Tandis que je méditais mon dessein, j'eus le
bonheur de persuader à l'un de mes frères
,
en lui montrant la vanité du monde, d'embrasser l'état religieux. Ainsi il fut
convenu entre nous qu'un jour, de grand matin, il me conduirait au monastère où
était cette amie pour laquelle j'avais une grande affection
.
Cependant, je me sentais alors prête à entrer dans tout autre couvent, si
j'avais eu l'espoir d'y mieux servir Dieu, ou si mon père m'en eût témoigné le
désir; car déjà je cherchais, sérieusement le bien de mon âme, et quant au repos
de la vie, je n'en tenais nul compte.
Oui, je dis vrai, et le souvenir m'en est encore
présent, lorsque je sortis de la maison de mon père, ma douleur fut telle, que
ma dernière heure, je le crois, ne peut m'en réserver une plus grande. Il me
semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres. L'amour de Dieu
n'étant pas en moi assez fort pour surmonter celui de mon père et de mes
parents, je me faisais une indicible violence, et si le Seigneur ne m'eût aidée,
mes considérations auraient été impuissantes à me faire aller de l'avant. Mais à
ce moment il me donna le courage de triompher de moi-même, et j'exécutai mon
dessein
.
Lorsque je reçus l'habit, le Seigneur me fit
comprendre combien il favorise ceux qui s'imposent violence pour le servir. A
dire vrai, cette violence n'avait été connue que de lui seul: au dehors, l'on ne
voyait en moi qu'un inébranlable courage. A l'instant même, il versa dans mon
âme une si grande satisfaction de mon état, que rien n'a pu l'altérer jusqu'à ce
jour. A une cruelle sécheresse qui me désolait, il fit succéder le suave
sentiment d'un tendre amour pour lui. Toutes les pratiques de la vie religieuse
me devenaient une source de délices. Parfois, il m'arrivait de balayer aux mêmes
heures que je donnais jadis à mes plaisirs et à nies parures; alors la seule
pensée qu'enfin je n'étais plus esclave de ces vanités, répandait dans mon cœur
une joie nouvelle; j'en étais étonnée, et je ne voyais point d'où elle pouvait
me venir.
Lorsque je me rappelle ces choses, il n'est rien de
si difficile que je ne me sente le Courage d'entreprendre. Que de fois
j’en ai fait l'épreuve! Lorsque, dès le commencement d'une oeuvre sainte, j'ai
vaincu les résistances d'une nature lâche, toujours j'ai en à m'en applaudir.
Quand on agit purement pour Dieu, il permet, afin d'accroître nos mérites, que
l'âme éprouve je ne sais quel effroi, jusqu'au moment où elle aborde l'action;
mais plus cet effroi est grand, plus aussi, quand elle en triomphe, elle en est
récompensée et rencontre de délices dans ce qui lui semblait si ardu. Dès cette
vie même, il plaît au divin Maître de payer cette grandeur de courage par des
jouissances intimes, connues seulement des âmes qui les goûtent. J'en ai fait
l'expérience, je le répète, en des choses de grande importance. Aussi je ne
conseillerais jamais, s'il m'était permis de donner un avis, d'écouter de vaines
craintes et de négliger une bonne inspiration, quand, là différentes reprises,
elle vient nous solliciter. Si la gloire de Dieu en est 1'unique terme, le
succès est assuré; car ce grand Dieu est tout-puissant. Qu’il soit béni à
jamais! Amen.
