

SECONDE PARTIE
Les trois voies
CHAPITRE III
La mortification
751. La mortification contribue,
comme la pénitence, à nous purifier des fautes passées ; mais son but principal
est de nous prémunir contre celles du présent et de l'avenir, en diminuant
l'amour du plaisir, source de nos péchés. Nous allons donc expliquer sa nature,
sa nécessité et sa pratique.
Nature Ses divers noms.
Sa définition.
Nécessité pour le salut.
pour la perfection.
Pratique Principes généraux.
Mortification des sens extérieurs.
Mortification des sens intérieurs.
Mortification des passions.
Mortification des facultés supérieures.
ART. I. NATURE DE
LA MORTIFICATION
Après avoir expliqué les mots
bibliques et modernes qui désignent la mortification, nous en donnerons la
définition.
752. I. Expressions bibliques pour désigner la mortification. Nous trouvons sept
expressions principales dans nos Livres Saints pour désigner la mortification
sous ses différents aspects.
1° Le mot renoncement : « qui non renuntiat omnibus quæ possidet non potest meus
esse discipulus » (Luc, XIV, 33) nous présente la mortification comme un acte de
détachement des biens extérieurs pour suivre le Christ, c'est ce que firent les
Apôtres : « relictis omnibus, secuti sunt eum » (Luc, V, 11).
2° C'est aussi une abnégation ou renoncement à soi-même : « Si quis vult post me
venire, abneget Semetipsum » (Luc, IX, 23) ; le plus terrible de nos ennemis,
c'est en effet l'amour déréglé de soi-même ; et voilà pourquoi il faut se
détacher de soi.
3° Mais la mortification a un côté positif : c'est un acte qui blesse et
atrophie les tendances mauvaises de la nature : « Mortificate ergo membra vestra
» (Col. III, 5)... « Si autem Spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis »
(Rom., VIII, 13).
4° Bien plus, c'est un crucifiement de la chair et de ses convoitises, par
lequel nous clouons, pour ainsi dire, nos facultés à la loi évangélique, en les
appliquant à la prière, au travail : « Qui... sunt Christi, carnem suam
crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis » (Gal., V, 24).
5° Ce crucifiement, quand il persévère, produit une sorte de mort et
d'ensevelissement, par lequel nous semblons mourir complètement à nous-mêmes et
nous ensevelir avec Jésus-Christ, pour vivre avec lui d'une vie nouvelle : «
Mortui enim estis vos et vita vestra est abscondita cum Christo in Deo » (Col.,
III, 3)... « Consepulti enim sumus cum illo per baptismum in mortem » (Rom.,
VIII, 4).
6° Pour exprimer cette mort spirituelle, S. Paul se sert d'une autre expression
; comme, après le baptême, il y a en nous deux hommes, le vieil homme qui
demeure, ou la triple concupiscence, et l'homme nouveau ou l'homme régénéré, il
déclare que nous devons nous dépouiller, du vieil homme pour revêtir le nouveau
: « exspoliantes vos veterem hominem... et induentes novum » (Col., III, 9).
7° Et comme ceci ne se fait pas sans combattre, il déclare que la vie est un
combat : « bonum certamen certavi » ( II Tim., IV, 7), que les chrétiens sont
des lutteurs ou des athlètes, qui châtient leur corps et le réduisent en
servitude.
De toutes ces expressions et d'autres analogues, il résulte que la mortification
comprend un double élément : l'un négatif, le détachement, le renoncement, le
dépouillement, et l'autre positif, la lutte contre les mauvaises tendances,
l'effort pour les mortifier ou les atrophier, le crucifiement, la mort, le
crucifiement de la chair, du vieil homme et de ses convoitises, afin de vivre de
la vie du Christ.
753. II. Expressions modernes. Aujourd'hui on aime à employer des expressions
adoucies, qui indiquent le but à atteindre plutôt que l'effort à s'imposer. On
dit qu'il faut se réformer soi-même, se gouverner soi-même, faire l'éducation de
la volonté, orienter son âme vers Dieu. Ces expressions sont justes pourvu qu'on
sache montrer qu'on ne peut se réformer et se gouverner qu'en combattant et
mortifiant les mauvaises tendances qui sont en nous ; qu'on ne fait l'éducation
de la volonté qu'en mâtant, en disciplinant les facultés inférieures, et qu'on
ne peut s'orienter vers Dieu qu'en se détachant des créatures et se dépouillant
de ses vices. En d'autres termes, il faut savoir, comme le fait la Ste Ecriture,
réunir les deux aspects de la mortification, montrer le but pour consoler, mais
ne pas dissimuler l'effort nécessaire pour l'atteindre.
754. III. Définition. On peut donc définir la mortification : la lutte contre
les inclinations mauvaises pour les soumettre à la volonté et celle-ci à Dieu.
C’est moins une vertu qu'un ensemble de vertus, le premier degré de toutes les
vertus, qui consiste à surmonter les obstacles, en vue de rétablir l'équilibre
des facultés, leur ordre hiérarchique. Ainsi on voit mieux que la mortification
n'est pas un but, mais un moyen : on ne se mortifie que pour vivre d'une vie
supérieure, on ne se dépouille des biens extérieurs que pour mieux posséder les
biens spirituels, on ne renonce à soi que pour posséder Dieu, on ne lutte que
pour jouir de la paix, on ne meurt à soi que pour vivre de la vie du Christ, de
la vie de Dieu : c'est donc l'union à Dieu qui est le but de la mortification.
Par là on comprend mieux sa nécessité.
ART. II.
NÉCESSITÉ DE LA MORTIFICATION
Cette nécessité peut s'étudier à un
double point de vue, au point de vue du salut et de la perfection.
I. Nécessité de
la mortification pour le salut
Il est des mortifications
nécessaires pour le salut, en ce sens que si on ne les fait pas, on s'expose à
tomber dans le péché mortel.
755. 1° Notre Seigneur en parle d'une façon très nette à propos des fautes
contre la chasteté : « Quiconque regarde une femme avec convoitise, ad
concupiscendam eam, a déjà commis l'adultère avec elle dans son cœur » (Matth.,
V, 28). Il y a donc des regards gravement coupables, ceux qui sont commandés par
de mauvais désirs ; et la mortification de ces regards s'impose sous peine de
péché mortel. C'est du reste ce qu’ajoute Notre Seigneur par ces paroles
énergiques : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le
et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres
périsse, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne »
(Matth., V, 29). Il ne s'agit pas ici de se crever les yeux, mais d'arracher son
regard à la vue de ces objets qui sont un sujet de scandale. S. Paul nous donne
la raison de ces graves prescriptions : « Si vous vivez selon la chair, vous
mourrez ; mais si, par l'Esprit, vous faites mourir les œuvres du corps, vous
vivrez : si enim secundum carnem vixeritis, moriemini, si autem Spiritu facta
carnis mortificaveritis, vivetis» (Rom., VIII, 13).
Nous l'avons dit en effet, n° 193-227, la triple concupiscence qui demeure en
nous, excitée par le monde et le démon, nous porte souvent au mal et met notre
salut en péril, si nous n'avons soin de la mortifier. De là résulte la nécessité
absolue de combattre sans cesse les tendances mauvaises qui sont en nous, de
fuir les occasions prochaines de péché, c'est-à-dire ces objets ou ces personnes
qui, étant donné notre expérience passée, constituent pour nous un péril sérieux
et probable de péché, et de renoncer par là même à beaucoup de plaisirs vers
lesquels nous entraîne notre nature. Il y a donc des mortifications nécessaires,
sans lesquelles on tomberait dans le péché mortel.
756. 2° Il en est d'autres que l'Eglise prescrit afin de préciser l'obligation
générale de se mortifier si souvent rappelée dans l'Evangile : telle est
l'abstinence d'aliments gras le vendredi, le jour du Carême, des Quatre-Temps et
des vigiles. Ces lois obligent sous peine de faute grave ceux qui n'ont point de
légitime excuse. Ici nous tenons à faire une remarque qui a son importance : il
en est qui, pour de bonnes raisons, sont dispensés de ces lois ; ils ne sont pas
pour autant dispensés de la loi générale de la mortification, et doivent par
conséquent la pratiquer sous une autre forme ; sans quoi ils ne tarderont pas à
sentir les révoltes de la chair.
757- 3° Outre ces mortifications prescrites par la loi divine et la loi
ecclésiastique, il en est d'autres que chacun doit s'imposer, sur l'avis de son
directeur, en certaines circonstances particulières, quand les tentations se
font plus pressantes ; on les choisit parmi celles que nous allons indiquer (n°
767 ss).
II. Nécessité de
la mortification pour la perfection
758. Cette nécessité découle de ce
que nous avons dit de la nature de la perfection : elle consiste dans l'amour de
Dieu poussé jusqu'au sacrifice et à l'immolation de soi, n° 321 - 327, si bien
que, selon l'Imitation, la mesure de notre progrès spirituel dépend de la mesure
avec laquelle nous nous faisons violence à nous-mêmes (l. I, c. 25). Il suffira
donc de rappeler brièvement quelques motifs qui puissent agir sur notre volonté
pour l'aider à pratiquer ce devoir ; ils se tirent du côté de Dieu, de
Jésus-Christ, de notre sanctification personnelle .
1° Du côté de
Dieu
759. A) Le but de la mortification,
nous l'avons dit, c'est de nous unir à Dieu. Or nous ne le pouvons faire sans
nous détacher de l’amour désordonné des créatures.
Comme le dit avec raison S. jean de la Croix, « l'âme attachée à la créature
devient semblable à elle ; plus l'affection grandit, plus l'identité s'affirme,
car l'amour établit un rapport d'égalité entre ce qui aime et ce qui est aimé...
