En terminant ce qui regarde ce sujet, je dirai que
Dieu, pour ravir cette âme, n'a pas besoin de son consentement. Elle le lui a
déjà donné; il sait qu'elle s'est remise avec sa volonté entre ses mains, et il
ne peut être trompé par elle, parce qu'il connaît tout. Il n'en pas de même
ici-bas, où tout est plein d'artifice et de duplicité. Une personne vous
prodigue tant de marques d'affection, que vous croyez avoir gagné son cœur; mais
bientôt vous vous apercevez que tout cela n'était que mensonge. Non, la vie
n'est pas supportable au milieu de tant d'intrigues, surtout si l'intérêt vient
à s'y mêler.
Heureuse donc l'âme que Dieu élève à l'intelligence
de la vérité! Quel admirable état pour des rois que celui-là! Combien il
vaudrait mieux pour eux travailler à l'acquérir que chercher à posséder de
grands domaines. Quel ordre on verrait dans leurs États! Que de maux seraient
évités! combien auraient déjà été épargnés au monde! Quand on a vu ainsi la
vérité, on ne craint plus de perdre ni la vie ni l'honneur pour l'amour de Dieu.
Quelle précieuse disposition dans ceux qui sont plus étroitement tenus que leurs
sujets à défendre l'honneur de Dieu, puisqu'ils sont souverains et qu'ils
marchent à la tête des peuples! Pour faire faire un pas à la foi, pour éclairer
les hérétiques d'un rayon de lumière, ils seraient prêts à sacrifier mille
royaumes. Et ils auraient raison. Car en échange de ce sacrifice, ils
s'assureraient la possession d'un royaume qui n'a point de fin.
Il suffit d'une seule goutte de cette eau du ciel
tombant dans une âme, pour lui inspirer un profond dégoût de tout ce qui est
terrestre. Qu'éprouvera-t-elle donc quand, l'heure venue, elle s'y plongera tout
entière? O mon Dieu! pourquoi faut-il qu'il ne m'ait pas été donné de proclamer
bien haut ces vérités? Comme tant d'autres qui savent les annoncer tout
autrement que moi, je n'aurais point obtenu créance; mais mon âme, du moins, se
serait satisfaite. Oui, le sacrifice de ma vie me paraîtrait bien peu de chose,
au prix d'une seule de ces vérités communiquée aux hommes. J'ignore toutefois ce
que je ferais, car puis-je me fier à moi-même? Cependant, telle que je suis, je
sens, pour dire des vérités si salutaires à ceux qui gouvernent, un zèle qui me
tue. Voyant mon impuissance, je me tourne vers vous, Seigneur, et je vous
conjure de remédier à tant de maux. Vous le savez: volontiers, pourvu que je
pusse vivre sans vous offenser, je me dessaisirais des faveurs que vous m'avez
accordées, pour les céder aux rois. Dès lors, je le sais, ils ne pourraient plus
consentir à tant de choses qu'ils autorisent, et ces grâces seraient en eux la
source des plus grands biens. O mon Dieu, éclairez-les sur l'étendue de leurs
obligations. Elles sont grandes ces obligations, puisque vous les distinguez si
fort des autres hommes ici-bas, que vous daignez même, comme je l'ai entendu
dire, faire paraître des signes dans le ciel lorsque vous les rappelez à vous. A
cette seule pensée, mon âme est pénétrée d'un sentiment de dévotion. Vous voulez
par là, ô mon Roi, leur apprendre à vous imiter pendant leur vie, puisque ces
signes dans le ciel impriment à leur mort une certaine ressemblance avec
la vôtre.
Mon langage est très hardi; si vous le trouvez
blâmable, veuillez, mon père, déchirer cette page. Sachez-le cependant, si je
pouvais leur parler en face, et si j'avais l'espoir d'en être écoutée, je leur
dirais ces vérités avec plus d'énergie encore. Je prie beaucoup pour eux, et
j'ai un ardent désir que Dieu exauce mes prières. Il ne s'agit après tout que de
risquer sa vie, et bien souvent je désire en être délivrée; ce serait donc
perdre bien peu pour gagner beaucoup. Au reste, il n'y a plus moyen de vivre
ici-bas, puisque l'on est contraint d'y voir de ses yeux l'illusion qui nous
entraîne, et l'aveuglement dont nous sommes frappés.
