LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

LIVRE DE LA “VIE”
de sainte Thérèse d’Avila

CHAPITRE II

Adolescence

Si je ne me trompe, voici les premières causes le mon infidélité. Plus d'une fois elles ont provoqué en moi cette réflexion: combien coupables sont les parents qui ne cherchent pas à offrir sans cesse à leurs enfants l'exemple et les leçons de la vertu. J'avais, comme je l'ai dit, une mère d'un rare mérite; néanmoins, parvenue à l'âge de raison, je ne prenais presque rien de ce qu'il y avait de bon en elle; et ce qui ne l'était pas me fut très nuisible. Elle aimait à lire les livres de chevalerie Pour elle, ce n'était qu'un délassement après l'accomplissement de tous ses devoirs; il n'en était pas ainsi pour mes frères et pour moi, car nous précipitions notre travail pour nous adonner à ces lectures. Peut-être même, n'y cherchant pour sa part qu'une diversion à ses grandes peines, ma mère avait-elle en vue d'occuper ainsi ses enfants, afin de les soustraire à d'autres dangers qui auraient pu les perdre. Cependant mon père le voyait avec déplaisir, et il fallait avec soin nous dérober à ses regards. Je contractai peu à peu l'habitude de ces lectures. Cette petite faute, que je vis commettre à ma mère, refroidit insensiblement mes bons désirs, et commença à me faire manquer à mes devoirs. Je ne trouvais point de mal à passer plusieurs heures du jour et de la nuit dans une occupation si vaine, même en me cachant de mon père. Je m'y livrais avec entraînement, et pour être contente, il me fallait un livre nouveau [5].

Je commençai à prendre goût à la parure et à  désirer plaire en paraissant bien. Je m'occupais de la blancheur de mes mains et du soin de mes cheveux; je n'épargnais ni parfums, ni aucune de ces industries de la vanité pour lesquelles j'étais fort ingénieuse. Je n'avais nulle mauvaise intention, et je n'aurais voulu, pour rien au monde, faire naître en qui que ce fût la moindre pensée d'offenser Dieu. Pendant plusieurs années, je gardai ce goût d'une propreté excessive et d'autres encore, où je ne découvrais pas l'ombre de péché; maintenant je vois quel mal ce devait être.

J'avais des cousins germains qui seuls étaient admis dans la maison par mon père; prudent comme il l'était, il n'en eût jamais permis l'entrée à d'autres; et plût au ciel qu'il eût usé à leur égard d'une semblable réserve! Je le découvre maintenant: à un âge où des vertus encore tendres demandent tant de soin, quel danger n'offre pas le commerce de personnes qui, loin de connaître la vanité du monde, éveillent le désir de s'y mêler! Il y avait presque égalité d'âge entre nous; mes cousins cependant étaient plus âgés que moi. Nous étions toujours ensemble, ils m'étaient on ne peut plus attachés. Je laissais aller la conversation au gré de leurs désirs, et je l'alimentais moi-même volontiers; j'écoutais tais ce qu'ils me disaient de leurs inclinations naissantes et de mille bagatelles qui étaient loin d'être bonnes. Ce qu'il y eut de pire, c'est que mon âme commença dès lors à s'accoutumer à ce qui fut dans la suite la cause de tout son mal.

Si j'avais un conseil à donner à un père et à une mère, je leur dirais de considérer de près avec quelles personnes leurs enfants se lient à cet âge; car, ayant naturellement plus de pente au mal qu'au bien, ils peuvent rencontrer dans ces liaisons de grands dangers pour la vertu. J'en ai fait l'expérience: j'avais une sœur beaucoup plus âgée que moi, en qui je voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais rien d'elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises qualités d'une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et devinant, ce semble, le mal qu'elle devait me faire, n'avait rien négligé pour lui fermer l'entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je ne me lassais pas de m'entretenir avec elle: car elle m'aidait à me procurer les divertissements de mon goût, elle m'y entraînait même, et me faisait part de ce qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.

J'avais, je crois, un peu plus de quatorze ans lorsque s'établit entre nous ce lien d'amitié et cette confidence intime; et, dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui m'ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l'honneur [6]. Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me semble, n'aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n'aurait été capable de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne blesser en rien l'honneur du monde? J'ambitionnais avec passion de le conserver sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j'évitais seulement avec un soin extrême de me perdre tout à fait.