O mon souverain bien et mon repos! n'était-ce donc
pas assez des grâces dont vous m'aviez comblée jusqu'alors? Vous m'aviez
conduite par tant de détours à un état si sûr; vous veniez de m'ouvrir un asile
où vous comptiez tant de fidèles servantes, dont l'exemple devait m'enflammer
d'ardeur dans votre service. Je ne sais comment poursuivre mon récit, quand je
me rappelle ma profession religieuse, mon grand courage, ma joie si pure en ce
beau jour, et les noces spirituelles célébrée avec vous. Je ne puis en parler
sans verser des larmes, mais ce devraient être des larmes de sang; mon cœur
devrait se fendre de regret, et ce ne serait pas trop pour effacer tant
d'offenses commises depuis ce jour. Il me semble maintenant que j'avais raison
de ne pas vouloir aspirer à une si grande dignité, puisque je devais si mal en
user. Pendant près de vingt ans, vous avez souffert une infidèle, et vous avez
voulu être l'offensé pour que je sois la privilégiée. Ne dirait-on pas, ô mon
Dieu! que je n'avais juré que de trahir tous mes serments? Sans joute, une telle
intention n'était pas alors dans mon âme; mais, hélas! à voir les oeuvres qui
suivirent, je .ne sais plus qu'en penser. Du moins, ô mon Époux! cette
infidélité servira à faire mieux connaître qui vous êtes et qui je suis. Je puis
le dire avec vérité, ce qui souvent adoucit le regret de tant d'offenses, c'est
la pensée consolante qu'elles révèlent au grand jour la multitude de vos
miséricordes. Et en qui, Seigneur, peuvent-elles resplendir d'une manière plus
éclatante qu'en moi, qui, par mes fautes, ai tant obscurci ces grandes grâces
dont vous aviez enrichi mon âme? Combien je suis à plaindre, ô mon Créateur! Je
n'ai aucune excuse, et toute la faute en retombe sur moi. Si, par le plus faible
retour, mon cœur eût répondu aux premières marques de votre amour, je le sens,
je n'aurais pu aimer que vous, et c'eût été le remède à tous mes maux. Mais je
ne l'ai point mérité, je n'ai pas eu cet avantage; il ne me reste, Seigneur,
qu'à implorer votre miséricorde.
Malgré tant de bonheur, ma santé ne résista point
au changement de vie et de nourriture. Mes défaillances augmentèrent, et il me
prit un mal de cœur si violent, qu'il inspirait de l'effroi; ajoutez à cela
toute une complication de maux. C'est ainsi que je passai cette première année.
Elle s'écoula pure, sans presque aucune offense du Seigneur. Mon mal était à un
tel degré de gravité, que j'étais presque toujours sur le point de m'évanouir;
souvent même je perdais entièrement connaissance. Mon père, avec des soins
incroyables, cherchait quelque remède; les médecine de l'endroit n'en trouvant
point, il ne balança pas à me conduire dans un lieu fort renommé. Là, lui
disait-on, ma maladie, comme tant d'autres, céderait à l'habileté du traitement.
Le monastère où j'étais n'ayant pas de vœu de clôture rien ne s'opposait au
voyage. J'eus le bonheur d'avoir pour compagne cette amie dont j'ai parlé,
religieuse déjà ancienne. Mon séjour dans ce pays fut à peu près d'un an. Durant
trois mois je me vis soumise, par la violence des remèdes, à une effroyable
torture: je ne sais comment j'ai pu y résister; mais si l'âme s'éleva au-dessus
de la souffrance, le corps succomba, comme je le dirai, à un traitement d'une
telle rigueur.
Les remèdes ne devaient commencer qu'au printemps,
et je m'étais mise en route au commencement de l'hiver. Le village où habitait
cette sœur dont j'ai parlé
étant voisin de l'endroit où j'allais
,
je restai tout ce temps chez elle; j'attendais ainsi le mois d'avril, et
j'évitais les allées et les venues. Je revis en passant cet oncle dont la maison
se trouvait, comme je l'ai dit, sur notre chemin. Il me fit présent d'un livre
qui avait pour titre: Le Troisième Abécédaire
;
c'était un traité de l'oraison de recueillement. J'avais lu, durant cette
première année, plusieurs bons livres; et j'étais bien résolue de ne plus en
lire de frivoles, comprenant trop le mal qu'ils m'avaient fait. J'ignorais
néanmoins encore comment je devais faire oraison et me recueillir. Ce traité me
causa donc le plus grand plaisir; et je résolus de suivre le chemin qu'il me
traçait, avec toute l'application dont je serais capable. Comme déjà le Seigneur
m'avait accordé le don des larmes et que la lecture faisait mes délices, je
commençai à me ménager des heures de solitude, et à purifier mon âme par une
confession plus fréquente. C'est ainsi disposée que j'entrai dans cette voie
spirituelle, ayant ce livre pour guide et pour maître. Pendant vingt ans, à
dater de ce que je raconte, ce fut en vain que j'en cherchai un, je veux dire un
confesseur qui m'entendît. Privée d'un tel appui, bien des fois je retournai en
arrière, je fus même exposée à me perdre entièrement. Un maître spirituel qui
m'aurait connue, m'aurait du moins aidée à sortir des occasions dangereuses où
je me suis trouvée.
