LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum

SECONDE PARTIE
Les trois voies

CHAPITRE II
De la pénitence

Après avoir indiqué brièvement la nécessité et la notion de la pénitence, nous exposerons : 1° les motifs qui doivent nous faire haïr et éviter le péché ; 2° les motifs et les moyens de le réparer.

Nécessité et notion.
Art. I. Haine du péché mortel et véniel.
Art. II. Réparation du péché : motifs et moyens.

NÉCESSITÉ ET NOTION DE LA PÉNITENCE

705. La pénitence est, après la prière, le moyen le plus efficace de purifier l'âme de ses fautes passées et même de la prémunir contre les fautes de l'avenir.
1° Aussi, quand Notre Seigneur veut commencer son ministère public, il fait prêcher par son précurseur la nécessité de la pénitence : « Faites pénitence, car le royaume des cieux est proche : pænitentiam agite, appropinquavit enim regnum cælorum » (Matth., III, 2). Il déclare que lui-même est venu pour appeler les pécheurs à la pénitence : « Non veni vocare justos, sed peccatores ad pænitentiam » (Luc, V, 32). Si nécessaire est cette vertu que si nous ne faisons pas pénitence nous périrons : « si pænitentiam non egeritis, omnes similiter peribitis » ( Luc, XIII, 5). Les Apôtres ont si bien compris cette doctrine que dès leur première prédication ils insistent sur la nécessité de la pénitence comme une condition préparatoire au baptême : " « Pænitentiam agite, et baptizetur unusquisque vestrum » (Act., II, 38).
La pénitence est en effet, pour le pécheur, un acte de justice ; ayant offensé Dieu et violé ses droits, il est obligé de réparer cet outrage. Or c'est par la pénitence qu'il le fait.
706. 2° La pénitence se définit : une vertu surnaturelle, se rattachant à la justice, qui incline le pêcheur à détester son péché parce qu'il est une offense commise contre Dieu, et à prendre la ferme résolution de l'éviter à l'avenir et de le réparer.
Elle comprend donc quatre actes principaux, dont il est facile de voir la genèse et l'enchaînement. 1) A la lumière de la raison et de la foi, nous voyons que le péché est un mal, le plus grand de tous les maux, à vrai dire le seul mal, et cela parce qu'il offense Dieu et nous prive des biens les plus précieux ; et ce mal nous le haïssons de toute notre âme. 2) Constatant par ailleurs que ce mal est en nous, puisque nous avons péché, et que, même lorsqu'il a été pardonné, il en reste en notre âme quelques traces, nous en concevons une vive douleur, douleur qui torture et broie notre âme, une sincère contrition, une profonde humiliation. 3) Pour éviter à l'avenir ce mal odieux, nous prenons la ferme résolution ou le bon propos de l'éviter, en fuyant avec soin les occasions qui pourraient nous y conduire, et en fortifiant notre volonté contre les attraits des plaisirs dangereux. 4) Enfin, comprenant que le péché est une injustice, nous nous déterminons à le réparer, à l'expier par des sentiments et des œuvres de pénitence.

ART. 1. MOTIFS POUR HAÏR ET FUIR LE PÉCHÉ

Avant d'exposer ces motifs, disons ce qu'est le péché mortel et véniel.
707. Notion et espèces. Le péché est une transgression volontaire de la loi de Dieu. C'est donc une désobéissance à Dieu, et par là même une offense de Dieu, puisque nous préférons notre volonté à la sienne et violons ainsi les droits imprescriptibles qu'il a à notre soumission.
708. a) Péché mortel. Lorsque nous transgressons une loi importante, nécessaire à l'obtention de notre fin en matière grave, et cela avec pleine advertance et plein consentement, le péché est mortel, parce qu'il prive notre âme de la grâce habituelle qui constitue sa vie surnaturelle (n° 105). Voilà pourquoi ce péché est défini par S. Thomas : un acte par lequel nous nous détournons de Dieu, notre fin dernière, en nous attachant d'une façon libre et désordonnée à quelque bien créé. En perdant en effet la grâce habituelle, qui nous unissait à Dieu, nous nous détournons de lui.
709. b) Péché véniel. Lorsque la loi que nous violons n'est pas nécessaire à l'obtention de notre fin, ou lorsque nous la violons en matière légère, ou si la loi étant grave en elle-même, nous ne la transgressons pas avec pleine advertance ou plein consentement, le péché n'est que véniel, et ne nous prive pas de l'état de grâce. Nous demeurons unis à Dieu par le fond de notre âme, puisque nous voulons faire sa volonté en tout ce qui est nécessaire pour conserver son amitié et atteindre notre fin. C'est toutefois une transgression de la loi de Dieu, une offense infligée à sa majesté, comme nous le montrerons plus tard.

§ 1. Du péché mortel

710. Pour juger sainement du péché grave, il faut considérer : 1°  ce que Dieu en pense ; 2° ce qu'il est en lui-même ; 3° ses funestes effets. Si, par la méditation, on approfondit ces considérations, on aura pour le péché une haine invincible.

