Chapitre 9
La conversion
Mon âme fatiguée aspirait au repos, mais de
tristes habitudes ne lui permettaient pas d'en jouir. Or, il arriva un jour
qu'entrant dans un oratoire, j'aperçus une image de Jésus-Christ couvert
de plaies, qui se trouvait là pour être exposée dans une fête prochaine. Elle
était si touchante, c'était une représentation si vive de ce que Notre-Seigneur
endura pour nous, qu'en voyant le divin Maître dans cet état, je me sentis
profondément bouleversée. Au souvenir de l'ingratitude dont j'avais payé tant
d'amour, je fus saisie d'une si grande douleur qu'il me semblait sentir mon cœur
se fendre. Je tombai à genoux près de mon Sauveur, en versant un torrent de
larmes, et je le suppliai de me fortifier enfin de telle sorte que je ne
l'offense plus désormais.
J'avais pour la glorieuse sainte Madeleine une
tendre dévotion; très souvent ma pensée s'occupait avec bonheur de sa
conversion, surtout lorsque je venais de communier. Certaine alors que le divin
Maître était présent en moi, je me tenais à ses pieds, je les arrosais de larmes
qui, ce me semble, ne devaient point lui déplaire. Je ne savais ce que je
disais; mais c'était de sa part trop de faveur d'agréer ce tribut de mes larmes,
puisque le sentiment qui en était la source devait si tôt s'effacer de mon âme.
Je me recommandais à cette glorieuse sainte et je la conjurais d'obtenir mon
pardon.
Jamais, je crois, elle ne se montra aussi propice à
ma prière que dans la circonstance dont je parle. Cessant dès lors de me fier à
moi-même, je mis en ce bon Maître toute ma confiance. Je lui dis, me
semble-t-il, que je ne me lèverais point de là qu'il n'eût favorablement
accueilli ma prière. Je tiens pour certain qu'il l'exauça, car dès ce jour je ne
cessai plus de faire de rapides progrès.
Comme je ne pouvais discourir avec l'entendement,
voici quelle était ma manière d'oraison. Je tâchais de me recueillir et de
considérer Notre-Seigneur présent au dedans de moi. Mon âme retirait, ce me
semble, plus de profit de la contemplation des mystères où je le voyais plus
délaissé. Seul et plongé dans la peine, notre divin Maître devait, selon moi, à
cause de son abandon même, se sentir porté à m'admettre en sa présence. J'avais
beaucoup de simplicités de ce genre. Je méditais avec prédilection sa prière au
jardin des Olives. Là, je me plaisais à lui tenir compagnie. Je considérais la
sueur et la tristesse qu'il avait endurées en ce lieu. J'aurais voulu, si
j'avais pu, essuyer cette sueur si douloureuse; mais, il m'en souvient, je
n'osais jamais le tenter; je me sentais arrêtée par la vue de mes péchés. Je
restais ainsi avec Notre-Seigneur autant que mes pensées me le permettaient, car
j'en avais bon nombre d'importunes qui faisaient mon tourment.
Pendant plusieurs années, presque tous les soirs
avant de m'endormir, au moment où j'offrais à Dieu le repos de la nuit, je
pensais quelques instants à ce mystère de l'oraison de Jésus-Christ dans le
jardin. Je le faisais avant même d'être religieuse, parce qu'on gagnait par là,
m'avait-on dit, beaucoup d'indulgences. Mon âme, j'en suis convaincue, en retira
un très grand profit; je commençai ainsi à faire oraison sans savoir ce que
c'était; j'avais contracté l'habitude de cette pieuse pratique, et j'y étais
aussi fidèle qu'à faire mon signe de croix avant de m'endormir.
A propos de ce tourment des pensées importunes dont
je viens de parler, je signalerai un caractère spécial de ce genre d'oraison où
l'entendement n'est point occupé à discourir: c'est que l'âme y est ou
profondément recueillie, ou cruellement désolée par les distractions. Si elle
avance, c'est à grands pas, parce que c'est un progrès tout d'amour; mais il lui
en coûte beaucoup pour en arriver là, à moins qu'il ne plaise à Notre-Seigneur
de l'élever en très peu de temps à l'oraison de quiétude, comme il l'a fait pour
quelques personnes que je connais. Les âmes qui marchent par cette voie se
serviront avec utilité d'un livre, afin de se recueillir en peu de temps. Un
autre secours pour moi, c'était la vue des champs, de l'eau, des fleurs; ces
objets m'élevaient vers le Créateur, ils me faisaient entrer dans un saint
recueillement et me tenaient lieu de livre. Je me servais utilement aussi du
souvenir de mon ingratitude et de mes péchés.
Pour ce qui est de me peindre sous des images les
objets célestes ou sublimes, jamais mon entendement grossier n'en a été capable;
il a plu au Seigneur de les montrer à mon âme par une voie différente. D'autres,
à l'aide d'une imagination vive, se représentent ce qu'ils veulent méditer et se
recueillent ainsi; chez moi cette faculté se trouvait si inerte, qu'elle
ne pouvait en aucune façon me peindre ce que je ne voyais pas des yeux du corps.
Il n'y avait qu'une chose en mon pouvoir, c'était de penser à Jésus-Christ en
tant qu'homme. Mais en vain les livres me faisaient la peinture de sa beauté, en
vain ses images frappaient chaque jour mes regards, jamais il ne me fut possible
de me représenter intérieurement ses traits. Figurez-vous un aveugle, ou
quelqu'un au milieu d'une obscurité profonde, s'entretenant avec une autre
personne: il sait certainement et il croit que cette personne est là, puisqu'il
l'entend, mais il ne la voit point. Ainsi en était-il de moi lorsque je pensais
à Notre-Seigneur. C'est pour cette raison que j'aimais tant les images. Oh!
qu'ils sont à plaindre, ces malheureux qui, par leur faute, se privent d’un si
grand bien! On voit clairement par là qu'ils n'aiment pas le divin Maître. S'ils
l'aimaient, ils sentiraient de la joie à la vue de son portrait, puisque ici-bas
même, l’œil tombe avec bonheur sur le portrait d'un ami.
