Parlons maintenant de ceux qui commencent à être
les esclaves de l'amour;
car,
selon moi, c'est être esclave de l'amour que de se déterminer à suivre par ce
chemin de l'oraison Celui qui nous a tant aimés. C'est là une dignité si haute,
que je ne saurais y penser sans une joie extraordinaire. Il suffit de se montrer
fidèle dans ce premier état, pour voir bientôt s'évanouir la crainte servile.
O Seigneur de mon âme! ô mon Bien! pourquoi
n'avez-vous pas voulu qu'une âme résolue de vous aimer, prête à tout quitter
pour mieux concentrer en vous ses affections, ait soudain le bonheur de s'élever
à ce parfait amour? J'ai mal dit; je devais dire, en faisant retomber sur nous
la plainte: Pourquoi ne voulons-nous pas? Car à nous seuls est la faute, si nous
n'arrivons pas en peu de temps à cette dignité sublime, à ce véritable amour,
source de tous les biens. Nous mettons notre cœur à si haut prix! nous sommes si
lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes! nous sommes si loin de la
préparation qu'il exige! Or, Dieu ne veut pas que nous jouissions d'un bonheur
si élevé, sans le payer d'un grand prix. La terre, je le sais, n'a point de quoi
l'acheter. Cependant, si nous faisions de généreux efforts pour nous détacher de
toutes les créatures, pour tenir habituellement au ciel nos désirs et nos
pensées; si, à l'exemple de quelques saints, nous nous disposions pleinement et
sans délai; j'en suis convaincue, Dieu en fort peu de temps nous accorderait un
tel trésor.
Mais il nous semble lui avoir fait un entier
abandon lorsque, nous réservant la propriété et le capital, nous lui offrons les
fruits ou les revenus. Nous nous sommes dévoués à la pauvreté et c'est un acte
très méritoire; mais souvent nous nous jetons de nouveau dans des soins et des
empressements, pour ne manquer ni du nécessaire ni du superflu. Nous travaillons
à nous faire des amis qui nous le donnent, et nous nous engageons ainsi dans des
soucis et des dangers, plus grands peut-être que ceux que nous trouvions dans la
possession de nos biens. Nous croyons également avoir renoncé à l'honneur du
siècle en entrant dans la vie religieuse, ou en commençant à mener une vie
spirituelle et à marcher dans le sentier de la perfection; mais, a-t-on porté la
plus légère atteinte à cet honneur, nous oublions aussitôt que nous l'avons
donné à Dieu: pour le reprendre et nous élever encore, nous ne craignons pas de
le lui arracher des mains, comme on dit, nous qui, en apparence du moins,
l'avions rendu maître de notre volonté. Ainsi en usons-nous dans toutes les
autres choses.
Plaisante manière, en vérité, de chercher l'amour
de Dieu! On le veut dans toute sa perfection et sur-le-champ, et l'on conserve
cependant ses affections; on ne fait aucun effort pour exécuter les bons désirs,
ni pour achever de les soulever de terre, et avec cela on ose prétendre à
beaucoup de consolations spirituelles! Cela ne saurait être, et de telles
réserves sont incompatibles avec le parfait amour.
Ainsi, c'est parce que nous ne faisons pas à Dieu
le don total et absolu de nous-mêmes, qu'il ne nous donne pas tout d'un coup le
trésor d'un parfait amour. Plaise au Seigneur de nous le départir goutte à
goutte, dût-il nous en coûter tous les travaux du monde! C'est une très grande
miséricorde de sa part de donner à quelqu'un la grâce et l'énergique résolution
de tendre de toutes ses forces à ce bien. Qu'il persévère, et Dieu, qui ne se
refuse à personne, fortifiera peu à peu son courage, de manière à lui faire
enfin remporter la victoire. Je me sers à dessein de ce mot courage; car, dès le
principe, le démon, connaissant le dommage qui doit lui en revenir, et sachant
que cette âme en sauvera un grand nombre d'autres, s'efforce de lui fermer, par
mille obstacles, l'entrée du chemin de l'oraison. Mais si celui qui commence
fait, avec l'aide de Dieu, de persévérants efforts pour s'élever au sommet de la
perfection, jamais, à mon avis, il ne va seul au ciel. Il y mène après lui une
troupe nombreuse; comme à un vaillant capitaine, Dieu lui donne des soldats qui
marchent sous sa conduite. Ainsi, pour ne pas reculer devant tant de périls et
de difficultés, il lui faut un très grand courage et un secours signalé du
Seigneur.