I. Ce que Dieu pense du péché mortel

Pour en avoir quelque idée, voyons comment il le châtie et comment il le condamne dans nos Saints Livres.
711. 1° Comment il le châtie. A) Dans les anges rebelles : ils ne commettent qu'un seul péché, un péché intérieur, un péché d'orgueil ; et Dieu, leur créateur et leur père, Dieu qui les aimait non seulement comme l'œuvre de ses mains, mais comme ses fils d'adoption, se voit obligé, pour châtier leur rébellion, de les précipiter en enfer, où, pendant toute l'éternité, ils seront séparés de Lui, et par là même privés de tout bonheur. Et cependant Dieu est juste, ne punissant jamais les coupables plus qu'ils ne le méritent; il est miséricordieux jusque dans ses châtiments, tempérant leur rigueur par sa bonté. Il faut donc que le péché soit quelque chose d'abominable pour être puni si rigoureusement.
712. B) Dans nos premiers parents : ils avaient été comblés de toutes sortes de biens, naturels, préternaturels et surnaturels, n° 52-66. Mais eux aussi commettent un péché de désobéissance et d'orgueil ; et voilà qu'aussitôt ils perdent, avec la vie de la grâce, les dons gratuits qui leur avaient été si libéralement octroyés, sont chassés du paradis terrestre, et transmettent à leur postérité ce péché d'origine, dont nous subissons encore les tristes suites (n° 69-75). Or Dieu aimait nos premiers parents comme ses enfants, leur permettait de vivre dans son intimité, et si le Dieu de justice et de miséricorde a dû les châtier si sévèrement, jusque dans leur postérité, c'est donc que le péché est un mal effroyable que nous ne pourrons jamais trop détester.
713. C) Dans la personne de son Fils. Pour ne pas laisser l'homme périr éternellement, et concilier à la fois les droits de la justice et de la miséricorde, le Père envoie son Fils sur terre, le constitue chef de la race humaine, et le charge d'expier et de réparer le péché à notre place. Or que lui demande-t-il pour cette rédemption ? Trente-trois années de souffrances et d'humiliations, couronnées par l'agonie physique et morale du jardin des Oliviers, du Sanhédrin, du prétoire, du Calvaire. Si l'on veut savoir ce qu'est le péché, qu'on suive pas à pas le divin Sauveur, de la crèche à la croix, dans sa vie cachée, pratiquant l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, le travail ; dans sa vie apostolique, au milieu de ses labeurs, de ses insuccès, des tracasseries, des persécutions dont il est la victime ; dans sa vie souffrante, où il a enduré de telles tortures physiques et morales, de la part de ses amis et de ses ennemis, qu'il a été appelé avec raison l'homme de douleur ; et qu'on se dise en toute sincérité : voilà ce qu'ont mérité mes péchés, « vulneratus est propter iniquitates nostras, attritus est propter scelera nostra ». Alors on aura moins de peine à comprendre que le péché est le plus grand des maux.
714. 2° Comment Dieu condamne le péché. La Sainte Ecriture nous représente le péché comme ce qu'il y a de plus odieux et de plus criminel.
a) C'est une désobéissance à Dieu, une transgression de ses ordres, qui est sévèrement et justement punie, comme on le voit dans nos premiers parents (Gen., II, 17). Dans le peuple d'Israël, qui appartient spécialement à Dieu, cette désobéissance est considérée comme une révolte, une rébellion (Jerem., II, 4-8). b) C'est une ingratitude à l'égard du plus insigne des bienfaiteurs, une impiété envers le plus aimable des pères : « Filios enutrivi et exaltavi ; ipsi autem spreverunt me » ( Isa., I, 2). c) C'est un manque de fidélité, une sorte d’adultère, puisque Dieu est l'époux de nos âmes et exige avec raison une inviolable fidélité : « Tu autem fornicata es cum amatoribus multis » (Jerem., III, 1). d) C'est une injustice, puisque nous violons ouvertement les droits de Dieu sur nous : « Omnis qui facit peccatum et iniquitatem facit, et peccatum est iniquitas » (I  Joan., III, 4).

II. Ce qu'est le péché mortel en lui-même

Le péché mortel, c'est le mal et à vrai dire le seul mal qui existe, puisque tous les autres maux n'en sont que la suite ou le châtiment.
715. 1° Du côté de Dieu, c'est un crime de lèse majesté divine : il offense Dieu en effet dans tous ses attributs, mais surtout comme notre premier principe, notre dernière fin, notre Père et notre bienfaiteur.
A) Dieu, étant notre premier principe, notre Créateur, de qui nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons, est par là même notre Souverain Maître, et nous lui devons une obéissance absolue. Or, par le péché mortel, nous lui désobéissons, lui faisant l'injure de préférer notre volonté à la sienne, une créature au Créateur ! Bien plus, nous nous révoltons contre lui, puisque, par la création nous sommes ses sujets, beaucoup plus que ne le sont les hommes soumis à un prince. a) Et cette révolte est d'autant plus grave que ce Maître est infiniment sage et infiniment bon, ne nous commandant rien qui ne soit utile à notre bonheur aussi bien qu'à sa gloire, tandis que notre volonté, nous le savons, est faible, fragile, sujette à l'erreur ; et, malgré tout, nous la préférons à celle de Dieu ! b) Cette révolte est d'autant moins excusable qu'instruits dès notre enfance par des parents chrétiens, nous avons une connaissance plus nette, plus précise des droits de Dieu sur nous, de la malice du péché, et que nous agissons en sachant bien ce que nous faisons. e) Et pourquoi trahissons-nous ainsi notre Maître ? Pour un vil plaisir, qui nous dégrade et nous abaisse au niveau de la brute, pour un sot orgueil par lequel nous nous approprions une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, pour un intérêt, un gain passager auquel nous sacrifions un bien éternel !
716. B) Dieu est aussi notre dernière fin : il nous a créés et n'a pu nous créer que pour lui-même, puisqu'il n'est pas de bien plus grand que lui, et que par suite nous ne pouvions trouver en dehors de lui notre perfection et notre bonheur ; et d'ailleurs il est juste et nécessaire que, sortis de Dieu, nous revenions à Lui ; étant sa chose et sa propriété, nous devons le révérer, le louer, le servir et le glorifier ; étant l'objet de son amour, nous devons l'aimer de toute notre âme, et c'est en l'adorant et en l'aimant que nous trouvons notre bonheur et notre perfection. Il a donc un droit strict à ce que notre vie tout entière, avec toutes nos pensées, tous nos désirs, toutes nos actions, soit orientée vers lui et le glorifie.
Or, par le péché mortel, nous nous détournons volontairement de lui pour nous complaire dans un bien créé ; nous lui faisons l'injure de lui préférer une de ses créatures ou plutôt notre satisfaction égoïste, car, au fond, c'est moins à cette créature que nous nous attachons qu'au plaisir que nous trouvons en elle. C'est là une injustice flagrante, puisqu’elle tend à priver Dieu de ses droits imprescriptibles sur nous, de cette gloire extérieure que nous devons procurer ; c'est une sorte d’idolâtrie, qui érige, dans le temple de notre cœur, une idole à côté du vrai Dieu ; c'est mépriser la source d'eau vive, qui seule peut désaltérer nos âmes, et lui préférer cette eau bourbeuse qu'on trouve au fond des citernes crevassées, selon l'énergique langage de Jérémie : « Duo enim mala fecit populus meus : me dereliquerunt fontem aquæ vivæ, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas, quæ continere non valent aquas » (Jerem., II, 13).
717. C) Dieu est aussi pour nous un Père qui nous a adoptés pour enfants et nous traite avec une sollicitude toute paternelle (n° 94), nous comblant de ses bienfaits les plus précieux, nous dotant d'un organisme surnaturel, pour nous faire vivre d'une vie semblable à la sienne et nous comblant des grâces actuelles les plus abondantes, pour mettre en œuvre ses dons et augmenter en nous la vie surnaturelle. Or, par le péché mortel, nous faisons fi de ces dons, nous en abusons même pour les tourner contre notre bienfaiteur et notre Père, nous profanons ses grâces, et l'offensons ainsi au moment même où il nous comble de ses biens. N'est-ce pas là une ingratitude d'autant plus coupable que nous avons plus reçu, et qui crie vengeance contre nous ?
718. 2° Du côté de Jésus-Christ, notre rédempteur, le péché est une sorte de suicide. a) C'est en effet ce péché qui a causé les souffrances et la mort de ce divin Sauveur : « Christus passus est pro nobis » (I Petr., II, 21)... « Lavit nos a peccatis nostris in sanguine suo » (Apoc., I, 5). Pour que cette pensée fasse impression sur nos âmes, il faut nous rappeler la part personnelle que nous avons eue dans la douloureuse Passion du Sauveur. C'est moi qui ai trahi mon maître par un baiser, et parfois pour un peu moins de trente deniers ; moi qui ai causé son arrestation, sa condamnation à mort ; j'étais là avec la foule pour crier : « Non hunc, sed Barabbam... Crucifige eum » (Joan., XVIII, 40) ; j'étais là avec les soldats pour le flageller par mes immortifications, pour le couronner d'épines par mes péchés intérieurs de sensualité et d'orgueil, pour imposer une lourde croix sur ses épaules et le crucifier. Comme l'explique fort bien M. Olier, « notre avarice cloue sa charité, notre colère sa douceur, notre impatience sa patience, notre orgueil son humilité ; et ainsi par nos vices nous tenaillons, nous garrottons et nous mettons en pièces Jésus-Christ habitant en nous. » (Catéch. Chrétien, Ire part., lec. II) Comme nous devons haïr un péché qui a si cruellement cloué à la croix notre Sauveur !
b) Actuellement sans doute nous ne pouvons plus lui infliger de nouvelles tortures, puisqu'il ne peut plus souffrir; mais nos fautes présentes continuent de l'offenser ; car, en les commettant volontairement, nous méprisons son amour et ses bienfaits, nous rendons inutile, en ce qui nous concerne, son sang si généreusement versé, nous le privons de cet amour, de cette reconnaissance, de cette obéissance auxquels il a droit. N'est-ce pas là répondre à son amour par la plus noire des ingratitudes, et par là même appeler sur notre tête les plus graves châtiments ?

