LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE III

Choix de vie

Je commençai à goûter l'excellent et sainte conversation de cette religieuse [9]. J'éprouvais du plaisir à l'entendre si bien parler de Dieu, car chez elle la sainteté s'alliait à beaucoup de jugement. Toute ma vie, au reste, j'ai trouvé un véritable bonheur à entendre parler de Dieu. Elle me raconta comment elle avait résolu d'entrer en religion, à la simple lecture de ces mots de l'Evangile: « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». Dans nos entretiens, elle me faisait la peinture des récompenses que le Seigneur réserve à ceux qui abandonnent tout pour son amour. Une société si sainte déracina bientôt des habitudes contractées dans une société profane; elle fit renaître en moi la pensée et le désir des choses éternelles, et diminua peu à peu ma vive répulsion pour la vie religieuse, car j'en avais une bien forte. Si Je voyais une des sœurs verser des pleurs en priant, ou pratiquer quelque acte de vertu, je ne pouvais me défendre de lui porter grande envie; car alors mon cœur était si dur que j'aurais pu lire toute la Passion sans répandre une seule larme, et une telle insensibilité me désolait.

Mon séjour dans ce monastère ne fut que d'un an et demi; mais il produisit en moi un très heureux changement. Je commençai à faire beaucoup de prières vocales. Je conjurais toutes les religieuses de me recommander à Dieu, afin qu'il me fît embrasser l'état où je devais le servir à son gré. J'y mettais néanmoins intérieurement des réserves; j'aurais voulu que son bon plaisir n'eût pas été de m'appeler à la vie religieuse, et d'autre part, la perspective de m'engager dans les liens du mariage ne laissait pas de m'inspirer des craintes. Toutefois, quand mon séjour dans cette retraite touchait à son terme, mes prédilections penchaient déjà du côté de l'état religieux. Je ne m'y serais pourtant pas engagée dans ce monastère. Certaines pratiques, qui vinrent à ma connaissance, me paraissaient excessives. Quelques-unes des plus jeunes religieuses me confirmaient dans mon sentiment; et j'avoue que l'uniformité d'avis parmi elles m'aurait fait une favorable impression. De plus, j'avais une intime amie dans un autre monastère [10]; c'en était assez, si je devais être religieuse, pour ne choisir que la maison où je vivrais avec elle. J'écoutais plus l'amitié et la nature, que les intérêts de mon âme. Ces saintes pensées d'embrasser l'état religieux se présentaient à certains intervalles, mais elles s'évanouissaient promptement, me laissant indécise.

Durant ce temps, où je ne négligeais pas de travailler à l'amendement de ma vie, le divin Maître se montrait plus jaloux encore de me préparer à l'état qui devait réunir pour moi le plus d'avantages. Il m'envoya une grande maladie qui me força de retourner à la maison de mon père. Dès que je fus rétablie, on me conduisit chez une de mes sœurs qui vivait à la campagne [11]. Sa tendresse à mon égard ne pouvait aller plus loin; et si elle n'eût consulté que son cœur, jamais je ne me serais séparée d'elle. Son mari avait aussi beaucoup d'amitié pour moi, au moins m'en prodiguait-il les témoignages par toutes sortes de prévenances. Voilà encore une de mes obligations au Seigneur: grâce à lui, j'ai toujours été chérie partout où je me suis trouvée; mais, imparfaite comme je le suis, j'étais loin de lui en témoigner un juste retour.

Sur notre chemin se trouvait l'habitation d'un frère de mon père [12]. C'était un homme très sage et orné de grandes vertus. Sa femme était morte, et Dieu dès lors le disposait à se donner entièrement à lui. Dans un âge déjà fort avancé, il abandonna tout ce qu'il possédait, et entra dans l'état religieux. Il y mourut d'une manière si édifiante, que j'ai tout sujet de le croire maintenant au ciel. Sur le désir qu'il en manifesta, je passai quelques jours chez lui. Sa conversation roulait ordinairement sur les choses de Dieu et sur la vanité du monde. Son principal exercice était de lire de bons livres écrits en castillan. Il m'invita à lui faire ces lectures: à vrai dire, je n'y sentais pas grand attrait; j'avais pourtant l'air d'en être fort contente; car pour faire plaisir, même aux dépens de mes goûts, j'ai porté la complaisance à l'excès; et ce qui chez d'antres aurait été vertu était un vrai défaut chez moi, parce que souvent j'allais bien au delà des bornes de la discrétion. O ciel! par quelles voies secrètes le Seigneur me disposait-il à l'état dans lequel il voulait agréer mes faibles services! Comme il savait contraindre ma volonté à se vaincre elle-même! Qu'il en soit béni à jamais! Amen.

