

SECONDE PARTIE
Les trois voies
CHAPITRE
IV
Lutte contre les péchés capitaux
818. Cette lutte n'est au
fond qu'une sorte de mortification. Pour compléter la purification de l'âme et
l'empêcher de retomber dans le péché, il faut s'attaquer à la source du mal en
nous, qui est la triple concupiscence. Nous l'avons déjà décrite dans ses traits
généraux n° 193-209 ; mais, comme elle est la racine des sept péchés capitaux,
il importe de connaître et de combattre ces tendances mauvaises. Ce sont en
effet des tendances, plutôt que des péchés ; cependant on les appelle pêchés,
parce qu'elles nous portent au péché, et péchés capitaux, parce qu'ils sont la
source ou la tête d'une foule d'autres péchés.
Voici comment ces tendances se rattachent à la triple concupiscence : de la
superbe naissent l’orgueil, l'envie et la colère ; la concupiscence de la chair
produit la gourmandise, la luxure et la paresse ; enfin la concupiscence des
yeux s'identifie avec l'avarice ou l’amour désordonné des richesses.
819. La lutte contre les sept péchés capitaux a toujours tenu une grande place
dans la spiritualité chrétienne. Cassien en traite au long dans ses Conférences
et ses Institutions ; il en distingue huit au lieu de sept, parce qu'il met à
part l'orgueil et la vaine gloire. S. Grégoire le Grand distingue nettement les
sept péchés capitaux qu'il fait tous découler de l’orgueil. S. Thomas les
rattache aussi à l'orgueil, et montre comment on peut les classer
philosophiquement, en tenant compte des fins spéciales vers lesquelles l'homme
se porte. La volonté peut se porter vers un objet par un double mouvement : la
recherche d'un bien apparent ou l'éloignement d'un mal apparent. Or le bien
apparent recherché par la volonté, peut être : 1) la louange ou l'honneur, biens
spirituels poursuivis d'une façon désordonnée : c'est la fin spéciale du
vaniteux ; 2) les biens corporels, ayant pour but la conservation de l'individu
ou celle de l'espèce, recherchés d'une façon excessive, sont les fins
respectives du gourmand et du luxurieux ; 3) les biens extérieurs, aimés d'une
manière déréglée, sont la fin de l'avare. Le mal apparent qu'on fuit, peut être
: 1) l'effort nécessaire pour l'acquisition du bien, effort que fuit le
paresseux ; 2) la diminution de l'excellence personnelle que redoutent et fuient
le jaloux et le coléreux, quoique d'une manière différente. Ainsi la distinction
des sept péchés capitaux se tire des sept fins spéciales que poursuit le
pécheur.
En pratique nous suivrons la division qui rattache les vices capitaux à la
triple concupiscence, comme étant plus simple.
ART. I.
L'ORGUEIL ET LES VICES QUI S'Y RATTACHENT
§ I.
L'orgueil lui-même
820. L'orgueil est une
déviation de ce sentiment légitime qui nous porte à estimer ce qu'il y a de bon
en nous, et à rechercher l'estime des autres dans la mesure où elle est utile
aux bonnes relations que nous devons avoir avec eux. Assurément on peut et on
doit estimer ce que Dieu a mis de bon en nous, en reconnaissant qu'il en est le
premier principe et la dernière fin : c'est un sentiment qui honore Dieu, et qui
nous porte à nous respecter nous-mêmes. On peut aussi désirer que les autres
voient ce bien, l'apprécient, et en rendent gloire à Dieu, de même que nous
devons reconnaître et estimer les qualités du prochain : cette estime mutuelle
ne fait que favoriser les bonnes relations qui existent entre les hommes.
Mais il peut y avoir déviation ou excès dans ces deux tendances. On oublie
parfois que Dieu est l'auteur de ces dons, et on se les attribue à soi-même : ce
qui est un désordre, puisque c'est nier au moins implicitement que Dieu soit
notre premier principe. De même on est tenté d'agir pour soi, ou pour gagner
l'estime des autres au lieu d'agir pour Dieu, et de lui rapporter tout l'honneur
de ce que nous faisons : c'est un désordre, puisque c'est nier, implicitement du
moins, que Dieu soit notre dernière fin. Tel est le double désordre qui se
trouve dans ce vice. On peut donc le définir : un amour désordonné de soi-même
qui fait qu'on s'estime, explicitement ou implicitement, comme si on était son
premier principe ou sa dernière fin. C'est une sorte d'idolâtrie, parce qu'on se
regarde comme son dieu, ainsi que le fait remarquer Bossuet, n° 204. Pour mieux
combattre l'orgueil, nous exposerons : 1° ses formes principales ; 2° les
défauts qu'il engendre ; 3° sa malice ; 4° ses remèdes.
I. Les
principales formes de l'orgueil
821. 1° La première forme
consiste à se regarder soi-même, explicitement ou implicitement, comme son
premier principe.
A) Il en est peu qui explicitement s'aiment d'une façon assez désordonnée pour
se regarder comme leur premier principe. a) C'est le péché des athées qui
volontairement rejettent Dieu, parce qu'ils ne veulent pas de maître : ni Dieu
ni Maître ; c’est d'eux que parle le Psalmiste quand il dit : « L'insensé a dit
en son cœur : il n’y a pas de Dieu, Dixit insipiens in cordo suo : non est Deus
» (Ps. XIII, 1). b) Ce fut équivalemment le péché de Lucifer, qui, voulant être
autonome, refusa de se soumettre à Dieu ; de nos premiers parents, qui, désirant
être comme des dieux, voulurent connaître par eux-mêmes le bien et le mal ; des
hérétiques, qui, comme Luther, refusèrent de reconnaître l'autorité de l'Eglise
établie par Dieu ; c'est celui des rationalistes, qui, fiers de leur raison, ne
veulent pas la soumettre à la foi. C'est aussi le péché de certains
intellectuels, qui, trop orgueilleux pour accepter l'interprétation
traditionnelle des dogmes, les atténuent et les déforment pour les harmoniser
avec leurs exigences.
822. B) Un plus grand nombre tombent implicitement dans ce défaut, en agissant
comme si les dons naturels et surnaturels dont Dieu nous a gratifiés, étaient
complètement nôtres. Sans doute on reconnaît en théorie que Dieu est notre
premier principe ; mais en pratique, on s'estime démesurément comme si on était
soi-même l'auteur des qualités qui sont en nous.
a) Il en est qui se complaisent dans leurs qualités et leurs mérites, comme
s'ils en étaient les seuls auteurs : « L'âme se voyant belle, dit Bossuet, s'est
délectée en elle-même, et s'est endormie dans la contemplation de son excellence
: elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu : elle a oublié sa dépendance ;
elle s’est premièrement arrêtée et ensuite livrée à elle-même. Mais en cherchant
d'être libre jusqu'à s'affranchir de Dieu et des lois de la justice, l'homme est
devenu captif de son péché » (Tr. de la concupiscence, ch. XI).
823. b) Plus grave est l'orgueil de ceux qui s'attribuent à eux-mêmes la
pratique de la vertu, comme les Stoïciens ; ou qui s'imaginent que les dons
gratuits de Dieu sont le fruit de nos mérites, que nos bonnes œuvres nous
appartiennent plus qu'à Dieu, alors qu'en réalité il en est la cause principale
; qu'on y prend ses complaisances comme si elles étaient uniquement nôtres.
824. C) C'est ce même principe qui fait qu'on exagère ses qualités personnelles.
a) On ferme les yeux sur ses défauts, on regarde ses qualités avec des verres
grossissants ; on en vient à s'attribuer des qualités qu'on n'a pas, ou du moins
qui n'ont que l'apparence de la vertu : ainsi on fait l’aumône par ostentation
et on croit être charitable, alors qu'on est orgueilleux ; on s'imagine être un
saint, parce qu'on a des consolations sensibles, ou parce qu'on a écrit de
belles pensées ou de bonnes résolutions, et en réalité on est encore aux
premiers échelons de la perfection. D'autres croient avoir l'esprit large, parce
qu’ils font peu de cas des petites règles, voulant se sanctifier par les grands
moyens. b) De là à se préférer injustement aux autres il n'y a qu'un pas : on
examine les défauts des autres à la loupe, et c'est à peine si on prend
conscience de ses propres défauts ; on voit la paille qui est dans l'œil du
voisin, mais non la poutre qui est dans le nôtre. Parfois on en vient, comme le
Pharisien, à mépriser ses frères ; d’autres fois, sans aller aussi loin, on les
rabaisse injustement dans son estime et on se croit meilleur qu'eux, alors qu'en
réalité on leur est inférieur. C'est en vertu du même principe qu'on cherche à
les dominer, à faire reconnaître sa supériorité sur eux. c) Par rapport aux
Supérieurs, cet orgueil se traduit par un esprit critique et frondeur, qui fait
qu'on épie leurs moindres gestes ou démarches pour les blâmer : on veut tout
juger, tout contrôler. Par là on se rend l'obéissance beaucoup plus difficile,
on a peine à se soumettre à leur autorité, à leurs décisions, à leur demander
des permissions, on aspire à l'indépendance, c'est à dire, au fond, à être son
premier principe.
825. 2° La seconde forme de l'orgueil consiste à se regarder soi-même
explicitement ou implicitement comme sa dernière fin, en faisant ses actions
sans les rapporter à Dieu, et en désirant être loué comme si elles étaient
complètement nôtres. Ce défaut découle du premier ; car qui se regarde comme son
premier principe veut aussi en être la dernière fin. Ici il faudrait renouveler
les distinctions que nous avons déjà faites.
A) Bien peu se regardent explicitement comme leur dernière fin, sauf les athées
et les incroyants.
B) Mais beaucoup agissent en pratique comme s'ils participaient à cette erreur.
a) Ils veulent être loués, complimentés sur leurs bonnes œuvres, comme s'ils en
étaient les principaux auteurs, et comme s'ils avaient le droit d’agir pour leur
propre compte, pour satisfaire leur vanité. Au lieu de tout rapporter à Dieu,
ils entendent bien qu'on les félicite de leurs prétendus succès, comme s'ils
avaient droit à tout l'honneur qui en revient. b) Ils agissent par égoïsme, pour
leurs propres intérêts, se souciant fort peu de la gloire de Dieu, et encore
moins du bien de leur prochain. Ils en viennent même à cet excès qu'ils
s'imaginent en pratique que les autres doivent organiser leur vie pour leur
plaire ou leur rendre service ; ils se font ainsi le centre des autres, et, pour
ainsi dire, leur fin. N'est-ce pas là usurper inconsciemment les droits de Dieu.
c) Sans aller aussi loin, des personnes pieuses se recherchent elles-mêmes dans
la piété, se plaignent de Dieu quand il ne les inonde pas de consolations, se
désolent quand elles sont dans la sécheresse, et s'imaginent ainsi faussement
que le but de la piété c'est de jouir des consolations tandis qu'en réalité la
gloire de Dieu doit être notre fin suprême en toutes nos actions, mais surtout
dans la prière et les exercices spirituels.
826. Il faut donc l'avouer, l'orgueil, sous une forme ou sous une autre, est un
défaut très commun, même parmi ceux qui s'adonnent à la perfection, et un défaut
qui nous suit à travers toutes les étapes de la vie spirituelle, et qui ne meurt
qu'avec nous. Les commençants n'en ont guère conscience, parce qu'ils ne
s'étudient pas d'une façon assez profonde. Il importe d'attirer leur attention
sur ce point, de leur signaler les formes les plus ordinaires de ce défaut, pour
en faire le sujet de leur examen particulier.