Les quatre degrés de la prière
Puisque je parle des premiers efforts de ces âmes
résolues de poursuivre la conquête d'un tel bien et de sortir victorieuses de
leur entreprise, je veux les avertir (me réservant de développer plus tard ce
que j'avais commencé à dire sur ce qu'on appelle, je crois, la théologie
mystique) que le plus rude labeur se rencontre dans ces commencements. Tout en
leur donnant la force, Notre-Seigneur leur laisse soutenir le poids du travail.
Dans les autres degrés d'oraison, c'est la jouissance qui domine. Partout
cependant, au début, au milieu, au terme de la carrière, tous ont leurs croix,
quoique différentes. C'est dans ce chemin, tracé par Jésus-Christ, que doivent
marcher ceux qui le suivent, s'ils ne veulent s'égarer. O souffrances
bienheureuses, payées, dès cette vie même, d'un salaire qui les dépasse de si
loin!
Je me verrai forcée d'employer certaines
comparaisons que je voudrais éviter, et parce que je suis femme, et afin
d'écrire simplement ce qui m'a été commandé. Mais, pour des personnes ignorantes
comme moi, il y a une difficulté extrême à s'exprimer dans ce langage spirituel;
il faudra nécessairement m’ingénier et trouver quelque moyen. Le plus souvent,
selon toute apparence, ma comparaison manquera de justesse. Ce sera pour vous,
mon père, un sujet de récréation de voir un esprit aussi borné que le mien.
Voici celle qui me satisfait pour mon dessein. Je
l'ai lue quelque part, ou entendue; mais je ne saurais dire dans quel livre, ou
de quelle bouche, ni à quel propos, tant ma mémoire est mauvaise. Celui qui veut
s'adonner à l'oraison doit se figurer qu'il entreprend de faire, dans un sol
ingrat et couvert de ronces, un jardin dont la beauté charme les yeux du
Seigneur. C'est le divin Maître lui-même qui arrache les mauvaises herbes et
doit planter les bonnes. Or, nous supposons cela fait, quand une âme est résolue
de se livrer à l'oraison, et que déjà elle s'y exerce. C'est maintenant à nous,
comme bons jardiniers, de travailler, avec le secours de Dieu, à faire croître
ces plantes. Nous devons les arroser avec le plus grand soin; alors, loin de se
flétrir, elles porteront des fleurs dont le doux parfum attirera le divin
Maître. Souvent pour son plaisir il visitera ce jardin, et il y prendra ses
délices au milieu des vertus qui en sont les fleurs.
Voyons maintenant comment on peut arroser, afin de
savoir ce que nous avons à faire, ce qu'il doit nous en coûter de labeurs et de
temps, et si le gain excédera la peine.
Il y a, ce me semble, quatre manières d'arroser un
jardin: la première, en tirant de l'eau d'un puits à force de bras, et c'est là
un rude travail; la seconde, en la tirant à l'aide d'une noria
,
et l'on obtient ainsi, avec moins de fatigue, une plus grande quantité d'eau,
comme j'en ai moi-même quelquefois fait l'épreuve; la troisième, en faisant
venir l'eau d'une rivière ou d'un ruisseau; cette manière l'emporte de beaucoup
sur les précédentes: le sol est plus profondément humecté, il n'est pas
nécessaire d'arroser si souvent, et le jardinier a beaucoup moins de fatigue; la
quatrième enfin, et sans comparaison la meilleure de toutes, est une pluie
abondante, Dieu lui-même se chargeant alors d'arroser sans la moindre fatigue de
notre part.
Je vais appliquer à mon sujet ces quatre manières
de donner à un jardin l'eau si nécessaire à son entretien, qu'il ne saurait en
être privé sans périr. Je parviendrai ainsi, ce me semble, à donner une certaine
idée des quatre degrés d'oraison auxquels parfois, dans sa bonté, le Seigneur a
bien voulu élever mon âme. Daigne ce Dieu de bonté m'accorder la grâce de
m'exprimer de manière à être utile à l'un de ceux qui m'ont imposé l'obligation
d'écrire, et qui, en quatre mois, a été conduit par le Seigneur bien au delà du
terme où je n'étais arrivé qu'après dix-sept ans! Ses dispositions étaient
meilleures: aussi, sans aucun travail de sa part, voit-il le jardin de son âme
arrosé par ces quatre eaux; et s'il ne reçoit encore que quelques gouttes de la
quatrième, il ne saurait, tant il est fidèle, tarder à se plonger, avec l'aide
du Seigneur, dans cette eau céleste. Il va trouver sans doute bien plaisante ma
manière de m'expliquer: eh bien! qu'il en rie, je lui déclare que j'y consens de
grand cœur.