III. Les effets du péché mortel

Dieu a voulu que la loi eût une sanction, que le bonheur fût, en fin de compte, la récompense de la vertu, et la souffrance le châtiment du péché. En voyant donc les effets du péché, nous pourrons juger, dans une certaine mesure, de sa culpabilité. Or nous pouvons les étudier en cette vie ou dans l'autre.
719. 1° Pour nous rendre compte des redoutables effets du péché mortel en cette vie, rappelons-nous ce qu'est une âme en état de grâce : en elle habite la Très Sainte Trinité, qui y prend ses complaisances, et l'orne de ses grâces, de ses vertus et de ses dons, sous l'influence de la grâce actuelle, ses actes bons deviennent des actes méritoires de la vie éternelle ; elle possède la sainte liberté des enfants de Dieu, participe à la force, à la vertu de Dieu, et jouit, à certains moments surtout, d'un bonheur qui est comme un avant-goût du bonheur céleste. Or que fait le péché mortel ?
a) Il chasse Dieu de notre âme, et puisque la possession de Dieu est déjà une anticipation du bonheur céleste, sa perte est comme le prélude de l'éternelle réprobation : perdre Dieu, n'est-ce pas perdre en effet tous les biens dont il est la source ?
b) Avec lui, nous perdons la grâce sanctifiante, qui faisait vivre notre âme d'une vie semblable à celle de Dieu ; c'est donc une sorte de suicide spirituel ; et, avec elle, nous perdons ce glorieux cortège de vertus et de dons qui l'accompagnait. Si, dans son infinie miséricorde, Dieu nous laisse la foi et l'espérance, ces vertus ne sont plus informées par la charité, et ne sont là que pour nous inspirer une crainte salutaire et un désir ardent de réparation et de pénitence ; en attendant, elles nous montrent le triste état de notre âme, et excitent en nous des remords cuisants.
720. c) Nous perdons aussi nos mérites passés, accumulés par des efforts nombreux ; nous ne pourrons les retrouver que par une laborieuse pénitence, et, tant que nous demeurons en état de péché mortel, nous ne pouvons rien mériter pour le ciel. Quel gaspillage de biens surnaturels !
d) Il faut y ajouter l'esclavage tyrannique que désormais le pécheur doit subir : au lieu de cette liberté dont il jouissait, le voilà devenu l'esclave du péché, des passions mauvaises qui se trouvent déchaînées par la perte de la grâce, des habitudes qui ne tardent pas à se former avec les rechutes si difficiles à éviter ; car « quiconque fait le péché est l'esclave du péché, omnis qui facit peccatum servus est peccati » (Joan., VIII, 34). Alors s'affaiblissent graduellement les forces morales, les grâces actuelles diminuent, le découragement et parfois le désespoir surviennent ; c'en est fait de cette pauvre âme si Dieu, par un excès de miséricorde, ne vient par sa grâce la retirer du fond de l'abîme.
721. 2° Si malheureusement le pécheur s'obstine jusqu'au bout dans la résistance à la grâce, c'est l'enfer avec toutes ses horreurs. A) La peine du dam d'abord, peine justement méritée. La grâce n'avait cessé de poursuivre le coupable ; mais lui est mort volontairement dans son péché, c'est à dire volontairement séparé de Dieu ; et, comme ses dispositions ne peuvent plus changer, il demeurera pendant toute l'éternité séparé de Dieu. Tant qu'il vivait sur terre, absorbé par ses affaires et ses plaisirs, il n'avait pas le temps de s'arrêter à l'horreur de sa situation. Mais, maintenant qu'il n’y a plus pour lui ni affaires, ni plaisirs, il se trouve constamment en face de l'épouvantable réalité. Par le fond même de sa nature, par les aspirations de son esprit et de son cœur, de son être tout entier il se sent irrésistiblement attiré vers Celui qui est son premier principe et sa dernière fin, la source unique de sa perfection et de son bonheur, vers ce Père si aimable et si aimant qui l'avait adopté pour enfant, vers ce Rédempteur qui l'avait aimé jusqu'à mourir pour lui sur la croix ; et d'un autre côté, il se sent impitoyablement repoussé par une force insurmontable, et cette force n'est autre que son péché. La mort l'a figé, l'a immobilisé dans ses dispositions, et, parce qu'au moment même de la mort il a rejeté Dieu, éternellement il sera séparé de lui. Plus de bonheur, plus de perfection ; il demeure attaché à son péché, et par lui à tout ce qu'il y a d'ignoble et de dégradant : « Discedite a me, maledicti ».
722. B) A cette peine du dam, de beaucoup la plus terrible, vient s'ajouter la peine du sens. Le -corps ayant été le complice de l'âme participera à son supplice ; déjà le désespoir éternel qui torture l'âme du réprouvé produit en son corps une fièvre intense, une soif inextinguible que rien ne peut désaltérer. Mais de plus il y aura un feu réel, bien que différent du feu matériel que nous voyons sur terre, qui sera l'instrument de la justice divine pour châtier notre corps et nos sens, il est juste en effet qu'on soit puni par où on a péché « per quæ peccat quis per hæc et torquetur » (Sap., XI, 17) ; et, puisque le réprouvé a voulu jouir d'une façon désordonnée des créatures, il trouvera en elles un instrument de supplice. Ce feu, allumé et dirigé par une main intelligente, torturera d'autant plus ses victimes qu'elles auront voulu jouir d'une façon plus intense des plaisirs mauvais.
723. C) L'une et l'autre peine ne finira jamais, et c'est là ce qui porte à son comble le châtiment des réprouvés. Car, si les moindres souffrances, par le fait même de leur continuité, deviennent presque intolérables, que dire de ces peines, déjà si intenses en elles-mêmes, qui, après des millions de siècles, ne feront que recommencer ?
Et cependant Dieu est juste, Dieu est bon jusque dans les châtiments qu'il est obligé d'infliger aux damnés ! Il faut donc que le péché mortel soit un mal abominable pour être puni de la sorte, le seul véritable et unique mal. Donc plutôt mourir que de se souiller d'un seul péché mortel : « potius mori quam fædari » ; et, pour mieux réussir à l'éviter, ayons horreur aussi du péché véniel.

