Notre-Seigneur daignait, ainsi que je l'ai dit (cf.
chap. 4), m’accorder à certains
intervalles,
mais durant un temps très court, les prémices de la faveur dont je vais parler.
C'était lorsque je me tenais en esprit près de ce divin Maître, comme je l'ai
raconté (cf. chap. 4 et 9), et quelquefois aussi lorsque je lisais. Le sentiment
de la présence de Dieu me saisissait alors tout à coup. Il m'était absolument
impossible de douter qu'il ne fût au dedans de moi, ou que je ne fusse toute
abîmée en lui.
Ce n'était pas là une vision; c'est, je crois, ce
qu'on appelle théologie mystique. Elle suspend l'âme de telle sorte qu'elle
semble être tout entière hors d'elle-même. La volonté aime, la mémoire me paraît
presque perdue; l'entendement, à mon avis, ne raisonne point, sans pour autant
être perdu en Dieu. Je le répète, il n'agit point, mais il demeure comme
épouvanté de la grandeur de ce qu'il contemple; car Dieu se plaît à lui faire
connaître qu'il ne comprend rien de ce qu'il lui découvre alors.
Cette faveur avait été précédée d'une autre, qui
peut, ce me semble, être jusqu'à un, certain point le fruit de nos efforts:
c'était une tendresse de dévotion très habituelle. Je goûtais un plaisir qui,
sans être entièrement sensible ni parfaitement spirituel, est pourtant un don de
Dieu. Mais en cela nous pouvons nous aider beaucoup nous-mêmes, soit en
considérant notre bassesse, l'excellence des bienfaits divins, notre
ingratitude, les douleurs de la passion de Jésus-Christ et sa vie si souffrante,
soit en contemplant avec joie les œuvres du Seigneur, sa grandeur, son amour
pour nous, et tant d'autres merveilles qui se révèlent comme d'elles-mêmes à
ceux qui ont un véritable désir de leur avancement. Que si à ces considérations
se joint un peu d'amour, l'âme s'épanouit délicieusement, le cœur s'attendrit,
les larmes coulent. Quelquefois il semble que nous les tirons des yeux comme par
force; d'autres fois, c'est Notre-Seigneur qui, nous faisant une douce violence,
leur ouvre un libre passage, sans qu'il nous soit possible de les retenir. Ce
divin Maître se plaît ainsi à payer magnifiquement nos faibles services, par
cette consolation qu'éprouve l'âme, en voyant ses larmes couler pour une Majesté
si adorable. Je ne m'étonne pas qu'elle trouve là une source de consolation.
Qu'elle y cherche donc sa joie et ses délices: ce n'est que trop légitime.
On pourrait à juste titre, comme la pensée m'en
vient maintenant, comparer ces joies à celles du ciel. Il y a sans doute, entre
les degrés divers de la félicité céleste, une différence incomparablement plus
grande qu'entre les degrés de bonheur de l'âme dans cet exil. Voici néanmoins la
ressemblance: Dieu donne à ses élus, dans le ciel, une gloire proportionnée à
leurs mérites; mais comme ils voient combien peu ils ont travaillé pour la
gagner, ils sont tous contents de la place qu'ils occupent. Il en est de même de
l'âme ici-bas: dès que Dieu commence à lui faire goûter ces plaisirs de
l'oraison, elle croit vraiment n'avoir plus rien à désirer, et elle se regarde
comme très bien payée de tous ses services; et certes elle a bien raison d'en
juger ainsi.
Ces larmes, fruit en quelque sorte de nos efforts
soutenus par le secours divin, sont d'une grande valeur, et ce n'est pas assez
de tous les travaux du monde pour en acheter une seule. Quel trésor plus
précieux, en effet, que d'avoir un témoignage que l'on est agréable à Dieu!
Celui qui en est là doit lui en rendre da vives actions de grâces, et
reconnaître la grandeur d'un tel bienfait; car le Seigneur montre déjà qu'il le
veut pour sa maison, et l'a choisi pour son royaume, s'il ne retourne point en
arrière
Qu'il méprise certaines fausses humilités dont je
compte parler, et se garde bien de croire faire acte de cette vertu en ne
reconnaissant pas les grâces de Dieu. La vérité à bien entendre ici, est que
Dieu nous les accorde sans aucun mérite de notre part; témoignons-lui en donc
notre gratitude. Mais si ces largesses nous sont inconnues, comment
exciteront-elles notre amour? Et puis, n'est-il pas hors de doute que plus une
âme se reconnaît indigente par elle-même et riche par les dons du Seigneur, plus
elle avance dans la vertu et dans la vraie humilité? Cette peur de la vaine
gloire, quand Dieu commence à nous prodiguer ses trésors, abat le courage d'une
âme, en lui persuadant qu'elle n'est pas capable de grands biens. Celui qui nous
les donne, croyons-le fermement, nous donnera aussi la grâce de démêler les
artifices du tentateur et la force de lui résister. Pour cela il ne demande de
nous qu'une intention droite, et un vrai désir de lui plaire et non aux hommes.