Donc celui qui aime une créature, s'abaisse à son niveau, et même au-dessous,
parce que l'amour ne se contente pas de niveler, mais établit un esclavage.
C'est pour ce motif qu'une âme esclave d'un objet hors de Dieu, devient
incapable de pure union et de transformation en Dieu, car la bassesse de la
créature est plus distante de la souveraineté du Créateur que les ténèbres de la
lumière. « Or l'âme qui ne se mortifie pas s'attache vite aux créatures d'une
façon désordonnée : elle se sent en effet, depuis la chute originelle, attirée
vers elles, captivée par leurs charmes, et, au lieu de s'en servir comme
d’échelons pour aller jusqu'au Créateur, elle se complait en elles et les
considère comme une fin. Pour briser ce charme, pour échapper à cette emprise,
il est absolument nécessaire de se détacher de tout ce qui n'est pas Dieu, ou du
moins de tout ce qui n'est pas envisagé comme un moyen d'aller à lui. Voilà
pourquoi M. Olier, comparant la condition des chrétiens à celle d'Adam innocent,
dit qu'il y a une grande différence entre les deux : « Adam cherchait Dieu, le
servait et l'adorait dans ses créatures ; et, au contraire, les chrétiens sont
obligés de chercher Dieu par la foi, de le servir et de l'adorer retiré en
lui-même et en sa sainteté, séparé de toute créature. » (Cat. Chrétien, I. P.,
leç. IV). C'est en cela que consiste la grâce du baptême.
760. B) Au jour de notre baptême s'est formé entre Dieu et nous un véritable
contrat. a) De son côté, Dieu nous a purifiés de la tache originelle et adoptés
pour enfants, nous a communiqué une participation à sa vie, et s'est engagé à
nous donner toutes les grâces nécessaires pour la conserver et l'accroître. Nous
savons avec quelle libéralité il a tenu ses promesses. b) De notre côté, nous
nous sommes engagés à vivre en vrais fils de Dieu, à nous rapprocher de la
perfection de notre Père céleste, en cultivant cette vie surnaturelle. Or, nous
ne le pouvons faire qu'autant que nous pratiquons la mortification. Car, d'un
côté, le Saint Esprit qui nous a été donné au baptême, « nous porte au mépris, à
la pauvreté, aux souffrances, et de l'autre, notre chair désire l'honneur, le
plaisir, les richesses » (leç., VII). Il y a donc en nous un conflit, une lutte
incessante ; et nous ne pouvons être fidèles à Dieu qu'en renonçant à l'amour
désordonné de l'honneur, du plaisir des richesses. C'est pour cela que le
prêtre, en nous baptisant, trace deux croix, l’une sur le cœur, pour imprimer en
nous l’amour de la croix, l’autre sur les épaules, pour nous donner la force de
la porter. Nous manquerions donc aux promesses de notre baptême, si nous ne
portions notre croix en combattant le désir de l’honneur par l’humilité, l’amour
du plaisir par la mortification, la soif des richesses par la pauvreté.
2° Du côté de
Jésus-Christ
761. A) Nous lui sommes incorporés
par le baptême, et, comme tels, devons recevoir de lui le mouvement et les
inspirations, et par suite nous conformer à lui. Or, nous dit l'Imitation, sa
vie tout entière n'a été qu'un long martyre : Tota vita Christi crux fuit et
martyrium. La nôtre ne peut donc pas être une vie de plaisir et d'honneurs, mais
une vie mortifiée. C'est du reste ce que nous dit clairement notre divin Chef :
« Si quis vuit post me venire, abneget semetipsum, et tollat crucem suam
quotidie et sequatur me » (Luc, IX, 23). S'il est quelqu'un qui doit suivre
Jésus, c'est bien celui qui tend à la perfection. Or comment suivre Jésus, qui,
dès son entrée dans le monde a embrassé la croix, qui a soupiré toute sa vie
après la souffrance et l'humiliation, qui a épousé la pauvreté à la crèche et
l'a eue pour compagne jusqu'au Calvaire, si on aime le plaisir, les honneurs,
les richesses, si on ne porte sa croix de chaque jour, celle que Dieu lui-même
nous choisit et nous envoie ? C'est une honte, nous dit S. Bernard, que sous un
chef couronné d'épines, nous soyons des membres délicats, effrayés des moindres
souffrances. Pour être conformes à Jésus-Christ, et nous rapprocher de sa
perfection, il faut donc que nous portions notre croix comme lui.
762. B) Si nous aspirons à l'apostolat, nous trouvons là un nouveau motif de
crucifier notre chair. C'est par la croix que Jésus a sauvé le monde ; c'est
donc par la croix que nous collaborerons avec lui au salut de nos frères, et
notre zèle sera d'autant plus fécond que nous participerons davantage aux
souffrances du Sauveur. C'est bien là le motif qui animait S. Paul, lorsqu'il
complétait en sa chair la passion de son Maître, afin d'obtenir des grâces pour
l'Eglise (Col., I, 24) ; c'est ce qui a soutenu dans le passé et soutient encore
dans le présent tant d'âmes qui consentent à être victimes pour que Dieu soit
glorifié et les âmes sauvées. Sans doute la souffrance est rude, mais quand on
contemple Jésus marchant devant nous en portant sa croix, pour notre salut et
celui de nos frères, quand on contemple son agonie, son injuste condamnation, sa
flagellation, son couronnement d'épines, son crucifiement, quand on entend les
railleries, les insultes, les calomnies qu'il accepte silencieusement, comment
oser se plaindre ? Nous n'avons pas encore subi l'effusion du sang. Et si nous
estimons à leur juste valeur notre âme et l'âme de nos frères, est-ce qu'il ne
vaut pas la peine d'endurer quelques souffrances passagères pour une gloire qui
ne finira pas, et pour coopérer avec Notre Seigneur au salut de ces âmes pour
lesquelles il a versé jusqu'à la dernière goutte de son sang ?
Ces motifs, si élevés soient-ils, sont compris par quelques âmes généreuses,
même dès le début de leur conversion ; et les leur proposer, c'est avancer
l’œuvre de leur purification et de leur sanctification.
3° Du côté de
notre sanctification
763. A) Nous avons besoin d'assurer
notre persévérance ; or la mortification est assurément l'un des meilleurs
moyens de se préserver du péché. Ce qui nous fait succomber à la tentation,
c'est l'amour du plaisir ou l'horreur de la peine, de la lutte. Or la
mortification combat cette double tendance, qui au fond n'en fait qu'une ; en
nous sevrant de quelques plaisirs légitimes, elle arme notre volonté contre les
plaisirs illicites, et nous rend plus facile la victoire sur la sensualité et
l'amour-propre, comme dit avec raison S. Ignace. Si au contraire nous capitulons
devant le plaisir, nous permettant toutes les joies permises, comment
saurons-nous résister au moment où la sensualité, avide de nouvelles
jouissances, dangereuses ou même illicites, se sent comme entraînée par
l'habitude de céder à ses exigences ? La pente est tellement glissante qu'en
matière de sensualité surtout, il est facile de tomber dans l'abîme, attiré par
une sorte de vertige. Et même, quand il s'agit de l'orgueil, la pente est plus
rapide qu'on ne le croit : on ment en matière légère pour s'excuser, pour éviter
une humiliation ; et, quand on arrive au saint tribunal, on est exposé à manquer
de sincérité par peur d'un aveu humiliant. Notre sécurité demande donc la lutte
contre l'amour-propre aussi bien que contre la sensualité et la cupidité.
764. B) Ce n'est pas assez que d'éviter le péché ; il faut avancer dans la
perfection. Or quel est ici encore le grand obstacle, sinon l'amour du plaisir
et l'horreur de la croix ? Combien désireraient être meilleurs, tendre à la
sainteté, s'ils ne craignaient l'effort nécessaire pour avancer, les épreuves
que Dieu envoie à ses meilleurs amis ? Il faut donc leur rappeler ce que S. Paul
redisait souvent aux premiers chrétiens, à savoir que la vie est un combat, que
nous devons rougir d'être moins courageux que ceux qui luttent pour une
récompense terrestre, et qui, pour se préparer à la victoire, se privent de
beaucoup de plaisirs permis et s'imposent de rudes et pénibles exercices, et
cela pour une couronne périssable, tandis que la couronne qui nous est promise
est immortelle, « et illi quidem ut corruptibilem coronam accipiant, nos autem
incorruptam » (I Cor., IX, 25).
Nous avons peur de la souffrance, mais songeons-nous à ces souffrances terribles
du Purgatoire, (n° 734) qu'il nous faudra subir pendant de longues années, si
nous voulons vivre dans l'immortification et nous accorder tous les plaisirs qui
nous flattent ? Combien plus prudents sont les hommes du siècle ? Beaucoup
s'imposent de rudes travaux, et parfois des démarches humiliantes pour gagner un
peu d'argent et s'assurer une retraite honorable ; et nous ne voudrions pas nous
imposer des mortifications pour nous assurer une retraite éternelle dans la cité
du ciel ! Est-ce raisonnable ?
Il faut donc se persuader qu'il n'est point de perfection, de vertu possible
sans la mortification. Comment être chaste sans mortifier cette sensualité qui
nous incline si fortement aux plaisirs dangereux et mauvais ? Comment être
tempérant, sinon en réprimant la gourmandise ? Comment pratiquer la pauvreté et
même la justice si on ne combat la cupidité ? Comment être humble, doux et
charitable sans maîtriser ces passions d'orgueil, de colère, d'envie et de
jalousie qui sommeillent au fond de tout cœur humain? Il n'est pas une seule
vertu qui, dans l'état de nature déchue, puisse se pratiquer longtemps sans
effort, sans lutte et par là même sans mortification. On peut donc dire, avec M.