Dieu voulut couronner mes premiers efforts, et
durant les neuf mois que je passai dans cette solitude, il se montra prodigue de
faveurs. Je n'étais pourtant pas aussi exempte de fautes que l'exigeait mon
livre, je n'y aspirais pas même, parce qu'à mes yeux une si parfaite vigilance
était chose presque impossible. Je veillais seulement avec une grande attention
à me préserver de tout péché mortel, et plût à Dieu que je l'eusse toujours fait
avec autant de perfection! Mais pour les péchés véniels, je n'y regardais pas de
si près, et ce fut là ce qui fit tant de mal à mon âme. A la fin de ces neuf
mois, Notre-Seigneur, non content des délices qu'il m'avait fait savourer,
daigna m'élever à l'oraison de quiétude, et quelquefois même jusqu'à celle
d'union. L'une et l'autre m'étaient inconnues; j'ignorais leur nature et leur
prix; il m'eût été cependant très utile d'en avoir une connaissance exacte. A la
vérité, cette union ne durait que très peu, je ne sais même si c'était le
temps d'un Ave Maria, mais les effets que j'en ressentais étaient
étonnants. Je n'avais pas vingt ans encore, et je foulais, ce me semble, sous
les pieds le monde vaincu. Je portais, il m'en souvient, une compassion profonde
à ceux qui suivaient ses lois, même en des choses licites.
Voici quelle était ma manière d'oraison. Je
tâchais, au que je le pouvais, de considérer Jésus-Christ notre bien et notre
maître comme présent au fond de mon âme. Chaque mystère de sa vie que je
méditais, je me le représentais ainsi dans ce sanctuaire intérieur. Toutefois,
je passais la plus grande partie du temps à lire de bons livres; ils étaient le
charme et le rafraîchissement de mon âme. Dieu ne m'a pas donné le talent de
discourir avec l'entendement, ni celui de me servir avec fruit de l'imagination.
Cette dernière faculté est chez moi tellement inerte, que lorsque je voulais me
peindre et me représenter en moi-même l'humanité de Notre-Seigneur, jamais,
malgré tous mes efforts, je ne pouvais en venir à bout.
A la vérité, l'âme qui ne peut discourir, si elle
persévère, arrive bien plus vite à la contemplation, mais sa voie est très
laborieuse et très pénible; car, dès que la volonté ne se trouve pas occupée, et
que l'amour ne se porte pas sur un objet présent, cette âme demeure comme sans
appui et sans exercice. La solitude et la sécheresse la font beaucoup souffrir,
et les pensées lui livrent un terrible combat. A des âmes de cette trempe, il
faut plus de pureté de conscience qu'à celles qui peuvent agir avec
l'entendement. Celles-ci, s'appliquant à approfondir la vanité du monde, les
bienfaits divins, les ineffables souffrances du Sauveur, le peu de services
qu'elles lui rendent la grandeur des dons qu'il réserve à ceux qui l'aiment
puisent dans ces sujets divers des lumières et des armes pour se
défendre contre les pensées, les occasions et les périls. Mais les personnes
privées d’un tel secours se trouvent plus exposées; c'est pourquoi, ne pouvant
puiser en elles-mêmes aucune de ces pensées fortes, elles doivent s'occuper
beaucoup à la lecture. Leur voie étant semée de souffrances si cruelles, la
lecture, quelque courte qu'elle soit, leur est très utile, nécessaire même, pour
se recueillir et pour remplacer l'oraison mentale qu'elles ne peuvent faire. Que
si le maître qui les dirige leur interdit l'usage du livre, et les force à
persévérer dans l'oraison sans ce secours, il leur sera impossible de lui obéir
longtemps, et elles ne feront que ruiner leur santé en s'obstinant à soutenir
une lutte si pénible.
Je le reconnais maintenant, ce fut par une conduite
particulière de Notre-Seigneur que, pendant dix-huit ans, je ne trouvai aucun
maître spirituel. Car si, au milieu du long tourment et des sécheresses que me
faisait endurer l'impuissance de discourir, j'en avais rencontré un qui eût
voulu me conduire de cette manière, il m'aurait été impossible d'y résister.