Mon père et nia sœur voyaient avec déplaisir mon amitié pour cette parente, et m'en faisaient souvent des reproches; mais la difficulté de lui interdire l'entrée de la maison et mon ingénieuse malice rendaient inutiles leurs sages avis. Je m'effraie parfois de voir le mal que peut faire, au temps de la jeunesse surtout, une mauvaise compagnie. Si je ne l'avais éprouvé, je ne pourrais pas le croire. Je voudrais qu'instruits par mon exemple, les pères et les mères fussent d'une extrême circonspection sur ce point. C'est la vérité que la conversation de cette jeune parente produisit en moi le plus triste changement, Il y avait dans mon âme un penchant naturel à la vertu, et déjà l'on n'en découvrait presque plus de vestiges: cette amie et une autre compagne non moins légère avaient, en quelque sorte, imprimé dans mon cœur la frivolité de leurs sentiments. Par là je comprends l'utilité immense de la compagnie des gens de bien; je suis convaincue que, si, à cet âge, je m'étais liée avec des personnes vertueuses, j'aurais persévéré dans la vertu. Oui, si l'on m'avait alors enseigné à craindre le Seigneur, mon âme aurait puisé dans de telles leçons assez de force pour ne pas tomber. Je vis, hélas! s'effacer cette crainte filiale et il ne me restait que celle de manquer à l'honneur. Le désir de ne blesser en rien faisait de ma vie un perpétuel tourment; néanmoins, en bien des choses, quand j'espérais qu'elles resteraient inconnues, je ne craignais pas d'aller grandement contre ses lois et contre ma conscience.

Telles furent, ce me semble, les causes de mes premières infidélités. La faute n'en est peut-être pas aux personnes dont j'ai fait mention, mais à moi seule; il suffisait de ma malice pour m'éloigner ainsi du droit sentier. Je ne trouvais d'ailleurs dans les servantes de la maison que trop de concours pour le mal. Si l'une d'entre elles m'eût donné de bons conseils, peut-être je les aurais suivis; mais l'intérêt les aveuglait, comme j'étais aveuglée moi-même par les sentiments de mon cœur.

Je dois cependant ce témoignage à la vérité: c'est que je n'ai jamais senti en moi le moindre attrait pour ce qui aurait pu flétrir l'innocence, parce j'avais naturellement horreur des choses déshonnêtes. Ce que je recherchais uniquement, c'était le passe-temps d'une honnête conversation. Mais enfin, une telle occasion pouvait me devenir dangereuse, et l'honneur de mon père et de mes frères aurait pu en souffrir. Dieu seul m'a délivrée de tant de périls, paraissant en quelque sorte lutter contre ma volonté pour m'empêcher de me perdre.

Tout cela néanmoins ne put être tellement enveloppé dans le secret, qu'il ne s'élevât quelque nuage sur ma réputation, et que mon père n'en conçût quelque crainte. Aussi, trois mois s'étaient à peine écoulés depuis que je me laissais aller à ces vanités, lorsqu'on me fit entrer dans un couvent de la ville, où l'on élevait des jeunes filles de ma condition, mais qui n'étaient pas mauvaises comme moi [7]. L'affaire fut conduite avec le plus grand secret. J'étais seule avec un de mes parents dans la confidence; et afin que le publie n'y trouvât point à redire, on choisit le moment du mariage de ma sœur [8]. Le prétexte était excellent: n'ayant plus de mère, je ne devais pas rester seule dans la maison. L'excessive tendresse de mon père pour moi et mon soin de ne rien laisser paraître, devaient sans doute me rendre moins coupable à ses yeux; ainsi il me conserva ses bonnes grâces.

Au fond, ce temps avait été de courte durée, et si quelque chose avait transpiré au dehors, on ne pouvait néanmoins rien articuler de certain. J'avais mis tous mes soins à m'entourer de secret et de mystère, tant je tremblais d'imprimer la moindre tache à ma réputation. Insensée! je ne considérais pas que je ne pouvais rien cacher à Celui qui voit tout. O Dieu de mon cœur! quel funeste ravage ne fait point dans le monde l'oubli de cette vérité, et la folle pensée que des offenses commises contre vous peuvent rester secrètes! J'en suis convaincue, nous éviterions de grands maux, si nous comprenions que l'intérêt suprême pour nous n'est pas de nous dérober à l’œil des hommes, mais de ne rien faire qui blesse la sainteté de vos regards.

