En parlant de l'année de mon noviciat, j'ai oublié
de dire que je me laissais aller à de grands troubles pour des choses de peu
d'importance. Souvent recevais des réprimandes sans les mériter, et je ne les
écoutais qu'avec beaucoup de déplaisir et d'imperfection. Néanmoins, dans ma
joie d'être religieuse, j'acceptais tout. Comme je recherchais la solitude et
que j'y pleurais mes péchés, les sœurs, s'en étant quelquefois aperçues,
s'imaginèrent que je n'étais pas contente, et elles en parlaient dans ce sens.
Au fond, je sentais de l'attrait pour toutes les observances du cloître; mais ce
qui ressemblait à du mépris était loin d'avoir des charmes pour moi, tandis que
je goûtais une joie très vive de me voir estimée. Je mettais un soin parfait
dans tout ce que je faisais, et cela même était vertu à mes yeux. Ce n'est
pourtant pas une excuse légitime, parce que je savais admirablement chercher en
tout ma propre satisfaction, et ainsi l'ignorance ne saurait me justifier. Il
est vrai que ce monastère n'était pas établi sur les bases d'une perfection très
élevée, et moi, cédant à la pente de la nature, j'allais à ce qui était moins
régulier, et je laissais de côté ce qu'il y avait d'exemplaire.
Je fus témoin alors de l'héroïque résignation que
fit éclater une religieuse au milieu d'une bien cruelle maladie. Elle avait au
ventre des ouvertures causées par des obstructions, et par où elle rejetait la
nourriture qu'elle prenait: ce qui en peu de temps la conduisit au tombeau. Le
mal effrayait les autres, moi je portais grande envie à cette inaltérable
patience. Je disais à Dieu que, s'il voulait me la donner au même degré, je le
priais de m'envoyer toutes les maladies qu'il lui plairait. Il me semble que je
n'en redoutais aucune; ma soif des biens éternels était si ardente, que j'étais
résolue à les gagner à quelque prix que ce fût. J'en suis étonnée maintenant,
parce qu'alors je n'avais pas encore ce feu de l'amour divin que l'oraison plus
tard alluma dans mon âme. Ce n'était qu'une certaine lumière, qui me révélait la
vanité de tout ce qui passe, et l'inestimable prix des biens éternels que l'on
peut acheter par le sacrifice de ces biens d'un jour. La divine Majesté daigna
exaucer ma prière: deux ans ne s'étaient pas encore écoulés, que je me vis
assaillie d'un mal différent sans doute, mais qui cependant me causa, l'espace
de trois ans, des douleurs non moins sensibles et non moins cruelles, comme je
le raconterai bientôt. L'époque du traitement que j'attendais chez ma sœur étant
venue, mon père, ma sœur, et cette religieuse, ma fidèle amie et compagne de
voyage, de laquelle j'étais si tendrement aimée, m'emmenèrent, avec des soins
extrêmes pour me rendre le trajet agréable, à l'endroit où l'on espérait me
guérir. Ce fut là que le démon commença à troubler mon âme: Dieu cependant en
retira un grand bien.
Dans ce lieu même où j'étais venue chercher ma
guérison, vivait un ecclésiastique d'une naissance distinguée, qui, à beaucoup
d'intelligence, ne joignait toutefois qu'une science médiocre. Ce fut à lui que
je m'adressai pour la confession. Je dois le dire, j'ai toujours eu une
prédilection marquée pour les confesseurs éminents en doctrine, car les demi-savants ont nui grandement à mon âme; mais il ne m'a pas toujours été
facile de les rencontrer au gré de mes désirs. J'ai vu par expérience qu'il vaut
mieux, quand ils sont gens de bien et de bonnes. mœurs, qu'ils n'aient pas du
tout de science que d'en avoir une médiocre; alors du moins ils se défient, tout
comme moi, de leurs lumières, et ils prennent conseil d'hommes vraiment
éclairés. Les vrais savants ne m'ont jamais trompée; les autres sans doute n'en
avaient pas la volonté, mais ils n'en savaient pas davantage; et comme j'avais
d'eux meilleure opinion, je pensais n'être obligée qu'à les croire. Leurs
décisions me laissaient d'ailleurs plus de large et de liberté. Si je m'étais
vue serrée de près, il y a si peu de vertu en moi, que peut-être j'en aurais
cherché d'autres. Là où il y avait péché véniel, ils ne voyaient point
d'offense; et là où il y avait péché mortel très grave, ils ne trouvaient qu'une
faute vénielle. Cela nuisit beaucoup à mon avancement dans la vertu: il est bon,
je crois, de le dire ici, afin que les autres se préservent d'un si grand mal.