Jamais, durant tout ce temps, excepté quand je
venais de communier, je n'osai aborder l'oraison sans un livre. Sans lui, mon
âme éprouvait le même effroi que si elle avait eu à lutter seule contre une
multitude ennemie; l'ayant à côté de moi, j'étais tranquille. C'était une
compagnie, c'était de plus un bouclier sur lequel je recevais les coups des
pensées importunes qui venaient troubler mon oraison. D'ordinaire, je n'étais
point dans la sécheresse, mais jamais je n'y échappais quand je me trouvais sans
livre; soudain mon âme se troublait et mes pensées s'égaraient. Avec mon livre,
je les rappelais doucement, et par cette attrayante amorce j'attirais, je
gouvernais facilement mon âme Souvent je n'avais besoin pour cela que d'ouvrir
le livre; quelquefois je ne lisais que quelques lignes; d'autres fois je
lisais plusieurs pages: c'était suivant la grâce que Notre. Seigneur
m'accordait.
Dans ces heureux commencements, il me semblait
qu'avec des livres et de la solitude, aucun danger n'aurait pu me ravir un si
grand bien. Je crois même qu'avec la grâce de Dieu il en eût été ainsi, si un
guide spirituel, ou quelqu'un enfin, m'eût éloignée ou du moins promptement
retirée des occasions dangereuses. Une tentative ouverte du démon pour
m'entraîner à quelque péché grave m'eût alors trouvée invincible. Mais sa
tactique fut si subtile et moi si faible, que toutes mes résolutions me
servirent peu: cependant, aux jours de ferveur, elles me furent d'un secours
immense pour supporter, avec cette inaltérable patience que le Seigneur me
donna, les effrayantes maladies que j'eus à souffrir.
Que de fois, en reportant la vue sur cette époque
de ma vie, j'ai considéré avec étonnement la bonté infinie de Dieu! Que de fois
mon âme s'est délectée dans la contemplation de sa magnificence et de sa
miséricorde! Qu'il soit béni de tant de bienfaits! J'ai vu clairement que jamais
il n'a laissé de me récompenser, dès cette vie même, du moindre désir formé pour
sa gloire. Quelque défectueuses et imparfaites que fussent mes oeuvres, mon
divin Maître daignait les améliorer, les perfectionner, leur donner de la
valeur. Quant à mes fautes et à mes péchés, il se hâtait de les couvrir d'un
voile. Et maintenant il permet qu'un épais nuage les dérobe à la vue de ceux qui
en furent témoins; il fait plus il les efface de leur mémoire; il transfigure
mes fautes jusqu'à leur donner l'éclat de l'or; et il se plaît à faire
resplendir une faible vertu, que lui seul a mise en moi, pour ainsi dire, malgré
mes résistances.
Je veux revenir à ce que l'on m'a commandé
d'écrire. Mais faut qu'on le sache: si je devais raconter en détail la conduite
de Notre-Seigneur à mon égard dans ces commencements, une pareille tâche serait
au-dessus de mes forces. Il faudrait un autre esprit que le mien pour peindre
sous leurs vraies couleurs, d'un côté les innombrables bienfaits dont je me vis
comblée, de l'autre une ingratitude et une malice qui purent les ensevelir dans
l'oubli. Louange éternelle à ce Dieu de bonté dont tant d'infidélités n'ont pu
vaincre la patience!
Les historiens de sainte Thérèse
ne sont Pas d'accord sur le jour de son entrée en religion. Les uns,
comme Ribera, le fixent au 2 novembre 1535; les autres, avec Yepès,
préfèrent le 2 novembre 1533; quelques uns le reculent jusqu'à l'année
1536. Deux passages des écrits de la sainte semblent aussi indiquer deux
dates différentes. Parlant, au eh. IV de sa Vie, de l'époque où elle se
rendait à Becedas pour se faire traiter, c'est-à-dire après sa
profession religieuse, elle dit: « Je n'avais pas encore vingt ans. Si
ce chiffre est exact, Thérèse serait entrée en religion au milieu de sa
dix-neuvième année, par conséquent en 1533. D'autre part, dans une
relation de 1575, adressée au P. Rodrigue Alvarez, elle écrit qu'il y a
quarante ans qu'elle a pris l'habit. Ce serait donc en 1535.
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