

SECONDE PARTIE
Les trois voies
REMARQUES
PRÉLIMIMAIRES
618. Les principes généraux, que
nous avons exposés dans notre première partie, s'appliquent à toutes les âmes,
et forment déjà un ensemble de motifs et de moyens propres à nous conduire à la
plus haute perfection. Mais, comme nous l'avons déclaré plus haut (n° 340-343),
il y a, dans la vie spirituelle, différents degrés, des étapes diverses à
parcourir ; il importe de les distinguer et d'adapter les principes généraux aux
besoins particuliers des âmes, en tenant compte non seulement de leur caractère,
de leurs attraits, de leur vocation, mais aussi du degré de perfection où elles
se trouvent, afin que le directeur puisse conduire chaque âme selon ce qui lui
convient.
Le but de cette seconde partie, c'est donc de suivre une âme, à travers ses
ascensions successives, depuis le premier moment où elle désire sincèrement
progresser jusqu'aux plus hauts sommets de la perfection - chemin long et
souvent pénible, mais où l'on goûte aussi les plus douces consolations !
Avant d'entrer dans la description des trois voies, nous allons exposer : 1° le
fondement de cette distinction ; 2° la manière intelligente d'utiliser cette
distinction ; 3° l'utilité spéciale de cette seconde.
I. FONDEMENT DE LA DISTINCTION DES
TROIS VOIES
619. Si nous employons cette
expression des trois voies, c'est pour nous conformer au langage traditionnel.
Mais il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de trois voies parallèles, ou
divergentes, mais plutôt de trois étapes différentes le long de la même voie,
ou, en d'autres termes, des trois degrés principaux de la vie spirituelle que
parcourent les âmes qui correspondent généreusement à la grâce divine. Dans
chacune de ces voies il y a bien des étapes, dont nous signalerons les plus
importantes, et dont les directeurs doivent tenir compte ; il y a aussi des
formes et des variétés qui dépendent du caractère, de la vocation, de la mission
providentielle de chaque âme . Mais, comme nous l'avons dit, avec S. Thomas, on
peut ramener à trois les degrés de perfection, selon qu'on débute, qu'on
progresse ou enfin qu'on arrive au terme de la vie spirituelle sur terre (n°
340-343). C’est dans ce sens général que la division des trois voies est fondée
à la fois sur l'autorité et la raison.
620. 1° Sur l'autorité de la Sainte Ecriture et de la Tradition.
1 A) On pourrait assurément trouver dans l'Ancien Testament bien des textes se
rapportant à la distinction des trois voies.
Ainsi Alvarez de Paz l'appuie sur ce passage, qui lui fournit sa division :
Declina a malo et fac bonum, inquire pacem et persequere eam : Declina a malo,
évite le péché ; voilà bien la purification de l’âme ou la voie purgative ; fac
bonum, fais le bien, ou pratique la vertu : c'est la voie illuminative ; inquire
pacem, cherche la paix, cette paix qu'on ne peut trouver que dans l'union intime
avec Dieu : nous avons ici la voie unitive. C'est une interprétation ingénieuse
du texte ; mais il ne faut pas y voir une preuve décisive.
621. B) Dans le Nouveau Testament : a) on peut citer, entre autres, ces paroles
de Notre-Seigneur, qui résument la spiritualité telle qu'elle est décrite par
les Synoptiques : « Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, et tollat
crucem suam quotidie et sequatur me » (Luc, IX, 23). L'abnégation ou le
renoncement, abneget semetipsum, voilà le premier degré ; le portement de croix
suppose déjà la pratique positive des vertus, ou le second degré ; le sequatur
me, c'est au fond l'union intime à Jésus, l'union à Dieu, et par conséquent la
voie unitive. Ici encore, il y a bien le fondement d'une distinction réelle
entre les différents moyens de perfection, mais non une preuve péremptoire.
622. b) S. Paul n'enseigne pas non plus d'une façon explicite la distinction des
trois voies ; mais il décrit trois états d'âme qui ont donné lieu plus tard à
cette distinction.
1). Rappelant ce que faisaient les athlètes en vue de conquérir une couronne
périssable, il se compare à eux et lui aussi s'efforce de courir et de lutter,
mais, au lieu de battre l'air, il châtie son corps et le traite en esclave, pour
éviter le péché et la réprobation qui en est le châtiment (I Cor., IX, 26-27).