Tronson, que « comme l'immortification est l'origine des vices et la cause de
tous nos maux, la mortification est le fondement des vertus et la source de tous
nos biens. » (Examens particuliers).
765. C) On peut même ajouter que la mortification, malgré les privations et les
souffrances qu'elle impose, est, même sur terre, la source des plus grands
biens, et qu'au fond les chrétiens mortifiés sont plus heureux dans l'ensemble
que les mondains qui se livrent à tous les plaisirs. C'est ce qu'enseigne Notre
Seigneur lui-même, lorsqu'il nous dit que ceux qui quittent tout pour le suivre,
reçoivent en retour le centuple même en cette vie : « Qui reliquerit domum vel
fratres... centuplum accipiet, et vitam æternam possidebit » (Matth., XIX, 29 ;
Marc, X, 29-30). S. Paul ne tient pas un autre langage, lorsqu'après avoir parlé
de la modestie, c'est-à-dire, de la modération en toutes choses, il ajoute que
celui qui la pratique jouit de cette paix véritable qui surpasse toute
consolation : « pax Dei quæ exsuperat omnem sensum custodiat corda vestra et
intelligentias vestras ». N'en est-il pas lui-même un vivant exemple ? Il eut
certes beaucoup à souffrir, et il décrit longuement les épreuves terribles qu'il
eut à souffrir dans la prédication de l'Evangile, comme aussi dans la lutte
contre lui-même ; mais il ajoute qu'il abonde et surabonde de joie au milieu de
ses tribulations : « superabundo, gaudio in omni tribulatione nostra » (II Cor.,
VII, 4).
Tous les Saints en sont là : sans doute ils ont eu eux aussi à subir de longues
et douloureuses tribulations ; mais les martyrs, au milieu de leurs tortures,
disaient qu'ils n'avaient jamais été à pareil festin, « nunquam tam jucunde
epulati sumus » ; et, en lisant la vie des Saints, deux choses nous frappent,
les terribles épreuves qu'ils ont subies, les rnortifications qu’ils se sont
librement imposées ; et d'un autre côté leur patience, leur joie, leur sérénité
au milieu de ces souffrances. Ils en arrivent à aimer la croix, à cesser de la
redouter, à soupirer même après elle, à compter comme perdues les journées où
ils n’ont eu presque rien à souffrir. C'est là un phénomène psychologique qui
étonne les mondains, mais qui console les âmes de bonne volonté. Sans doute on
ne peut demander à des commençants cet amour de la croix ; mais on peut, en
citant les exemples des Saints, leur faire comprendre que l’amour de Dieu et des
âmes allège considérablement la souffrance et la mortification, et que s'ils
consentent à entrer généreusement dans la pratique des petits sacrifices, qui
sont à leur portée, ils en viendront un jour eux-mêmes à aimer, à désirer la
croix, et à y trouver de véritables consolations spirituelles.
766. C'est bien ce que remarque l'auteur de l’Imitation, dans un texte qui
résume fort bien les avantages de la mortification : « In cruce salus, in cruce
vita, in cruce protectio ab hostibus, in cruce infusio superne suavitatis, in
cruce robur mentis, in cruce gaudium spiritus, in cruce virtutis summa, in cruce
perfectio sanctitatis » (l. II, C. 12). L'amour de la croix, c'est en effet
l'amour de Dieu poussé jusqu'à l’immolation ; or, nous l'avons dit, cet amour
est bien le résumé de toutes les vertus, l'essence même de la perfection, et par
là même le bouclier le plus puissant contre nos ennemis spirituels, une source
de force et de consolation, le meilleur moyen d'augmenter en nous la vie
spirituelle et d'assurer notre salut.
ART. III.
PRATIQUE DE LA MORTIFICATION
767. Principes. 1° La mortification
doit embrasser l'homme tout entier, corps et âme, car c'est l'homme tout entier
qui, s'il n'est pas bien discipliné, est une occasion de péché. Sans doute il
n'y a, à vrai dire, que la volonté qui pèche ; mais elle a pour complices et
instruments notre corps avec ses sens extérieurs et notre âme avec toutes ses
facultés : c'est donc tout l'homme qui doit être discipliné ou mortifié.
768. 2° La mortification s'attaque au plaisir. Sans doute le plaisir en soi
n'est pas un mal ; c'est même un bien, quand il est subordonné à la fin pour
laquelle Dieu l'a institué. Or Dieu a voulu attacher un certain plaisir à
l'accomplissement du devoir, afin d’en faciliter la pratique : ainsi nous
trouvons un certain plaisir dans le manger et le boire, dans le travail, et
d'autres devoirs de ce genre. Ainsi donc, dans le plan divin, le plaisir n'est
pas une fin mais un moyen. Goûter le plaisir en vue de mieux faire son devoir
n'est donc pas défendu : c'est l'ordre établi par Dieu. Mais vouloir le plaisir
pour lui-même, comme fin, sans aucun rapport avec le devoir, c'est au moins
dangereux, puisqu'on s'expose à glisser des plaisirs permis dans les plaisirs
coupables ; goûter le plaisir en excluant le devoir, c'est un péché plus ou
moins grave, parce que c'est la violation de l'ordre voulu par Dieu. La
mortification consistera donc à se priver des plaisirs mauvais, contraires à
l'ordre providentiel, ou à la loi de Dieu ou de l'Eglise ; à renoncer même aux
plaisirs dangereux, afin de ne pas s'exposer au péché ; et même à s'abstenir de
quelques plaisirs licites, afin d'assurer davantage l'empire de la volonté sur
la sensibilité. C'est dans ce même but que non seulement on se privera de
quelques plaisirs, mais qu'on s'infligera quelques mortifications positives :
car c'est un fait d'expérience qu'il n'est rien de plus efficace pour mater
l'attrait au plaisir que de s'imposer quelque travail ou quelque souffrance de
surérogation.
769. 3° Mais la mortification doit se pratiquer avec prudence ou discrétion :
elle doit être proportionnée aux forces physiques et morales de chacun et à
l'accomplissement des devoirs d’état : 1) il faut ménager ses forces physiques ;
car, selon S. François de Sales, « nous sommes exposés à de grandes tentations
en deux états, savoir, quand le corps est trop nourri, et quand il est trop
abattu » (Vie dévote, IIIe P, ch. XXIII) ; dans ce dernier cas en effet on tombe
facilement dans la neurasthénie, qui oblige ensuite à des ménagements dangereux.
2) Il faut ménager ses forces morales, c'est-à-dire, ne pas s'imposer au début
des privations excessives qu'on ne pourra continuer longtemps, et qui, au moment
où on les abandonne, peuvent conduire au relâchement. 3) Il importe surtout
qu'elles soient en harmonie avec les devoirs d'état, puisque ceux-ci, étant
obligatoires, passent avant les pratiques de surérogation. Ainsi ce serait
mauvais pour une mère de famille de pratiquer des austérités qui l'empêcheraient
d'accomplir ses devoirs à l'égard de son mari et de ses enfants.
770. 4° Il y a une hiérarchie dans les mortifications : celles qui sont
intérieures valent mieux évidemment que celles qui sont extérieures, parce
qu'elles s'attaquent plus directement à la racine du mal. Mais il ne faut pas
oublier que celles-ci facilitent beaucoup la pratique de celles-là, qui voudrait
discipliner son imagination sans mortifier ses yeux, n'y réussirait guère,
précisément parce que ceux-ci fournissent à celle-là les images sensibles qui
font sa pâture. Ce fut une erreur des modernisants que de railler les austérités
des siècles chrétiens. En fait les Saints de toutes les époques, ceux qui ont
été béatifiés en ces derniers temps aussi bien que les autres, ont châtié
rudement leur corps et leurs sens extérieurs, bien persuadés que c'est l'homme
tout entier qui doit être mortifié, dans l'état de nature déchue, pour
appartenir tout entier à Dieu.
Nous allons donc parcourir successivement tous les genres de mortification, en
commençant par les extérieures pour arriver aux plus intérieures : c'est là
l'ordre logique ; mais en pratique il faut savoir mélanger et doser les unes et
les autres.
§ I. De la
mortification du corps et des sens extérieurs
771. 1° Sa raison d'être. a) Notre
Seigneur avait recommandé à ses disciples la pratique modérée du jeûne et de
l'abstinence, la mortification du regard et du toucher. S. Paul comprenait si
bien la nécessité de mater le corps, qu'il le châtiait sévèrement pour échapper
au péché et à la réprobation. L'Eglise est elle-même intervenue pour prescrire
aux fidèles certains jours de jeûne et d'abstinence.
b) Quelle en est la raison ? Sans doute le corps, bien discipliné, est un
serviteur utile, nécessaire même, dont il faut ménager les forces pour les
mettre au service de l'âme. Mais, dans l'état de nature déchue, le corps cherche
des jouissances sensuelles sans tenir compte de ce qui est permis ou défendu ;
il a même un attrait spécial pour les plaisirs illicites, et parfois se révolte
contre les facultés supérieures qui veulent les lui interdire. C'est un ennemi
d'autant plus dangereux qu'il nous accompagne partout, à table, au lit, dans nos
courses, et qu'il rencontre souvent des complices, prêts à exciter sa sensualité
et sa volupté. Ses sens sont en effet autant de portes ouvertes par lesquelles
se glisse, s'insinue le subtil poison du plaisir défendu. Il est donc absolument
nécessaire de veiller sur lui, de le maîtriser, de le réduire en servitude :
faute de quoi, il nous trahira.
772. 2° Modestie du corps. Pour mater notre corps, commençons par bien observer
les règles de la modestie et de la bonne tenue : il y a là une abondante matière
à mortification. Le principe qui doit nous servir de règle, c'est celui de S.
