Le bonheur d'avoir des parents vertueux et
craignant Dieu
,
ainsi que les
grâces
dont le Seigneur me favorisait, auraient dû suffire, si je n'avais été si
infidèle, pour me fixer dans le bien. Mon père se plaisait à la lecture des bons
livres, et il voulait en avoir en castillan, afin que ses enfants pussent les
lire. Cette industrie, le soin avec lequel ma mère nous faisait prier Dieu et
nous inspirait de la dévotion envers Notre-Dame ainsi qu'envers quelques saints,
éveillèrent ma Piété, à l’âge, ce me semble, de six à sept ans. J'étais soutenue
par l'exemple de mes parents, qui n'accordaient leur faveur qu'à la vertu et en
étaient eux-mêmes largement doués. Mon père avait une admirable charité envers
les pauvres et la compassion la plus vive pour les malades. Sa bonté à l'égard
des serviteurs allait si loin, que jamais il ne put se résoudre à prendre des
esclaves; son âme était trop attristée à la vue de leur sort. Aussi, ayant eu
quelque temps dans sa maison une esclave d'un de ses frères, il la traitait à
l'égal de ses enfants, et il était si touché de ne pas la voir libre, qu'il en
éprouvait, disait-il, une intolérable douleur. Dans ses paroles se fit toujours
remarquer un respect souverain pour la vérité. Nul ne l'entendit jamais ni
jurer, ni médire; la plus sévère pureté de mœurs brillait dans toute sa vie.
Dieu avait également orné Ma mère de nombreuses
vertus. Elle passa ses jours dans de grandes infirmités. Sa modestie était
parfaite: douée d'une beauté rare, jamais elle ne parut en faire la moindre
estime; comptant à peine trente-trois ans quand elle mourut, elle avait adopté
déjà la mise des personnes âgées. Elle charmait par la douceur de son caractère,
comme par les grandes qualités de son esprit. Sa vie tout entière s'était
écoulée au sein d'extrêmes souffrances, et sa mort fut des plus chrétiennes.
Nous étions trois sœurs et neuf frères. Grâce à la
bonté divine, tous, par la vertu, ont ressemblé à leurs parents, excepté moi.
J'étais cependant la plus chérie de, mon père; et, tant que je n'avais pas
encore offensé Dieu, sa prédilection pour moi n'était pas, ce me semble, sans
quelque fondement. Aussi, lorsque je me rappelle les bonnes inclinations que le
Seigneur m'avait données, et le triste usage que j'en ai fait, mon âme se brise
de douleur. J'étais d'autant plus coupable que, pour être toute à Dieu, je ne
trouvais aucun obstacle dans la société de mes frères.
Je les chérissais tous de l'affection la plus
tendre, et ils me payaient de retour. Toutefois il y en avait un, à peu près de
mon âge, que. j'aimais plus que les autres
.
Nous nous réunissions pour lire ensemble les vies des saints. En voyant les
supplices que les saintes enduraient pour Dieu je trouvais qu'elles
achetaient à bon compte le bonheur d’aller jouir de lui, et j'aspirais, à une
mort si belle de toute l'ardeur de mes désirs. Ce n'était par l'amour de Dieu
qui m'entraînait ainsi; du moins je n’y faisais pas réflexion; je voulais
seulement me voir au plus tôt au ciel, en possession de cette ineffable félicité
dont les livres nous offraient la peinture.
Nous délibérions ensemble sur les moyens
d'atteindre notre but. Le parti qui nous souriait davantage était de nous en
aller, demandant notre pain pour l'amour de Dieu, au pays des Maures, dans
l'espoir qu'ils feraient tomber nos têtes sous le glaive
.
Dans un âge aussi tendre, le Seigneur nous donnait, ce me semble, assez de
courage pour exécuter un tel dessein, si nous en avions trouvé les moyens; mais
nous avions un père et une mère, et c'était là le plus grand obstacle à nos
yeux. Nous étions frappés d'un étonnement profond, en lisant dans ces livres que
les châtiments, comme les récompenses, devaient durer à jamais. Que de fois
cette pensée fut l'objet de nos entretiens! Nous aimions à redire sans nous
lasser: Quoi! pour toujours! toujours! toujours! » Et lorsque j'avais ainsi
passé un certain temps à répéter ces paroles, Dieu daignait permettre qu'à un
âge si tendre, le chemin de la vérité s'imprimât dans mon âme.
Voyant qu'il nous était impossible d'aller dans un
pays où l'on nous ôtât la vie pour Jésus-Christ, nous résolûmes de mener la vie
des ermites du désert. Dans un jardin attenant à la maison, nous nous mîmes à
bâtir de notre mieux des ermitages, en posant l'une sur l'autre de petites
pierres qui tombaient presque aussitôt. Ainsi, toute tentative de réaliser nos
désirs demeurait impuissante. Maintenant encore, je me sens attendrie en voyant
combien Dieu se hâtait de me donner ce que je perdis par ma faute.
Je faisais l'aumône autant que je le pouvais, mais
mon pouvoir était petit. Je savais trouver des heures de solitude pour mes
exercices de piété, qui étaient nombreux: je me plaisais surtout à réciter le
rosaire; c'était une dévotion que ma mère avait extrêmement à cœur, et elle
avait su nous l'inspirer. En jouant avec des compagnes du même âge que moi, mon
grand plaisir était de construire de petits monastères et d'imiter les
religieuses. J'avais, ce me semble, quelque désir de l'être, mais ce désir était
moins vif que celui de vivre dans le désert et de donner ma vie pour Dieu.
Quand ma mère mourut, j'avais, je m'en souviens,
près de douze ans
.
J'entrevis la grandeur de la perte que je
venais de faire. Dans ma douleur, je m'en allai à un sanctuaire de Notre-Dame,
et me jetant au pied de son image, je la conjurai avec beaucoup de larmes de me
servir désormais de mère. Ce cri d'un cœur simple fut entendu. Depuis ce
moment, jamais je ne me suis recommandée à cette Vierge souveraine, que je n'aie
éprouvé d'une manière visible son secours; enfin, c'est elle qui m'a rappelée de
mes égarements. Une amère tristesse s'empare en ce moment de mon âme, quand ma
pensée se reporte aux causes qui me rendirent infidèle aux bons désirs de mes
jeunes années. O mon Seigneur, puisque vous semblez avoir résolu de me sauver
(plaise à votre Majesté qu'il en soit ainsi!), puisque les grâces que vous
m'avez accordées sont si grandes, n'auriez-vous pas trouvé juste, non dans mon
intérêt, mais dans le vôtre, de ne pas voir profanée par tant de souillures une
demeure où vous deviez habiter d'une manière si continue? Je ne puis même
prononcer ces paroles sans douleur, parce que je sais que toute la faute retombe
sur moi. Quant à vous, Seigneur, vous n'avez rien omis, je le reconnais, pour
m'enchaîner tout entière dès cet âge à votre service. Pourrais-je me plaindre de
mes parents? Non. Ils ne m'offraient que l'exemple de toutes les vertus, et ils
veillaient avec une tendre sollicitude au bien de mon âme.
Enfin, après cet âge, vint le moment où mes yeux
s'ouvrirent sur les grâces de la nature; et Dieu, disait-on, en avait été
prodigue envers moi. J'aurais dû l'en bénir; hélas! je m'en servis pour
l'offenser, comme on va le voir par mon récit.
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