Voilà bien les exercices de la pénitence et de la mortification, sous
l'influence d'une crainte salutaire, pour mater la chair et purifier l'âme. Et
que de fois il rappelle aux chrétiens qu'il faut se dépouiller du vieil homme,
et crucifier sa chair avec ses vices et ses convoitises ? C'est bien ce que nous
appelons la voie purgative.
2) En écrivant aux Philippiens, il déclare qu'il n'est pas encore arrivé à la
perfection, mais qu'il suit son Maître et s'efforce de l'atteindre, ne regardant
pas en arrière, mais se portant avec ardeur vers le but qu'il poursuit (Phil.,
III, 13-14). Et il ajoute que tous ceux qui tendent à la perfection doivent agir
de même (Phil., III, 15-17)... Et ailleurs : « Imitatores mei estote sicut et
ego Christi, soyez mes imitateurs comme je le suis de Jésus- Christ » (I Cor.,
IV, 16). Ce sont bien les caractéristiques de la voie illuminative, où le devoir
principal est d'imiter Notre Seigneur.
3) Quant à la voie unitive, il la décrit sous ses deux formes : la voie unitive
simple, où l'on s'efforce de faire vivre constamment Jésus en soi : « Vivo autem
jam non ego, vivit vero in me Christus » (Gal., II, 20) ; et la voie unitive
extraordinaire, accompagnée d'extases, de visions et de révélations (II Cor.,
XII, 2).
Il y a donc, dans les Epîtres de S. Paul, un fondement réel à la distinction des
trois voies que la Tradition va préciser.
623. La Tradition précise peu à peu cette distinction, en l'appuyant tantôt sur
la différence entre les trois vertus théologales et tantôt sur les divers degrés
de charité.
a) Clément d'Alexandrie est un des premiers auteurs à exposer la première
méthode. Pour devenir un gnostique ou un homme parfait, il faut franchir
plusieurs étapes : s'abstenir du mal par crainte, et mortifier les passions ;
puis faire le bien ou pratiquer les vertus sous l'influence de l'espérance ; et
enfin faire le bien par amour pour Dieu (Stromata, VI, 12). C'est ce même point
de vue qui fait distinguer à Cassien trois degrés dans l'ascension de l'âme vers
Dieu : la crainte qui est le propre des esclaves, l'espérance qui convient aux
mercenaires travaillant pour être récompensés, la charité qui est le propre des
enfants de Dieu (Confér., XI, 6-8).
b) S. Augustin se place à un autre point de vue : la perfection consistant dans
la charité, c'est dans la pratique de cette vertu qu'il distingue quatre degrés
: la charité qui commence, la charité qui progresse, la charité qui est déjà
grande, la charité des parfaits (De nat. et gratia, LXX, n° 84) ; ces deux
derniers degrés se rapportant à la voie unitive, sa doctrine ne diffère pas au
fond de celle de ses prédécesseurs. - S. Bernard distingue aussi trois degrés
dans l'amour de Dieu : après avoir montré que l'homme commence par s'aimer
lui-même, il ajoute que sentant son insuffisance, il commence à rechercher Dieu
par la foi et à l'aimer à cause de ses bienfaits ; puis, à force de le
fréquenter, il finit par l'aimer et pour ses bienfaits et pour lui-même ; et
enfin il finit par l'aimer d'un amour complètement désintéressé. Enfin S.
Thomas, perfectionnant la doctrine de S. Augustin, montre nettement qu'il y a
dans la vertu de charité trois degrés qui correspondent aux trois voies ou trois
étapes, n° 340-343.
624. 2° La raison montre la légitimité de cette distinction.
A) Il est évident en effet qu'avant d'arriver à l'union intime avec Dieu, il
faut tout d'abord purifier l'âme de ses fautes passées et la prémunir contre les
fautes à venir.
La pureté de cœur est, au témoignage de Notre Seigneur, la première condition
essentielle pour voir Dieu, pour le voir clairement dans l'autre vie, mais aussi
pour l'entrevoir et s'unir à lui en cette vie : « Beati mundo corde, quoniam
ipsi Deum videbunt » (Matth., V, 8). Or cette pureté de cœur suppose l'expiation
des fautes passées par une loyale et austère pénitence, la lutte énergique et
constante contre les tendances mauvaises qui nous portent au péché, la prière,
la méditation et les exercices spirituels nécessaires pour fortifier notre
volonté contre les tentations, en un mot un ensemble de moyens qui tend à
purifier l'âme et à l'affermir dans la vertu : c'est cet ensemble de moyens
qu'on appelle la voie purgative.