Je ne passai que quelques jours chez mon oncle; mais ses entretiens, ses exemples, les paroles de Dieu que je lisais ou que j'entendais, laissèrent dans mon âme une ineffaçable empreinte. Les vérités qui m'avaient frappée dans mon enfance m'apparurent de nouveau; je voyais le néant de tout, la vanité du monde, la rapidité avec laquelle tout passe. L'effroi me saisissait à la pensée que si la mort fût venue, elle me trouvait sur le chemin de l'enfer. Malgré cela, ma volonté ne pouvait se déterminer à la vie religieuse. Je voyais pourtant que c'était l'état le plus parfait et le plus sûr; aussi peu à peu je me décidai à me faire violence pour l'embrasser.

Pendant trois mois je livrai bataille à ma volonté; voici les armes dont je me servais pour la vaincre. Je me disais: les peines et les souffrances de la vie religieuse ne sauraient dépasser ce qu'on endure en purgatoire, et moi je m’étais rendue digne de l'enfer; je ne me dévouais donc à rien de fort héroïque en acceptant le purgatoire de la vie religieuse; je m'en irais ensuite droit au ciel, où tendaient tous mes désirs. C'était plus, ce me semble, la crainte servile que l'amour, qui m'imprimait ce mouvement vers la vie religieuse.

Le démon me représentait qu'élevée si délicatement, jamais je ne pourrais soutenir les austérités du cloître. Je lui opposais la pensée des souffrances de Jésus-Christ: ce n'était certes rien de considérable que d'endurer quelque chose pour lui: d'ailleurs, il viendrait au recours de ma faiblesse. Je ne me souviens pas si cette dernière pensée était présente à mon esprit; mais un fait certain, c'est que les assauts de cette époque furent terribles. Je me vis de plus travaillée de fièvres qui me causaient de grandes défaillances; car j'ai toujours eu peu de santé.

Heureusement j'étais déjà amie des bons livres, et ils me donnèrent la vie. Je lisais les épîtres de saint Jérôme; je me sentis, par cette lecture, si inébranlablement affermie dans mon dessein d'être toute à Jésus-Christ, que je ne balançai plus à le déclarer à mon père. Un tel acte de ma part, c'était en quelque sorte prendre l'habit. J'étais si jalouse de l'honneur de ma parole, qu'après l'avoir une fois donnée, rien au monde n'eût été capable de me faire retourner en arrière.

Mon père m'aimait si tendrement, que toutes mes instances ne purent le faire céder à mes désirs. Je demandai à d'autres personnes de lui parler en ma faveur; leurs prières furent également inutiles. Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut qu'après sa mort je ferais ce que je voudrais. Comme j'avais appris à me défier de moi, et que je redoutais de trouver dans ma faiblesse un écueil pour ma persévérance, je jugeai qu'un tel parti ne me convenait pas, et j'exécutai mon dessein par une autre voie, comme je vais le dire.


 

[9] C'était Marie Briceño. Elle était née en 1498. Fille de don Gonzalve Briceño et de doña Brigitte Contreras, noms illustres dans la noblesse d'Avila, elle entra en religion en 1514 et mourut en 1592. On rapporte à son sujet un évènement un événement merveilleux, survenu peu avant l'entrée de Thérèse au pensionnat. Pendant que la communauté était réunie pour l'oraison, un point lumineux appartit en. forme d'étoile; après avoir fait le tour du chœur, il s'arrêta au-dessus de Marie Briceño et disparut dans sa poitrine. Lorsque Alphonse de Cepeda amena sa fille, la supérieure la confia à cette religieuse, et plus tard la merveille s'expliqua. (Reforma de los Descalzos, t 1, livre 1, ch. VII.) Le souvenir de ce fait ne perpétue par un tableau allégorique, placé dans l'église des augustines; au bas, on lit en espagnol:  «  Ce tableau représente sainte Thérèse, quand elle était pensionnaire dans ce couvent de grâce, et sa vénérable maîtresse doña Marie Briceño religieuse d'une vertu exemplaire. Au second plan, on voit deux anges dont l’un dit: «  Thérèse, dans la maison de saint Augustin, tu apprendras à connaître ta vocation. L’autre, qui porte la règle des Carmélites réformées, dit: « Thérèse, va et fonde des couvents. ».

[10] Cette fidèle amie de sainte Thérèse s'appelait Jeanne Suarez, religieuse d'une admirable régularité. Elle était dans le monastère de l'incarnation d'Avila, de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.

[11] Marie de Cepeda, mentionnée an chapitre précédent; elle habitait avec son mari à Castellanos de la Canada.

[12] C'était Sanchez de Cepeda; il vivait dans la petite ville d'Hortigosa, à quatre lieues d'Avila.
 

   

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