Mais devant Dieu il m'est clair que je n'avais point d'excuse. Il devait me
suffire de savoir qu'une chose n'était pas bonne de sa nature, pour l'éviter
avec soin. Le Seigneur a permis, le crois, à cause de mes péchés, qu'ils se
soient trompés, et que, trompée par eux, j'en aie égaré d'autres en répétant ce
qu'ils m'avaient dit. Je restai, ce me semble, plus de dix-sept ans dans cet
aveuglement. Le premier qui commença à me détromper sur certains points fut un
religieux très savant de l'ordre de Saint-Dominique
.
Enfin les Pères de la Compagnie de Jésus m'inspirèrent les plus vives craintes
sur toute ma vie, en me montrant, comme je le raconterai plus loin, le mal et la
gravité de ces débuts.
Je commençai donc à me confesser à cet
ecclésiastique. Si dans la suite j'ai eu plus à dire en confession, à cette
époque, comme depuis le commencement de ma vie religieuse, je n'avais que peu de
fautes à déclarer. Il en fut frappé, et me voua dès lors un extrême attachement,
qui partait d'un bon principe, mais dont l'excès devenait répréhensible. Je lui
avais fait comprendre que pour rien au monde je ne me résoudrais jamais à
offenser Dieu en matière grave; de son côté, il m'assurait qu'il était dans les
mêmes sentiments; ainsi, nous eûmes de fréquents entretiens. Comme alors mon âme
goûtait habituellement en Dieu d'enivrantes délices, mon plus doux plaisir était
de parler de lui. A un tel langage, dans une personne si jeune encore, il se
sentait pénétré de confusion. Enfin, poussé par la confiance que je lui
inspirais, il commença à me découvrir l'état de son âme, qui était déplorable et
des plus dangereux. Depuis près de sept ans il entretenait une affection et des
relations coupables avec une femme de l'endroit, et il ne laissait pas de dire
la messe. La chose était si publique qu'il était perdu d'honneur et de
réputation; personne cependant n'osait le blâmer en face. Ses aveux me
remplirent de compassion, car son dévouement pour moi me l'avait rendu cher.
Victime alors d'une inexpérience trop naïve et trop aveugle, je regardais comme
vertu de répondre par la reconnaissance et par un retour d'affection à
l'amitié qu'on avait pour moi. Maudite soit la loi d'un tel retour, qui va
jusqu'à être contraire à la loi de Dieu! C'est là une folie qui a cours dans le
monde, et j'avoue qu'elle me met toute hors de moi quand j'y pense. Quoi! c'est
à Dieu seul qu'est dû tout le bien qu'on nous fait, et nous regardons comme
vertu de ne pas briser les liens d'une amitié qui lui déplait! 0 aveuglement du
monde! Et vous, Seigneur, quelle grâce vous m'auriez faite, si, souverainement
ingrate envers ce monde tout entier, j'avais eu le bonheur de ne l'être jamais
envers vous! Mais à cause de mes péchés, le contraire est arrivé.
M'étant procuré, par les personnes mêmes de sa
maison, des renseignements plus précis, je connus mieux l'état de cet infortuné,
et je découvris en même temps une circonstance qui le rendait un peu moins
coupable. La malheureuse femme qui l'avait égaré avait obtenu de lui qu'il
porterait au cou, pour l'amour d'elle, une petite figure de cuivre1,
où elle avait mis des charmes, et nul n'avait eu le pouvoir de lui faire quitter
ce gage perfide.
Je n'ajoute pas entièrement foi à ce que l'on dit des
sortilèges, mais je rapporte ce que j'ai vu de mes propres yeux, afin que les
hommes se tiennent en garde contre ces femmes qui aspireraient à former de tels
liens. Qu'ils le sachent, dès qu'elles ont perdu toute honte devant Dieu, elles
que leur sexe oblige plus étroitement à la pudeur, on ne saurait sans péril leur
accorder la moindre confiance. Pour arriver à1eurs fins, et pour le succès d'une
passion insensée que le démon allume en elles, il n'est rien dont elles ne
soient capables. Quant à moi, malgré ma profonde misère, jamais je ne suis
tombée dans aucune faute de ce genre; jamais, dans tout le cours de ma vie, je
n'ai en l'intention de faire le mal; jamais, quand je l'aurais pu, je n'aurais
voulu forcer qui que ce fût à m'aimer. Mais c'est le Seigneur qui m'en a
préservée, et s'il ne m'eût tenue de sa main, j'aurais pu l'offenser en cela
comme dans le reste, car on ne doit fonder sur moi aucune confiance.