625. B) Quand une fois l'âme s'est ainsi purifiée et réformée, elle doit s'orner
des vertus chrétiennes positives, qui la rendront plus semblable à Jésus Christ
; elle s'applique donc à le suivre pas à pas, à reproduire progressivement ses
dispositions intérieures, en pratiquant à la fois les vertus morales et
théologales : les premières l'assouplissent et la fortifient, les secondes
commencent déjà à l'unir positivement à Dieu ; les unes et les autres se
pratiquent parallèlement, selon les besoins du moment et les attraits de la
grâce. Pour y mieux réussir, l'âme perfectionne son oraison, qui devient de plus
en plus affective, et s'efforce d'aimer et d'imiter Jésus ; par là elle marche
dans la voie illuminative : car suivre Jésus, c'est suivre la lumière : qui
sequitur me non ambulat in tenebris.
626. C) Le moment arrive où, purifiée de ses fautes, assouplie et fortifiée,
docile aux inspirations du Saint Esprit, l'âme n'aspire plus qu'à l’union intime
avec Dieu ; elle le cherche partout, au milieu même des occupations les plus
absorbantes ; elle s'attache à lui et jouit de sa présence. Son oraison se
simplifie de plus en plus : c'est un regard affectueux et prolongé sur Dieu et
les choses divines, sous l'influence tantôt latente et tantôt consciente des
dons du Saint Esprit ; c'est, en d'autres termes, la voie unitive .
Sans doute, dans ces trois grandes étapes, il y a bien des nuances et des
variétés « multiformis gratia Dei » (I Petr., IV, 10) ; nous en décrirons
quelques-unes ; l'étude de la vie des Saints fera connaître les autres.
II. MANIÈRE INTELLIGENTE D’UTILISER
CETTE DISTINCTION
627. Pour utiliser cette
distinction, il faut beaucoup de tact et de souplesse, étudier sans doute les
principes que nous exposerons, mais plus encore chaque âme en particulier, avec
ses traits distinctifs, et en tenant compte de l'action spéciale du Saint Esprit
sur elle. Pour aider le directeur dans cette étude, quelques remarques ne seront
pas inutiles.
628. A) Dans la distinction des trois voies il n'est rien d'absolu ni de
mathématique : a) on passe imperceptiblement de l'une à l'autre, sans qu'il soit
possible de mettre un poteau-frontière entre elles. Comment discerner si une âme
est encore dans la voie purgative ou aux débuts de la voie illuminative ? Il y a
entre les deux un terrain commun, dont il est impossible de fixer les limites
exactes. b) Du reste le progrès n'est pas toujours soutenu : c'est un mouvement
vital, avec des alternatives diverses, des flux et des reflux ; parfois on
avance, et parfois on recule ; à certains moments, on semble même piétiner sur
place, sans progrès appréciable.
629. B) Il y a aussi, dans chaque voie, bien des degrés différents. a) Parmi les
âmes qui débutent, il en est qui ont un lourd passé à expier et d'autres qui ont
gardé leur innocence ; il est évident que, toutes choses égales d'ailleurs, les
premières devront s'exercer plus longuement à la pénitence que les secondes. b)
Il y a en outre des différences de tempérament, d'activité, d'énergie et de
constance : il en est qui pratiquent avec ardeur les exercices de la pénitence
et d'autres qui ne le font qu'à regret ; quelques-uns sont généreux et ne
veulent rien refuser à Dieu, d'autres ne répondent à ses avances qu'avec
parcimonie. Il est donc évident que bientôt il y aura entre ces âmes, qui toutes
sont encore dans la voie purgative, des différences très grandes. c) De plus,
entre ceux qui s'exercent depuis quelques mois seulement à la purification de
l'âme, et ceux qui y ont consacré déjà plusieurs années et qui sont tout près de
la voie illuminative, il y a une distance considérable. d) Il faut aussi et
surtout tenir compte de l'action de la grâce : quelques âmes semblent en
recevoir avec tant d'abondance qu'on peut prévoir un progrès rapide vers les
sommets de la perfection; d'autres en reçoivent beaucoup moins et font des
progrès plus lents : le directeur se souviendra que son action doit être
subordonnée à celle du Saint Esprit, n° 548.