§ II. Du péché véniel délibéré

Au point de vue de la perfection, il y a une très grande différence entre les fautes vénielles de surprise et celles qui se commettent de propos délibéré, avec délibération et un plein consentement.
724. Des fautes de surprise. Les Saints eux-mêmes commettent quelquefois des fautes de surprise, en se laissant entraîner un moment, par irréflexion ou faiblesse de volonté, à des négligences dans les exercices spirituels, à des imprudences, à des jugements ou à des paroles contraires à la charité, à un léger mensonge pour s'excuser. Assurément ces fautes sont regrettables, et les âmes ferventes les déplorent avec amertume ; mais elles ne sont pas un obstacle à la perfection : le Bon Dieu, qui connaît notre faiblesse, les excuse facilement ; d'ailleurs nous les réparons presque aussitôt par des actes de contrition, d’humilité, d'amour, qui sont plus durables et plus volontaires que ne l'ont été les péchés de fragilité.
Tout ce que nous avons à faire par rapport à ces fautes, c'est d'en diminuer le nombre et d'éviter le découragement. a) C'est par la vigilance qu'on peut les diminuer : on essaie de remonter à la cause et de la supprimer, mais sans empressement ni préoccupation, en s'appuyant sur la grâce divine plus encore que sur nos efforts ; on s'efforce surtout de supprimer toute affection au péché véniel ; car, comme le remarque S. François de Sales, « si le cœur s'y attache, on perd bientôt la suavité de la dévotion et toute la dévotion elle-même » (Vie dévote, I, ch. XXII).
725. b) Mais il faut éviter avec soin le découragement, le dépit de ceux qui « se fâchent de ce qu'ils se sont fâchés, se chagrinent de ce qu'ils sont chagrinés » (Vie dévote, III, ch. IX) ; ces mouvements viennent au fond de notre amour-propre qui se trouble et s'inquiète de nous voir si imparfaits. Pour éviter ce défaut, il faut regarder nos fautes avec bénignité comme nous regardons celles des autres, haïr sans doute nos défauts et nos défaillances, mais d'une haine tranquille, avec une conscience très vive de notre faiblesse et de notre misère, et une volonté ferme et calme de faire servir ces fautes à la gloire de Dieu, en accomplissant avec plus de fidélité et d'amour le devoir présent.
Mais les péchés véniels de propos délibéré sont un très grand obstacle à notre progrès spirituel, et doivent être combattus avec vigueur. Pour nous en convaincre, voyons leur malice et leurs effets.

I. Malice du péché véniel délibéré

726. Ce péché est un mal moral, au fond le plus grand mal après le péché mortel ; sans doute il ne nous détourne pas de notre fin, mais il retarde notre marche en avant, nous fait perdre un temps précieux, et surtout est une offense de Dieu ; c'est en cela surtout que consiste sa malice.
727. 1° C'est en effet une désobéissance à Dieu, en matière légère sans doute, mais voulue après âpres réflexion, et qui, aux yeux de la foi, est vraiment quelque chose d'odieux, puisqu'elle s'attaque à la majesté infinie de Dieu.
A) C'est une injure, une insulte à Dieu : nous mettons en balance d'un côté la volonté de Dieu, sa gloire, et, de l'autre, notre caprice, notre plaisir, notre gloriole, et nous osons nous préférer à Dieu ! Quel outrage ! Une volonté, infiniment sage et droite sacrifiée à la nôtre, si sujette à l'erreur et au caprice ! C'est, dit Ste Thérèse, comme si l'on disait : « Seigneur, bien que cette action vous déplaise, je ne laisserai pas de la faire. Je n'ignore pas que vous la voyez, je sais parfaitement que vous ne la voulez pas ; mais j'aime mieux suivre ma fantaisie et mon attrait que votre volonté. Et ce serait peu de chose que d'agir de la sorte ? Pour moi, si légère que soit la faute en elle-même, je trouve au contraire que c'est grave, et très grave » (Chemin de la perfection, ch. XLI, p. 296-297).
728. B) De là, par notre faute, une diminution de la gloire extérieure de Dieu : nous avons été créés pour procurer sa gloire en obéissant parfaitement et amoureusement à ses ordres ; or, en refusant de lui obéir, même en matière légère, nous lui dérobons une portion de cette gloire ; au lieu de proclamer, comme Marie, que nous voulons le glorifier en toutes nos actions « Magnificat anima mea Dominum », nous refusons positivement de le glorifier en telle ou telle chose.
C) C'est, par là même, une ingratitude ; comblés de bienfaits plus nombreux parce que nous sommes ses amis, et sachant qu'il demande en retour notre reconnaissance et notre amour, nous refusons de lui faire tel petit sacrifice ; au lieu de chercher à lui plaire, nous ne craignons pas de lui déplaire. De là évidemment un refroidissement de l'amitié de Dieu à notre égard : il nous aime sans réserve, et nous demande, en retour, de l'aimer de toute notre âme : « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo et in tota anima tua et in tota mente tua » (Matth., XXII, 37).
Et nous ne lui donnons qu'une partie de nous-mêmes, nous faisons nos réserves, et, tout en voulant garder son amitié, nous lui marchandons la nôtre, et ne lui donnons qu'un cœur partagé. Il est évident que c'est là une indélicatesse, un manque d'élan et de générosité qui ne peut que diminuer notre intimité avec Dieu.