Dès que je fus fixée par ces renseignements,
je témoignai un intérêt plus affectueux à cet ecclésiastique. Mon intention
était bonne, mais ma conduite était blâmable; car l'espérance d'un bien, quelque
grand qu'il fût, n'aurait jamais dû me faire commettre même le plus petit mal.
Le plus souvent, je lui parlais de Dieu. Mes paroles lui furent utiles sans
doute, mais la grande affection qu'il avait pour moi fut, je crois, chez lui,
une plus puissante cause de retour. Pour me faire plaisir, il en vint jusqu'à me
livrer la petite figure, que je fis aussitôt jeter dans une rivière. Dès qu'il
en fut dessaisi, il se réveilla comme d'un profond sommeil: le tableau de sa
conduite durant ces dernières années se déroulait à ses yeux; il était effrayé
de lui-même; il gémissait de sa coupable vie, et déjà il en était saisi
d'horreur. Notre-Dame, je n'en puis douter, lui fit sentir son puissant secours;
car il était très dévot au mystère de sa Conception, et il en célébrait la fête
avec grande solennité. Enfin, il brisa sans retour ses tristes chaînes, et il ne
pouvait se lasser de remercier Dieu de l'avoir éclairé de sa lumière. Au bout
d'un an, à dater du jour même où je le vis pour la première fois, il mourut;
mais, dans cet intervalle, il avait servi Dieu avec une sainte ardeur.
Jamais je ne reconnus rien que d'honnête dans sa
grande affection pour moi, bien qu'elle eût pu être d'une pureté plus élevée.
Toutefois, en certaines occasions, si nous n'avions eu la pensée de Dieu très
présente, nous nous serions trouvés en danger de l’offenser gravement.
J'étais alors, je le répète, bien résolue à ne rien faire où j'aurais vu péché
mortel; et, selon moi, c'était précisément cette disposition qui me faisait
aimer de lui. Je crois même que tous les hommes sentiront toujours de la
prédilection pour les femmes qu'ils verront inclinées à la vertu. Oui, la vertu
est pour elles, comme je le dirai dans la suite, le moyen le plus sûr d'exercer
ici-bas de l'empire sur les cœurs. Je tiens pour assuré que celui pour lequel
j'avais tant prié est dans la voie du salut éternel. Il mourut dans les plus
beaux sentiments de foi, et dans l'éloignement le plus complet de l'occasion qui
l'avait égaré. Ainsi, il semblerait que le Seigneur voulut se servir de moi pour
ouvrir le ciel à. cette âme.
Je restai trois mois dans cet endroit, en proie à
de très grandes souffrances, parce que le traitement était trop rigoureux pour
ma complexion. Au bout de deux mois, à force de remèdes, il ne me restait plus
qu'un souffle de vie. Le mal dont j'étais allée chercher la guérison était
devenu beaucoup plus cruel; les souffrances que j'éprouvais au cœur étaient si
vives, qu'il me semblait parfois qu'on me le déchirait avec des dents aiguës;
l'intensité de la douleur arriva à tel point, qu'on craignit que ce ne fût de la
rage. Ma faiblesse était extrême; l'excès du dégoût ne me permettait de rien
prendre, si ce n'est du liquide. La fièvre ne me quittait pas; et des médecines,
que pendant un mois on m'avait fait prendre, m'avaient épuisée. Je sentais un
feu intérieur qui m'embrasait. Les nerfs se contractèrent, mais avec des
douleurs si intolérables, que je ne trouvais ni jour ni nuit un instant
de repos. A cela venait encore se joindre une profonde tristesse. Voilà ce que
je gagnai dans ce voyage. Mon père se hâta de me ramener chez lui. Les médecins
me virent de nouveau; ils désespérèrent de moi, déclarant qu'indépendamment de
tous ces maux, je me mourais d'étisie.
Insensible à l'arrêt qu'ils venaient de prononcer,
j'étais absorbée par le sentiment de la souffrance. Des pieds jusqu'à la tête,
j'éprouvais une égale torture. De l'aveu des médecins, ces douleurs de nerfs
sont intolérables; et comme chez moi leur contraction était universelle, j'étais
livrée à un indéfinissable tourment. Quelle riche moisson de mérites si j'avais
su en profiter! La souffrance dans cet excès de rigueur ne dura que trois mois,
mais on n'eût jamais cru qu'il fût possible de résister à tant de maux réunis.
Je m'en étonne moi-même en ce moment, et je regarde comme une faveur insigne de
Dieu la patience qu'il me donna; il était visible qu'elle venait de lui.