D'ailleurs, n'est-il pas très clair que le souvenir
des bienfaits augmente l'amour envers le bienfaiteur? Si donc il est permis et
très méritoire de se rappeler sans cesse que c'est Dieu qui nous a tirés du
néant, nous a donné l'être, et nous conserve la vie; que c'est lui qui, si
longtemps avant notre naissance, nous a préparé les bienfaits de sa mort et de
ses douleurs; pourquoi ne me serait-il pas permis de voir, de comprendre, de
rappeler souvent à mon souvenir, qu'ayant autrefois aimé les conversations
frivoles, je ne puis plus maintenant, par un don du Seigneur, trouver de charme
qu'à m'entretenir de lui? C'est là un joyau précieux; et quand je me souviens
que je l'ai reçu de lui et qu'il est en ma possession, un tel souvenir non
seulement me convie, mais me force à l'aimer; et cet amour est tout le fruit de
l'oraison fondée sur l'humilité. Que doivent donc éprouver certains serviteurs
de Dieu, quand ils voient en leur pouvoir d'autres perles plus précieuses
encore, comme la perle du mépris du monde et celle du mépris d'eux-mêmes? Il est
clair que de tels bienfaits leur imposent plus de reconnaissance et de fidélité.
N'ayant par eux-mêmes aucun de ces trésors, ils s'en voient uniquement
redevables à la largesse de ce Dieu, qui a daigné se montrer prodigue à ce point
envers une âme aussi faible, aussi pauvre et dépourvue de mérites que la mienne.
Non content de m'enrichir d'une de ces perles de si haut prix, ce qui était déjà
trop pour moi, il m'en a donné d'autres, et sa munificence a dépassé mes désirs.
De telles faveurs doivent accroître notre dévouement et notre reconnaissance;
Dieu ne les accorde qu'à cette condition. Si, dans cet état sublime, il nous
voit mal user de ce trésor, il le reprend; et, nous laissant dans une indigence
beaucoup plus grande qu'auparavant, il le donne à des âmes de son choix, qui le
feront mieux valoir pour elles-mêmes et pour les autres. Mais comment celui qui
ignore les richesses dont il est possesseur, pourrait-il en faire part et les
distribuer avec libéralité? Avec une nature telle que la nôtre, il nous est
impossible, selon moi, d'avoir le courage des grandes choses, si nous ne sentons
en nous l'assurance de la faveur divine. Faibles et courbés vers la terre, nous
aurions bien de la peine à arriver à un détachement parfait et à ce souverain
dégoût des choses d'ici-bas, si notre âme ne possédait déjà quelque gage des
biens d'en-haut. Par ces dons, le Seigneur nous rend la force perdue par nos
péchés; ainsi, avant d'avoir reçu ce gage de son amour, accompagné d'une foi
vive, il sera bien difficile de se réjouir d'être pour tous un objet de mépris
et d'horreur, et d'aspirer à ces grandes vertus qui éclatent dans les parfaits.
Notre nature ayant tant de peine à se soulever vers le ciel, nos regards ne se
portent qu'aux objets présents. Ces faveurs réveillent la foi et lui donnent une
nouvelle vigueur. Comme j'ai si peu de vertu, je juge des autres par moi-même:
étant si misérable, j'avais besoin de tous ces secours. Peut-être la seule
vérité de la foi suffit à des âmes plus fortes, pour entreprendre des choses
très parfaites. A elles de nous éclairer; pour moi, je dis ce que j'ai éprouvé,
comme on l'exige.