II. Effets du péché véniel délibéré

729. 1° En cette vie, le péché véniel, commis fréquemment et de propos délibéré, prive notre âme de beaucoup de grâces, diminue progressivement la ferveur et nous prédispose au péché mortel.
A) Le péché véniel prive l'âme non pas de la grâce sanctifiante, ni de l'amour divin ; mais il la prive d'une grâce nouvelle qu'elle aurait reçue si elle avait résisté à la tentation, et par là même d'un degré de gloire qu'elle pouvait acquérir par sa fidélité ; il la prive d'un degré d'amour que Dieu voulait lui donner. N'est-ce pas là une perte immense, la perte d'un trésor plus précieux que le monde entier ?
730. B) C'est une diminution de ferveur, c'est-à-dire de cette générosité qui se donne complètement à Dieu. Cette disposition suppose en effet un idéal élevé et un effort constant pour s'en rapprocher. Or l'habitude du péché véniel est incompatible avec ces deux dispositions.
a) Rien ne diminue notre idéal comme l’attache au péché : au lieu d'être prêts à tout faire pour Dieu et de viser aux sommets, nous nous arrêtons délibérément le long du chemin, à mi-côte, pour jouir de quelque petit plaisir défendu ; nous perdons ainsi un temps précieux; nous cessons de regarder en haut, pour nous amuser à cueillir quelques fleurs qui bientôt vont se faner ; nous sentons alors la fatigue, et les sommets de la perfection, ceux-là même auxquels nous étions personnellement appelés, nous semblent trop lointains et trop escarpés ; nous nous disons qu'il n'est pas nécessaire de viser si haut, qu'on peut faire son salut à meilleur compte ; et l'idéal que nous avions entrevu n'a plus d'attraits pour nous. Après tout, se dit-on, ces mouvements de complaisance en soi-même, ces petites sensualités, ces amitiés sensibles, ces médisances, sont inévitables; il faut en prendre son parti. b) Alors l’élan vers les hauteurs est brisé ; nous marchions auparavant d'un pas allègre, soutenus par l’espoir d'arriver au but ; nous commençons à sentir le poids du jour, et de la fatigue, et, quand nous voulons reprendre nos ascensions, l'attache au péché véniel nous empêche d'avancer. L'oiseau attaché au sol essaie en vain de prendre son essor, il retombe meurtri sur le sol ; ainsi nos âmes, retenues par des attaches auxquelles nous ne voulons pas renoncer, retombent bien vite plus ou moins meurtries par le vain effort qu'elles ont tenté. Parfois sans doute il nous semble bien que nous allons reprendre notre élan ; mais hélas ! d'autres liens nous retiennent, et nous n'avons plus la constance nécessaire pour les couper tous les uns après les autres. Il y a donc un refroidissement de la charité qui devient inquiétant.
731. C) Le grand danger qui nous menace alors, c'est de glisser peu à peu jusque dans le péché mortel. Car nos tendances au plaisir défendu augmentent, et par ailleurs les grâces de Dieu diminuent, si bien que le moment vient où nous pouvons craindre toutes les capitulations.
a) Nos tendances au plaisir mauvais augmentent : plus on accorde à cet ennemi perfide, et plus il réclame, tant il est insatiable.
Aujourd'hui la paresse nous fait abréger notre méditation de cinq minutes ; demain elle en demande dix ; aujourd'hui, la sensualité n'exige que quelques petites imprudences, demain elle s'enhardit et demande un peu plus. Où s'arrêter sur cette pente dangereuse ? On se rassure en disant que ces fautes ne sont que vénielles ; mais hélas ! elles se rapprochent peu à peu des fautes graves, les imprudences se renouvellent et troublent plus profondément l'imagination et les sens. C'est le feu qui couve sous la cendre et qui peut devenir un foyer d'incendie ; c'est le serpent qu'on réchauffe sur son sein et qui s'apprête à mordre, à empoisonner sa victime. Le danger est d'autant plus prochain qu'à force de s'y exposer, on le redoute moins : on se familiarise avec lui, on laisse tomber, l'une après l'autre, les barrières qui défendaient la citadelle du cœur, et le moment vient où, par un assaut plus furieux, l'ennemi pénètre dans la place.
732. b) C'est d'autant plus à redouter que les grâces de Dieu diminuent généralement en proportion de nos infidélités. 1) C'est en effet une loi providentielle que les grâces nous sont données en rapport avec notre coopération. Tel est au fond le sens de la parole évangélique A celui qui a on donne beaucoup, et il sera dans l'abondance ; mais à celui qui n'a pas on ôtera  ce qu'il a (Matth., XIII, 12). Or, par l'attache au péché véniel, nous résistons à la grâce, nous mettons des obstacles à son action dans notre âme et par là même nous en recevons beaucoup moins. Or, si avec des grâces plus abondantes, nous n'avons pas su résister aux mauvais penchants de la nature, est-ce que nous le ferons avec des grâces et des forces amoindries ? 2) D'ailleurs, quand une âme manque de recueillement et de générosité, elle ne perçoit guère ces mouvements intérieurs de la grâce qui la sollicitent au bien : ils sont vite étouffés par le bruit des passions qui se réveillent. 3) Du reste la grâce ne peut nous sanctifier qu'en nous demandant des sacrifices, et les habitudes de jouissances acquises par l'attache aux fautes vénielles rendent ces sacrifices beaucoup plus difficiles.
733. On peut donc conclure avec le P. L. Lallemant : « La ruine des âmes vient de la multiplication des péchés véniels, qui causent la diminution des lumières et des inspirations divines, des grâces et des consolations intérieures, de la ferveur et du courage pour résister aux attaques de l'ennemi. De là s'ensuit l'aveuglement, la faiblesse, les chutes fréquentes, l'habitude, l'insensibilité, parce que l'affection étant gagnée, on pèche sans sentiment de son péché » (La doctrine spirituelle, IIIe principe, ch. II, a. I, § 3).
734. 2° Les effets du péché véniel dans l'autre vie   nous montrent combien nous devons le redouter : c'est pour l'expier en effet que beaucoup d'âmes passent de nombreuses années dans le Purgatoire. Or que souffrent-elles en ce lieu d'expiation ?
A) Elles y souffrent le plus insupportable des maux, la privation de Dieu. Sans doute cette peine n'est pas éternelle, et c'est là ce qui la distingue des peines de l'enfer. Mais, pendant un temps, plus ou moins long, proportionné au nombre et à l'intensité de leurs fautes, ces âmes qui aiment Dieu, qui, séparées de toutes les jouissances et distractions de la terre, pensent constamment à lui et désirent ardemment voir sa face, sont privées de sa vue et de sa possession, et souffrent d'indicibles déchirements. Elles comprennent maintenant qu'en dehors de Lui elles ne peuvent être heureuses ; et voilà que se dressent devant elles, comme un obstacle insurmontable, cette multitude de fautes vénielles, qu'elles n'ont pas suffisamment expiées. Elles sont du reste si pénétrées de la nécessité de la pureté exigée pour contempler la face de Dieu qu'elles auraient honte de paraître devant lui sans cette pureté, et ne consentiraient jamais à entrer au ciel tant que reste en elles quelque trace du péché véniel. Elles sont donc en un état violent qu'elles reconnaissent avoir bien mérité, mais qui ne laisse pas de les torturer.
735. B) De plus, selon la doctrine de S. Thomas, un feu subtil les pénètre, gêne leur activité, et leur fait éprouver des souffrances physiques, pour expier les jouissances coupables auxquelles elles avaient consenti. Sans doute elles acceptent de grand cœur cette épreuve, tant elles comprennent qu'elle leur est nécessaire pour s'unir à Dieu.
« Voyant, dit Ste Catherine de Gênes, que le purgatoire est destiné à leur enlever leurs souillures, elles s'y élancent, et estiment que c'est par l'effet d'une grande miséricorde qu'elles découvrent un lieu où elles peuvent se délivrer des empêchements qu'elles aperçoivent en elles » (Purgatoire, ch. VIII). Mais cette acceptation n'empêche pas ces âmes de beaucoup souffrir : « Ce contentement des âmes qui sont en purgatoire ne leur enlève pas une parcelle de leurs souffrances ; loin de là, l'amour qui se trouve retardé cause leur peine, et la peine croît en proportion de la perfection de l'amour dont Dieu les a rendues capables» (ch. XII). « Si elle pouvait découvrir un autre purgatoire plus terrible que celui dans lequel elle se trouve, elle s’y précipiterait vivement, poussée par l'impétuosité de l’amour qui existe entre Dieu et elle, et afin de se délivrer plus vite de tout ce qui la sépare du Souverain Bien ». (ch. IX).
Et cependant Dieu est non seulement juste mais miséricordieux ! Il aime ces âmes d'un amour sincère, tendre et paternel ; il désire ardemment se donner à elles pendant toute l'éternité ; et s'il ne le fait pas, c'est qu'il y a incompatibilité absolue entre sa sainteté infinie et la moindre tache, le moindre péché véniel. Nous ne saurons donc jamais le trop haïr, jamais le trop éviter, jamais le trop réparer par la pénitence.