Paul : « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? Ne
savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous ?
Nescitis quoniam corpora vestra membra sunt Christi ?... Membra vestra templum
sunt Spiritus Sancti. » (I Cor., VI, 15, 19).
A) Il faut donc respecter notre corps comme un temple saint, comme un membre du
Christ ; point de ces costumes plus ou moins indécents qui ne sont faits que
pour provoquer la curiosité et la volupté. Que chacun porte le vêtement que
requiert sa condition, simple et modeste, mais toujours propre et décent.
Rien de plus sage que les avis de S. François de Sales à ce sujet : « Soyez
propre, Philothée, et qu'il n'y ait rien sur vous de traînant et de mal agencé…
; mais gardez-vous bien des vanités et des affêteries, des curiosités et
folâtreries ; tenez-vous, tant qu’il sera possible, du côté de la simplicité et
de la modestie, qui est sans doute le plus grand ornement de la beauté et la
meilleure excuse pour la laideur... les femmes vaines font douter de leur
chasteté ; au moins si elles en ont, elle n'est pas visible parmi tant de fatras
et de bagatelles. » (Vie dévote, IIIe Part., ch. XXV). Saint Louis dit en un
mot, « que l’on se doit vestir selon son état, en sorte que les personnes sages
et les gens de bien ne puissent dire : vous en faites trop, ni les jeunes gens :
vous en faites trop peu. »
Quant aux religieux et religieuses, ainsi qu'aux ecclésiastiques, ils ont sur la
forme et la matière de leurs vêtements des règles auxquelles ils doivent se
conformer : inutile de dire que la mondanité et la coquetterie seraient
complètement déplacées chez eux et ne pourraient que scandaliser les mondains
eux-mêmes.
773. B) La bonne tenue est aussi une excellente mortification à la portée de
tous : éviter avec soin les tenues molles et efféminées, tenir le corps droit,
sans contrainte et sans affectation, ni courbé ni penché d'un côté ou de l'autre
; ne point changer trop souvent de posture ; ne croiser ni les pieds ni les
jambes ; ne point s'appuyer mollement sur sa chaise ou son prie-Dieu ; éviter
les mouvements brusques et les gestes désordonnés : ce sont là, entre cent
autres, des moyens de se mortifier sans péril pour notre santé, sans attirer
l'attention, et qui nous donnent sur notre corps une grande maîtrise.
774. C) Il y a d'autres mortifications positives que les pénitents généreux
aiment à s'imposer pour mater leur corps, calmer ses ardeurs intempestives, et
stimuler leur désir de piété : les plus communes sont ces petits bracelets de
fer qu'on se passe au bras, ces chaînes qu'on met autour de ses reins, des
ceintures ou scapulaires de crin, ou quelques bons coups de discipline, quand on
peut se les donner sans attirer l'attention. En tout cela, il faut prendre
soigneusement l'avis de son directeur, éviter tout ce qui sentirait la
singularité ou flatterait la vanité, sans parler de ce qui serait contraire à
l'hygiène et à la propreté ; le directeur ne permettra ces choses qu'avec
discrétion, à l’essai pour un temps seulement, et s'il remarque quelques
inconvénients d'un genre ou d'un autre, il les supprimera.
775. 3° Modestie des yeux. A) Il y a des regards gravement coupables, qui
offensent non seulement la pudeur, mais la chasteté elle-même (Matth., V, 28),
et dont il faut évidemment s'abstenir. Il en est qui sont dangereux, lorsqu'on
fixe sa vue sans raison sur des personnes ou des objets qui sont de nature à
susciter des tentations : ainsi la Ste Ecriture nous avertit de ne pas arrêter
nos regards sur une jeune personne, pour que sa beauté ne soit pas pour nous un
sujet de scandale : « Virginem ne conspicias, ne forte scandalizeris in decore
illius » (Eccli., IX, 5). Et, aujourd'hui, où la licence des étalages et
l'immodestie des costumes, où les exhibitions malsaines des théâtres et de
certains salons créent tant de dangers, de quelle réserve ne faut-il pas s'armer
pour ne point s'exposer au péché ?
776. B) Aussi le chrétien sincère, qui veut sauver son âme à tout prix, va plus
loin, et, pour être sûr de ne pas succomber à la sensualité, mortifie la
curiosité des yeux, évitant, par exemple, de regarder à la fenêtre pour voir les
passants, tenant les yeux modestement baissés, sans affectation, dans ses
courses d'affaires ou ses promenades. Il aime au contraire à les reposer sur
quelque objet, image pieuse, clocher, croix, statue, pour s'exciter à l'amour de
Dieu et des Saints.
777. 4° Mortification de l'ouïe et de la parole. A) Elle demande qu'on ne dise
et qu'on n'entende rien qui soit contraire à la charité, à la pureté, à
l'humilité et aux autres vertus chrétiennes ; car, nous dit S. Paul, les
conversations mauvaises corrompent les bonnes mœurs (I Cor., XV, 33). Et que
d'âmes en effet ont été perverties pour avoir écouté des conversations
déshonnêtes ou contraires à la charité. Les paroles lubriques excitent une
curiosité morbide, soulèvent les passions, allument des désirs et provoquent au
péché. Les paroles peu charitables suscitent des divisions jusque dans les
familles, des défiances, des inimitiés et des rancunes. Il faut donc veiller sur
ses moindres paroles pour éviter de tels scandales, et, savoir fermer l'oreille
à tout ce qui peut troubler la pureté, la charité et la paix.
778. B) Mais, pour y mieux réussir, on mortifiera parfois sa curiosité, en
évitant d'interroger sur ce qui peut la flatter, ou en réprimant cette
démangeaison de causer qui, entraîne en des bavardages non seulement inutiles,
mais dangereux : « in multiloquio non deerit peccatum » (Prov., X, 19).
C) Et, comme les moyens négatifs ne suffisent pas, on aura soin de diriger la
conversation vers des sujets non seulement inoffensifs, mais bons, honnêtes et
parfois édifiants, sans toutefois se rendre à charge aux autres par des
remarques trop sérieuses qui ne sont pas amenées naturellement.
779. 5° Mortification des autres sens. Ce que nous avons dit de la vue, de
l'ouïe et de la parole, s'applique aux autres sens ; nous reviendrons sur le
goût en parlant de la gourmandise, sur le toucher à propos de la chasteté. Quant
à l'odorat, qu’il suffise de dire que l'usage immodéré des parfums n'est souvent
qu'un prétexte pour satisfaire la sensualité et parfois pour exciter la volupté
; qu'un chrétien sérieux n'en use qu'avec modération, pour des raisons de grande
utilité ; et que les religieux et les ecclésiastiques se font une règle de n'en
jamais user.
§ II. De la
mortification des sens intérieurs
Les deux sens intérieurs qu'il faut
mortifier sont l'imagination et la mémoire, qui généralement agissent de
concert, le travail de la mémoire étant accompagné d'images sensibles.
780. 1° Principe. Ce sont là deux facultés précieuses, qui non seulement
fournissent à l'intelligence les matériaux dont elle a besoin pour travailler,
mais lui permettent d'exposer la vérité avec des images et des faits qui la
rendent plus saisissable, plus vivante, et par là même plus intéressante : un
résumé pâle et froid n'aurait que peu d'attraits pour le commun des mortels. Il
ne s'agit donc pas d'atrophier ces facultés, mais de les discipliner, et de
subordonner leur activité à l'empire de la raison et de la volonté ; autrement,
laissées à elles-mêmes, elles peuplent l'âme d'une foule de souvenirs et
d'images qui la dissipent, gaspillent ses énergies, lui font perdre un temps
précieux dans la prière et dans le travail, et créent mille tentations contre la
pureté, la charité, l'humilité et les autres vertus. Il est donc nécessaire de
les discipliner et de les mettre au service des facultés supérieures.
781. 2° Règles à suivre. A) Pour réprimer les écarts de la mémoire et de
l'imagination, on s'appliquera tout d'abord à chasser impitoyablement, dès le
début, c'est-à-dire aussitôt qu'on s'en aperçoit, les images ou souvenirs
dangereux, qui, en nous rappelant un passé scabreux, du en nous transportant au
milieu des séductions du présent ou de l'avenir, seraient pour nous une source
de tentations. Mais, comme il y a souvent une sorte de déterminisme
psychologique, qui nous fait passer des vaines rêveries à celles qui sont
périlleuses, on se prémunira contre cet engrenage en mortifiant les pensées
inutiles, qui nous font déjà perdre un temps précieux et qui préparent la voie à
d'autres plus dangereuses encore : la mortification des pensées inutiles, disent
les Saints, est la mort des pensées mauvaises.
782. B) Pour y mieux réussir, le moyen positif le meilleur, c'est d'appliquer
notre âme tout entière au devoir présent, à nos travaux, à nos études, à nos
occupations habituelles. C'est du reste le meilleur moyen de réussir à bien
faire ce qu'on fait, en concentrant toute son activité sur l'action présente :
age quod agis. Que les jeunes hommes se rappellent que, pour progresser dans
leurs études comme dans leurs autres devoirs d'état, il faut donner plus de
place au travail de l'intelligente et de la réflexion, et moins aux facultés
sensibles : ainsi tout, en assurant leur avenir, ils éviteront les rêveries
dangereuses.
783. C) Enfin il est très utile de se servir de l'imagination et de la mémoire
pour nourrir sa piété, en cherchant dans nos Saints Livres, nos prières
liturgiques et les auteurs spirituels les plus beaux textes, les plus belles
comparaisons et images ; en se servant de l'imagination pour se mettre en la
présence de Dieu, et pour se représenter dans le détail les mystères de Notre
Seigneur et de la Sainte Vierge. Ainsi, au lieu d'atrophier son imagination, on
la peuplera de pieuses représentations qui banniront celles qui seraient
dangereuses, et nous mettront à même de mieux comprendre et de mieux expliquer à
nos auditeurs les scènes évangéliques.