L'histoire de Job, que j'avais lue dans les Morales de saint Grégoire, me
fut d'un grand secours. Le divin Maître m'avait, ce semble, fortifiée à l'avance
par cette lecture et par l'oraison, à laquelle j'avais commencé à m'adonner; il
m'avait ainsi préparée à tout souffrir avec une résignation parfaite. Mes
entretiens n'étaient qu'avec lui. J'avais ces paroles de Job, habituellement
présentes à l'esprit, et je me plaisais à les redire: Puisque nous avons reçu
les biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas les maux?
Et à ces paroles, je sentais, ce me semble, se renouveler mon courage.
Ce long martyre s'était déjà prolongé depuis le
mois d'avril jusqu'au milieu d'août, plus douloureux cependant les trois
derniers mois. Enfin, le jour de l'Assomption de Notre-Dame arriva
.
Je montrai le plus vif empressement pour me confesser; toujours, du reste,
j'avais aimé m'approcher souvent de la confession. On s'imagina que la crainte
de la mort m'inspirait ce désir, et mon père, pour ne pas m'alarmer, ne voulut
point y condescendre. O amour excessif de la chair et du sang! quoiqu'il partît
d'un père si catholique, si prudent, si inaccessible par ses lumières à un
entraînement d'ignorance, combien cependant il aurait pu me devenir funeste!
Cette nuit même se déclara une crise si terrible que, pendant près de quatre
jours, je restai privée de. tout sentiment. On me donna, dans cet état,
l'extrême-onction. A toute heure, ou plutôt à tout moment, on croyait que
j'allais expirer, et l'on ne faisait que me dire le Credo, comme si
j'eusse été capable d'entendre quelque chose. Plus d'une fois même on ne douta
plus que je n'eusse exhalé mon dernier soupir; et quand je revins à moi, je
trouvai sur mes paupières de la cire, tombée d'un flambeau.
Cependant mon père était inconsolable de ne m'avoir
pas permis de me confesser; il ne cessait de faire monter vers Dieu des cris et
des prières. Béni soit à jamais Celui qui voulut les entendre! Déjà, dans mon
couvent, la fosse qui attendait mon corps était ouverte depuis un jour et demi;
et déjà, hors de cette ville, dans un monastère de religieux de notre ordre, on
avait célébré pour moi un service funèbre.
Dès que je repris connaissance, je voulus me
confesser. Je communiai en répandant un torrent de larmes; mais, à mon avis, la
douleur d'avoir offensé Dieu n'en était pas l'unique cause. Pourtant ce
repentir, je l'espère, aurait suffi pour me sauver, quand même le Seigneur m'eût
imputé l'erreur où l'on m'avait jetée en m'affirmant à tort, comme je l'ai
compris depuis, que certaines choses ne constituaient pas une faute mortelle.
Autant que j'en puis juger, malgré les intolérables
douleurs qui me restaient et m'enlevaient presque à moi, la confession que je
fis fut d'une intégrité parfaite; j'y déclarai tout ce en quoi je croyais avoir
offensé Dieu. Entre tant d'autres grâces, il m'a accordé celle-ci: jamais,
depuis que je commençai à communier, je n'ai laissé de m'accuser au saint
tribunal de tout ce que j'ai cru être péché, quelque léger qu'il fût. Je ne puis
néanmoins, si j'étais morte alors, nie défendre de craintes très vives sur mon
salut: d’une part, à cause du peu d'instruction des confesseurs; de l'autre, à
cause de mon peu de fidélité à la grâce, et pour bien des motifs encore. Aussi
est il certain qu'arrivée à cette époque de ma vie, et considérant comment le
Seigneur me ressuscita en quelque sorte, j'en éprouve un tel saisissement, que
j'en suis pour ainsi dire toute tremblante.
Il me semble, ô mon âme! que tu aurais dû mesurer
la grandeur du péril dont Dieu t'avait délivrée; et si l'amour n'avait pas assez
d'empire sur toi, la crainte du moins devait t'empêcher de l'offenser de
nouveau. Car enfin, il aurait pu te frapper mille fois dans un état plus
dangereux; et je ne crois pas exagérer en doublant ce nombre. Après tout,
j'accepte ici les reproches que pourra m'en faire celui qui m'a ordonné de me
modérer dans l'aveu de mes péchés. Et certes, tels que je les ai racontés, ils
n'apparaissent déjà que sous des couleurs trop flatteuses. Je le conjure, pour
l'amour de Dieu, de ne rien retrancher de mes fautes dans cet écrit,
puisqu'elles servent à mieux révéler les magnificences des bontés de Dieu et son
inépuisable patience à l'égard d'une âme. Bénédiction sans fin à ce Dieu
d'amour! Plaise à sa Majesté de me réduire en cendres plutôt que je cesse jamais
de l'aimer!
|