et que
toutes les créatures célèbrent ses louanges!
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