II. Les
défauts qui naissent de l'orgueil
Les principaux sont la
présomption, l'ambition et la vaine gloire.
827. 1° La présomption est le désir et l'espoir désordonné de vouloir faire des
choses au-delà de ses forces. Elle naît de ce que l'on a trop bonne opinion de
soi-même, de ses facultés naturelles, de sa science, de ses forces, de ses
vertus.
a) Au point de vue intellectuel on se croit capable d'aborder et de résoudre les
plus difficiles problèmes, les questions les plus ardues, ou du moins
d'entreprendre des études disproportionnées à ses talents. On se persuade
facilement qu'on a beaucoup de jugement et de sagesse, et, au lieu de savoir
douter, on tranche avec aplomb les questions les plus controversées. b) Au point
de vue moral, on s'imagine qu'on a assez de lumière pour se conduire, et qu'il
n'est guère utile de consulter un directeur. On se persuade que, malgré ses
fautes passées, on n'a pas de rechutes à craindre, et on se jette imprudemment
dans des occasions de péché, où l'on succombe ; de là des découragements et des
dépits qui sont souvent la cause de nouvelles chutes. c) Au point de vue
spirituel, on n'a que peu de goût pour les vertus cachées et crucifiantes, on
préfère les vertus d'éclat ; et, au lieu de bâtir sur le fondement solide de
l'humilité, on rêve de grandeur d'âme, de force de caractère, de magnanimité, de
zèle apostolique et de succès imaginaires qu'on escompte pour l'avenir. Mais aux
premières graves tentations on s'aperçoit vite combien la volonté est encore
faible et chancelante. Parfois aussi on méprise les oraisons communes et ce
qu'on appelle les petites pratiques de piété ; on aspire à des grâces
extraordinaires, alors qu'on est encore aux débuts de la vie spirituelle.
828. 2° Cette présomption, jointe à l'orgueil, engendre l'ambition, c'est-à-dire
l'amour désordonné des honneurs, des dignités, de l'autorité sur les autres.
Parce qu'on présume trop de ses forces, et qu'on se juge supérieur aux autres,
on veut les dominer, les gouverner, leur imposer ses propres idées. Le désordre
de l'ambition peut se manifester de trois manières, nous dit S. Thomas (Sum.
theol. IIa IIæ, q. 131, a. 1) : 1) on recherche les honneurs qu'on ne mérite
pas, et qui dépassent nos moyens ; 2) on les recherche pour soi, pour sa propre
gloire, et non pour la gloire de Dieu ; 3) on s'arrête à la jouissance des
honneurs pour eux-mêmes, sans les faire servir au bien des autres, contrairement
à l'ordre établi par Dieu, qui demande que les supérieurs travaillent au bien de
leurs inférieurs.
Cette ambition se porte dans tous les domaines : 1) dans le domaine politique,
où l'on aspire à gouverner les autres, et cela parfois au prix de bien des
bassesses, de bien des compromissions, de bien des lâchetés qu'on commet pour
obtenir les suffrages des électeurs ; 2) dans le domaine intellectuel, en
cherchant avec obstination à imposer aux autres ses idées, même dans les
questions librement controversées ; 3) dans la vie civile, où l'on recherche
avec avidité les premières places, les fonctions d'éclat, les hommages de la
foule ; 4) et même dans la vie ecclésiastique, car, comme le dit Bossuet, «
combien a-t-il fallu prendre de précautions pour empêcher dans les élections,
même ecclésiastiques et religieuses, l'ambition, les cabales, les brigues, les
secrètes sollicitations, les promesses et les pratiques les plus criminelles,
les pactes simoniaques, et les autres dérèglements trop communs en cette
matière, sans qu'on puisse se vanter d'avoir peut-être fait autre chose que de
couvrir ou pallier ces vices, loin de les avoir entièrement déracinés » (Tr.
Concup., ch. XVI). Et, comme le remarque S. Grégoire, n'en est-il pas aussi,
même dans le clergé, qui veulent être appelés docteurs, et recherchent avidement
les premières places et les compliments.
C'est donc un défaut plus commun qu'on ne le croirait tout d'abord, et qui se
rattache aussi à la vanité.
829. 3° La vanité est l'amour désordonné de l'estime des autres. Elle se
distingue de l'orgueil qui se complaît dans sa propre excellence. Mais
généralement elle découle de celui-ci : quand on s'estime soi-même d'une façon
excessive, on désire naturellement être estimé des autres.
830. A) Malice de la vanité. Il y a un désir d'être estimé qui n'est pas un
désordre : si l'on désire que nos qualités, naturelles ou surnaturelles, soient
reconnues pour que Dieu en soit glorifié, et que notre influence pour faire le
bien en soit augmentée, il n'y a pas là en soi un péché ; il est en effet dans
l'ordre que ce qu'il y a de bon soit estimé, pourvu qu'on reconnaisse que Dieu
en est l'auteur et que lui seul doit en être loué. Tout au plus peut-on dire
qu'il est dangereux d'arrêter sa pensée à des désirs de ce genre, parce qu'on
risque de désirer l'estime des autres pour des fins égoïstes.
Le désordre consiste donc à vouloir être estimé pour soi-même, sans renvoyer cet
honneur à Dieu qui a mis en nous tout ce qu'il y a de bon ; ou à vouloir être
estimé pour des choses vaines qui ne méritent pas la louange ; ou enfin à
rechercher l'estime de ceux dont le jugement n'a pas de valeur, des mondains,
par exemple, qui n'apprécient que les choses vaines.
Nul n'a mieux décrit ce défaut que S. François de Sales : « Nous appelons vaine
la gloire qu'on se donne, ou pour ce qui n'est pas en nous, ou pour ce qui est
en nous, mais non pas à nous, ou pour ce qui est en nous et à nous, mais qui ne
mérite pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grands,
l'honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos
prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui se rendent fiers et
morgans pour être sur un bon cheval, pour avoir un pennache en leur chapeau,
pour être habillés somptueusement ; mais qui ne voit cette folie ? Car s'il y a
de la gloire pour cela, elle est pour le cheval, pour l'oyseau et pour le
tailleur ... Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées,
pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crespés, pour des mains
douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter ; mais ne sont-ils pas lâches de
courage, de vouloir enchérir leur valeur et donner du surcroît à leur réputation
par des choses si frivoles et si folâtres ? Les autres, pour un peu de science,
veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à
l'école chez eux et les tenir pour maîtres ; c'est pourquoi on les appelle
pédants. Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croient
que tout le monde, les muguette. Tout cela est extrêmement vain, sot et
impertinent, et la gloire qu'on prend de si faibles sujets s'appelle vaine,
sotte et frivole ».
831. B) Défauts qui découlent de la vanité.
La vanité produit
plusieurs défauts, qui en sont comme la manifestation extérieure, en particulier
la vantardise, l’ostentation et l'hypocrisie.
1) La vantardise ou jactance est l'habitude de parler de soi ou de ce qui peut
tourner à son avantage en vue de se faire estimer. Il en est qui parlent
d’eux-mêmes, de leur famille, de leurs succès avec une candeur qui fait sourire
les auditeurs ; d'autres qui habilement font glisser la conversation sur un
sujet où ils peuvent briller ; d'autres encore qui timidement parlent de leurs
défauts avec l'espoir secret qu'on les excusera en relevant leurs bonnes
qualités. « Celui qui se blâme, dit S. Fr. de Sales (Esprit, c. XIX) cherche
indirectement la louange, et fait comme celui qui rame, lequel tourne le dos au
lieu où il tend de toutes ses forces. Il serait bien fâché que l'on croie le mal
qu'il dit de lui, et c'est par orgueil qu'il veut être estimé humble. »
2) L'ostentation consiste à attirer sur soi l'attention par certaines manières
d'agir, par le faste qu'on déploie, par les singularités qu'on se permet.
3) L'hypocrisie prend les dehors ou les apparences de la vertu, tout en cachant
là-dessous des vices secrets très réels.
III. La
malice de l’orgueil
Pour bien juger de cette
malice, on peut considérer l'orgueil en lui-même ou dans ses effets.
832. 1° En lui-même : A) l'orgueil proprement dit, celui qui consciemment et
volontairement usurpe, même implicitement, les droits de Dieu, est un péché
grave, le plus grave même des péchés, dit S. Thomas, parce qu'il ne veut pas se
soumettre au souverain domaine de Dieu.
a) Ainsi vouloir être indépendant, refuser d’obéir à Dieu ou à ses représentants
légitimes en matière grave, est un péché mortel, puisque par là on se révolte
contre Dieu, notre légitime souverain. b) C'est une faute grave aussi que de
s'attribuer à soi-même ce qui manifestement vient de Dieu, et surtout les dons
de la grâce : car c'est nier implicitement que Dieu soit le premier principe de
tout le bien qui est en nous. Plusieurs cependant le font, en disant, par
exemple : je suis le fils de mes œuvres. c) On pèche encore gravement quand on
veut agir pour soi, à l'exclusion de Dieu ; c'est en effet nier son droit d'être
notre fin dernière.
833. B) L'orgueil atténué, qui tout en reconnaissant Dieu comme premier principe
ou dernière fin, ne lui rend pas tout ce qui lui est dû, et lui dérobe
implicitement une portion de sa gloire, est une faute vénielle bien
caractérisée. Tel est le cas de ceux qui se glorifient de leurs bonnes qualités
ou de leurs vertus, comme s'ils étaient persuadés que tout cela leur appartient
en propre ; ou bien de ceux qui sont présomptueux, vaniteux, ambitieux, sans
rien faire cependant qui soit contraire à une loi divine ou humaine en matière
grave. Toutefois ces péchés peuvent devenir mortels, s'ils poussent à des actes
gravement répréhensibles. Ainsi la vanité, qui en soi n'est que faute vénielle,
devient faute grave, quand elle fait contracter des dettes qu'on ne pourra pas
payer, ou quand on cherche à exciter dans les autres un amour désordonné. Il
faut donc aussi examiner l'orgueil dans ses résultats.
834. 2° Dans ses effets : A) l'orgueil qui n'est pas réprimé, aboutit parfois à
des effets désastreux. Que de guerres ont été suscitées par l'orgueil des
gouvernants et quelquefois des peuples eux-mêmes ? Sans aller aussi loin, que de
divisions dans les familles, que de haines entre particuliers doivent être
attribuées à ce vice ? Les Pères enseignent avec raison qu'il est la racine de
tous les autres vices, et que de plus il corrompt beaucoup d'actes vertueux,
parce qu'il nous les fait accomplir avec une intention égoïste.
835. B) Si nous nous plaçons au point de vue de la perfection, qui est celui qui
nous occupe, on peut dire que l'orgueil est le grand ennemi de la perfection,
parce qu'il produit en notre âme une désolante stérilité et est la source de
nombreux péchés. a) Il nous prive en effet de beaucoup de grâces et de beaucoup
de mérites : 1) De beaucoup de grâces, parce que Dieu, qui donne avec libéralité
sa grâce aux humbles, la refuse aux superbes : « Deus superbis resistit,
humilibus autem dat gratiam » (Jac., IV, 6). Pesons bien ces paroles : Dieu
résiste aux superbes, parce que, nous dit M. Olier, le superbe s'attaquant
directement à Dieu, et en voulant à sa propre personne, il résiste à ses
prétentions insolentes et horribles ; et comme il se veut conserver en ce qu'il
est, il abat et détruit ce qui s'élève contre lui ». 2) De beaucoup de mérites :
l'une des conditions essentielles du mérite, c'est la pureté d'intention ; or
l'orgueilleux agit pour soi, ou pour plaire aux hommes, au lieu d'agir pour
Dieu, et il mérite ainsi le reproche adressé aux Pharisiens qui faisaient leurs
bonnes œuvres avec ostentation, pour être vus des hommes, et qui, pour cette
raison, ne pouvaient attendre d'être récompensés par Dieu (Matth., VI, 1-2).