§. III. De la
mortification des passions
784. Les passions, au sens
philosophique du mot, ne sont pas nécessairement et absolument mauvaises : ce
sont des forces vives, souvent impétueuses, qu'on peut utiliser pour le bien
comme pour le mal, pourvu qu'on sache les discipliner et les orienter vers une
noble fin. Mais, dans le langage populaire, et chez certains auteurs spirituels,
ce mot s'emploie au sens péjoratif, pour désigner les passions mauvaises. Nous
allons donc : 1° rappeler les principales notions psychologiques sur les
passions ; 2° indiquer leurs bons et leurs mauvais effets ; 3° tracer des règles
pour le bon usage des passions.
I. La psychologie
des passions
Nous ne faisons ici que rappeler ce
que l'on expose plus longuement en psychologie.
785. 1° Notion. Les passions sont des mouvements impétueux de l’appétit sensitif
vers le bien sensible avec un retentissement plus ou moins fort sur l’organisme.
a) A la base de la passion, il y a donc une certaine connaissance au moins
sensible d’un bien espéré ou acquis ou d'un mal contraire à ce bien ; c'est de
cette connaissance que jaillissent les mouvements de l'appétit sensitif.
b) Ces mouvements sont impétueux et se distinguent ainsi des états affectifs
agréables ou désagréables qui sont calmes, paisibles, sans cette ardeur, cette
véhémence qui existe dans la passion.
6) Précisément parce qu'ils sont impétueux et agissent fortement sur l'appétit
sensitif, ils ont leur retentissement jusque dans l'organisme physique, à cause
de l'étroite union entre le corps et l'âme. Ainsi la colère fait affluer le sang
au cerveau et tend les nerfs, la peur fait pâlir, l'amour dilate le cœur, et la
crainte le resserre. Toutefois ces effets physiologiques ne se présentent pas au
même degré chez tous : ils dépendent du tempérament de chacun et de l'intensité
de la passion, comme aussi de la maîtrise qu'on acquiert sur soi-même.
786. Les passions diffèrent donc des sentiments qui sont des mouvements de la
volonté, qui supposent par conséquent une connaissance de l'intelligence, et
qui, tout en étant forts, n'ont pas la violence des passions. Ainsi il y a un
amour-passion et un amour-sentiment, une crainte passionnelle et une crainte
intellectuelle. Ajoutons que dans l'homme, animal raisonnable, les passions et
les sentiments se mélangent souvent, presque toujours, à des doses très variées,
et que c'est par la volonté, aidée de la grâce, que nous parvenons à transformer
en nobles sentiments les passions les plus ardentes, en subordonnant celles-ci à
ceux-là.
787. 2° Leur nombre. On en compte généralement onze, qui toutes découlent de
l’amour, comme le montre excellemment Bossuet : « Nos autres passions se
rapportent au seul amour qui les enferme ou les excite toutes » (De la
connaissance de Dieu et de soi-même, ch. I, n. VI).
1) L'amour est une passion de s'unir à une personne ou à une chose qui plaît :
on veut l'avoir en sa possession.
2) La haine est une passion d'éloigner de nous quelque chose qui nous déplaît ;
elle naît de l'amour, en ce sens que nous haïssons ce qui s'oppose à ce que nous
aimons : je ne hais la maladie que parce que j'aime la santé, je ne hais une
personne que parce qu'elle met un obstacle à posséder ce que j'aime.
3) Le désir est la recherche du bien absent, et naît de ce que nous aimons ce
bien.
4) L'aversion (ou fuite) nous fait écarter le mal qui s'approche de nous.
5) La joie n'est que la jouissance du bien présent.
6) La tristesse au contraire s'afflige et s'éloigne du mal présent.
7) L’audace (hardiesse ou courage) s'efforce de s'unir à l’objet aimé dont
l'acquisition est difficile.
8) La crainte nous pousse à nous éloigner d'un mal difficile à éviter.
9) L'espérance se porte avec ardeur vers l'objet aimé, dont l'acquisition est
possible quoique difficile.
10) Le désespoir naît en l'âme quand l'acquisition de l'objet aimé paraît
impossible.
11) La colère repousse violemment ce qui nous fait du mal et excite le désir de
se venger.
Les six premières passions, qui prennent leur origine dans l'appétit
concupiscible, sont appelées communément par les modernes passions de jouissance
; les cinq autres, qui se rapportent à l'appétit irascible, se nomment passions
combatives.
II. Les effets
des passions
788. Les Stoïciens prétendaient que
les passions sont radicalement mauvaises et doivent être supprimées ; les
Epicuriens déifient les passions et proclament bien haut qu'il faut les suivre :
c'est ce que nos épicuriens modernes appellent : vivre sa vie. Le christianisme
tient le milieu entre ces deux excès : rien de ce que Dieu a mis dans la nature
humaine n'est mauvais ; Jésus lui-même a eu des passions bien réglées : il a
aimé, non seulement par la volonté, mais par le cœur, et a pleuré sur Lazare et
sur Jérusalem infidèle ; il s'est laissé aller à une sainte colère, a subi la
crainte, la tristesse, l'ennui ; mais il a su tenir ces passions sous l'empire
de la volonté et les subordonner à Dieu. Quand les passions sont au contraire
déréglées, elles produisent les plus pernicieux effets ; il faut donc les
mortifier et les discipliner.
789. Effets des passions déréglées. On appelle déréglées les passions qui se
portent vers un bien sensible défendu, ou même vers un bien permis, mais avec
trop d'empressement et sans le rapporter à Dieu. Or ces passions désordonnées :
a) Aveuglent l’âme : elles se portent en effet vers leur objet avec impétuosité,
sans consulter la raison, se laissant guider par l'attrait ou le plaisir. Or
c'est là un élément perturbateur qui tend à fausser le jugement, et à obscurcir
la droite raison : l'appétit sensitif est aveugle, par nature, et si l'âme se
laisse guider par lui, elle est elle-même aveuglée : au lieu de se laisser
conduire par le devoir, elle se laisse éblouir par le plaisir du moment ; c'est
comme un nuage qui empêche de voir la vérité ; aveuglée par les poussières que
soulèvent les passions, l'âme ne voit plus clairement la volonté divine, le
devoir qui s'impose à elle : elle n'est plus apte à porter un jugement sain.
790. b) Elles fatiguent l'âme et la font souffrir.
1) Les passions, nous dit S. jean de la Croix, « sont comme les petits enfants
impatients, et qu'on ne saurait contenter ; ils demandent à leur mère tantôt
ceci et tantôt cela, et ne sont jamais satisfaits. Un avare se lasse de creuser
en vain pour posséder un trésor ; ainsi l’âme se fatigue à vouloir atteindre ce
que demandent ses appétits. Si l'un est satisfait, d'autres renaissent et
engendrent la fatigue, parce que rien ne peut les satisfaire… Les appétits
fatiguent et affligent l'âme ; elle est navrée, agitée et troublée par eux,
comme les flots par le vent » (La montée du Carmel, l. I, ch. VI).
2) De là une souffrance d'autant plus intense que les passions sont plus vives :
car elles tourmentent notre pauvre âme jusqu'à ce qu'elles soient satisfaites,
et, comme l'appétit vient en mangeant, elles demandent toujours davantage ; si
la conscience regimbe, elles s'impatientent, elles s'agitent, elles sollicitent
la volonté pour qu'elle cède à leurs désirs sans cesse renaissants : c'est une
torture indicible.
791. c) Elles affaiblissent la volonté : tiraillée en sens divers par ces
passions rebelles, la volonté est obligée de disperser ses forces, et par là
même de les affaiblir. Tout ce qu'elle cède aux passions augmente leurs
prétentions et diminue ses énergies. Pareils aux rejetons inutiles et gourmands
qui poussent autour du tronc d'un arbre, les appétits qu'on ne maîtrise pas,
vont en se développant, et enlèvent de la force à l'âme, comme les rejetons
parasites à l'arbre. Le moment vient où l'âme affaiblie tombe dans le
relâchement et la tiédeur, prête à toutes les capitulations.
792. d) Elles souillent l'âme. Quand l'âme, cédant aux passions, s'unit aux
créatures, elle s'abaisse à leur niveau et contracte leur malice et leurs
souillures ; au lieu d'être l'image fidèle de Dieu, elle se fait à l'image des
choses auxquelles elle s'attache : des grains de poussière, des taches de boue
viennent ternir sa beauté, et s’opposent à l’union parfaite avec Dieu. « J'ose
affirmer, dit S. Jean de la Croix, qu'un seul appétit désordonné, même sans
qu’il soit entaché de péché mortel, suffit pour mettre l’âme dans un tel état
d'obscurité, de laideur, de malpropreté, qu’elle devient incapable d’une union
(intime) quelconque avec Dieu, aussi longtemps qu'elle ne s’en est purifiée. Que
dire alors de celle qui a la laideur de toutes ses passions naturelles, qui est
livrée à tous ses appétits ? A quelle distance infinie ne sera-t-elle pas de la
pureté divine ? Ni paroles, ni raisonnements ne peuvent faire comprendre la
variété des souillures que tant d’appétits divers produisent dans une âme…
chaque appétit dépose à sa façon sa part spéciale d’immondices et de laideur
dans l’âme. » ( l. I, ch. IX).