Parvenue à cette hauteur, l'âme ne forme pas
seulement des désirs pour Dieu, mais elle reçoit de lui la force de les
réaliser. Elle s'élance au-devant de toutes les occasions de le servir. Encore
ne croit-elle rien faire, tant est vive, comme je le disais, la lumière qui lui
montre qu'excepté servir Dieu, tout le reste n'est qu'un néant. La douleur
alors, surtout quand on est aussi inutile que je le suis, est de ne pas voir se
présenter ces occasions. Mais vous, ô mon souverain Bien, veuillez permettre
qu'un jour vienne où je pourrai vous payer au moins un denier
sur mes dettes immenses! Daignez, Seigneur, faire en sorte que votre servante
vous rende enfin quelque petit service. On a vu d'autres femmes vous prouver
leur amour par des actions héroïques; et moi, je ne sais que parler. C'est
pourquoi vous ne voulez point, ô mon Dieu, m'employer à des œuvres. Ainsi, tout
mon service se réduit à des paroles et à des désirs. Encore, ma langue
n'est-elle pas libre; hélas! j'en abuserais peut-être. Fortifiez vous-même mon
âme, commencez à la disposer, ô vous, Bien de tous les biens, ô mon Jésus!
Faites naître au plus tôt pour moi des occasions de travailler pour votre
gloire. Tant recevoir et ne rien donner en retour, c'est un tourment qui ne se
peut souffrir. Coûte que coûte, Seigneur, ne me laissez pas plus longtemps
paraître devant vous les mains si vides, puisque vous devez mesurer la
récompense sur les œuvres. Voici ma vie, voici mon honneur et ma volonté; je
vous ai tout donné, je suis à vous, disposez de moi selon votre bon plaisir. Je
sens, ô mon Seigneur, toute mon impuissance. Gardez-moi près de vous, à cette
hauteur où les vérités se découvrent à l'âme, et je pourrai tout; mais si vous
vous éloignez tant soit peu, je me retrouverai bientôt, comme autrefois, sur le
chemin de l'enfer.
Ah! que doit sentir une âme, quand, de cette région
où elle est parvenue, elle est forcée de revenir au commerce des hommes, et
d'assister comme spectatrice à cette pitoyable comédie de la vie présente! Quel
supplice pour elle de consumer le temps à réparer les forces du corps par la
nourriture et par le sommeil! Tout lui pèse, elle ne sait comment fuir, elle est
enchaînée, elle se voit prisonnière. Oh! comme elle sent sa captivité dans ce
corps, et la misère de la vie! Qu'elle comprend bien la raison qui portait saint
Paul à supplier Dieu de l'en affranchir! Avec l'Apôtre elle élève de grands cris
vers Dieu, et lui demande la liberté. J'ai parlé déjà de ces aspirations; mais
ici, ce sont des désirs si impétueux, que très souvent l'âme paraît vouloir
s'élancer hors du corps, pour saisir cette liberté qu'on lui refuse. Elle se
regarde comme vendue sur une terre étrangère, et ce qui lui est le plus amer,
c'est de trouver bien peu d'âmes qui gémissent avec elle et demandent la fin de
leur exil, tandis que le plus grand nombre n'aspirent qu'à jouir de la vie.
Ah! si nous n'étions attachés à rien, si nous ne
mettions point notre bonheur dans les choses de la terre, comme le regret de
l'absence de Dieu se ferait sentir à nos âmes, et comme la crainte de la mort
serait tempérée par le désir de jouir de la vie véritable! Je m'arrête de temps
en temps à cette considération: si, malgré mon peu d'amour, malgré mon
incertitude du bonheur à venir que n'ont pas mérité mes œuvres, il me suffit de
cette lumière que le Seigneur m'a donnée, pour éprouver souvent un si mortel
ennui de me voir dans ce lieu de bannissement, que devaient donc éprouver les
saints! Que devaient sentir un saint Paul, une sainte Madeleine, et tant
d'autres, en qui ce feu de l'amour divin jetait de si vives flammes! Leur vie
devait être un martyre continuel. Une chose, ce me semble, calme un peu ma
peine, et me donne quelque repos, c'est de traiter avec des personnes en qui je
trouve les mêmes désirs: j'entends des désirs confirmés par des œuvres. Il y a,
en effet, des personnes qui croient posséder ce détachement et le publient, et
de fait, vu leur état et les nombreuses années consacrées au travail de la
perfection, il devrait en être ainsi; et cependant elles se font illusion. Mais
l'âme qui l'a obtenu connaît de bien loin celles qui ne l'ont qu'en paroles, et
celles qui l'ont en réalité. Elle voit le faible avancement des unes, et les
admirables progrès des autres; on le discerne très facilement, dès qu'on a de
l'expérience.