836. b) C'est aussi une source de nombreuses fautes : 1) fautes personnelles :
par présomption on s'expose au danger et on y succombe ; par orgueil, on ne
demande pas instamment les grâces dont on a besoin, et on tombe ; puis on se
décourage, et on est exposé à dissimuler ses péchés en confession ; 2) fautes
contre le prochain : par orgueil, on ne veut pas céder même quand on a tort, on
est mordant en conversation, on s'y livre à des discussions âpres et violentes
qui amènent des dissensions et des discordes ; de là des paroles amères,
injustes même contre ses rivaux pour les abaisser, des critiques acerbes contre
les Supérieurs et refus d'obéir à leurs ordres.
837. e) C'est enfin une cause de malheur pour qui s'adonne habituellement à
l'orgueil : comme il veut être grand en tout et dominer ses semblables, il n'y a
plus pour lui ni paix ni repos. Il n'est pas tranquille en effet tant qu'il n'a
pu triompher de ses rivaux, et comme il n'y arrive jamais complètement, il est
troublé, agité, malheureux. Il importe donc de chercher un remède à ce vice si
dangereux.
IV. Les
remèdes de l'orgueil
838. Nous avons déjà dit
(n° 207) que le grand remède de l'orgueil, c'est de reconnaître que Dieu est
l'auteur de tout bien, et que par conséquent à lui seul appartient tout honneur
et toute gloire. De nous-mêmes nous ne sommes que néant et péché, et ne méritons
par conséquent que l'oubli et le mépris (n° 208).
839. 1° Nous ne sommes que néant. C'est ce dont les commençants doivent se
convaincre dans la méditation, en ruminant lentement, à la lumière divine, les
pensées suivantes : je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien.
A) Je ne suis rien : sans doute il a plu à la bonté divine de me choisir entre
des milliards de possibles pour me donner l'existence, la vie, une âme
spirituelle et immortelle, et je dois l'en bénir tous les jours. Mais : a) je
sors du néant, et de mon propre poids je tends au néant, et j'y retomberais
infailliblement si mon Créateur ne me conservait par son action incessante ; mon
être ne m'appartient donc pas, mais est tout entier à Dieu, et c'est à lui que
je dois en faire hommage. b) Cet être que Dieu m’a donné est une réalité
vivante, un immense bienfait, dont je ne saurais trop le remercier; mais, si
admirable soit-il, cet être comparé à l'Etre divin, est comme un néant, «
Tanquam nihilum ante te » (Ps. XXXVIII, 6), tant il est imparfait : 1) c'est un
être contingent, qui pourrait disparaître sans que rien ne manquât à la
perfection du monde ; 2) c'est un être d'emprunt, qui ne m'est donné que sous la
réserve expresse du souverain domaine de Dieu ; 3) c'est un être fragile, qui ne
peut subsister par lui-même et qui a besoin d'être soutenu à chaque instant par
celui qui l'a créé. C'est donc un être essentiellement dépendant de Dieu et qui
n'a d'autre raison d'exister que pour rendre gloire à son auteur. Oublier cette
dépendance, agir comme si nos qualités étaient complètement nôtres, et nous en
vanter, est donc une erreur inconcevable, une folie et une injustice.
840. Ce que nous disons de l'homme dans l'ordre de la nature est plus vrai
encore dans l'ordre de la grâce : cette participation à la vie divine, qui fait
ma noblesse et ma grandeur, est un don essentiellement gratuit, que je tiens de
Dieu et de Jésus Christ, que je ne puis garder longtemps sans la grâce divine,
qui ne grandit en moi que par le concours surnaturel de Dieu (n° 126-128), et
c'est donc le cas de dire « gratias Deo super inenarrabili dono ejus » (II Cor.,
IX, 15). Quelle ingratitude et quelle injustice que de s'attribuer à soi-même la
moindre parcelle de ce don essentiellement divin ? (I Cor., IV, 7).
841. B) Je ne puis rien par moi-même : sans doute j'ai reçu de Dieu des facultés
précieuses qui me permettent de connaître et aimer la vérité et la bonté ; ces
facultés ont été perfectionnées par les vertus surnaturelles et les dons du
Saint Esprit ; et nous ne saurions trop admirer ces dons de la nature et de la
grâce qui se complètent et s'harmonisent si bien. Mais de moi-même, de ma propre
initiative, je ne puis rien pour le mettre en marche et le perfectionner ; rien
dans l'ordre naturel sans le concours de Dieu ; rien dans l'ordre surnaturel
sans la grâce actuelle, pas même former une bonne pensée salutaire, un bon désir
surnaturel. Et, le sachant, je pourrais m'enorgueillir de ces facultés
naturelles et surnaturelles, comme si elles étaient entièrement ma propriété ?
Ici encore ce serait ingratitude, folie, injustice.
842. C) Je ne vaux rien : sans doute si je considère ce que Dieu a mis en moi,
ce qu'il y opère par sa grâce, je suis d'un grand prix, je suis une valeur (I
Cor., VI, 20) : je vaux ce que j'ai coûté, et j'ai coûté le sang d'un Dieu !
Mais est-ce que l'honneur de ma rédemption et de ma sanctification revient à moi
ou à Dieu ? La réponse ne saurait être douteuse. Mais enfin, dit l’amour-propre
vaincu, j'ai cependant quelque chose qui est à moi et me donne de la valeur,
c’est mon libre consentement au concours et à la grâce de Dieu ? Assurément nous
y avons quelque part, mais non la principale : ce libre consentement n'est que
l'exercice des facultés que Dieu nous a gratuitement données, et, au moment même
où nous le donnons, c'est Dieu qui l'opère en nous comme cause principale : «
operatur in vobis et velle et perficere » (Phil., II, 13). Et, pour une fois que
nous consentons à suivre l'impulsion de la grâce, que de fois nous lui avons
résisté, que de fois nous n'y coopérons qu'imparfaitement ? Vraiment il n'y a
pas là de quoi nous vanter, mais nous humilier.
Quand un grand maître a peint un chef-d'œuvre, c'est à lui qu'on l'attribue, et
non aux artistes de troisième ou de quatrième ordre qui ont été ses
collaborateurs. A plus forte raison devons-nous attribuer nos mérites à Dieu,
comme cause première et principale, si bien que, comme le chante l'Eglise après
S. Augustin, Dieu couronne ses dons quand il couronne nos mérites : « coronando
merita coronas dona tua ».
Ainsi donc de quelque côté que nous nous considérions, et quel que soit le prix
immense des dons qui sont en nous, de nos mérites eux-mêmes, nous n'avons pas le
droit de nous en vanter, mais le devoir d'en faire hommage à Dieu et de l'en
remercier du fond du cœur. Nous avons aussi à lui demander pardon du mauvais
usage que nous avons fait de ces dons.
843. 2° Je suis pécheur, et, comme tel, je mérite le mépris, tous les mépris
dont il plaira à Dieu de m'accabler. Pour nous en convaincre, il suffit de se
rappeler ce que nous avons dit du péché mortel et véniel.
A) Si j'ai eu le malheur de commettre un seul péché mortel, je mérite
d'éternelles humiliations, puisque j'ai mérité l'enfer. Sans doute j'ai la douce
confiance que Dieu m'a pardonné ; mais il n'en reste pas moins vrai que j’ai
commis un crime de lèse majesté divine, une sorte de déicide, une sorte de
suicide spirituel, n° 719, et que, pour expier l'offense à la majesté divine, je
dois être prêt à accepter, à désirer même toutes les humiliations possibles, les
médisances, les calomnies, les injures, les insultes : tout cela est bien
au-dessous de ce que mérite celui qui une seule fois a offensé l'infinie majesté
de Dieu. Et si je l'ai offensée un grand nombre de fois, quelle ne doit pas être
ma résignation, ma joie même quand j'ai l'occasion d'expier mes péchés par des
opprobres de courte durée ?
844. B) Nous avons tous commis des péchés véniels, et sans doute, de propos
délibéré, préférant volontairement notre volonté et notre plaisir à la volonté
et à la gloire de Dieu. C'est là, avons-nous dit, n° 715, une offense à la
majesté divine, offense qui mérite des humiliations si profondes que, malgré
toute une vie passée dans la pratique de l'humilité, nous ne pourrions de
nous-mêmes rendre à Dieu toute la gloire dont nous l'avons injustement
dépouillé. Si ce langage paraît exagéré, qu'on se rappelle les larmes et la
pénitence austère des Saints qui n'avaient commis que des fautes vénielles, et
qui ne croyaient jamais en faire assez pour purifier leur âme et réparer les
outrages infligés à la majesté divine. Ces Saints y voyaient plus clair que
nous, et si nous pensons autrement qu'eux, c'est que nous sommes aveuglés par
notre orgueil.
Nous devons donc, comme pécheurs, non seulement ne pas rechercher l'estime des
autres, mais nous mépriser nous-mêmes et accepter toutes les humiliations qu'il
plaira à Dieu de nous envoyer.
§ II.
L'Envie
845. L'envie est à la fois
une passion et un vice capital. Comme passion, c'est une sorte de tristesse
profonde qu'on éprouve dans la sensibilité à la vue du bien qu'on remarque chez
les autres ; cette impression est accompagnée d'un resserrement de cœur qui
diminue son activité et produit un sentiment d'angoisse. Ici nous nous occupons
surtout de l'envie en tant que vice capital, et nous exposerons : 1° sa nature ;
2° sa malice ; 3° ses remèdes.
846. 1° Nature. A) L'envie est une tendance à s'attrister du bien d'autrui comme
d'une atteinte portée à notre supériorité. Souvent elle est accompagnée du désir
de voir le prochain privé du bien qui nous offusque. Ce vice vient donc de
l'orgueil, qui ne peut supporter de supérieurs ni de rivaux. Quand on est
convaincu de sa propre supériorité, on s'attriste de voir que d'autres sont
aussi bien et mieux doués que nous, ou du moins qu'ils réussissent mieux. Ce
sont surtout les qualités brillantes qui sont l'objet de l'envie ; cependant,
chez les hommes sérieux, elle se porte aussi vers les qualités solides et même
la vertu. Ce défaut se manifeste par la peine que l'on éprouve en entendant
louer les autres; alors on s'efforce d'atténuer ces éloges en critiquant ceux
qu'on loue.
847. B) Souvent on confond l’envie avec la jalousie ; quand on les distingue, on
définit celle-ci un amour excessif de son propre bien accompagné de la crainte
qu'il ne nous soit enlevé par d'autres. On était le premier de son cours, on
constate les progrès d'un condisciple, et on le jalouse parce qu'on craint qu’il
ne nous enlève la première place. On possède l'affection d'un ami : on craint
qu'elle ne nous soit ravie par un rival, et on le jalouse. On a une nombreuse
clientèle : on craint qu'elle ne soit diminuée par un concurrent. De là cette
jalousie qui sévit parfois entre professionnels, entre artistes, entre
littérateurs, et quelquefois même entre prêtres. En un mot on est envieux du
bien d'autrui et jaloux de son propre bien.