ART. II. MOTIFS ET MOYENS DE RÉPARER LE PÉCHÉ

I. Motifs de pénitence

Trois motifs principaux nous obligent à faire pénitence de nos péchés : un devoir de justice par rapport à Dieu ; un devoir résultant de notre incorporation à Jésus-Christ ; un devoir d'intérêt personnel et de charité.

1° Un devoir de justice par rapport à Dieu

736. Le péché est en effet une véritable injustice, puisqu'il dérobe à Dieu une portion de cette gloire extérieure à laquelle il a droit ; il exige donc en justice une réparation, qui consistera à rendre à Dieu, dans la mesure où nous le pouvons, l'honneur et la gloire dont nous l'avons privé par notre faute. Or l'offense, étant infinie objectivement du moins, ne sera jamais complètement réparée. C'est donc toute notre vie que nous devons expier ; et cette obligation est d'autant plus étendue que nous avions été comblés de plus de bienfaits et que nos fautes sont plus graves et plus nombreuses.
C'est la remarque de Bossuet : N'avons-nous pas juste sujet de craindre que la bonté de Dieu, si indignement méprisée ne se tourne en fureur implacable ? Que si sa juste vengeance est si grande contre les gentils.... sa colère ne sera-t-elle pas d'autant plus redoutable pour nous qu'il est plus sensible à un père d'avoir des enfants perfides, que d'avoir de mauvais serviteurs ? Nous devons donc prendre le parti de Dieu contre nous-mêmes : C'est ainsi que prenant contre nous le parti de la justice divine, nous obligeons sa miséricorde à prendre notre parti contre sa justice. Plus nous déplorerons la misère où nous sommes tombés, plus nous nous rapprocherons du bien que nous avons perdu ; Dieu recevra en pitié le sacrifice du cœur contrit, que nous lui offrirons pour la satisfaction de nos crimes ; et sans considérer que les peines que nous nous imposons ne sont pas une vengeance proportionnée, ce bon père regardera seulement qu'elle est volontaire. Nous rendrons d'ailleurs notre pénitence plus efficace en l'unissant à celle de Jésus-Christ.

2° Devoir résultant de notre incorporation au Christ

737. Par le baptême nous avons été incorporés au Christ (n° 143), et nous devons, en participant à sa vie participer à ses dispositions. Or Jésus, bien qu'impeccable, a pris sur lui, comme chef d'un corps mystique, le poids et, pour ainsi dire, la responsabilité de nos pêchés, « posuit Dominus in eo iniquitatem omnium nostrum » (Isa., LIII, 6). Voilà pourquoi il a mené une vie pénitente depuis le premier instant de sa conception jusqu'au Calvaire. Sachant bien que son Père ne pouvait être apaisé par les holocaustes de l'Ancienne Loi, il s'offre lui-même comme hostie pour remplacer toutes les victimes ; toutes ses actions seront immolées par le glaive de l'obéissance, et, après une longue vie, qui n'est qu’un continuel martyre, il meurt sur la croix, victime de son obéissance et de son amour : « factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis ». Mais il veut que ses membres, pour être purifiés de leurs péchés, s'unissent à son sacrifice, et soient victimes expiatrices avec lui : « Pour être le Sauveur du genre humain, il en a voulu être la victime. Mais l'unité de son corps mystique fait que le chef s'étant immolé, tous les membres doivent être aussi des hosties vivantes » (Bossuet). Il est évident en effet que si Jésus, tout innocent qu'il était, a expié nos péchés par une pénitence si rigoureuse, nous qui sommes coupables devons nous associer à son sacrifice avec d'autant plus de générosité que nous avons plus péché.
738. C'est pour nous faciliter ce devoir que Jésus pénitent vient vivre en nous par son divin Esprit, avec ses dispositions d'hostie.
« Ainsi, nous dit M. Olier, il faut, en lisant les psaumes, honorer en David l'esprit de pénitence, et respecter avec grande religion et quiétude les dispositions de l'Esprit intérieur de Jésus-Christ, source de pénitence, répandu en ce Saint. Il faut y demander part avec humiliation de cœur, avec instance, ferveur et persévérance, mais surtout avec une humble confiance que cet Esprit nous sera communiqué » (Introduction, ch. VII). Sans doute nous ne sentirons pas toujours l'opération de ce divin Esprit, car il opère souvent d'une manière insensible ; mais si nous le demandons humblement, nous le recevons, et il agit en nous pour nous rendre conformes à Jésus pénitent, nous faire détester et expier nos péchés avec lui. Alors notre pénitence est beaucoup plus efficace, parce qu'elle participe à la vertu même du Sauveur : ce n'est pas nous seulement qui réparons, c'est Lui qui expie en nous et avec nous. « Toute pénitence extérieure qui ne sort point de l'Esprit de Jésus-Christ, dit M. Olier, n'est pas une pénitence réelle et véritable. On peut exercer sur soi des rigueurs, et, même très violentes ; mais si elles ne sont point émanées de Notre Seigneur pénitent en nous, elles ne peuvent être des pénitences chrétiennes. C’est par lui seul que l’on fait pénitence ; il l’a commencée ici-bas sur la terre, en sa propre personne, et il la continue en nous, ... animant notre âme des dispositions intérieures d'anéantissement, de confusion, de douleur, de contrition, de zèle contre nous-mêmes, et de force pour accomplir sur nous la peine et la mesure de la satisfaction que Dieu le Père veut recevoir de Jésus-Chris en notre chair ». Cette union à Jésus pénitent ne nous dispense donc pas des sentiments et des œuvres de pénitence, mais leur donne une plus grande valeur.