Il ne faut donc pas s'imaginer qu'il y a des cadres rigides, où l'on peut faire
rentrer toutes les âmes ; mais se dire que chaque âme a ses particularités, dont
il faut tenir compte, et que les cadres tracés par les auteurs spirituels
doivent être assez souples pour s'adapter à toutes les âmes.
630. C) Dans la conduite des âmes, il y a un double écueil à éviter :
quelques-unes voudraient brûler des étapes, c'est-à-dire, parcourir rapidement
les degrés inférieurs pour arriver plus tôt à l'amour divin ; d'autres au
contraire piétinent sur place et demeurent trop longtemps, par leur faute, dans
les degrés inférieurs, par manque de générosité ou par manque de méthode. Aux
premières le directeur dira souvent qu'aimer Dieu est excellent, mais qu'on
n'arrive à l'amour pur et effectif que par le renoncement et la pénitence, n°
321. Aux secondes, il donnera des encouragements, des avertissements, soit pour
stimuler leur ardeur, soit pour les aider à perfectionner leurs méthodes
d'oraison ou d'examen.
631. D) Lorsque les auteurs spirituels enseignent que telle ou telle vertu
convient à telle ou telle voie, ceci ne doit s'entendre qu'avec beaucoup de
réserve. Au fond, toutes les vertus fondamentales conviennent à chacune des
voies, mais à des degrés différents. Ainsi les débutants doivent assurément
s'exercer d'une façon spéciale à la vertu de pénitence, mais ils ne peuvent le
faire qu'en pratiquant les vertus théologales et les vertus cardinales, d'une
façon autre cependant que les âmes en progrès ; ils s'en servent surtout pour
purifier leur âme par le renoncement et les vertus crucifiantes. Dans la voie
illuminative on cultivera ces mêmes vertus, mais à un degré différent, sous une
forme plus positive, et en vue de mieux ressembler au divin Modèle. On le fera
aussi dans la voie unitive, mais à un degré supérieur, comme une manifestation
de l'amour envers Dieu et sous l'influence des dons du Saint Esprit. De même les
parfaits, tout en s'appliquant surtout à l'amour de Dieu, ne cessent pas de
purifier leur âme par la pénitence et la mortification ; mais ces pratiques de
pénitence sont assaisonnées d'un amour plus pur et plus intense, et n'en ont que
plus d'efficacité.
632. E) Une remarque analogue s'impose pour les différents genres d’oraison ;
ainsi, généralement, la méditation discursive convient aux débutants, l'oraison
affective aux âmes en progrès, l'oraison de simplicité et la contemplation à la
voie unitive. Mais l'expérience montre que le degré d'oraison ne correspond pas
toujours au degré de vertu, que par tempérament, éducation ou habitude, des
personnes demeurent longtemps dans la pratique d'une oraison discursive ou
affective, tout en étant intimement et habituellement unies à Dieu ; et que
d'autres, à l'esprit plus intuitif et au cœur plus affectueux, font volontiers
des oraisons de simplicité, sans être parvenues à ce degré de vertu que demande
la voie unitive.
Il importe, dès le début, d'avoir ces remarques sous les yeux, pour ne pas
mettre entre les vertus des cloisons étanches qui n'existent pas. Aussi, en
exposant chaque vertu, nous aurons soin d'indiquer les degrés qui conviennent
aux débutants, aux âmes en progrès, aux parfaits.
III. UTILITÉ DE L'ÉTUDE DES TROIS
VOIES
Ce que nous venons de dire montre
combien utile, combien nécessaire est l'étude intelligente des trois voies.