C) Il y a une différence entre l'envie et l'émulation : celle-ci est un
sentiment louable, qui nous porte à imiter, à égaler, et, si c'est possible, à
surpasser les qualités des autres, mais par des moyens loyaux.
848. 2° Malice. On peut étudier cette malice en soi et dans ses effets.
A) En soi, l'envie est un péché mortel de sa nature, parce qu'il est directement
opposé à la vertu de charité qui veut qu'on se réjouisse du bien des autres.
Plus le bien qu'on envie est important, plus le péché est grave ; aussi, nous
dit S. Thomas, porter envie aux biens spirituels du prochain, s'attrister de ses
progrès ou de ses succès apostoliques, est un très grave péché. Ceci est vrai
lorsque ces mouvements d'envie sont pleinement consentis ; mais souvent ce ne
sont que des impressions, ou des sentiments irréfléchis, ou du moins peu
réfléchis et peu volontaires : dans ce dernier cas, la faute n'est que vénielle.
849. B) Dans ses effets, l'envie est parfois très coupable : a) Elle excite des
sentiments de haine : on est exposé à haïr ceux qu'on envie ou qu'on jalouse,
et, par suite, à mal parler d'eux, à les dénigrer, à les calomnier, à leur
désirer du mal. b) Elle tend à semer des divisions non seulement entre
étrangers, mais encore au sein des familles (qu'on se rappelle l'histoire de
Joseph), ou entre familles alliées ; et ces divisions peuvent aller fort loin et
créer des inimitiés et des scandales. Elle divise parfois les catholiques d'une
même région, au grand détriment du bien de l'Eglise. c) Elle pousse à la
poursuite immodérée des richesses et des honneurs : pour surpasser ceux à qui on
porte envie, on se livre à des excès de travail, à des manœuvres plus ou moins
loyales, où l'honnêteté se trouve compromise. d) Elle trouble l'âme de l'envieux
: on n'a ni paix ni repos tant qu'on n'a pas réussi à éclipser, à dominer ses
rivaux ; et, comme il est bien rare qu'on y arrive, ce sont des angoisses
perpétuelles.
850. 3° Remèdes. Ils sont négatifs ou positifs.
A) Les moyens négatifs consistent : a) à mépriser les premiers sentiments
d'envie et de jalousie qui s'élèvent dans le cœur, à les écraser comme quelque
chose d'ignoble, comme on écrase un reptile venimeux ; b) à faire diversion, en
s'occupant de toute autre chose ; et, lorsque le calme est revenu, on se dit que
les qualités du prochain ne diminuent pas les nôtres, mais nous sont un
stimulant pour nous exciter à les imiter.
851. B) Parmi les moyens positifs, il en est deux qui sont plus importants : a)
Le premier se tire de notre incorporation au Christ : en vertu de ce dogme, nous
sommes tous frères, tous membres du corps mystique dont Jésus est la tête, et
les qualités comme les succès d'un de ces membres rejaillissent sur les autres ;
au lieu donc de s'attrister de la supériorité de nos frères, nous devons nous en
réjouir, selon la belle doctrine de S. Paul (Rom., XII, 15, 16), puisqu'elle
contribue au bien commun et même à notre bien particulier. Si ce sont les vertus
des autres que nous envions, « au lieu de leur porter envie et jalousie pour ces
vertus, ce qui arrive souvent par la suggestion du diable et de l'amour-propre,
il faut vous unir à l'Esprit Saint de Jésus-Christ dans le Saint Sacrement,
honorant en lui la source de ces vertus, et lui demandant la grâce d'y
participer et d'y communier ; et vous verrez combien cette pratique vous sera
utile et avantageuse » (J. J. Olier, Catéch. Chrét. IIe P., leç. XIII.
852. b) Le second moyen, c'est de cultiver l'émulation, ce sentiment louable et
chrétien, qui nous porte à imiter et surpasser même, en s'appuyant sur la grâce
de Dieu, les vertus du prochain. Pour être bonne, et se distinguer de l'envie,
l'émulation chrétienne doit être : 1) honnête dans son objet, c'est à dire, se
porter non sur les succès, mais sur les vertus des autres, pour les imiter ; 2)
noble dans son intention, ne pas chercher à triompher des autres, à les
humilier, à les dominer, mais à devenir meilleurs, si c'est possible, afin que
Dieu soit plus honoré et l'Eglise plus respectée ; 3) loyale dans ses moyens
d’action, utilisant, pour aboutir à ses fins, non l'intrigue, la ruse ou tout
autre procédé illicite, mais l'effort, le travail, le bon, usage des dons
divins. Ainsi entendue, l'émulation est un remède efficace contre l'envie,
puisqu'elle ne blesse aucunement la charité, et est en même temps un excellent
stimulant. Car considérer comme modèles les meilleurs d'entre nos frères pour
les imiter, ou même les dépasser, c'est au fond reconnaître notre imperfection,
et vouloir y remédier en profitant des exemples de ceux qui nous entourent.
N'est-ce pas en réalité se rapprocher de ce que faisait S. Paul quand il
invitait ses disciples à être ses imitateurs comme il l’était du Christ : «
Imitatores mei estote sicut et ego Christi » (I Cor., XI, 1) et suivre les
conseils qu'il donnait aux Chrétiens de se considérer mutuellement pour
s'exciter à la charité et aux bonnes œuvres : « consideremus invicem in
provocationem caritatis et bonorum operum » (Hebr., X, 24). Et n'est-ce pas
entrer dans l'esprit de l'Eglise, qui, en proposant les Saints à notre
imitation, nous provoque à une noble et sainte émulation ? Ainsi l'envie ne sera
pour nous qu'une occasion de cultiver la vertu.
§ III.
La colère
La colère est une
déviation de ce sentiment instinctif qui nous porte à nous défendre quand nous
sommes attaqués, en repoussant la force par la force. Nous dirons : 1° sa nature
; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
I.
Nature de la colère
853. Il y a une
colère-passion et une colère-sentiment.
1° La colère, considérée comme passion, est un besoin violent de réaction
déterminé par une souffrance ou contrariété physique ou morale. Cette
contrariété déclenche une émotion violente qui tend les forces en vue de vaincre
la difficulté : on est alors porté à décharger sa colère sur les personnes, les
animaux ou les choses. On en distingue deux formes principales : la colère rouge
ou expansive chez les forts, et la colère blanche ou pâle, ou spasmodique chez
les faibles. Dans la première, le cœur bat avec violence et pousse le sang à la
périphérie : la respiration est accélérée, le visage s’empourpre, le cou se
gonfle, les veines se dessinent sous la peau ; les cheveux se dressent, le
regard étincelle, les yeux semblent sortir de leurs orbites, les narines se
dilatent, la voix devient rauque, entrecoupée, exubérante. La force musculaire
augmente : tout le corps est tendu pour la lutte, et le geste irrésistible
frappe, brise ou écarte violemment l'obstacle. Dans la colère blanche, le cœur
se resserre, la respiration devient difficile, la face devient d'une extrême
pâleur, une sueur froide perle sur le front, les mâchoires se serrent, on garde
un silence impressionnant ; mais l'agitation, contenue intérieurement, finit par
éclater brutalement et se décharge par des coups violents.
854. 2° La colère, considérée comme sentiment, est un désir ardent de repousser
et de châtier un agresseur.
A) Il y a une colère légitime, une sainte indignation qui n'est qu'un désir
ardent, mais raisonnable, d'infliger aux coupables un juste châtiment. C'est
ainsi que Notre Seigneur entra dans une juste colère contre les vendeurs qui par
leur trafic souillaient la maison de son Père ; le grand prêtre Héli au
contraire fut sévèrement repris pour n'avoir pas réprimé la mauvaise conduite de
ses fils. Pour que la colère soit légitime, il faut qu'elle soit : a) juste dans
son objet, ne visant qu'à châtier celui qui le mérite et dans la mesure où il le
mérite ; b) modérée dans son exercice, n'allant pas plus loin que ne le réclame
l'offense commise, et suivant l'ordre que demande la justice ; b) charitable
dans son intention, ne se laissant pas aller à des sentiments de haine, mais ne
recherchant que la restauration de l'ordre et l'amendement du coupable. Si
quelqu’une de ces conditions manque, il y aura excès blâmable. C'est surtout
chez les Supérieurs et les parents que la colère est légitime ; mais les simples
citoyens ont parfois le droit et le devoir de s'y laisser aller pour défendre
les intérêts de la cité, et empêcher le triomphe des méchants : il est en effet
des hommes que la douceur ne touche pas, et qui ne craignent que le châtiment.
855. B) Mais la colère, qui est un vice capital, est un désir violent et
immodéré de châtier son prochain, sans tenir compte des trois conditions que
nous avons indiquées. Souvent la colère est accompagnée de haine, qui cherche
non seulement à repousser l'agression, mais à en tirer vengeance ; c'est un
sentiment plus réfléchi, plus durable, et qui par là même a de plus graves
conséquences.
856. 3° La colère a ses degrés : a) au début, c'est seulement un mouvement
d’impatience on montre de l'humeur à la première contrariété, au premier
insuccès ; b) puis c'est de l'emportement, qui fait qu'on s'irrite outre mesure
et qu'on manifeste son mécontentement par des gestes désordonnés ; c) parfois
elle va jusqu’à la violence et se traduit non seulement par des paroles, mais
par des coups ; d) elle peut aller jusqu'à la fureur, qui est une folie
passagère ; le colérique n'est plus alors maître de soi, mais se laisse aller à
des paroles incohérentes, à des gestes tellement désordonnés qu'on dirait une
véritable folie ; e) enfin elle dégénère parfois en une haine implacable qui ne
respire que vengeance et va jusqu'à désirer la mort de l'adversaire. Il importe
de discerner ces degrés, pour en apprécier la malice.
II.
Malice de la colère
On peut la considérer en
elle-même et dans ses effets.
857. 1° En elle-même, il y a lieu de distinguer encore :
A) Quand la colère est simplement un mouvement transitoire de passion, elle est
de sa nature un péché véniel, car alors il y a excès dans la manière dont elle
s'exerce, en ce sens qu'elle dépasse la mesure ; mais il n'y a pas, nous le
supposons, violation des grandes vertus de justice ou de charité. Cependant il
est des cas où elle est tellement excessive qu'on perd la maîtrise de soi et
qu'on se laisse aller à de graves insultes à l'égard du prochain ; si ces
mouvements, quoique passionnels, sont délibérés et volontaires, ils constituent
une faute grave ; mais souvent ils ne sont qu'à moitié volontaires.
858. B) La colère, qui va jusqu'à la haine et la rancune quand elle est
délibérée et volontaire, est un péché mortel de sa nature, parce qu'elle viole
gravement la charité et souvent la justice. C'est en ce sens que Notre Seigneur
a dit : « Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par les
juges ; et celui qui dira à son frère : Raca, mérite d'être puni par le Conseil
(le sanhédrin) ; et celui qui lui dira : Fou, mérite d'être jeté dans la géhenne
du feu » (Matth., V, 22). Mais, si le mouvement de haine n'est pas délibéré, ou
si on n'y donne qu'un consentement imparfait, la faute ne sera que légère.
859. 2° Les effets de la colère, quand ils ne sont pas réprimés, sont parfois
terribles.
A) Sénèque les a décrits en termes expressifs : il lui attribue des trahisons,
des meurtres, des empoisonnements, des divisions intestines dans les familles,
des dissensions et guerres civiles, des guerres avec toutes leurs suites
funestes. Même quand elle ne va pas à ces excès, elle est la source d'un grand
nombre de fautes, parce qu'elle nous fait perdre la maîtrise de nous-mêmes. et
en particulier trouble la paix des familles et crée des inimitiés terribles.