Premier degré
Pour les commençants, l'oraison, nous pouvons le
dire, c'est tirer péniblement de l'eau du puits; il leur en coûte, en effet, de
recueillir leurs sens habitués à se répandre au dehors, de mourir peu à peu à ce
désir naturel de voir et d'entendre, et de s'en abstenir de fait aux heures
d'oraison. Ils doivent alors rester dans la solitude, éloignés de tout ce qui
peut les distraire, et réfléchir à leur vie passée. Tous, à la vérité, les
premiers comme les derniers, méditeront souvent avec fruit les années de leur
vie, mais en insistant plus ou moins comme je le dirai dans la suite. Une peine
des commençants, c’est de ne pouvoir reconnaître s'ils ont un vrai repentir de
leurs péchés; ce repentir, ils l'ont pourtant, et la preuve en est dans leur
résolution si sincère de servir Dieu. La vie de Jésus-Christ doit être le sujet
habituel de leurs méditations, et un pareil exercice n'est pas sans fatigue pour
l'esprit.
Voilà jusqu'où nous pouvons arriver par nos
efforts, aidés, cela s'entend, de la grâce divine, sans laquelle, on le sait,
nous ne pouvons avoir une bonne pensée. C'est là commencer à tirer de l'eau du
puits, et Dieu veuille qu'il y en ait! Si elle manque, ce ne sera pas du moins
notre faute; nous nous présentons pour la tirer, et nous faisons ce qui dépend
de nous pour arroser les fleurs du jardin. Confions-nous à la bonté infinie de
Dieu. Si, pour des raisons connues de lui, et peut-être pour notre plus grand
bien, il fait tarir la source du puits, il ne laissera pas, pourvu qu'il voie en
nous de laborieux jardiniers, de nourrir les fleurs sans eau, et de donner
l'accroissement aux vertus. Par cette eau, j'entends ici nos larmes, et, à leur
défaut, la tendresse et les sentiments intérieurs de dévotion.
Embrasser la Croix
Mais que fera celui qui pendant bien des jours ne
trouve qu'aridité, dégoût, ennui, profonde répugnance à venir puiser? Il est
tenté de tout abandonner. Une pensée l'arrête: il fait plaisir et rend service
au maître du jardin. Une crainte le retient: manquer de constance serait perdre
à la fois ses services passés et ce qu'il espère gagner à l'avenir, par le
travail si pénible de faire souvent descendre le seau dans le puits sans en
retirer une goutte d'eau. Ce n'est pas tout: certains jours, il ne pourra même
lever les bras, je veux dire, avoir une bonne pensée; car, dans mon langage,
puiser l'eau dans le puits, c'est agir avec l'entendement. Eh bien! dans cette
extrémité, que fera le pauvre jardinier? Il se réjouira, il se consolera, il
regardera comme une faveur des plus insignes de travailler dans le jardin d'un
si grand monarque. Sûr de lui plaire par son travail, il n'ambitionnera pas
d'autre contentement. Il ne se lassera pas de remercier son maître de la
confiance qu'il lui témoigne; car il voit que ce maître, sans rien donner à son
jardinier, compte cependant sur lui et sur son zèle à cultiver le jardin qu'il
lui a confié.
Le devoir du disciple est d'aider le divin Maître à
porter cette croix dont il fut chargé toute sa vie. Sans chercher ici-bas son
royaume, et sans jamais abandonner l'oraison, il acceptera, même jusqu'au
dernier soupir, cette désolante aridité, et il ne laissera point Jésus-Christ
tomber sous le fardeau de la, croix, Un temps viendra où cet adorable Sauveur le
récompensera de tout; il n'a pas à craindre de perdre le fruit de son travail.
Il sert un bon Maître, dont les regards sont constamment attachés sur lui. Qu'il
ne se trouble pas des mauvaises pensées, mais qu'il se souvienne que le démon
les présentait aussi à saint Jérôme dans le désert.
Les peines endurées dans l'oraison mentale ont leur
prix. Je les ai éprouvées moi-même durant plusieurs années, et je regardais
comme une faveur de Dieu de pouvoir retirer une goutte de ce puits sacré. Ces
souffrances sont très grandes, je le sais; et il faut, à mon avis, plus de
courage pour les soutenir que pour supporter bien des traverses du monde. Mais,
comme je l'ai vu clairement, Dieu, dès cette vie même, les récompense par un
magnifique salaire. Oui, une seule de ces heures où le Seigneur m'a fait goûter
sa douceur, m'a surabondamment payée de toutes les angoisses que j'ai si
longtemps souffertes pour persévérer dans l'oraison.