793. Conclusion. Il faut donc, si on veut arriver à l'union à Dieu, mortifier
toutes les passions, mêmes plus petites, en tant qu'elles sont volontaires et
désordonnées. L'union parfaite suppose qu'il n'y ait en nous rien de contraire à
la volonté de Dieu, aucune attache voulue à la créature et à nous-mêmes :
aussitôt que de propos délibéré nous nous laissons égarer par quelque passion,
il n’y a plus d'union parfaite entre notre volonté et celle de Dieu. Cela est
vrai surtout des passions ou attaches habituelles - elles paralysent la volonté,
même lorsqu'elles sont légères. C'est la remarque de S. Jean de la Croix : «
qu'un oiseau soit lié à la patte, par un fil mince, ou un fil épais, peu importe
: il ne lui sera possible de voler qu'après l'avoir rompu » (La montée du
Carmel, l. I, ch. XI).
794. Avantages des passions bien réglées. Quand au contraire les passions sont
bien réglées, c'est-à-dire, orientées vers le bien, modérées et soumises à la
volonté, elles ont les plus précieux avantages. Ce sont en effet des forces
vives, ardentes qui viennent stimuler l'activité de notre intelligence et de
notre volonté, et leur prêtent ainsi une aide puissante.
a) Elles agissent sur l'intelligence, en excitant notre ardeur au travail, notre
désir de connaître la vérité. Quand un objet nous passionne dans le bon sens du
mot, nous sommes tout yeux, tout oreilles pour le bien connaître, notre esprit
saisit plus facilement la vérité, notre mémoire est plus tenace pour la retenir.
Voici, par exemple, un inventeur animé d'un patriotisme ardent : il travaille
avec plus d'ardeur, de ténacité et de perspicacité, précisément parce qu'il veut
rendre service à sa patrie ; de même, un étudiant, soutenu par la noble ambition
de mettre sa science au service de ses compatriotes, fait plus d'efforts et
aboutit à des résultats plus appréciables ; mais surtout celui qui aime
passionnément Jésus Christ, étudie l'Evangile avec plus d'ardeur, le comprend et
le goûte mieux : les paroles du Maître sont pour lui des oracles qui portent en
son âme une lumière étincelante.
795. b) Elles agissent aussi sur la volonté pour l'entraîner et décupler ses
énergies : ce que l'on fait avec amour est mieux fait, avec plus d'application,
de constance, de succès. Que ne tente pas une mère aimante pour sauver son
enfant ? Que d'actes héroïques inspirés par l'amour de la patrie ? De même quand
un saint est passionné d'amour pour Dieu et pour les âmes, il ne recule devant
aucun effort, aucun sacrifice, aucune humiliation pour sauver ses frères. Sans
doute, c'est la volonté qui commande ces actes de zèle, mais la volonté
inspirée, stimulée, soutenue par une sainte passion. Or quand les deux appétits,
sensitif et intellectuel, en d'autres termes quand le cœur et la volonté
travaillent dans la même direction et unissent leurs forces, les résultats sont
évidemment beaucoup plus importants et durables. Il importe donc de voir comment
on peut utiliser les passions.
III. Du bon usage
des passions
Après avoir rappelé les principes
psychologiques qui peuvent faciliter notre tâche, nous indiquerons comment on
résiste aux passions mauvaises, comment on oriente les passions vers le bien et
comment on les modère.
1° Principes
psychologiques à utiliser
796. Pour maîtriser les passions,
il faut, avant tout, compter sur la grâce de Dieu, par conséquent sur la prière
et les sacrements, mais il faut aussi user d'une sage tactique basée sur la
psychologie.
a) Toute idée tend à provoquer l'acte correspondant, surtout si elle est
accompagnée de vives émotions et de fortes convictions. Ainsi penser au plaisir
sensible, en se le représentant vivement par l'imagination, provoque un désir et
souvent un acte sensuel ; au contraire penser à de nobles actions, se
représenter les heureux effets qu'elles produisent, excite le désir de faire des
actes de ce genre. Cela est vrai surtout de l'idée qui ne demeure pas abstraite,
froide, incolore, mais qui, étant accompagnée d’images sensibles, devient
concrète, vivante, et par là même entraînante ; c'est en ce sens qu'on peut dire
que l'idée est une force, une mise en marche, un commencement d'action. Si donc
on veut maîtriser les passions mauvaises, il faut écarter avec soin toute
pensée, toute imagination qui représente le plaisir mauvais comme attrayant ; si
au contraire on veut cultiver les bonnes passions ou les bons sentiments, il
faut entretenir en soi des pensées et des images qui montrent le beau côté du
devoir, de la vertu, et rendre ces réflexions aussi concrètes et aussi vives que
possible.
797. b) L'influence d'une idée se prolonge tant qu'elle n'est pas effacée par
une idée plus forte qui la supplante ; ainsi un désir sensuel continue de se
faire sentir tant qu'il n'est pas chassé par une pensée plus noble qui s'empare
de l'âme. Si donc on veut s'en débarrasser, il faut, par une lecture ou une
étude intéressante se livrer à une série de pensées totalement différentes ou
contraires ; si au contraire on veut intensifier un bon désir, on le prolonge en
méditant sur ce qui peut l'alimenter.
c) L'influence d'une idée augmente, si on l'associe à d'autres idées connexes
qui l'enrichissent et lui donnent plus d'ampleur ; ainsi la pensée et le désir
de sauver son âme devient plus intense et plus efficace si on l'associe à l'idée
de travailler à sauver l'âme de ses frères, comme on en voit un exemple chez
François Xavier.
798. d) Enfin l'idée atteint son maximum de puissance, quand elle devient
habituelle, absorbante, une sorte d'idée fixe qui inspire toutes les pensées et
toutes les actions. C'est ce qu'on remarque, au point de vue naturel, chez ceux
qui n'ont qu'une idée, par exemple, celle de faire telle ou telle découverte ;
et au point de vue surnaturel, chez ceux qui se pénètrent tellement d'une maxime
évangélique qu'elle devient la règle de leur vie, par exemple : Vends tout et
donne-le aux pauvres ; ou : que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à
perdre son âme ; ou encore : ma vie à moi, c'est le Christ. Il faut donc viser à
enraciner profondément dans son âme, quelques idées directrices, prenantes,
absorbantes, puis les réduire à l'unité par une devise, une maxime qui les
concrétise et les tienne sans cesse présentes à l'esprit, par exemple : Deus
meus et omnia ! Ad majorem Dei gloriam ! Dieu seul suffit ! Qui a Jésus a tout !
Esse cum Jesu dulcis paradisus ! Avec une devise de ce genre, il sera plus
facile de triompher des passions mauvaises, et d'utiliser les bonnes.
2° Comment
combattre les passions déréglées
799. Aussitôt qu'on a conscience
que s'élève en notre âme un mouvement désordonné, il faut faire appel à tous les
moyens naturels et surnaturels pour l'enrayer et le dominer. a) Dès le début, on
se sert du pouvoir d'inhibition de la volonté, aidée de la grâce, pour enrayer
ce mouvement. Ainsi on évite les actes ou gestes extérieurs qui ne peuvent que
stimuler ou intensifier la passion : si on se sent envahi par la colère, on
évite les gestes désordonnés, les éclats de voix, on se tait jusqu'à ce que le
calme soit revenu ; s'il s'agit d'une affection trop vive, on évite de
rencontrer la personne aimée, de lui parler, et surtout de lui exprimer d'une
façon même indirecte l'affection qu'on a pour elle. Ainsi la passion s'affaiblit
peu à peu.
800. b) Bien plus, s'il s'agit surtout d'une passion de jouissance, on s'efforce
d'oublier l'objet de cette passion. Pour y réussir : 1) on applique fortement
son imagination et son esprit à toute occupation honnête qui puisse nous
distraire de l'objet aimé : on tâche de s'absorber dans l'étude, la solution
d'un problème, le jeu, la promenade avec d'autres, la conversation, etc. 2)
Quand le calme commence à se faire, on fait appel aux considérations d'ordre
moral qui puissent armer la volonté contre l'attrait du plaisir : considérations
naturelles, comme les inconvénients, pour le présent et pour l’avenir, d'une
liaison dangereuse, d'une amitié trop sensible (n° 603) ; mais surtout
considérations surnaturelles, l'impossibilité d'avancer dans la perfection tant
qu'on entretient des attaches, les chaînes qu'on se forge, la compromission de
son salut, le scandale qu'on peut donner, etc.
S'il s'agit des passions combatives, comme la colère, la haine, après avoir fui
un moment pour diminuer la passion on peut souvent prendre l'offensive, se
mettre en face de la difficulté, se convaincre par la raison et surtout par la
foi que s'abandonner à la colère ou à la haine est indigne d'un homme et d'un
chrétien ; que demeurer calme, maître de soi, est tout ce qu'il y a de plus
noble, de plus honorable, de plus conforme à l’Evangile.
801. c) Enfin on essaiera de faire des actes positifs contraires à la passion.
Si on éprouve de l'antipathie pour une personne, on agira comme si on voulait
gagner sa sympathie, on s'efforcera de lui rendre service, d'être aimable à son
égard, et surtout de prier pour elle : il n'est rien qui adoucisse le cœur comme
une prière sincère pour un ennemi. Si au contraire on sent une affection
excessive pour une personne, on évite sa compagnie, ou, si on ne le peut, on lui
témoigne cette froide courtoisie, cette sorte d'indifférence qu'on a pour le
commun des hommes. Ces actes contraires finissent par affaiblir et faire
disparaître la passion, surtout si on sait cultiver les bonnes passions.