860. B) Au point de vue de la perfection, elle est, nous dit S. Grégoire, un
grand obstacle au progrès spirituel. Car, si on ne la réprime, elle nous fait
perdre : 1) la sagesse ou la pondération ; 2) l'amabilité, qui fait le charme
des relations sociales ; 3) le souci de la justice, parce que la passion empêche
de reconnaître les droits du prochain ; 4) le recueillement intérieur, si
nécessaire à l'union intime avec Dieu, à la paix de l'âme, à la docilité aux
inspirations de la grâce. Il importe donc d'en chercher le remède.
III.
Remèdes contre la colère
Ces remèdes doivent
combattre la passion de la colère et le sentiment de haine qui parfois en est la
suite.
861. 1° Pour triompher de la passion, il ne faut négliger aucun moyen. A) Il y a
des moyens hygiéniques qui contribuent à prévenir ou à modérer la colère : tels
sont un régime alimentaire émollient, des bains tièdes, des douches,
l'abstention des boissons excitantes, et en particulier des spiritueux : à cause
du lien intime entre le corps et l'âme, il faut savoir tempérer le corps
lui-même. Mais comme en cette matière, il faut tenir compte du tempérament et de
l'état de santé, la prudence demande qu'on consulte un médecin.
862. B) Mais les remèdes moraux sont encore meilleurs. a) Pour prévenir la
colère, il est bon de s’accoutumer à réfléchir avant d'agir, afin de ne pas se
laisser dominer par les premières atteintes de la passion : travail de longue
haleine, mais très efficace. b) Lorsque, malgré tout, cette passion a surpris
notre cœur, « il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander
avec elle ; car, pour peu qu'on lui laisse de loisir, elle se rend maîtresse de
la place, et fait comme le serpent, qui tire aisément tout son corps où il peut
mettre la tête... Il faut qu'au premier ressentiment que vous en aurez, vous
ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement, mais
doucement et néanmoins sérieusement » (S. Fr. De Salles, Vie dévote, IIIe P, Ch.
VIII). Autrement, en voulant réprimer notre colère avec impétuosité, nous nous
troublons davantage. c) Pour mieux réprimer la colère, il est utile de faire
diversion, c'est-à-dire, de penser à toute autre chose que ce qui peut l'exciter
; il faut donc bannir le souvenir des injures reçues, écarter les soupçons, etc.
d) « Il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de
colère, à l'imitation des Apôtres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux
; car il commandera à nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera
grande » (id.).
863. 2° Lorsque la colère excite en nous des sentiments de haine, de rancune ou
de vengeance, ceux-ci ne peuvent se guérir radicalement que par la charité basée
sur l'amour de Dieu. C'est le cas de se souvenir que nous sommes tous les
enfants du même Père céleste, incorporés au même Christ, appelés à la même
félicité éternelle, et que ces grandes vérités sont incompatibles avec tout
sentiment de haine. Ainsi donc : a) On se rappellera les paroles du Pater :
pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ;
et, parce qu'on désire vivement recevoir le pardon divin, on pardonnera plus
volontiers à ses ennemis. b) On n'oubliera pas les exemples de Notre Seigneur,
appelant encore Judas son ami au moment de sa trahison, et priant du haut de la
croix pour ses bourreaux ; et on lui demandera le courage d'oublier et de
pardonner. c) On évitera de penser aux injures reçues et à tout ce qui s’y
rapporte. Les parfaits prieront pour la conversion de ceux qui les ont blessés,
et trouveront en cette prière un grand adoucissement aux blessures de leur âme.
Tels sont les principaux moyens pour triompher des trois premiers péchés
capitaux, l'orgueil, l'envie et la colère ; nous allons maintenant traiter des
défauts qui découlent de la sensualité ou de la concupiscence de la chair :
gourmandise, luxure et paresse.
ART. II
DES PÉCHÉS QUI SE RATTACHENT A LA SENSUALITÉ
I. De la
gourmandise
La gourmandise n'est que
l'abus du plaisir légitime que Dieu a voulu attacher au manger et au boire si
nécessaires à la conservation de l'individu. Exposons : 1° sa nature ; 2° sa
malice ; 3° ses remèdes.
864. 1° Nature. La gourmandise est l'amour désordonné des plaisirs de la table,
du boire ou du manger. Le désordre consiste à rechercher le plaisir de la
nourriture pour lui-même, en le considérant explicitement ou implicitement comme
une fin, à l'exemple de ceux qui font un dieu de leur ventre, « quorum deus
venter est » (Phil., III, 19) ; ou de le rechercher avec excès, sans souci des
règles que dicte la sobriété, quelquefois même contrairement au bien de la
santé.
865. Les théologiens signalent quatre façons différentes de manquer à ces
règles.
Præpropere : c'est manger avant que le besoin s'en fasse sentir, en dehors des
heures marquées pour les repas, et cela sans raison, pour satisfaire sa
gourmandise.
Laute et studiose : c'est rechercher les mets exquis ou apprêtés avec beaucoup
de soin, afin d'en jouir davantage : c'est lé péché des gourmets ou des friands.
Nimis : c'est dépasser les limites de l'appétit ou du besoin, se gorger de
nourriture ou de boisson, au risque de compromettre sa santé ; il est évident
que seul le plaisir désordonné peut expliquer cet excès que dans le monde on
appelle goinfrerie.
Ardenter : c'est manger avec avidité, avec gloutonnerie, comme font certains
animaux ; et cette façon de faire est considérée dans le monde comme de la
grossièreté.
866. 2° La malice de la gourmandise vient de ce qu'elle asservit l'âme au corps,
matérialise l'homme, affaiblit sa vie intellectuelle et morale, et le prépare,
par une pente insensible, au plaisir de la volupté, qui, au fond, est du même
genre. Pour en préciser la culpabilité, une distinction s'impose.
A) La gourmandise est une faute grave : a) lorsqu'elle va à des excès tels
qu'elle nous rend incapables, pour un temps notable, de remplir nos devoirs
d'état ou d'obéir aux lois divines ou ecclésiastiques ; par exemple, quand elle
nuit à la santé, quand elle est une source de folles dépenses qui compromettent
les intérêts de la famille, quand elle fait manquer aux lois de l'abstinence ou
du jeûne. b) Il en est de même quand elle devient la cause de fautes graves.
Donnons quelques exemples. « Les excès de table, dit le P. Janvier (Carême,
1921), disposent à l'incontinence qui est fille de la gourmandise. Incontinence
des yeux et des oreilles qui demandent une pâture malsaine aux spectacles et aux
chants licencieux ; incontinence de l'imagination qui se trouble, incontinence
de la mémoire qui cherche dans le passé des souvenirs capables d'exciter la
concupiscence, incontinence de la pensée qui, s'égarant, se répand sur les
objets illicites, incontinence du cœur qui aspire aux affections charnelles,
incontinence de la volonté qui abdique pour s'asservir aux sens...
L'intempérance de la table mène à l'intempérance de la langue. Que de fautes la
langue commet au cours des repas pompeux et prolongés ! Fautes contre la gravité
!... Fautes contre la discrétion ! On trahit les secrets qu'on avait promis de
garder, des secrets professionnels qui sont sacrés, et on livre à la malignité
la réputation d'un mari, d'une épouse, d'une mère, l'honneur d'une famille,
quand ce n'est pas l'avenir d'une nation. Fautes contre la justice et la charité
! La médisance, la calomnie, la détraction sous leurs formes les plus
inexcusables s'expriment avec une liberté déconcertante... Fautes contre la
prudence ! On se lie par des engagements que l'on ne pourra pas tenir sans
offenser toutes les lois de la morale...
867. B) La gourmandise n’est que faute vénielle lorsqu'on cède aux plaisirs de
la table d'une façon immodérée, mais sans tomber dans des excès graves, et sans
s'exposer à enfreindre quelque précepte important. Ainsi ce serait un péché
véniel de manger ou de boire plus que de coutume, par plaisir, pour faire
honneur à un bon repas ou plaire à un ami, sans commettre d'excès notable.
868. C) Au point de vue de la perfection, la gourmandise est un obstacle sérieux
: 1) elle entretient l'immortification, qui affaiblit la volonté, et développe
l'amour du plaisir sensuel qui prépare l'âme à de dangereuses capitulations ; 2)
elle est la source de bien des fautes, en produisant une joie excessive, qui
porte à la dissipation, au bavardage, aux plaisanteries d'un goût douteux, au
manque de réserve et de modestie, et ouvre ainsi l'âme aux attaques du démon. Il
importe donc de la combattre.
869. 3° Remèdes. Le principe qui doit nous diriger dans la lutte contre la
gourmandise, c'est que le plaisir n'est pas une fin, mais un moyen, et que par
conséquent il doit être subordonné à la droite raison éclairée par la foi, n°
193. Or la foi nous dit qu'il faut sanctifier les plaisirs de la table par la
pureté d'intention, la sobriété et la mortification.
1) Avant tout, il faut prendre ses repas avec une intention droite et
surnaturelle, non comme l'animal qui ne cherche que le plaisir, non comme le
philosophe qui se borne à une intention honnête mais en chrétien, pour mieux
travailler à la gloire de Dieu : en esprit de reconnaissance pour la bonté de
Dieu qui daigne nous donner le pain de chaque jour; en esprit d'humilité, se
disant, comme Vincent de Paul, que nous ne méritons pas le pain que nous
mangeons ; en esprit d'amour, mettant les forces que nous récupérons au service
de Dieu et des âmes. Par là nous accomplissons la recommandation donnée par S.
Paul aux premiers chrétiens, et que, dans beaucoup de, communautés, on rappelle
au début des repas : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout
pour la gloire de Dieu : sive ergo manducatis, sive bibitis... omnia in gloriam
Dei facite » (I Cor., X, 31).
870. 2) Cette pureté d'intention nous fera garder la sobriété ou la juste mesure
: voulant en effet manger pour acquérir les forces nécessaires à
l'accomplissement de nos devoirs d'état, nous éviterons tous les excès qui
pourraient compromettre notre santé. Or, nous disent les hygiénistes, la
sobriété (ou frugalité) est la condition essentielle de la vigueur physique et
morale. Puisque nous mangeons pour vivre, nous devons manger sainement pour
vivre sainement. Il ne faut donc pas trop manger ni trop boire... On doit se
lever de table avec une sensation de légèreté et de vigueur, rester un peu sur
sa faim, et éviter d'être alourdi par un excès de bonne chère.
Il est bon toutefois de remarquer que la mesure n'est pas la même pour tous. Il
est des tempéraments qui, pour se préserver de la tuberculose, ont besoin d'une
alimentation plus copieuse ; il en est d'autres, au contraire, qui, pour
combattre l'arthritisme, ont besoin de modérer leur appétit. Qu'on s'en tienne
donc là dessus aux conseils d'un sage médecin.
871. 3) A la sobriété le chrétien joint la pratique de quelques mortifications.
A) Comme il est facile de glisser sur la pente et de trop donner à la
sensualité, on se prive parfois de quelques aliments qu'on aime, qui seraient
même utiles, mais ne sont pas nécessaires. Par là on acquiert une certaine
maîtrise sur la sensualité, en la privant de quelques satisfactions légitimes ;
on dégage l'esprit de la servitude des sens, on lui donne plus de liberté pour
la prière et pour l'étude, et on évite bien des tentations dangereuses.