Si cet écrit n'est pas bien, celui à qui je
l'envoie n'aura qu'à le déchirer; il est plus capable que moi d'en découvrir les
défauts. Pour l'amour de Dieu, je le supplie, lui et tous mes confesseurs, de
publier de mon vivant même, s'ils le jugent à propos, ce que j'ai dit de mes
péchés et des infidélités de ma vie; dès cette heure, je le leur permets, dans
l'espoir de détromper ainsi ceux qui trouveraient en moi quelque vertu; je puis
bien l'affirmer, mon cœur à l'avance en ressent une grande joie. Mais pour ce
qui me reste à dire, je ne leur donne pas la même liberté, et je ne veux pas,
s'ils le communiquent, qu'ils disent en qui ces choses se sont passées, ni qui
les a écrites. Dans ce dessein, je tairai mon nom et celui des autres, et je
m'efforcerai de tout dire de manière à rester inconnue. Je leur demande donc,
pour l'amour de Dieu, de céder à mon désir. L'approbation d'hommes si instruits
et si graves suffira pour autoriser ce qu'il y aura de bon dans cet écrit. S'il
y a quelque chose de tel, je le devrai uniquement à Notre-Seigneur, et je n'y
serai pour rien; car je n'ai ni science, ni vertu, ni secours de gens habiles ou
de qui que ce soit. A l'exception de ceux qui m'ont imposé ce travail, et qui,
dans ce moment, ne se trouvent point ici, nul ne sait que je m'en occupe. Je n'y
emploie, pour ainsi dire, que des moments dérobés, et encore avec peine. Cela
m'empêche de filer; et je suis dans une maison pauvre, où les occupations ne me
manquent pas. En outre, si le Seigneur m'avait donné plus de capacité et de
mémoire, je pourrais me servir de ce que j'ai lu ou entendu; mais je suis très
peu douée de ce côté. Ainsi donc, si je dis quelque chose de juste,
Notre-Seigneur l'aura voulu pour une bonne fin; ce qu'il y aura de défectueux
viendra de moi, et c'est à vous, mon père, de le retrancher.
Dans aucun cas il ne convient de dire mon nom: de
mon vivant, ce serait révéler le bien qui est en moi, et il est clair que cela
ne doit pas se faire; après ma mort, l'unique résultat serait d'enlever tout
crédit et toute autorité à ce que j'aurais dit d'utile, quand on saurait que
cela vient d'une personne si méprisable et si dénuée de vertu. Dans la confiance
que cette grâce, demandée pour l'amour de Dieu, me sera accordée par vous et par
ceux qui verront ces pages, j'écrirai avec liberté; autrement, je ne le ferais
qu'avec grand scrupule, sauf pour révéler mes péchés, car en cela je n'en ai
point; mais quant au reste, il me suffit d'être femme, et femme si imparfaite,
pour que la plume s'échappe de ma main. Ainsi, que tous les détails étrangers au
simple récit de ma vie soient pour vous, mon père, qui m'avez tant pressée
d'écrire une relation des grâces que Dieu m'a faites dans l'oraison. Si elle se
trouve conforme aux vérités de notre sainte foi catholique, vous pourrez en
retirer quelque profit; sinon, jetez à l'instant ce papier au feu, je m'y
soumets d'avance. Hâtez-vous dès lors de me détromper, afin que le démon ne
trouve pas un gain là où mon âme en espérait un pour elle. Notre-Seigneur sait
bien, comme je le dirai dans la suite, que j'ai toujours recherché ceux qui
pouvaient m'éclairer.
Malgré tous mes efforts pour exprimer avec clarté
ce que j'ai à dire de l'oraison, mon langage sera bien obscur pour ceux qui n'en
ont pas l'expérience. Je ferai connaître certains obstacles et certains dangers
qu'on rencontre dans ce chemin. Je me servirai pour cela des lumières de mon
expérience, et de celles que j'ai puisées dans une communication de plusieurs
années avec des gens très doctes et très spirituels. Ils reconnaissent qu'en
vingt-sept ans, malgré mes infidélités et mes faux pas dans cette voie de
l'oraison, Dieu m'a donné autant d'expérience qu'à d'autres qui y marchent
depuis trente-sept et quarante-sept ans, et qui ont toujours été des modèles de
pénitence et de vertu. Que Notre-Seigneur soit béni de tout, et qu'il daigne se
servir de moi, je l'en supplie au nom de son infinie bonté! Puisse cette
révélation des secrets de sa grâce à mon égard lui procurer quelque gloire et
faire bénir son saint nom! Mon divin Maître le sait, je n'ai point d'autre but,
en faisant connaître comment il a changé un si abject et si dégoûtant fumier en
un jardin de fleurs d'un suave parfum. Que la divine Majesté me préserve de les
arracher par ma faute, et de revenir ainsi à mon premier état Je vous conjure,
mon père, au nom de son amour, de lui demander cette grâce pour moi, puisque
vous savez qui je suis, plus clairement que vous ne m'avez permis de le dire en
cet écrit.
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