Vers ce même temps, on me donna les Confessions
de saint Augustin. Ce fut, je n'en puis douter, par un dessein particulier
du Seigneur, car je ne cherchais point à les avoir, et je ne les avais jamais
lues. J'ai pour saint Augustin un très grand amour: d'abord parce que le couvent
où j'ai été pensionnaire était de son ordre, ensuite parce qu'il fut pécheur. Je
puisais en effet une vive consolation auprès des saints que le Seigneur avait
appelés des voies du péché; il me semblait que je devais trouver en eux du
secours; si le Seigneur leur avait accordé le pardon, il pouvait me l'accorder
aussi. Une seule chose me désolait, comme je l'ai dit: Dieu ne les avait appelés
qu'une fois, et ils étaient restés fidèles; pour moi, il m'avait déjà tant de
fois appelée en vain; c'était là ce qui m'affligeait. Néanmoins, en considérant
l'amour qu'il me portait, je sentais renaître mon courage; et si bien souvent je
me suis défiée de moi, jamais je ne me suis défiée de sa miséricorde. O mon
Dieu! quel effroi me pénètre quand je considère cette dureté de mon âme, malgré
tous les secours que le Seigneur lui prodiguait! Je tremble encore en voyant le
peu d'empire que j'avais sur moi, et les chaînes si fortes qui m'empêchaient de
me donner toute à Dieu.
Je n'eus pas plutôt commencé à lire ce livre des
Confessions, qu'il me sembla m'y voir moi-même dépeinte. Je me recommandai
avec ardeur au glorieux saint Augustin. Lorsque j'arrivai à la page de sa
conversion, lorsque je lus les paroles qu'il entendit dans le jardin
,
il me sembla que le Seigneur me les adressait à moi-même, tant fut grande
l'émotion de mon cœur. Je restai longtemps baignée de larmes, succombant
intérieurement à la douleur et au regret. Oh! que ne souffre pas une âme qui a
perdu cette liberté par laquelle elle devait régner en souveraine! Que de
tourments elle endure! En vérité, je ne sais comment j'ai pu vivre au sein d'un
tel supplice. Louange en soit rendue à Dieu! Il me donna la vie et m'arracha de
la profondeur de cette mort. En ce moment, je le crois, il communiqua à mon âme
de grandes forces: il avait entendu mes cris, il avait été touché de tant de
larmes
.
Dès cette époque, je sentis croître en moi le désir
de rester plus longtemps avec Dieu dans l'oraison, et d'éloigner de ma vue les
causes de dissipation. A peine étais-je renfermée dans la solitude, que je
sentais renaître mon amour pour Notre-Seigneur. Je voyais bien que je l'aimais,
mais je ne comprenais pas, comme je devais le voir plus tard, en quoi consiste
le véritable amour. Pourtant j'achevais à peine de former le désir d'être toute
à lui, qu'il se hâtait de son côté de me combler de nouvelles faveurs; il me
conviait, ce semble, à vouloir accepter ces délices et ces caresses, que
d'autres s'efforcent d'obtenir par de longs travaux: ceci se passait dans les
dernières années.
Je ne lui demandais cependant ni ces douceurs, ni
la tendresse de dévotion, jamais je ne l'aurais osé. Je le suppliais seulement
de m'accorder la grâce de ne plus l'offenser, et de me pardonner mes péchés. Ils
étaient si grands à mes yeux, que jamais de sang-froid je n'aurais osé même
désirer ces joies et ces délices. C'était trop de bonté et trop de miséricorde
de la part de ce divin Maître, de daigner me souffrir en sa présence et de m'y
attirer; car sans ce doux attrait, je le voyais, je ne serais point venue. Je ne
me souviens de lui avoir demandé des consolations qu'une seule fois dans ma vie,
c'était dans un moment de grande sécheresse. Je ne m'aperçus pas plus tôt de ce
que je faisais, que la confusion et la douleur de me voir si peu humble me
donnèrent ce que j'avais en la témérité de demander. Je savais bien que cela
n'était point défendu; mais je le croyais permis seulement à ceux qui s'y sont
disposés par une véritable dévotion, c'est-à-dire qui s'efforcent de tout leur
pouvoir de ne point offenser Dieu, et qui sont résolus et préparés à toutes
sortes de bonnes œuvres. Il me semblait que mes larmes n'étaient que des larmes
de femme, des larmes sans énergie, puisque par elles je n'obtenais pas ce que je
désirais. Je crois néanmoins qu'elles m'ont servi, particulièrement à dater de
ces deux circonstances, où l'excès de la componction m'en fit répandre de si
amères, et où mon cœur fut pénétré d'un si tendre repentir.
Dès lors, ainsi que je l'ai dit donner davantage à
l'oraison; je commençai à m'adonner davantage à l’oraison; je m’exposai moins
aux occasions qui pouvaient me nuire, sans toutefois les éviter entièrement. Peu
à peu le divin Maître m'aida à m'en éloigner; et à peine vit-il en mon âme une
préparation depuis si longtemps attendue, qu'il m'accorda des faveurs de plus en
plus nombreuses, comme mon récit va le faire connaître. Conduite peu ordinaire
assurément de la part du Seigneur, car il n'a coutume d'accorder de telles
grâces qu'à ceux qui vivent déjà dans une plus grande pureté de conscience.
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