633. 1° Avant tout, elle est nécessaire aux directeurs spirituels. Il est
évident en effet que les commençants et les parfaits doivent être conduits par
des règles différentes ; car, ajoute le P. Grou, « la grâce des commençants
n'est pas la même que celle des âmes avancées, ni celle des personnes avancées
la même que celle des personnes consommées en perfection » (Manuel des Ames
intérieures, p. 71)
Ainsi, la méditation discursive, nécessaire aux débutants, paralyserait l'effort
des âmes plus avancées. De même, en ce qui concerne les vertus, il y a une
manière de les pratiquer qui correspond à la voie purgative, une autre à la voie
illuminative, une troisième à la voie unitive. Or un directeur qui n'a pas
approfondi ces questions, sera exposé à diriger presque toutes les âmes de la
même façon, et à conseiller à chacune ce qui lui réussit à lui-même. Parce que
l'oraison affective simplifiée lui est très utile, il sera tenté de conseiller
la même méthode à tous ses pénitents, oubliant qu'on n'y arrive que par des
étapes successives. Celui qui trouve dans la pratique habituelle de l'amour de
Dieu tout ce qui est nécessaire à sa sanctification, sera porté à conseiller à
tous la voie d'amour comme la plus courte et la plus efficace, oubliant qu'un
petit oiseau qui n’a pas d'ailes est incapable de voler à ces hauteurs. Un autre
qui n’a jamais pratiqué l'oraison de simple regard, blâmera les personnes qui
s'y essaient, sous prétexte que ce procédé n'est que de la paresse spirituelle.
Au contraire, le directeur qui a étudié avec soin les ascensions progressives
des âmes ferventes, saura proportionner ses conseils et sa direction à l'état
réel de ses pénitents, pour le plus grand bien de leur âme.
634. 2° Les fidèles eux-mêmes étudieront avec profit ces diverses étapes ; sans
doute, ils se laisseront diriger par leur guide spirituel ; mais si, par des
lectures bien choisies, ils ont saisi, au moins dans leurs grandes lignes, les
différences entre les trois voies, ils comprendront mieux les conseils de leurs
directeurs et sauront mieux en profiter.
Nous allons donc étudier successivement les trois voies spirituelles, mais sans
oublier qu'il n’y a point de cadres rigides, et que chaque voie comporte
beaucoup de variétés et de formes diverses.
LIVRE 1
La purification de l'âme ou la voie purgative
INTRODUCTION
635. Ce qui caractérise la voie
purgative, ou l'état des commençants, c'est la purification de l'âme en vue
d'arriver à l'union intime avec Dieu.
Expliquons donc : 1° ce que nous entendons par commençants et 2° le but qu'ils
doivent poursuivre.
I. QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR
COMMENÇANTS ?
636. 1° Caractères essentiels. Les
commençants dans la vie spirituelle sont ceux qui, vivant habituellement dans
l'état de grâce, ont un certain désir de perfection, mais conservent des
attaches au péché véniel et sont exposés à retomber de temps en temps dans
quelques fautes graves. Expliquons ces trois conditions.
a) Ils vivent habituellement dans l’état de grâce, et par conséquent luttent
généralement avec succès contre les tentations graves. De ce chef, nous excluons
ceux qui commettent souvent le péché mortel et ne fuient pas ses occasions, qui
ont sans doute des velléités de se convertir, mais non la volonté ferme et
efficace de le faire. Ceux-là ne sont pas en marche vers la perfection ; ce sont
des pécheurs, des mondains qu'il faut tout d'abord détacher du péché mortel, et
des occasions de le commettre.
b) Ils ont un certain désir de perfection ou de progresser, bien que ce désir
puisse encore être faible et imparfait. Par là nous excluons ces mondains, trop
nombreux, hélas ! dont la seule ambition est d'éviter le péché mortel, mais qui
n'ont aucun désir sincère de progresser. Comme nous l'avons montré en effet, n°
414, ce désir est le premier pas vers la perfection.
c) Ils conservent cependant quelques attaches (au péché véniel délibéré, et par
suite en commettent fréquemment ; ainsi ils se distinguent des âmes en progrès
qui s'efforcent de briser toute attache aux fautes vénielles, bien qu'elles en
commettent volontairement de temps en temps. La raison de ces attaches se tire
de ce que leurs passions ne sont pas encore maîtrisées ; delà des mouvements
fréquents et consentis de sensualité, d'orgueil, de vanité, de colère, d'envie,
de jalousie, des paroles et des actes contraires à la charité, etc. Que de
personnes, appelées dévotes, conservent de ces attaches, qui leur font commettre
des fautes vénielles de propos délibéré, et par là même les exposent à tomber de
temps en temps dans des fautes graves !