Les huit premiers jours j'éprouvai un cruel ennui moins par le déplaisir de me voir dans cette retraite que par la crainte qu'on ne connût ma conduite. Au reste, j'étais déjà bien lasse de la vie que j'avais menée. Je ne pouvais commettre aucune offense contre le Seigneur sans en être saisie d'une crainte très vive, et j'avais soin de m'en confesser au plus tôt. A mon arrivée au couvent, mon âme était pleine d'angoisses; mais huit jours s'étaient à peine écoulés, et déjà je me trouvais beaucoup plus heureuse dans cet asile que dans la maison de mon père. De leur côté, toutes les habitantes du monastère étaient contentes de ma présence au milieu d'elles, et me témoignaient beaucoup d'affection. C'est une faveur que Dieu m'a faite: partout où j'ai été, on m'a toujours vue avec plaisir. J'avais alors un éloignement mortel pour la vie du cloître: cependant je voyais avec bonheur de si parfaites religieuses, car celles de cette maison étaient admirables de vertu, de régularité et de recueillement. Le démon n'eut garde de m'oublier au sein de cette paix; il essaya de la troubler par certains messages venus du dehors; mais la vigilance dont j'étais entourée y mit bientôt un terme. Je sentis alors renaître en mon âme ces saintes habitudes de mon premier âge, et je compris quelle immense faveur Dieu accorde à ceux qu'il met dans la compagnie des gens de bien. On eût dit que sa Majesté cherchait avec sollicitude et persévérance un moyen de me rappeler à elle. O Seigneur, soyez béni de m'avoir supportée si longtemps! Amen.

Une circonstance pouvait, ce me semble, m'excuser, si je n'avais eu tant d'autres fautes à me reprocher: dans ma pensée, ces relations pouvaient se terminer par une alliance honorable pour moi; de plus, j'avais, sur divers points de ma conduite, consulté mon confesseur, pris même d'autres sages avis, et l'on me disait que je n'allais point contre la loi de Dieu.

Dans le monastère où j'étais, il y avait une religieuse, chargée du dortoir des pensionnaires. C'est par elle, me semble-t-il, que le Seigneur voulut commencer à m'éclairer; on le verra par ce que je vais dire.


 

[5] Ce goût pour de pareils livres n'étonne pas, quand on sait la vogue prodigieuse des romans de chevalerie en Espagne, au seizième siècle. Même des esprits sérieux y trouvaient leurs délices. Charles-Quint, qui en défendait la lecture à ses sujets, dévorait en cachette l'un des plus extravagants, don Belianis de Grèce. Plus tard une pétition, présentée par les Cortès à Philippe II, demandait qu'on jetât au feu toutes ces sortes de livres. on promit de sévir et l'on ne fit rien. L'habitude avait pénétré trop profondément les mœurs espagnoles. Ce courant puissant explique comment une femme aussi pieuse que Béatrix de Ahumada lisait ces romans et les faisait lire à ses enfants. on comprend aussi que Thérèse aidée de son frère Rodrigue, ait eu l'idée, comme le raconte Ribera, de composer un roman de chevalerie, « avec les aventures et les fictions Propres à ce genre d'ouvrages ». (Vie de sainte Thérèse, liv. Ier, ch. V.

[6] On reconnaît ici la castillane, la fille de race, qui veut à tout prix conserver l'estime, la considération extérieure que les hommes accordent à la vertu. La langue espagnole appelle ce noble sentiment honra. Elle nomme honor la qualité intérieure, la disposition de l'âme à ne rien faire qui blesse la conscience. Quand la sainte nous dit qu'elle « craint de perdre l'honneur », qu'elle « va contre les lois de l'honneur »  elle emploie la mot honra.

[7] . Ce monastère était Notre-Dame de Grâce, de l'ordre de Saint-Augustin. Construit en 1508 ou en 1509, sur l'emplacement d'une ancienne mosquée, il renfermait quarante religieuses, du temps de sainte Thérèse. Saint Thomas de Villeneuve a prêché dans son église, et en a eu quelque temps la direction spirituelle. Ce monastère existe de nos jours; on voit encore le confessionnal où Thérèse ne confessa quand elle était pensionnaire; il est près de la grille qui sépare le chœur des religieuses de la net de l'église. On conserve, comme des reliques, divers objets qui ont été à l'usage de la serve

[8] Cette sœur était Marie de Cepeda. Elle épousait don Martin de Guzman y Barrientos.
 

   

Pour toute suggestion, toute observation ou renseignement sur ce site,
adressez vos messages à :

 voiemystique@free.fr