Notre-Seigneur se plaît à envoyer ces tourments,
avec beaucoup d'autres tentations, aux uns au commencement, aux autres vers la
fin. Son dessein, je pense, est d'éprouver ses amants: avant de mettre en eux de
si grands trésors, il veut savoir s'ils pourront boire le calice et l'aider à
porter la croix. C'est pour notre bien, j'en suis convaincue, qu'il agit de la
sorte; il nous montre ainsi combien, par nous-mêmes, nous sommes peu de chose.
Nous réservant des grâces du plus haut prix, il se plaît à nous faire voir
auparavant, par expérience, toute notre misère; de peur qu'il ne nous arrive ce
qui arriva à Lucifer.
O mon tendre Maître, est-il un seul de vos actes où
vous n'ayez en vue le plus grand bien d'une âme déjà toute à vous, d'une âme qui
s'abandonne à vous pour suivre vos traces jusqu'au Calvaire, fermement résolue
de vous aider à porter la croix, sans jamais vous laisser seul sous ce fardeau?
Dès qu'on voit en soi une pareille détermination,
l'on n'a rien à craindre. Non, non, vous n'avez pas lieu de vous affliger, âmes
spirituelles, âmes élevées, vous qui, dédaignant les plaisirs du monde,
n'aspirez qu'à vous entretenir seules avec Dieu. Quand vous en êtes là, le plus
difficile est fait. Rendez-en des actions de grâces à Notre-Seigneur, et
confiez-vous en sa bonté; jamais il n'a manqué à ses amis. Gardez-vous de donner
la moindre entrée dans votre esprit à cette pensée: Pourquoi accorde-t-il à
celui-ci, en peu de jours, cette dévotion qu'il me refuse, après tant d'années
de service? Croyons-le fermement, tout est pour notre plus grand bien. Que le
divin Maître nous conduise par où il lui plaira; nous ne sommes plus à nous,
mais à lui. Il nous fait une assez grande grâce en daignant nous conserver la
volonté de bêcher son jardin; nous sommes près du Maître de ce jardin, et
lui-même est certainement près de nous. S'il lui plaît de faire croître les
plantes et les fleurs, tantôt avec l'eau tirée du puits, et tantôt sans elle,
que m'importe à moi? Faites, Seigneur, tout ce qu'il vous plaira; préservez-moi
seulement de toute offense, et de voir périr mes vertus, si toutefois votre
bonté m'en a déjà donné quelqu'une. Vous avez souffert, Seigneur; je veux
souffrir. Accomplissez en moi, de toutes manières, votre volonté sainte; mais,
j'ose vous en prier, ne donnez pas le trésor si précieux de votre amour à des
âmes qui ne vous servent que pour savourer des délices.
Qu'on remarque bien ceci; je le dis, parce que je
le sais par expérience: quand une âme entre avec courage dans le chemin de
l'oraison mentale, et qu'elle gagne sur elle-même de n'avoir ni beaucoup de joie
dans les consolations, ni beaucoup de peine dans les sécheresses, cette âme a
déjà parcouru une grande partie de la carrière. Qu'elle ne craigne point, malgré
tous ses faux pas, de retourner en arrière; l'édifice spirituel qu'elle élève
repose sur un ferme fondement. Qu'on le sache bien, le véritable amour de Dieu
ne consiste pas à répandre des larmes, ni dans ces douceurs et cette tendresse
que nous désirons d'ordinaire, parce qu'elles nous consolent, mais à servir le
Seigneur dans la justice, avec force d'âme et humilité. Autrement, ce serait, à
mon avis, tendre toujours la main pour recevoir, et ne jamais rien donner.
Que Notre-Seigneur conduise par la voie des délices
intérieures de petites femmes faibles et peu magnanimes comme moi, à la bonne
heure, j'y vois une convenance; c'est ainsi qu'il me donne en ce moment la force
de supporter certaines croix qu'il lui a plu de m'envoyer. Mais que des
serviteurs de Dieu, des hommes graves, doctes et d'un esprit élevé, éprouvent
tant de peine quand Dieu ne leur donne pas de dévotion sensible, en vérité, cela
me fait mal au cœur. Je ne leur dis pas de la refuser si Dieu la leur donne; ils
doivent, au contraire, l'estimer beaucoup, parce qu'il la juge alors utile pour
eux. Mais s'ils s'en voient privés, qu'ils ne s'en tourmentent pas. Dès que
Notre-Seigneur la leur refuse, ils doivent se persuader qu'elle ne leur est pas
nécessaire, et rester maîtres d'eux-mêmes. Ils peuvent m'en croire, je l'ai
éprouvé, je l'ai vu: le trouble est une faute, une imperfection; il enlève, avec
la liberté d'esprit, le courage d'entreprendre de grandes choses pour Dieu.