3° Comment
orienter les passions vers le bien
802. Nous avons dit que les
passions ne sont pas mauvaises en soi ; elles peuvent donc être orientées vers
le bien, et cela sans aucune exception.
a) L'amour et la joie peuvent s’orienter vers les affections pures et légitimes
de la famille, vers les amitiés bonnes et surnaturelles ; mais surtout vers
Notre Seigneur qui est de tous les amis le plus tendre, le plus généreux et le
plus dévoué. C'est donc de ce côté qu'il importe de diriger notre cœur, en
lisant, en méditant et en pratiquant les deux beaux chapitres de l’Imitation qui
ont ravi et ravissent encore tant d'âmes, De amore Jesu super omnia, De
familiari amicitia Jesu.
b) La haine et l'aversion se tournent vers le péché, le vice et tout ce qui y
conduit, pour le détester et le fuir : « Iniquitatem odio habui » (Ps. CXVIII,
163).
c) Le désir se transforme en une ambition légitime, l’ambition naturelle
d'honorer sa famille et son pays, l'ambition surnaturelle de devenir un saint,
un apôtre.
d) La tristesse, au lieu de dégénérer en mélancolie, devient une douce
résignation en présence des épreuves qui pour le chrétien sont une semence de
gloire, ou une tendre compassion à l'égard de Jésus souffrant et offensé ou à
l'égard des âmes affligées.
e) L'espoir devient espérance chrétienne, confiance inébranlable en Dieu, et
décuple nos énergies pour le bien.
f) Le désespoir se transforme en une juste méfiance de soi, fondée sur notre
impuissance et nos péchés, mais tempéré par la confiance en Dieu.
g) La crainte, au lieu d'être un sentiment déprimant qui affaiblit l'âme, est
chez le chrétien une source d'énergie : il craint le péché et l'enfer, mais
cette crainte légitime l'arme de courage contre le mal ; il craint Dieu surtout,
il redoute de l’offenser, et méprise le respect humain.
h) La colère, au lieu de nous enlever la maîtrise de nous-mêmes, n'est qu'une
juste et sainte indignation, qui nous rend plus forts contre le mal.
i) L'audace devient l'intrépidité en face des difficultés et des dangers : plus
une chose est difficile, et plus elle nous apparaît digne de nos efforts.
803. Pour arriver à cet heureux résultat, rien ne vaut la méditation,
accompagnée de pieuses affections et de généreuses résolutions. C'est par elle
qu'on se forme un idéal et des convictions profondes pour s'en rapprocher chaque
jour. Il s'agit en effet de provoquer et d'entretenir dans l'âme des idées et
des sentiments conformes aux vertus qu'on veut pratiquer, et d'écarter au
contraire les images et impressions conformes aux vices qu'on veut éviter. Or
rien de meilleur, pour atteindre ce résultat, que de méditer chaque jour de la
façon que nous avons indiquée, n° 679 ss ; dans ce tête-à-tête avec Dieu,
l'infinie vérité et l'infinie bonté, la vertu devient chaque jour plus aimable,
le vice plus odieux, et la volonté, fortifiée par ces convictions, entraîne les
passions vers le bien au lieu de se laisser elle-même entraîner par elles au
mal.
4° Comment
modérer les passions
804. a) Même quand les passions
sont orientées vers le bien, il faut savoir les modérer, c'est-à-dire, les
soumettre à la direction de la raison et de la volonté, guidées elles-mêmes par
la foi et par la grâce. Sans cela, elles seraient parfois excessives, parce que
de leur nature elles sont trop impétueuses.
Ainsi le désir de prier avec ferveur peut devenir de la contention, l’amour pour
Jésus peut se traduire par des efforts de sensibilité qui usent le corps et
l'âme ; le zèle intempestif devient du surmenage, l'indignation de la colère, la
joie dégénère en dissipation. Nous sommes tout particulièrement exposés à ces
excès en notre siècle, où l'activité fiévreuse de nos contemporains devient
contagieuse. Or ces mouvements ardents, même lorsqu'ils se portent vers le bien,
fatiguent et usent l'esprit et le corps, et ne peuvent en tout cas durer
longtemps, violenta non durant ; et pourtant, ce qui fait le plus de bien, c'est
la continuité dans l'effort.
805. b) Il faut donc faire contrôler son activité par un sage directeur, et
suivre les conseils de la sagesse.
1) Habituellement, il faut mettre, dans la culture de nos désirs et passions,
une certaine modération, une sorte de tranquillité apaisée, et éviter d'être
constamment tendu : il est nécessaire de ménager sa monture pour aller jusqu'au
terme de la course, et par conséquent d'éviter l'empressement excessif qui use
les forces ; notre pauvre machine humaine ne peut pas être constamment sous
pression, si nous voulons qu'elle n'éclate pas.
2) Avant un grand effort à donner, ou après une dépense considérable d'énergie,
la prudence demande qu'on impose un certain calme, un certain repos aux
ambitions les plus légitimes, au zèle le plus ardent et le plus pur. C'est
l'exemple que nous a laissé Notre Seigneur ; de temps en temps, il invitait ses
disciples au repos : « Venite seorsum ut desertum locum et requiescite pusillium
» (Marc, VI, 31).
Ainsi dirigées et modérées, les passions, loin d'être un obstacle à la
perfection, ne seront que des moyens efficaces pour nous en rapprocher chaque
jour ; et la victoire remportée sur elles nous permettra de mieux discipliner
nos facultés supérieures.
§ IV. De la
mortification des facultés supérieures
Ces facultés supérieures, qui
constituent l'homme en tant qu'homme, sont l'intelligence et la volonté, qui
elles aussi ont besoin d'être disciplinées, parce qu'elles aussi ont été
atteintes par le péché originel, n° 75.
I. Mortification
ou discipline de l'intelligence
806. Notre entendement nous a été
donné pour connaître la Vérité, et surtout Dieu et les choses divines. C'est
Dieu qui est le vrai soleil des esprits ; il nous éclaire par une double
lumière, la lumière de la raison et celle de la foi. Dans l'état présent, nous
ne pouvons arriver à la vérité intégrale sans le concours de ces deux lumières ;
faire fi de l'une ou de l'autre, c'est s'aveugler soi-même. Il est d'autant plus
important de discipliner notre intelligence que c'est elle qui éclaire la
volonté et lui permet de prendre son orientation vers le bien ; c'est elle qui,
sous le nom de conscience, est la règle de notre vie morale et surnaturelle.
Mais pour qu'il en soit ainsi il faut mortifier ses tendances défectueuses, dont
les principales sont : l'ignorance, la curiosité et la précipitation, l'orgueil
et l'opiniâtreté.
807. 1° L'ignorance se combat par l'application méthodique et constante à
l'étude, et surtout à l'étude de tout ce qui se rapporte à Dieu, notre fin
dernière, et aux moyens de l'atteindre. Il serait déraisonnable en effet de
s'occuper de toutes les sciences et de négliger celle du salut.
Assurément chacun doit étudier, dans les sciences humaines, celles qui se
rapportent à ses devoirs d'état ; mais le devoir primordial étant de connaître
Dieu pour l'aimer, négliger cette étude serait inexcusable. Et cependant que de
chrétiens, très instruits dans telle ou telle branche des sciences, n'ont qu'une
connaissance rudimentaire des vérités chrétiennes, des dogmes, de la morale et
de l'ascétique ! Un progrès se manifeste aujourd'hui dans l'élite, et il y a des
cercles d'étude où l'on étudie avec le plus vif intérêt toutes les questions
religieuses, y compris la spiritualité. Dieu en soit béni, et puisse ce
mouvement s'étendre!
808. 2° La Curiosité est une maladie de notre esprit qui ne fait qu'augmenter
l'ignorance religieuse : elle nous porte en effet avec une ardeur excessive vers
les connaissances qui nous plaisent beaucoup plus que vers celles qui nous sont
utiles, et nous fait perdre ainsi un temps précieux. Souvent elle est
accompagnée d'empressement et de précipitation qui fait que nous nous absorbons
dans les études qui flattent la curiosité, au détriment de celles qui sont plus
importantes.
Pour en triompher, il faut : 1) étudier en premier lieu non ce qui plait, mais
ce qui est utile, surtout ce qui est nécessaire : « id prius quod est magis
necessarium », dit S. Bernard, et ne s'occuper du reste que par mode de
récréation. Par conséquent on ne doit lire qu’avec sobriété ce qui nourrit
l'imagination plus que l'esprit, comme la plupart des romans, ou ce qui se
rapporte aux nouvelles et aux bruits du monde, comme les journaux et certaines
revues. 2) Dans ces lectures, il faut éviter l'empressement excessif, ne pas
vouloir dévorer rapidement un volume tout entier. Même quand il s'agit de bonnes
lectures, il importe de les faire lentement, pour mieux comprendre et goûter ce
qu'on lit (n° 582). 3) C'est ce qui sera plus facile, si on étudie non par
curiosité, non pour se complaire en sa science, mais pour un motif surnaturel,
pour s'édifier soi-même et édifier les autres ». Car, nous dit avec raison S.
Augustin, la science doit être mise au service de la charité. Ceci est vrai même
dans l'étude des questions de spiritualité : il en est en effet qui, dans ces
études, cherchent plus à satisfaire leur curiosité et leur orgueil qu'à purifier
leur cœur et à pratiquer la mortification.
809. 3° L'orgueil doit donc être évité, cet orgueil de l’esprit qui est plus
dangereux et plus difficile à guérir que l'orgueil de la volonté, dit Scupoli
(Combat spirituel, ch. IX, n°8).