637. 2° Diverses catégories. Il y a donc différentes catégories de commençants :
a) Les âmes innocentes, qui désirent progresser dans la vie spirituelle :
enfants, jeunes gens et jeunes filles, personnes du monde qui, non contentes
d'éviter le péché grave, veulent faire quelque chose de plus pour Dieu et
désirent se perfectionner. Il y en aurait un plus grand nombre, si les prêtres
avaient soin d’éveiller en elles ce désir de la perfection au catéchisme, au
patronage, dans les divers groupements paroissiaux. Qu'on relise donc ce que
nous avons dit à ce sujet, n° 409-430.
b) Les convertis, qui, après avoir péché gravement, reviennent loyalement à
Dieu, et, pour s'éloigner plus efficacement de l'abîme, veulent aller de l'avant
dans les voies de la perfection. Ici encore nous pouvons dire que le nombre en
serait beaucoup plus élevé si les confesseurs avaient soin de rappeler à leurs
pénitents que, pour ne pas reculer il faut avancer, et que le seul moyen
efficace d'éviter le péché mortel, c'est de tendre à la perfection (cf. n°
354-361).
c) Les attiédis, qui, après s'être donnés une première, fois à Dieu et fait
quelques progrès, sont tombés dans le relâchement et la tiédeur : ils ont
besoin, même s'ils s'étaient avancés jusqu'à la voie illuminative, de revenir
aux austères pratiques de la voie purgative, et de reprendre en sous-oeuvre le
travail de la perfection. Pour les aider dans leurs efforts, il faut les
prémunir avec soin contre les dangers du relâchement et de la tiédeur, et en
combattre les causes qui sont généralement l'étourderie ou la légèreté,
l'insouciance et une certaine lâcheté.
638. 3° Deux classes de commençants. Parmi les commençants, il en est qui
montrent plus de générosité, et d'autres beaucoup moins : de là ces deux classes
que Ste Thérèse distingue parmi eux.
a) Dans la première demeure du Château de l'âme, elle décrit ces âmes qui, bien
engagées encore dans le monde, ont cependant de bons désirs, récitent quelques
prières, mais ordinairement l'esprit rempli de mille affaires qui absorbent
leurs pensées. Elles ont encore beaucoup d’attaches, mais s'efforcent de s'en
dégager de fois à autres. Grâce à ces efforts, elles entrent dans les premières
pièces du Château les plus basses : mais il s’introduit avec elles une foule
d'animaux malfaisants (leurs propres passions) qui les empêchent de voir la
beauté du château et d'y demeurer tranquilles. Cette demeure, quoique la moins
élevée, est déjà d'une grande richesse ; mais terribles sont les ruses et les
artifices du démon pour empêcher ces âmes d'avancer ; le monde, où elles sont
encore plongées, les sollicite par ses plaisirs et ses honneurs ; aussi elles
sont facilement vaincues, et cependant elles désirent éviter le péché et font
des œuvres louables. En d'autres termes ces personnes essaient d’allier la piété
avec la vie mondaine ; leur foi n'est pas assez éclairée, leur volonté pas assez
forte et généreuse pour les faire renoncer non seulement au péché mais à
certaines occasions dangereuses ; elles ne comprennent pas assez la nécessité
d'une prière fréquente, ni d'une rigoureuse pénitence ou mortification. Elles
veulent cependant non seulement faire leur salut, mais progresser dans l'amour
de Dieu en faisant quelques sacrifices.
639. b) La seconde classe de débutants est décrite par Ste Thérèse dans la
seconde demeure. Ce sont les personnes qui déjà font oraison et comprennent
mieux qu'il faut faire des sacrifices pour progresser, mais qui cependant, faute
de courage, retournent parfois vers les premières demeures en s'exposant de
nouveau aux occasions de péché : elles aiment encore les plaisirs et les
séductions du monde, et parfois retombent dans une faute grave, mais se relèvent
rapidement, parce qu'elles écoutent la voix de Dieu les appelant au repentir.
Malgré les sollicitations du monde et du démon, elles méditent sur la fragilité
des faux biens de la terre, sur la mort qui viendra bientôt les en séparer.