Quoique cette liberté d'esprit et cette résolution
soient d'une haute importance pour les commençants cependant, je dis moins ceci
pour eux que pour un grand nombre d'autres, qui, après avoir commencé à
s'exercer dans l'oraison, y font peu de progrès. Cela vient, si je ne me trompe,
de ce que dès le principe ils n'ont pas généreusement embrassé la croix. Leur
entendement cesse-t-il d'agir, ils s'imaginent qu'ils ne font rien, ils s'en
affligent, ils ne peuvent le souffrir; et c'est peut-être alors que la volonté,
à leur insu, se nourrit d'un aliment substantiel, et prend une nouvelle vigueur.
Nous devons penser que Dieu ne fait pas grande attention à ces misères, qui nous
paraissent coupables, et qui pourtant ne le sont pas. Il connaît mieux que nous
notre infirmité et la bassesse de notre nature. Il voit dans ces âmes le désir
de penser toujours à lui et de l'aimer toujours; cette disposition est celle qui
plait au Seigneur. Quant à cet abattement auquel elles s'abandonnent, il ne sert
qu'à entretenir le trouble; et si elles devaient sentir pendant une heure
l'impuissance de méditer, elles la sentiront pendant quatre.
Très souvent cela ne vient que de l'indisposition
du corps. C'est une vérité que m'ont apprise tant l'expérience et l'observation,
que des personnes spirituelles avec qui j'en ai conféré. Oui, telle est notre
triste condition ici-bas. Tant que la pauvre âme est prisonnière de ce corps
mortel, elle participe à ses infirmités. Victime des changements du temps et de
la révolution des humeurs, elle se voit souvent, sans qu'il y ait de sa faute,
dans l'impuissance de faire ce qu'elle veut; elle n'est propre, ce semble, qu'à
souffrir de toutes manières. Plus on veut alors la forcer, plus le mal s'aggrave
et se prolonge; c'est pourquoi il est besoin de discernement pour connaître
quand l'impuissance de méditer procède de cette cause, car on ne doit pas
achever d'accabler la pauvre âme. Il faut que ces personnes comprennent qu'elles
sont malades. Il leur sera avantageux de changer l'heure de l'oraison souvent
même plusieurs jours de suite. Qu'elles passent comme elles pourront le temps de
cet exil. Il est cruel, en effet, pour une âme qui aime Dieu, de se voir dans
une si misérable vie, sans pouvoir faire ce qu'elle veut, à cause d'un hôte
aussi incommode que ce corps.
J'ai dit qu'il fallait du discernement, parce que
le démon est quelquefois l'auteur du mal qu'on endure. Ainsi, l'on ne doit ni
toujours quitter l'oraison à cause des grandes distractions et des troubles dont
on est assailli, ni toujours tourmenter l'âme en exigeant d'elle ce qu'elle ne
peut. Il est des œuvres extérieures de charité et d'utiles lectures auxquelles
elle peut s’occuper; si elle n'est pas même capable de cela, alors qu'elle serve
le corps pour l'amour de Dieu, afin que le corps puisse la servir à son tour.
Qu'on se récrée par de saintes conversations, ou bien qu'on aille respirer l'air
de la campagne, selon le conseil que donnera le confesseur. En tout,
l'expérience est d'un grand secours; elle nous fait connaître ce qui nous
convient le plus. En quelque état que l'on soit, on peut servir Dieu. Son joug
est doux, et il est souverainement important de ne pas mener l'âme par force,
comme on dit, mais de la conduire avec douceur, pour son plus grand avancement.
Je reviens donc à l'avis que j'ai donné; il est si
utile, que je ne saurais trop le répéter. Une fois dans la carrière de
l'oraison, que nul ne se tourmente ni ne s'attriste des sécheresses, des
inquiétudes, de l'égarement des pensées. S'il veut gagner la liberté d'esprit et
ne pas vivre dans une tribulation continuelle, qu'il commence par ne pas avoir
peur de la croix. Dès lors, Notre-Seigneur l'aidera à la porter, la joie régnera
dans son âme, et tout tournera à son profit spirituel. Il est évident, parce que
j’ai dit, que quand le puits est à sec, il n'est pas en notre pouvoir de faire
jaillir la source. Mais il est de notre devoir de veiller pour puiser de l'eau,
dès qu'il y en aura, attendu que Dieu veut, alors, par ce moyen, multiplier nos
vertus.
Machine hydraulique fort commune en Espagne et dans le midi de la
France. |