B) C'est une excellente pratique que de s'habituer à ne prendre aucun repas sans
y faire quelque mortification. Ces petites privations ont l'avantage de
fortifier la volonté sans nuire à la santé, et c'est pour cela qu'elles sont en
général préférables aux mortifications plus importantes qu'on ne fait que
rarement. Les bonnes âmes y joignent un motif de charité ; on laisse un petit
morceau pour les pauvres, et par là même pour Jésus vivant en leur personne; et,
comme le fait remarquer S. Vincent Ferrier, ce qu'on laisse ne doit pas être un
morceau de rebut, mais un morceau de choix, si minime soit-il. C'est aussi une
bonne pratique de s'habituer à manger un peu de ce qu'on n'aime pas.
872. C) Parmi les mortifications les plus utiles, nous rangeons celles qui se
rapportent aux liqueurs alcooliques. Rappelons à ce sujet les principes : a) En
soi l'usage modéré de l'alcool ou des spiritueux n'est pas un mal : on ne peut
donc blâmer les laïques ou prêtres qui en usent modérément. b) Mais s'en
abstenir par esprit de mortification, ou pour donner le bon exemple, est
assurément très louable. C'est ainsi que des prêtres ou des hommes d'œuvres se
privent de toute liqueur, pour en détourner plus facilement. les autres. c) Il
est des cas où cette abstinence est moralement nécessaire pour éviter des excès
: 1) quand, par atavisme, on a hérité d'une certaine propension pour les
spiritueux; alors le simple usage peut créer un penchant presque irrésistible,
de même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie dans des matières
inflammables ; 2) si on a eu le malheur de contracter des habitudes invétérées
d'alcoolisme : alors le seul remède efficace sera souvent l'abstinence totale.
§ II. La
luxure
873. 1° Nature. De même
que Dieu a voulu qu'un plaisir sensible fût attaché à la nourriture, pour aider
l'homme à conserver sa vie, ainsi a-t-il attaché un plaisir spécial aux actes
par lesquels se propage l'espèce humaine. Ce plaisir est donc permis aux
personnes mariées, pourvu qu'elles en usent pour la fin très noble pour laquelle
le mariage a été institué, la transmission de la vie ; en dehors de là, il est
rigoureusement interdit. Malgré cette interdiction, il y a malheureusement en
nous, surtout à partir de l'âge de puberté ou de l'adolescence, une tendance
plus ou moins violente à goûter ce plaisir même en dehors du mariage légitime.
C'est cette tendance désordonnée qu'on appelle la luxure et qui est condamnée
dans ce double précepte du Décalogue : « Luxurieux point ne seras de corps ni de
consentement. L'œuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement. » Ce ne
sont donc pas seulement les actes extérieurs qui sont défendus, mais les actes
intérieurs consentis, imaginations, pensées, désirs. Et c'est avec raison : car
si on s'arrête de propos délibéré à des images ou pensées déshonnêtes, à des
désirs mauvais, les sens se troublent, et des mouvements organiques se
produisent qui ne sont trop souvent que le prélude d'actes contraires à la
pureté. Si donc on veut éviter ces actes, il importe de combattre les pensées et
les imaginations dangereuses.
874. 2° Gravité de ces fautes. A) Lorsqu’on recherche et veut directement le
plaisir mauvais, le plaisir voluptueux, il y a faute mortelle. C'est en effet un
très grave désordre que de compromettre la conservation et la propagation de la
race humaine. Or s'il était une fois posé en principe qu'on peut rechercher le
plaisir de la volupté en pensées, en paroles ou en actes ailleurs que dans
l'usage légitime du mariage, il serait impossible de mettre un frein à la fureur
de cette passion, dont les exigences augmentent avec les satisfactions qu'on lui
accorde, et bientôt le but du Créateur serait frustré. C'est du reste ce que
montre l'expérience : il n'y a que trop de jeunes gens qui se rendent incapables
de transmettre la vie, parce qu'ils ont abusé de leur corps. Aussi, dans le
plaisir mauvais directement voulu il n'est point de légèreté de matière.
B) Mais il est des cas où, sans qu'on le recherche directement, ce plaisir se
produit à la suite de certaines actions d'ailleurs bonnes ou au moins
indifférentes. Si l'on ne consent pas à ce plaisir, et si par ailleurs on a une
raison suffisante pour faire l'action qui y donne lieu, on n'est pas coupable,
et il ne faut donc pas s'alarmer. Mais si les actes qui déterminent ces
sensations ne sont ni nécessaires ni sérieusement utiles, comme sont les
lectures dangereuses, les représentations théâtrales, les conversations légères,
les danses lascives, il est évident que s'y livrer c'est un péché d'imprudence
plus ou moins grave selon la gravité du désordre ainsi produit et du danger
qu'il y a d'y consentir.
875. C) Au point de vue de la perfection, il n'est pas, après l'orgueil,
d'obstacle plus grand au progrès spirituel que le vice impur. a) Qu'il s'agisse
de fautes solitaires ou de fautes commises avec d'autres personnes, elles ne
tardent pas à produire des habitudes tyranniques qui paralysent tout élan vers
la perfection, et inclinent la volonté vers les joies grossières. Plus de goût
pour la prière, plus de goût pour la vertu austère, plus d'aspirations nobles et
généreuses. b) L'âme est envahie par l'égoïsme : l'amour qu'on avait pour ses
parents ou ses amis s'étiole et disparaît presque complètement; il ne reste plus
que le désir de jouir à tout prix des plaisirs mauvais : c'est une véritable
obsession. c) Alors l'équilibre des facultés est rompu : c'est le corps, c'est
la volupté qui commande ; la volonté devient l'esclave de cette honteuse
passion, et bientôt se révolte contre Dieu qui interdit et châtie ces plaisirs
mauvais. d) Les tristes effets de cette abdication de la volonté se font bientôt
sentir : l'intelligence s'émousse et s'affaiblit, parce que la vie est descendue
de la tête dans les sens : on n'a plus de goût pour les études sérieuses ;
l'imagination ne se porte plus que vers les choses d'en bas ; le cœur se flétrit
peu à peu, se dessèche, s'endurcit, n'ayant plus d'attrait que pour les plaisirs
grossiers. e) Souvent le corps lui-même est profondément atteint : le système
nerveux, surexcité par ces abus, s'irrite, s'affaiblit et devient impropre à sa
mission de régulation et de défense ; les divers organes ne fonctionnent plus
qu'imparfaitement ; la nutrition se fait mal, les forces s'affaiblissent, et
l'on est menacé de consomption.
Il est évident qu'une âme ainsi déséquilibrée, animant un corps débile, ne songe
plus à la perfection ; elle s'en écarte tous les jours davantage ; trop heureuse
si elle peut se ressaisir à temps et assurer du moins son salut ! Il importe
donc de signaler quelques remèdes pour ce vice grossier.
876. 3° Remèdes. Pour résister à une passion si dangereuse, il faut : des
convictions profondes, la fuite des occasions dangereuses, la mortification et
la prière.
A) Des convictions profondes portant à la fois sur la nécessité de combattre ce
vice et la possibilité d'y réussir. a) Ce que nous avons dit de la gravité du
péché de luxure montre combien il est nécessaire de l'éviter pour ne pas
s'exposer aux peines éternelles. On peut y ajouter deux motifs tirés de S. Paul
: 1) Nous sommes les temples vivants de la Ste Trinité, temples sanctifiés par
la présence du Dieu de toute sainteté et par une participation à la vie divine
(n° 97, 106). Or rien ne souille plus ce temple que le vice impur qui profane à
la fois le corps et l'âme du baptisé. 2) Nous sommes les membres de
Jésus-Christ, auquel nous sommes incorporés par le baptême ; et nous devons par
conséquent respecter notre corps comme le corps même du Christ. Et nous irions
le profaner par des actes contraires à la pureté ! Ne serait-ce pas une sorte de
sacrilège odieux, et cela pour se procurer un plaisir grossier qui nous ravale
au niveau de la brute ?
877. b) Bien des hommes disent qu'il est impossible de pratiquer la continence.
Ainsi le pensait Augustin avant sa conversion. Mais revenu à Dieu, et soutenu
par les exemples des Saints et la grâce des Sacrements, il comprit qu'il n'y a
rien d'impossible quand on sait prier et lutter. Et c'est là l'exacte vérité :
de nous-mêmes nous sommes si faibles, et le plaisir mauvais est parfois si
alléchant que nous finirions par succomber ; mais lorsque nous nous appuyons sur
la grâce divine et faisons des efforts énergiques, nous sortons victorieux des
plus rudes tentations. Et qu'on ne dise pas que la continence chez les jeunes
gens est un obstacle à la santé ; les médecins honnêtes répondent avec le
Congrès international de Bruxelles : « Il faut surtout enseigner à la jeunesse
masculine que, non seulement la chasteté et la continence ne sont pas nuisibles,
mais encore que ces vertus sont recommandables au point de vue purement médical
et hygiénique ». Et en effet on ne connaît aucune maladie venant de la
continence, et il y en a beaucoup qui trouvent leur origine dans la luxure.
878. B) La fuite des occasions. C'est un axiome spirituel que la chasteté se
conserve surtout par la fuite des occasions dangereuses ; quand on est convaincu
de sa faiblesse, on ne s'expose pas inutilement au danger. Lorsque ces occasions
ne sont pas nécessaires, il les faut éviter avec soin, sous peine d'y succomber
: quiconque s'expose au danger, y périt : « qui amat periculum, in illo peribit
» (Eccli., III, 27). Quand donc il s'agit de lectures, de visites, de
rencontres, de représentations dangereuses, auxquelles on peut se soustraire
sans inconvénient notable, il n'y a pas lieu d'hésiter ; au lieu de les
rechercher, on les fuit, comme on fuit un serpent dangereux. Si ces occasions ne
peuvent être évitées, il s'agit de fortifier sa volonté par des dispositions
intérieures qui rendront le péril moins prochain. C'est ainsi que S. François de
Sales déclare que si les danses ne peuvent être évitées, il faut du moins
qu'elles soient accompagnées de modestie, de dignité et de bonne intention ; et,
pour que ces dangereuses récréations ne réveillent pas de mauvaises affections,
il est bon de se dire que, pendant qu'on est au bal, plusieurs âmes brûlent en
enfer pour les péchés commis à la danse ou à cause de la danse (Vie dévote, IIIe
P., ch. XXXIII). Combien cela est plus vrai aujourd'hui où des danses exotiques
et lubriques ont envahi beaucoup de salons.
879. C) Mais il y a des occasions qu'on ne peut éviter, ce sont celles qu'on
rencontre chaque jour en soi et en dehors de soi, et qu'on ne peut vaincre que
par la mortification. Nous avons dit ce qu'est cette vertu et quelles sont ses
pratiques, n° 754-815. Nous ne pouvons que rappeler quelques-unes de ses
prescriptions se rapportant plus directement à la chasteté. a) Les yeux doivent
être particulièrement surveillés, parce que les regards imprudents allument les
désirs, et ceux-ci entraînent la volonté. Voilà pourquoi Notre Seigneur déclare
que quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l'adultère dans
son cœur (Matth., V, 28) ; et il ajoute que si notre œil droit est une occasion
de scandale, il faut l'arracher, c'est-à-dire détacher énergiquement son regard
de l'objet qui nous scandalise. Cette modestie des yeux s'impose d’autant plus
aujourd'hui qu'on est plus exposé à rencontrer presque partout des personnes et
des objets capables de susciter des tentations. b) Le sens du toucher est encore
plus dangereux, parce qu'il provoque des impressions sensuelles qui facilement
tendent à des jouissances mauvaises ; il faut donc s'abstenir de ces
attouchements ou caresses qui ne peuvent qu'exciter les passions. c) Quant à
l'imagination et à la mémoire, qu'on se rappelle les règles tracées au n° 781.