3° Un devoir de charité

La pénitence est un devoir de charité à l'égard de nous-mêmes comme à l'égard du prochain.
739. A) A l’égard de nous-mêmes : le péché laisse en effet dans notre âme des suites funestes, contre lesquelles il importe de réagir. a) Même alors que la coulpe ou la faute est pardonnée, il nous reste généralement à subir une peine plus ou moins longue selon la gravité et le nombre de nos péchés, comme aussi selon la ferveur de notre contrition au moment de notre retour à Dieu. Cette peine doit être subie en ce monde ou en l'autre. Or il est beaucoup plus utile de l'expier en cette vie : plus promptement et plus parfaitement nous payons cette dette, et plus notre âme est apte à l'union divine ; d'ailleurs sur terre cette expiation est plus facile, parce que la vie présente est le temps de la miséricorde ; elle est aussi plus féconde, puisque les actes satisfactoires sont en même temps méritoires (n° 209), C'est donc aimer notre âme que de faire une prompte et généreuse pénitence.
b) Mais de plus le péché laisse en nous une déplorable facilité à commettre de nouvelles fautes, précisément parce qu'il augmente en nous l'amour désordonné du plaisir. Or rien ne corrige mieux ce désordre que la vertu de pénitence : en nous faisant supporter avec vaillance les peines que la Providence nous envoie, en stimulant notre ardeur pour les privations et austérités compatibles avec notre santé, elle affaiblit graduellement l'amour du plaisir, et nous fait redouter le péché qui exige de telles réparations ; en nous faisant pratiquer des actes de vertu contraires à nos mauvaises habitudes, elle nous aide à nous en corriger, et nous donne ainsi plus de sécurité pour l'avenir. C'est donc un acte de charité envers soi-même que de faire pénitence.
740. B) C'est aussi un acte de charité à l'égard du prochain. a) En vertu de notre incorporation au Christ, nous sommes tous frères, tous solidaires les uns des autres (n° 148). Et puisque nos œuvres satisfactoires peuvent être utiles aux autres, est-ce que la charité ne nous portera pas à faire pénitence non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos frères ? N'est-ce pas le meilleur moyen d'obtenir leur conversion, ou, s'ils sont convertis, leur persévérance ? N'est-ce pas le meilleur service que nous puissions leur rendre, un service mille fois plus utile que tous les biens temporels que nous pourrions leur donner ? N'est-ce pas ainsi répondre à la volonté divine qui, nous ayant tous adoptés pour enfants, nous demande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, et d'expier ses fautes comme nous expions les nôtres ?
741. b) Ce devoir de la réparation incombe plus particulièrement aux prêtres : c'est pour eux un devoir d'état d'offrir des victimes non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour les âmes dont ils sont chargés (Hebr., VII, 27). Mais il est, en dehors du sacerdoce, des âmes généreuses qui, soit dans le cloître, soit dans le monde, se sentent attirées à s'offrir comme victimes pour expier les péchés des autres. C'est là une très noble vocation qui les associe à l'œuvre rédemptrice du Christ, et à laquelle, il est bon de répondre courageusement, en ayant soin de consulter un sage directeur pour déterminer avec lui les œuvres de réparation auxquelles on s'adonnera.
742. Disons en terminant que l'esprit de pénitence n'est pas un devoir imposé seulement aux commençants, et pour un temps assez court. Quand on a compris ce qu’est le péché, quelle offense infinie il inflige à la majesté divine, on se croit obligé à faire pénitence toute sa vie, puisque la vie elle-même est trop courte pour réparer une offense infinie. Il faut donc ne jamais se lasser de faire pénitence.
Ce point est si important que le P. Faber, après avoir longtemps réfléchi sur la cause pour laquelle tant d'âmes font si peu de progrès, en vint à la conclusion que cette cause était « l'absence d'une douleur constante excitée par le souvenir du péché »  . C’est du reste ce que confirme l'exemple des Saints qui n'ont jamais cessé d'expier les fautes, quelquefois bien légères, qui leur avaient échappé autrefois. La conduite de Dieu à l'égard des âmes qu'il veut élever à la contemplation le montre bien aussi. Quand elles ont travaillé pendant longtemps à se purifier par les exercices actifs de la pénitence, il leur envoie, pour compléter leur purification, ces épreuves passives que nous décrivons dans la voie unitive. Seuls en effet les cœurs parfaitement purs ou purifiés peuvent arriver aux douceurs de l'union divine : « Beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbunt » !

II. La pratique de la Pénitence

Pour pratiquer la pénitence d'une façon plus parfaite, il faut évidemment s'unir à Jésus pénitent, et lui demander de vivre en nous avec son esprit d'hostie (n° 738) ; puis s'associer à ses sentiments et à ses œuvres de pénitence.
743. Ces sentiments sont fort bien exprimés dans les psaumes et en particulier dans le Miserere.
a) C'est tout d'abord le souvenir habituel et douloureux de ses péchés : « peccatum meum contra me est semper » (Ps. L, 5). Il ne convient pas sans doute de les repasser en détail dans son esprit : ce qui pourrait troubler l'imagination et créer de nouvelles tentations. Mais il faut s'en souvenir en gros, et surtout entretenir à leur égard des sentiments de contrition et d'humiliation.
Nous avons offensé Dieu en sa présence « et malum coram te feci » (Ps. L, 6), ce Dieu qui est la sainteté même et qui hait l'iniquité, ce Dieu qui est tout amour et que nous avons outragé en profanant ses dons. Il ne nous reste plus qu'à faire appel à sa miséricorde pour implorer son pardon, et c'est souvent qu'il faut le faire : « Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam » (Ps. L, 3). Sans doute, nous avons l'espoir d'avoir été pardonnés ; mais, désireux d'une pureté plus parfaite, nous demandons humblement à Dieu de nous purifier encore plus dans le sang de son Fils : « amplius lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me » (Ps. L, 4). Pour nous unir à lui plus intimement, nous voulons que nos péchés soient détruits, qu'il n'en reste plus de traces, nous désirons que notre esprit et notre cœur soient renouvelés, et que nous soit rendue la joie de la bonne conscience (Ps. L, 10-14).
744. b) Ce souvenir douloureux est accompagné d'un sentiment de confusion perpétuelle : « operuit confusio faciem meam » (Ps. LXVIII, 8). Cette confusion nous la portons devant Dieu, comme Jésus-Christ qui a porté devant son Père la honte de nos offenses, surtout au jardin de l'agonie et au Calvaire. Nous la portons devant les hommes, honteux de nous voir chargés de crimes dans l'assemblée des saints. Nous la portons devant nous-mêmes, ne pouvant nous souffrir ni nous supporter dans notre honte, disant sincèrement avec le prodigue : « Père, j'ai péché contre le ciel et contre vous » (Luc, XV, 18) ; et avec le publicain : « O Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur » (Luc, XVIII, 13).
745. c) De là naît une crainte salutaire du péché, une horreur profonde pour toutes les occasions qui peuvent nous y conduire. Car, malgré notre bonne volonté, nous demeurons exposés à la tentation et aux rechutes.
Nous demeurons donc extrêmement défiants de nous-mêmes, et du fond du cœur nous renouvelons la prière de S. Philippe de Néri : Mon Dieu, méfiez-vous de Philippe ; autrement, il vous trahirait ; et nous ajoutons : « ne nous laissez pas succomber à la tentation, et ne nos inducas in tentationem ». Cette défiance nous fait prévoir les occasions dangereuses où nous pourrions succomber, les moyens positifs d'assurer notre persévérance, et nous rend vigilants pour écarter les moindres imprudences. Mais elle évite avec soin le découragement : plus nous avons conscience de notre impuissance, et plus nous mettons notre confiance en Dieu, convaincus que par l'efficacité de sa grâce nous serons victorieux, surtout si à ces sentiments nous joignons les œuvres de la pénitence.