C'est cet orgueil qui rend difficiles la foi et l'obéissance aux supérieurs : on
voudrait se suffire à soi-même, tant on a confiance en sa raison, et on a peine
à recevoir les enseignements de la foi, ou du moins on veut les soumettre à la
critique et à l'interprétation de sa raison ; de même on a tellement confiance
en son jugement, qu'on n'aime guère à consulter les autres, et spécialement ses
supérieurs. De là des imprudences regrettables ; de là aussi une opiniâtreté
dans ses propres idées, qui nous fait condamner d'un ton tranchant les opinions
qui ne sont pas conformes aux nôtres. C'est une des causes les plus fréquentes
de ces divisions qu'on remarque entre chrétiens, parfois même entre auteurs
catholiques. S. Augustin signalait déjà de son temps ces malheureuses divisions
qui détruisent la paix, la concorde et la charité.
810. Pour guérir cet orgueil de l'esprit : 1) il faut avant tout se soumettre,
avec une docilité d'enfant, aux enseignements de la foi : sans doute il est
permis de chercher cette intelligence de nos dogmes qu'on obtient par une
patiente et laborieuse recherche, en utilisant les travaux des Pères et des
Docteurs, surtout de S. Augustin et de S. Thomas; mais il faut le faire avec
piété et sobriété, nous dit le Concile du Vatican, en s'inspirant de la maxime
de S. Anselme : fides quærens intellectum. Alors on évite cet esprit
hypercritique qui atténue et minimise nos dogmes, sous prétexte de les expliquer
; alors on soumet son jugement non seulement aux vérités de foi mais aux
directions pontificales ; alors aussi, dans les questions librement discutées,
on laisse aux autres la liberté qu'on réclame pour ses propres opinions, et on
ne traite pas avec un dédain transcendant les opinions contraires aux siennes.
C'est ainsi que se fait la paix dans les esprits.
2) Dans les discussions qu'on a avec les autres, il faut chercher, non la
satisfaction de son orgueil et le triomphe de ses idées, mais la vérité. Il est
rare qu'il n'y ait point, dans les opinions adverses, une part de vérité qui
nous avait échappé jusqu'ici : écouter les raisons de nos adversaires avec
attention et impartialité, et leur concéder ce qu'il y a de juste dans leurs
remarques est encore le meilleur moyen de se rapprocher de la vérité, comme
aussi de sauvegarder les lois de l'humilité et de la charité. En résumé, il faut
donc, pour discipliner son intelligence, étudier ce qui est plus nécessaire, et
le faire avec méthode, constance, et esprit surnaturel, c'est-à-dire avec le
désir de connaître, d'aimer et de pratiquer la vérité.
II. Mortification
ou éducation de la volonté
811. 1° Nécessité. La volonté est
dans l'homme la faculté maîtresse, la reine de toutes les autres facultés, celle
qui les gouverne ; c'est elle qui, étant libre, donne non seulement à ses actes
propres (ou élicites), mais encore aux actes des autres facultés qu'elle
commande (actes impérés) leur liberté, leur mérite ou leur démérite. Régler la
volonté, c'est donc régler l'homme tout entier. Or la volonté est bien réglée si
elle est assez forte pour commander aux facultés inférieures, et assez docile
pour obéir à Dieu : tel est son double rôle. L’un et l'autre est difficile ; car
souvent les facultés inférieures se révoltent contre la volonté, et ne se
soumettent à son empire que lorsqu'on sait joindre le tact à la fermeté : la
volonté n'a pas en effet un pouvoir absolu sur les facultés sensibles, mais une
sorte de pouvoir moral, pouvoir de persuasion pour les amener à la soumission
(n° 56).
Ce n'est donc qu'avec difficulté, et par des efforts souvent renouvelés qu'on
arrive à soumettre à la volonté les facultés sensibles et les passions. Il en
coûte aussi de soumettre parfaitement sa volonté à celle de Dieu : nous aspirons
à une certaine autonomie, et, comme la volonté divine ne peut nous sanctifier
sans nous demander des sacrifices, nous reculons souvent devant l'effort, et
préférons nos goûts, nos caprices à la sainte volonté de Dieu. Ici encore par
conséquent la mortification s'impose.
812. 2° Moyens pratiques. Pour bien faire l'éducation de la volonté, il faut la
rendre assez souple pour obéir à Dieu en toutes choses, et assez forte pour
commander au corps et à la sensibilité. Afin d'atteindre ce but, il est
nécessaire d'écarter les obstacles et de prendre des moyens positifs.
A) Les principaux obstacles : a) intérieurs sont : 1) L’irréflexion : on ne
réfléchit pas avant d’agir, et on suit l'impulsion du moment, la passion, la
routine, le caprice ; donc réfléchir avant d'agir, et se demander ce que Dieu
réclame de nous ; 2) L’empressement fiévreux qui, en produisant une tension trop
forte et mal dirigée, use le corps et l'âme en pure perte, et souvent nous fait
dévier vers le mal ; donc du calme, de la modération même dans le bien, afin de
faire feu qui dure, et non pas un feu de paille ; 3) la nonchalance, ou
l'indécision, la paresse, le manque de ressort moral, qui paralyse ou atrophie
les forces de la volonté ; donc fortifier ses convictions et ses énergies, comme
nous allons le dire ; 4) la peur de l'insuccès, ou le manque de confiance, qui
diminue singulièrement nos forces ; il faut au contraire se souvenir qu'avec le
secours de Dieu on est sûr d’aboutir à de bons résultats.
813. b) A ces obstacles viennent s'en joindre d'autres du dehors : 1) le respect
humain, qui nous rend esclaves des autres, en nous faisant craindre leurs
critiques ou leurs railleries ; on le combat en se disant que ce qui compte,
c'est le jugement de Dieu, toujours sage, et non celui des hommes, toujours
faillible ; 2) les mauvais exemples qui nous entraînent d'autant plus facilement
qu'ils correspondent à une propension de notre nature ; se rappeler alors que le
seul modèle à imiter, c'est Jésus, notre Maître et notre Chef, n° 136 ss., et
que le chrétien doit faire tout le contraire de ce que fait le monde, n° 214.
814. B) Quant aux moyens positifs, ils consistent à combiner harmonieusement le
travail de l'intelligence, de la volonté et de la grâce.
a) A l'intelligence il appartient de fournir ces convictions profondes, qui
seront à la fois un guide et un stimulant pour la volonté. Ces convictions sont
celles qui sont propres à déterminer la volonté à choisir ce qui est conforme à
la volonté de Dieu. Elles se résument ainsi : Dieu est ma fin et Jésus est la
voie que je dois suivre pour aller jusqu'à lui ; je dois donc tout faire pour
Dieu, en union avec Jésus Christ ; un seul obstacle s'oppose à ma fin, le péché
: je dois donc le fuir, et, si j'ai eu le malheur de le commettre, réparer
aussitôt ; un seul moyen est nécessaire et suffit pour éviter le péché, faire
constamment la volonté de Dieu : je dois donc viser sans cesse à la connaître et
à y conformer ma conduite. Pour y réussir, je me redirai souvent la parole de S.
Paul, au moment de sa conversion : Seigneur, que voulez-vous que je fasse,
Domine, quid me vis facere ? Et le soir, dans mon examen, je me reprocherai mes
moindres défaillances.
815. b) Ces convictions agiront puissamment sur la volonté. Celle-ci de son côté
devra agir avec décision, fermeté et constance. 1) Il faut de la décision :
quand on a réfléchi et prié, selon l'importance de l'action qu'on va faire, il
faut immédiatement se décider, malgré les hésitations qui pourraient persister :
la vie est trop courte pour perdre un temps notable à délibérer si longuement :
on se décide pour ce qui semble plus conforme à la volonté divine, et Dieu, qui
voit notre bonne disposition, bénira notre action. 2) Cette décision doit être
ferme il ne suffit pas de dire : je voudrais bien, je désire : ce ne sont là que
des velléités. Il faut dire : je veux et je veux à tout prix ; et se mettre
aussitôt à l'œuvre, sans attendre demain, sans attendre les grandes occasions :
c'est la fermeté dans les petites actions qui assure la fidélité dans les
grandes. 3) Toutefois cette fermeté n'est pas la violence : elle est calme,
parce qu'elle veut durer, et, pour la rendre constante, on renouvellera souvent
ses efforts, sans jamais se laisser décourager par l'insuccès : on n'est vaincu
que lorsqu'on abandonne la lutte ; malgré quelques défaillances et même quelques
blessures, on doit se regarder comme victorieux, parce qu'appuyé sur Dieu on est
en réalité invincible. Si on avait eu le malheur de succomber un moment, on se
relève aussitôt : avec le divin médecin des âmes il n'est pas de blessure, il
n'est pas de maladie incurable.
816. c) C'est donc, en dernière analyse, sur la grâce de Dieu qu'il faut savoir
compter; si nous la demandons avec humilité et confiance, elle ne nous sera
jamais refusée, et avec elle nous sommes invincibles. Nous devons donc
renouveler souvent nos convictions sur l'absolue nécessité de la grâce, en
particulier au commencement de chaque action importante ; la demander avec
instance en union avec Notre Seigneur, pour être plus sûr de l'obtenir ; nous
rappeler que Jésus est non seulement notre modèle, mais encore notre
collaborateur, et nous appuyer avec confiance sur lui, sûrs qu'en lui nous
pouvons tout entreprendre et tout réaliser dans l'ordre du salut : « Omnia
passum in eo qui me confortat » (Phil., IV, 13). Alors notre volonté sera forte,
parce qu'elle participera à la force même de Dieu : Dominus fortitudo mea ; elle
sera libre : car la véritable liberté ne consiste pas à s'abandonner aux
passions qui nous tyrannisent, mais à assurer le triomphe de la raison et de la
volonté sur l'instinct et la sensualité.
817. Conclusion. Ainsi se réalisera le but que nous avions assigné à la
mortification : soumettre nos sens et nos facultés inférieures à la volonté, et
celle-ci à Dieu.
Par là nous pourrons plus facilement combattre et déraciner les sept vices ou
péchés capitaux.

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