En ce qui concerne la volonté, il s'agit de la rendre forte par une éducation
virile, selon les principes exposés n° 811-816.
880. d) Le cœur doit aussi être mortifié par la lutte contre les amitiés
sensibles et dangereuses (n° 600-604). Sans doute le moment vient où les
personnes qui se préparent au mariage se lient entre elles par un amour
légitime, mais qui doit demeurer chaste et surnaturel ; elles éviteront donc ces
marques d'affection qui seraient contraires aux lois de la décence, et se
rappelleront que leur union, pour être bénie de Dieu, doit être pure. Quant à
celles qui sont encore trop jeunes pour songer au mariage, elles se mettront en
garde contre ces affections sensibles et sensuelles, qui, en amollissant le
cœur, le préparent à de dangereuses capitulations. On ne joue pas impunément
avec le feu. Et d'ailleurs si on exige de la personne qu'on veut épouser un cœur
pur, ne faut-il pas que celui qu'on offre le soit aussi ?
881. e) Enfin l'une des mortifications les plus utiles est l'application
énergique et constante au devoir d'état. L'oisiveté est mauvaise conseillère ;
le travail au contraire, en absorbant notre activité tout entière, éloigne notre
imagination, notre esprit et notre cœur des objets dangereux : nous y
reviendrons bientôt, n° 887.
882. D) La prière. a) Le Concile de Trente nous avertit que Dieu ne commande
rien d'impossible, mais qu'il nous demande de faire ce que nous pouvons et de
prier pour obtenir la grâce de faire ce dont nous sommes incapables par
nous-mêmes. Cette prescription s'applique surtout à la chasteté, qui offre, pour
la plupart des chrétiens, même quand ils sont dans le saint état du mariage, des
difficultés spéciales. Pour en triompher, il faut prier, prier souvent, et
méditer sur les grandes vérités : ces ascensions fréquentes de l'âme vers Dieu
nous détachent peu à peu des joies sensuelles pour nous élever vers les joies
pures et saintes.
b) A la prière il faut joindre la pratique fréquente des sacrements. 1) Quand on
se confesse souvent, qu'on accuse franchement les fautes ou les imprudences
commises contre la pureté, la grâce de l'absolution, jointe aux conseils qu'on
reçoit, fortifie singulièrement la volonté contre les tentations. 2) Cette grâce
s'affermit encore par la communion fréquente : l'union intime avec Celui qui est
le Dieu de toute sainteté amortit la concupiscence, rend l'âme plus sensible aux
biens spirituels et la détache ainsi des plaisirs grossiers. C'est par la
confession et la communion fréquente que S. Philippe de Néri guérissait les
jeunes gens adonnés au vice impur ; et aujourd'hui encore il n'est pas de remède
plus efficace soit pour préserver soit pour fortifier la vertu. Si tant de
jeunes gens et de jeunes filles échappent à la contagion du vice, c'est parce
qu'ils trouvent dans la pratique religieuse une arme contre les tentations qui
les assiègent. Sans doute cette arme demande du courage, de l'énergie, des
efforts souvent renouvelés ; mais avec la prière, les sacrements et une volonté
ferme on triomphe de tous les obstacles.
§ 111.
La paresse
883. La paresse se
rattache à la sensualité, parce qu'elle vient au fond de l'amour du plaisir en
tant qu'il nous porte à éviter l'effort ou la gêne. Il y a en nous tous en effet
une tendance au moindre effort, qui paralyse ou diminue notre activité. Exposons
: 1° sa nature ; 2° sa malice ; 3° ses remèdes.
884. 1° Nature. A) La paresse est une tendance à l'oisiveté ou du moins à la
négligence, à la torpeur dans l'action. Parfois c'est une disposition morbide
qui vient d'un mauvais état de la santé. Mais la plupart du temps, c'est une
maladie de la volonté, qui redoute et refuse l'effort. Le paresseux veut éviter
toute peine, tout ce qui peut troubler son repos, entraîner des fatigues.
Véritable parasite, il vit aux dépens des autres, dans la mesure où il le peut.
Doux et résigné quand on ne le tracasse pas, il devient hargneux et méchant,
quand on veut le tirer de son inertie.
B) Il y a des degrés divers dans la paresse. a) Le nonchalant ou l'indolent
n'aborde sa tâche qu'avec lenteur, mollesse et indifférence ; s’il fait quelque
chose, il le fait mal. b) Le fainéant ne refuse pas absolument le travail, mais
il s'attarde, flâne et recule indéfiniment la tâche qu'il avait acceptée. c) Le
vrai paresseux ne veut rien faire de fatigant, et montre un éloignement prononcé
pour tout travail sérieux du corps et de l’esprit.
C) Lorsque la paresse se porte sur les exercices de piété, elle s'appelle acédie
; c'est un certain dégoût pour les choses spirituelles, qui porte à les faire
négligemment, à les abréger, et même quelquefois à les omettre sous de vains
prétextes. C'est la mère de la tiédeur, dont nous parlerons à propos de la voie
illuminative.
885. 2° Malice. A) Pour comprendre la malice de la paresse, il faut se rappeler
que l'homme a été fait pour le travail. Quand Dieu créa notre premier père, il
le mit dans un paradis de délices, pour y travailler : « ut operaretur et
custodiret ilium » (Gen., II, 15). C'est qu'en effet l'homme n'est pas, comme
Dieu, un être parfait ; il a de nombreuses facultés, qui ont besoin d'agir pour
se perfectionner : c'est donc une nécessité de sa nature de travailler pour
cultiver ses puissances, pourvoir aux besoins de son corps et de son âme, et
tendre ainsi vers sa fin. La loi du travail précède donc la faute originelle.
Mais l'homme ayant péché, le travail est devenu pour lui non seulement une loi
de la nature, mais un châtiment, en ce sens qu'il est devenu pénible et comme un
moyen de réparer sa faute ; c'est à la sueur de notre front qu'il nous faut
manger notre pain, le pain de l'intelligence aussi bien que le pain qui nourrit
notre corps : « in sudore tuo vesceris Pane » (Gen., III, 19).
Or c'est à cette double loi, naturelle et positive, que manque le paresseux ; il
commet donc un péché, dont la gravité se mesure à la gravité des devoirs qu'il
néglige. a) Quand il va jusqu'à laisser de côté les devoirs religieux
nécessaires à son salut ou à sa sanctification, il y a une faute grave. Il en
est de même lorsqu'il néglige volontairement, en matière importante, quelqu'un
de ses devoirs d’état. b) Lorsque cette torpeur ne lui fait négliger que des
devoirs, religieux ou civils, de moindre importance, le péché n'est que véniel.
Mais la pente est glissante, et, si on ne lutte contre la nonchalance, elle ne
tarde pas à s'aggraver et à devenir plus funeste et plus coupable.
886. B) Au point de vue de la perfection, la paresse spirituelle est l'un des
obstacles les plus sérieux, à cause de ses funestes résultats. a) Elle rend
notre vie plus ou moins stérile. On peut en effet appliquer à l'âme ce que la
Ste Ecriture dit du champ du paresseux :
« J'ai passé près du champ d'un paresseux et près de la vigne d'un insensé. Et
voici... les épines y croissaient partout, les ronces en couvraient la surface,
et le mur de pierre était écroulé... Un peu de sommeil, un peu d'assoupissement,
un peu croiser les mains pour dormir, et ta pauvreté viendra comme un rôdeur et
ton indigence comme un homme armé » (Prov., XXIV, 30-34).
C'est bien ce qu'on trouve dans l'âme du paresseux : au lieu des vertus, ce sont
les vices qui y croissent, et les murs que la mortification avait élevés pour
protéger sa vertu, tombent peu a peu, et préparent la voie à l'invasion de
l'ennemi, c'est-à-dire du péché.
887. b) Bientôt en effet les tentations se font plus pressantes et plus
obsédantes : « car l'oisiveté enseigne beaucoup de mal, multam malitiam docuit
otiositas » (Eccli., XXXIII, 29). C'est elle qui, avec l'orgueil, perdit Sodome
: « Voici quel fut le crime de Sodome : l'orgueil, l'abondance et l'insouciant
repos où elle vivait avec ses filles » (Ezéch., XVI, 49). L'esprit et le cœur de
l'homme ne peuvent en effet demeurer inactifs : s'ils ne sont pas absorbés dans
l'étude ou quelque autre travail, ils sont bientôt envahis par une foule
d'images, de pensées, de désirs et d'affections ; or, dans l'état de nature
déchue, ce qui domine en nous, quand nous ne réagissons pas contre elle, c'est
la triple concupiscence ; ce sont donc des pensées sensuelles, ambitieuses,
orgueilleuses, égoïstes, intéressées qui vont prendre le dessus en notre âme et
l'exposer au péché.
888. C) Ce n'est donc point seulement la perfection de notre âme qui est ici en
jeu, mais son salut éternel. Car, outre les fautes positives dans lesquelles
nous fait tomber l'oisiveté, le seul fait de ne pas accomplir nos devoirs
importants est une cause suffisante de réprobation. Nous avons été créés pour
servir Dieu et accomplir nos devoirs d'état, nous sommes des ouvriers envoyés
par Dieu pour travailler à sa vigne ; or le maître ne demande pas seulement à
ses ouvriers de s'abstenir de mal faire ; il veut qu'ils travaillent ; si donc,
sans commettre des actes positifs contre les lois divines, nous nous croisons
les bras au lieu de travailler, est-ce que le Maître ne nous reprochera pas,
comme aux ouvriers, notre oisiveté ? L’arbre stérile, par le fait seul qu'il ne
produit pas de fruit, mérite d'être coupé et jeté au feu : « omnis ergo arbor,
que non facit fructum bonum, excidetur et in ignem mittetur » (Matth., III, 10).
889. 3° Remèdes. A) Pour guérir le paresseux, il faut tout d'abord lui inculquer
des convictions profondes sur la nécessité du travail, lui faire comprendre que
les riches comme les pauvres sont soumis à cette loi, et qu'y manquer suffit
pour encourir la damnation éternelle. C'est la leçon que nous donne Notre
Seigneur dans la parabole du figuier stérile ; pendant trois ans le maître vient
y chercher des fruits ; n'en trouvant point, il commande au vigneron de
l'abattre (Luc, XIII, 7).
Qu'on ne dise pas, je suis riche, je n'ai pas besoin de travailler. Si vous
n’avez pas besoin de travailler pour vous-mêmes, vous devez le faire pour les
autres. C’est Dieu votre maître qui vous le commande : s'il vous a donné des
bras, un cerveau, une intelligence, des ressources, c'est pour que vous les
utilisiez pour sa gloire et le bien de vos frères. Et certes ce ne sont pas les
Œuvres qui manquent : que de pauvres à soulager, que d'ignorants à instruire,
que de cœurs meurtris à consoler, que de grandes entreprises à fonder pour
donner à ceux qui n'en ont point du travail et du pain ! Et, quand on veut
fonder une famille nombreuse, ne faut-il pas peiner et travailler pour assurer
l'avenir de ses enfants ? Qu'on n’oublie donc pas la grande loi de la solidarité
chrétienne, en vertu de laquelle le travail de chacun sert à tous, tandis que la
paresse nuit au bien général comme au bien particulier.