J'ai fait connaître les effets des ravissements qui
viennent de l'esprit de Dieu. Ces effets sont tantôt plus grands et tantôt
moindres. Dans les commencements, par exemple, ils sont moins sensibles, parce
qu'ils ne sont pas encore confirmés par les œuvres. La perfection a ses progrès,
et avant que l'âme ait fait disparaître les dernières traces des toiles
d'araignées dont je parlais plus haut, il faut un certain temps. Mais à mesure
qu'elle grandit en amour et en humilité, les fleurs de ses vertus répandent pour
elle et pour les autres des parfums plus pénétrants. Il est vrai néanmoins que
par un seul de ces ravissements, Dieu peut opérer dans l'âme de telle sorte,
qu'il lui reste peu de travail pour acquérir la perfection. Nul ne saurait
concevoir, s'il ne l'a éprouvé, de quels dons Dieu enrichit alors une âme.
Jamais, ce me semble, tous nos efforts ne sauraient nous faire parvenir
jusque-là. Sans doute, avec l'aide du Seigneur, et en suivant la route tracée
par ceux qui ont écrit de l'oraison, en appliquant les principes et les moyens
indiqués, on pourra arriver à la perfection et à un notable détachement; mais ce
ne sera qu'en plusieurs années, et avec beaucoup de travail. Au lieu qu'ici,
c'est le Seigneur qui agit en peu de temps et sans aucun effort de notre part.
Il détache sans retour l'âme de cette terre, et il lui en donne l'empire,
fût-elle aussi indigente de mérites que je l'étais: je ne puis rien dire de plus
fort, car je n'en avais véritablement presque aucun. Si l'on demande pourquoi il
agit ainsi, je dirai: parce qu'il le veut, et qu'il agit comme il lui plaît.
Quand il ne trouve pas l'âme disposée, il la dispose à recevoir le bien dont il
l'enrichit. Ainsi, il n'accorde pas toujours ses trésors comme récompense des
soins avec lesquels on a cultivé le jardin; il est très certain pourtant qu'il
récompense avec libéralité ceux qui, s'adonnant à cette culture, travaillent à
se détacher de tout. Mais quelquefois, je le répète, il lui plaît de faire
éclater son souverain pouvoir sur le sol le plus ingrat, et de rendre une âme
imparfaite capable des plus grands biens. Cette âme est alors comme impuissante
à retomber dans les offenses qu'elle commettait auparavant.
Dans cet état, l'âme connaît si clairement la
vérité et en a une vue si habituelle, qu'elle regarde tout le reste comme un jeu
de petits enfants. Elle se prend parfois à rire en voyant, jusque dans la vie
religieuse, des personnes graves, des personnes d'oraison, faire tant de cas de
certains points d'honneur qu'elle a déjà foulés aux pieds. Il est, disent-elles,
de la prudence et de la dignité de leur rang d'en user de la sorte, pour être
plus utiles aux autres. Mais elle sait très bien qu'en méprisant cette dignité
de leur rang pour l'amour de Dieu, elles feraient plus de bien en un seul jour,
qu'elles n'en feront en dix ans, en s'efforçant de la maintenir.
Cette âme mène une vie de souffrances, elle porte
toujours la croix, mais elle fait d'admirables progrès. Ceux qui ont des
rapports avec elle la croient à la cime de la perfection; et néanmoins, peu de
temps après, elle est encore plus haut, parce que Dieu répand toujours en elle
de nouvelles grâces. Dieu est l'âme de cette âme, il s'en réserve la conduite,
et il est lui-même sa lumière; il lui prête, ce semble, une assistance
continuelle pour la préserver de toute offense; il ne cesse de lui prodiguer ses
dons et de l'exciter à le servir.
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