Alors elles aiment de plus en plus Celui dont elles reçoivent de si nombreux
témoignages d'amour ; elles comprennent qu'en dehors de lui elles ne peuvent
trouver ni paix ni sécurité, et elles désirent éviter les égarements du
prodigue. C'est donc un état de lutte, où elles souffrent beaucoup des
tentations nombreuses qui les assaillent, mais où Dieu daigne aussi les consoler
et les fortifier. En se conformant à la volonté de Dieu, qui est le grand moyen
de perfection, elles finiront par sortir de ces demeures où circulent encore les
bêtes venimeuses, pour arriver à cette région où elles sont à l’abri de leurs
morsures.
640. Nous ne traiterons pas successivement de ces deux classes, parce que les
moyens à leur suggérer sont en somme les mêmes. Mais le directeur en tiendra
compte dans les cas particuliers qu’il leur donnera. Ainsi il attirera
spécialement l’attention des âmes de la première classe sur la malice et les
effets du péché, sur la nécessité d'en éviter les occasions, et excitera en
elles un vif désir de prier, de faire pénitence et de se mortifier; aux âmes
plus généreuses il conseillera en outre une méditation plus prolongée et la
lutte contre les vices capitaux, c'est à dire contre ces tendances profondes qui
sont la source de tous nos péchés.
II. DU BUT A POURSUIVRE
641. Nous avons dit, n° 309, que la
perfection consiste essentiellement dans l'union à Dieu par la charité. Mais
Dieu, étant la sainteté même, nous ne pouvons lui être unis que si nous
possédons la pureté de cœur, qui comprend un double élément, l'expiation du
passé et le détachement du péché et de ses occasions pour l'avenir.
La purification de l'âme est donc la première tâche qui s'impose aux
commençants.
On peut même ajouter que l'âme s'unira d'autant plus intimement à Dieu qu'elle
sera plus pure et plus détachée. Or il y a une purification plus ou moins
parfaite selon les motifs qui l'inspirent et les effets qu'elle produit.
A) La purification demeure imparfaite, si elle est inspirée surtout par des
motifs de crainte et d'espérance, crainte de l'enfer et espérance du ciel et des
biens célestes. Ses résultats sont incomplets : on renonce sans doute au péché
mortel, qui nous priverait du ciel, mais on ne renonce pas aux fautes vénielles,
même délibérées, parce que celles-ci n'empêchent pas notre salut éternel.
B) Il y a donc une purification plus parfaite, qui, sans exclure la crainte et
l'espérance, a pour motif principal l'amour de Dieu, le désir de lui plaire et
par là même d'éviter tout ce qui l'offense, même légèrement. C'est alors que se
vérifie la parole du Sauveur à la femme pécheresse : « Ses nombreux péchés lui
sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc, VII, 47).
C'est à cette seconde purification que doivent viser les bonnes âmes ; mais le
directeur se souviendra que beaucoup de commençants ne sont pas capables de s'y
élever au début, et, tout en parlant de l'amour de Dieu, il n'oubliera pas de
proposer les motifs de crainte et d'espérance qui agissent plus fortement sur
leurs âmes.
DIVISION DU LIVRE PREMIER
642. Le but étant connu, il s'agit
de déterminer les moyens nécessaires pour l'atteindre. Au fond ils se réduisent
à deux : la prière, qui nous obtient la grâce, et la mortification par laquelle
nous y correspondons. Mais la mortification prend différents noms suivant les
aspects sous laquelle on la considère : elle s'appelle pénitence, quand elle
nous fait expier les fautes passées ; mortification proprement dite, quand elle
s'attaque à l'amour du plaisir pour diminuer le nombre des fautes dans le
présent et dans l'avenir ; lutte contre les péchés capitaux, quand elle combat
les tendances profondes qui nous portent au péché ; lutte contre les tentations,
quand elle résiste aux attaques de nos ennemis spirituels. De là cinq chapitres
:
Chap. I. La prière des commençants.
Chap. II. La pénitence pour réparer le passé.
Chap. III. La mortification pour assurer l'avenir.
Chap. IV. La lutte contre les péchés capitaux.
Chap. V. La lutte contre les tentations.
Tous ces moyens supposent évidemment la pratique des vertus théologales et des
vertus morales dans leur premier degré : on ne peut prier, faire pénitence et se
mortifier sans croire fermement aux vérités révélées, sans espérer les biens du
ciel et sans aimer Dieu, sans s'exercer à la prudence, à la justice, à la force
et à la tempérance. Mais nous ne traiterons de ces vertus que dans la voie
illuminative, où elles atteignent leur plein développement.

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