890. B) Aux convictions il faut joindre l'effort suivi et méthodique, en
appliquant les règles tracées sur l'éducation de la volonté, n° 812. Et, comme
le paresseux recule instinctivement devant l'effort, il importe de lui montrer
qu'il n'est pas au fond d'homme plus malheureux que l'oisif : ne sachant comment
employer, ou, selon son expression, tuer le temps, il s'ennuie, il se dégoûte de
tout, et finit par avoir la vie en horreur. Ne vaut-il pas mieux faire un
effort, se rendre utile, et conquérir un peu de bonheur en s'efforçant de faire
des heureux autour de soi ?
Parmi les paresseux, il en est qui déploient une certaine activité, mais
uniquement dans les jeux, les sports, les réunions mondaines. A ceux-là il faut
rappeler le sérieux de la vie et le devoir de se rendre utile, afin qu’ils
tournent leur activité vers un champ plus noble, et qu'ils aient horreur d'être
des parasites. Le mariage chrétien, avec les obligations de famille qu'il
comporte, est souvent un excellent remède : un père de famille sent le besoin de
travailler pour ses enfants, et de ne pas s'en remettre à des étrangers pour
administrer leur fortune.
Mais ce qu'il ne faut pas cesser de rappeler, c'est le but de la vie : nous
sommes ici, sur terre, non pour vivre en parasites, mais pour conquérir, par le
travail et la vertu, une place dans le ciel. Et Dieu ne cesse de nous dire : Que
faites-vous donc ici, paresseux ? Allez vous aussi travailler à ma vigne. « Quid
hic statis tota die otiosi ?...
Ite et vos in
vineam meam » (Matth., XX, 6, 8).
ART. III.
L'AVARICE
L'avarice se rattache à la
concupiscence des yeux, dont nous avons déjà parlé, n° 199. Nous exposerons : 1°
sa nature, 2° sa malice, 3° ses remèdes.
891. 1° Nature. L'avarice est l'amour désordonné des biens de la terre. Pour
montrer où se trouve le désordre de l'avarice, il faut d'abord se rappeler le
but pour lequel Dieu a donné à l'homme les biens temporels.
A) Le but que Dieu s'est proposé est double : notre utilité personnelle et celle
de nos frères.
a) Lesbiens de la terre nous sont donnés pour subvenir aux besoins temporels de
l'homme, de l'âme et du corps, pour conserver notre vie et la vie de ceux qui
dépendent de nous, et nous procurer les moyens de cultiver notre intelligence et
nos autres facultés. Parmi ces biens: 1) les uns sont nécessaires pour le
présent ou pour l'avenir : c'est un devoir de les acquérir par un travail
honnête ; 2) les autres sont utiles pour augmenter graduellement nos ressources,
assurer notre bien-être ou celui des autres, contribuer au bien public en
favorisant les sciences ou les arts. Il n'est pas défendu de les désirer pour
une fin honnête, pourvu qu'on fasse la part des pauvres et des œuvres.
b) Ces biens nous sont aussi donnés pour venir en aide à ceux de nos frères qui
sont dans l'indigence. Nous sommes donc, dans une certaine mesure, les
trésoriers de la Providence, et devons disposer de notre superflu pour soulager
les pauvres.
892. B) Il nous est maintenant plus facile d'exposer où se trouve le désordre
dans l'amour des biens de la terre. a) Il existe parfois dans l'intention : on
désire les richesses pour elles-mêmes, comme une fin, ou pour des fins
intermédiaires qu'on érige en fin dernière, par exemple, pour se procurer des
plaisirs ou des honneurs. Si on s'arrête là, si on ne regarde pas la richesse
comme un moyen de poursuivre des biens supérieurs, c'est une sorte d'idolâtrie,
le culte du veau d'or : on ne vit plus que pour l'argent. b) Il se manifeste
encore dans la manière de les acquérir : on les poursuit avec âpreté, par toutes
sortes de moyens, au détriment des droits d'autrui, au détriment de sa santé, ou
de la santé de ses employés, par des spéculations hasardeuses, au risque de
perdre le fruit de ses économies. c) Il apparaît aussi dans la manière d'en user
: 1) on ne les dépense qu'à regret, avec lésinerie, parce qu'on veut les
accumuler, pour avoir une sécurité plus grande, ou pour jouir de l'influence que
donne la richesse ; 2) on ne donne rien ou presque rien aux pauvres et aux
bonnes œuvres : capitaliser, voilà le but suprême qu'on poursuit à outrance. 3)
Quelques-uns en viennent à aimer leur argent comme une idole, à l'encaisser, à
le palper avec amour : c'est le type classique de l'avare.
893. C) Ce défaut n'est pas en général celui des jeunes, qui, encore légers et
imprévoyants, ne songent pas à capitaliser ; il y a cependant des exceptions
parmi les caractères sombres, inquiets, calculateurs. C'est dans l'âge mûr ou la
vieillesse qu'il se manifeste : c'est alors en effet que se développe la peur de
manquer, basée parfois sur la crainte des maladies ou des accidents qui peuvent
produire l'impuissance ou l'incapacité de travailler. Les célibataires, vieux
garçons et vieilles filles, y sont particulièrement exposés, n'ayant pas
d'enfants pour les secourir dans leur vieillesse.
894. D) La civilisation moderne a développé une autre forme de l'amour
insatiable des richesses, la ploutocratie, la soif de devenir millionnaire ou
milliardaire, non pour assurer son avenir ou celui de ses enfants, mais pour
acquérir ce pouvoir dominateur que donne l'argent. Quand on a à sa disposition
des sommes énormes, on jouit d'une influence très grande, on exerce un pouvoir
souvent plus efficace que les gouvernants, on est le roi du fer, de l'acier, du
pétrole, de la finance, et on commande aux souverains aussi bien qu'aux peuples.
Cette domination de l'or dégénère souvent en une intolérable tyrannie.
895. 2° Sa malice. A) L'avarice est une marque de défiance à l'égard de Dieu,
qui a promis de veiller sur nous avec une sollicitude paternelle, et de ne nous
laisser jamais manquer du nécessaire pourvu que nous ayons confiance en lui. Il
nous invite à regarder les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent, les
lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, non pas certes pour nous
encourager à la paresse, mais pour calmer nos préoccupations, et nous inviter à
la confiance à l'égard de notre Père céleste (Matth., VII, 24-34). Or l'avare,
au lieu de mettre sa confiance en Dieu, la met dans la multitude de ses
richesses, et fait injure à Dieu, en se défiant de lui : « Ecce homo qui non
posuit Deum adjutorem suum, sed speravit in multitudine divitiarum suarum et
prævaluit in vanitate sua » (Ps. LI, 9). Cette défiance est accompagnée d'une
trop grande confiance en soi-même, en son activité personnelle : on veut être sa
providence, et ainsi on tombe dans une sorte d'idolâtrie, faisant de l'argent
son dieu. Or nul ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et la Richesse : «
non potestis Deo servire et mammonæ » ( Matth., VI, 24).
Ce péché est donc grave de sa nature pour les raisons que nous venons d'indiquer
; il l'est aussi lorsqu'il fait manquer aux devoirs graves de la Justice, par
les moyens frauduleux dont on se sert pour acquérir et détenir la richesse ; de
la charité, quand on ne fait pas les aumônes nécessaires ; de la religion, quand
on se laisse tellement absorber par les affaires qu'on laisse de côté ses
devoirs religieux. Mais il n'est que faute vénielle lorsqu'il ne nous fait
manquer à aucune des grandes vertus chrétiennes, y compris nos devoirs envers
Dieu.
896. B) Au point de vue de la perfection, l'amour désordonné des richesses est
un obstacle très grave. a) C'est une passion qui tend à supplanter Dieu dans
notre cœur : ce cœur, qui est le temple de Dieu, est envahi par toutes sortes de
désirs empressés pour les choses de la terre, d'inquiétudes, de préoccupations
absorbantes. Or, pour s'unir à Dieu, il faut vider son cœur de toute créature,
de toute préoccupation terrestre ; car Dieu veut tout l'esprit, tout le cœur,
tout le temps et toutes les forces de ses chétives créatures. Il faut surtout le
vider de l'orgueil ; or l'attache aux richesses développe l'orgueil, parce qu'on
a plus confiance en ses richesses qu'en Dieu. Attacher son cœur à l'argent,
c'est donc mettre un obstacle à l'amour de Dieu ; car là où est notre trésor, là
aussi est notre cœur. Le détacher, c'est ouvrir à Dieu la porte de notre cœur :
une âme dépouillée des richesses est riche de Dieu même : toto Deo dives est. b)
L'avarice conduit aussi à l'immortification et à la sensualité : quand on a de
l'argent et qu'on l'aime, on veut en jouir et se procurer beaucoup de plaisirs ;
ou, si l'on se prive de ces plaisirs, on attache son cœur à l'argent. Dans l'un
et l'autre cas, c'est une idole qui nous détourne de Dieu. Il importe donc de
combattre ce triste penchant.
897. 3° Remèdes. A) Le grand remède, c'est la conviction profonde, basée sur la
raison et sur la foi, que les richesses sont non une fin, mais des moyens que
nous donne la Providence pour subvenir à nos besoins et à ceux de nos frères ;
que Dieu en demeure le Souverain Maître, que nous n'en sommes, à vrai dire, que
les administrateurs, et qu'un jour nous en rendrons compte au Souverain juge. Ce
sont du reste des biens qui passent, que nous n’emporterons pas avec nous dans
l'autre vie, où du reste ils n'ont pas cours ; et, si nous sommes sages, c'est
pour le ciel et non pour la terre que nous capitaliserons : « Ne vous amassez
pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent, et où les
voleurs percent les murs et dérobent. Mais amassez-vous des trésors dans le
ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent pas
les murs ni ne dérobent » (Matth., VI, 19-20).
B) Pour mieux se détacher, il n'est pas de moyen plus efficace que déplacer ses
biens sur la banque du ciel, en faisant la part large aux pauvres et aux œuvres.
Donner aux pauvres, c'est prêter à Dieu, c'est recevoir le centuple, même sur
terre en ayant la consolation de faire des heureux autour de soi, mais surtout
dans le ciel, où Jésus, considérant comme donné à lui-même ce qu'on a donné au
moindre des siens, se chargera de restituer en biens impérissables les biens
temporels que nous aurons sacrifiés pour lui. Les sages sont donc ceux qui
échangent les trésors d'ici-bas pour ceux du ciel. Chercher Dieu et la sainteté,
voilà donc en quoi consiste la prudence chrétienne : « Cherchez premièrement le
royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par dessus (Matth.,
VI, 33).
898. C) Les parfaits vont plus loin : ils vendent tout pour le donner aux
pauvres, ou pour le mettre en commun, en entrant dans une congrégation. On peut
aussi, tout en gardant le fonds, se dépouiller des revenus, en n'en faisant
usage que selon l'avis d'un sage directeur. Par là, tout en demeurant dans
l'état où la Providence nous a mis, on pratique le détachement d'esprit et de
cœur.
Conclusion
899. Ainsi donc la lutte
contre les sept péchés capitaux achève de déraciner en nous ces tendances
mauvaises qui résultent de la triple concupiscence. Sans doute, il restera
toujours en nous quelques unes de ces tendances, pour nous exercer à la patience
et nous rappeler à la défiance de nous-mêmes ; mais elles seront moins
dangereuses, et, appuyés sur la grâce de Dieu, nous en triompherons plus
facilement. Sans doute, malgré nos efforts, des tentations s'élèveront encore
dans notre âme, mais ce sera pour nous donner l'occasion d'une nouvelle
victoire.

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