III. Les œuvres de pénitence

746. Ces œuvres, si pénibles soient-elles, nous paraîtront faciles, si nous avons sans cesse devant les yeux cette pensée : je suis un échappé d'enfer, un échappé de purgatoire, et, sans la miséricorde divine, je serais déjà à y subir le châtiment que j'ai trop bien mérité ; donc il n'y a rien de trop humiliant, rien de trop crucifiant pour moi.
Les principales œuvres de pénitence que nous devons accomplir, sont :
747. 1° L'acceptation d'abord résignée, puis cordiale et joyeuse de toutes les croix que la Providence veut bien nous envoyer. Le concile de Trente nous enseigne que c'est une grande preuve de l'amour de Dieu pour nous que de vouloir bien agréer comme satisfaction pour nos péchés la patience avec laquelle nous acceptons tous les maux temporels qu'il nous inflige Ainsi donc, si nous avons à souffrir des épreuves physiques ou morales, par exemple, les intempéries des saisons, les étreintes de la maladie, des revers de fortune, des insuccès, des humiliations, au lieu de nous plaindre amèrement, comme nous y porte la nature, acceptons toutes ces souffrances avec une douce résignation, persuadés que nous les méritons à cause de nos péchés, et que la patience au milieu des épreuves est un des meilleurs moyens d'expiation. Ce ne sera tout d'abord qu'une simple résignation ; mais en constatant que par là nos douleurs sont adoucies et fécondes, nous en viendrons peu à peu à les supporter vaillamment et même joyeusement, heureux d'abréger ainsi notre purgatoire, de ressembler davantage au divin crucifié, de glorifier Dieu que nous avions outragé. Alors la patience produira tous ses fruits, et purifiera complètement notre âme précisément parce qu'elle sera une œuvre d'amour : « remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum » (Matth., IX, 2).
748. 2° A cette patience nous joindrons l'accomplissement fidèle des devoirs d'état en esprit de pénitence et de réparation. Le sacrifice le plus agréable à Dieu c'est celui de l'obéissance : « melior est obedientia quam victimæ » ( I Reg., XV, 22). Or le devoir d'état c'est pour nous l'expression manifeste de la volonté de Dieu. L'accomplir aussi parfaitement que possible, c'est donc offrir à Dieu le sacrifice le plus parfait, l'holocauste perpétuel, puisque ce devoir nous saisit depuis le matin jusqu'au soir. Ceci est vrai assurément pour les personnes vivant en communauté : en obéissant fidèlement à leur règle, générale ou particulière, en accomplissant courageusement ce qui leur est prescrit ou conseillé par leurs supérieurs, ils multiplient les actes d'obéissance, de sacrifice et d'amour, et peuvent redire, avec S. J. Berchmans, que la vie commune est pour elles la meilleure de toutes les pénitences. Mais c'est vrai aussi pour les personnes du monde qui vivent chrétiennement; que d'occasions se présentent aux pères et mères de famille, qui observent tous leurs devoirs d'époux et d'éducateurs, d'offrir à Dieu des sacrifices nombreux et austères qui servent grandement à purifier leurs âmes ? Le tout, c'est d'accomplir ces devoirs chrétiennement, vaillamment, pour Dieu, en esprit de réparation et de pénitence.
749. 3° Il est aussi d'autres œuvres spécialement recommandées par la Ste Ecriture, comme le jeûne et l'aumône.
A) Le jeûne était, sous l'ancienne Loi, l'un des grands moyens d'expiation ; c'était ce qu'on appelait « affliger son âme » (Lev., XVI, 29, 31 ; XXIII, 27, 32) ; mais, pour obtenir son effet, il devait être accompagné de sentiments de componction et de miséricorde (Isa., LVIII, 3-7). Sous la Loi nouvelle, le jeûne est une pratique de deuil et de pénitence ; aussi les Apôtres ne jeûnent pas tant, que l'Epoux est avec eux, mais ils jeûneront quand il ne sera plus là (Matth., IX, 14-15). Notre Seigneur, voulant expier nos péchés, jeûne pendant quarante jours et quarante nuits, et enseigne à ses apôtres que certains démons ne peuvent être chassés que par le jeûne et la prière (Matth., XVII, 20). Fidèle à ces enseignements, l'Eglise a institué le jeûne du Carême, des Vigiles et des Quatre-Temps pour donner aux fidèles l'occasion d'expier leurs fautes. Beaucoup de péchés viennent en effet directement ou indirectement de la sensualité, des excès dans le boire et le manger, et rien n'est plus efficace pour les réparer que la privation de nourriture qui va à la racine du mal en mortifiant l'amour du plaisir sensuel. Voilà, pourquoi les Saints l'ont pratiqué si fréquemment en dehors même des temps fixés par l'Eglise ; les chrétiens généreux les imitent ou du moins se rapprochent du jeûne proprement dit en se privant de quelques aliments à chaque repas, pour mater ainsi la sensualité.
750. B) Quant à l'aumône, elle est une œuvre de charité et une privation à ce double titre, elle a une grande efficacité pour racheter nos péchés : « peccata eleemosynis redime » (Dan., IV, 24). Quand on se prive d'un bien pour le donner à Jésus dans la personne du pauvre, Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité, et volontiers il nous remet une partie de la peine due à nos péchés. Plus donc on est généreux, chacun selon ses ressources, plus aussi l'intention avec laquelle on fait l'aumône est parfaite, et plus complètement nos dettes spirituelles sont remises. Ce que nous disons de l'aumône corporelle s'applique à plus forte raison à l'aumône spirituelle, qui tend à faire du bien aux âmes et par là même à glorifier Dieu. Aussi est-ce là une des œuvres de pénitence que promet le Psalmiste, quand il dit au Seigneur que, pour réparer son péché, il enseignera aux pécheurs les voies du repentir : « Docebo iniquos vias tuas et impii ad te convertentur » (Ps. L, 15).
4° Enfin restent les privations et mortifications volontaires que nous nous imposons en expiation de nos fautes, en particulier celles qui vont à la source du mal, en châtiant et disciplinant les facultés qui ont contribué à nous les faire commettre. C'est ce que nous allons exposer en traitant de la mortification.

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