 |
Aux yeux de Frédéric
Ozanam, la foi sans la charité n'a aucun sens. Surtout dans le Paris de
Louis-Philippe, où les pauvres pullulent. S'adresse à des jeunes il ne
craint pas de dire:"La terre s'est refroidie, c'est à nous,
catholiques, de ranimer la chaleur vitale qui s'éteint, c'est à nous de
recommencer le grand oeuvre de la régénération, fallût-il recommencer
l'ère des martyrs... Resterons-nous inertes au milieu du monde qui
souffre et qui gémit?... Et nous, ne ferons-nous rien pour ressembler à
ces saints que nous aimons?...
Nous ne savons pas aimer
Dieu comme il faut “car il semble qu'il faille voir pour aimer et
nous ne voyons Dieu que des yeux de la foi, et notre foi est si faible!
Mais les hommes, mais les pauvres, nous les voyons des yeux de la chair!
Ils sont là et nous pouvons mettre le doigt et la main dans leurs plaies
et les traces de la Couronne d'épines sont visibles sur leur front; et
ici l'incrédulité n'a plus de place possible, et nous devrions tomber à
leurs pieds et leur dire avec l'apôtre: ‘Vous êtes nos maîtres et nous
serons vos serviteurs, vous êtes pour nous les images sacrées de ce Dieu
que nous ne voyons pas, et ne sachant pas l'aimer autrement, nous
l'aimerons en vos personnes’..."
Frédéric Ozanam multiplie
les conseils aux membres des conférences de Saint Vincent de Paul qui
visitent les pauvres: "Ne pas se faire voir, mais se laisser voir",
car si le pauvre abhorre toute ostentation, il a horreur de la
clandestinité.” Admirables paroles, échos de celles de Saint Vincent
de Paul.
Lorsque Ozanam sera élu
président des Conférences de Saint Vincent de Paul, il donnera quelques
précisions: "Cette société est catholique mais laïque, humble mais
nombreuse, pauvre mais surchargée de pauvres à soulager, surtout dans un
temps où les associations charitables ont une mission si grande à
remplir pour le réveil de la foi, pour le soutien de l'Église, pour
l'apaisement des haines qui divisent les hommes." Il profitera de ce
mandat pour rappeler les exigences de la charité: discrétion,
délicatesse, respect de la dignité de la personne, exclusion de tout
prosélytisme déplacé. "N'introduisons la religion dans nos entretiens
qu'au moment où elle y sera naturellement amenée... Craignons
qu'un zèle impatient de faire des chrétiens ne fasse que des
hypocrites". Aux yeux d'Ozanam, la visite des pauvres à domicile,
tâche essentielle des Confrères, doit être faite dans un esprit
d'humilité.
Frédéric tient beaucoup à
la défense et à l'exaltation de la foi catholique. C'est pourquoi, avec
de nombreux étudiants qui la partagent avec lui, il s'adresse, en 1833,
à l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, pour lui demander qu’une
prédication forte et convaincante, soit organisée, pour le grand public,
la jeunesse en particulier, en la cathédrale Notre-Dame de Paris. C'est
ainsi que naissent, après deux ans de tractations et d’hésitations de la
part du prélat, les célèbres "Conférences de Notre-Dame". Et
Henri Lacordaire, leur donnera, par sa foi, son enthousiasme, et son
éloquence sans pareille, les premières lettres de noblesse.
Agrégé de la Faculté des
Lettres, Frédéric Ozanam connut aussi l'humble tâche du professeur
d'université affronté à l'accumulation des examens à faire passer, les
longues préparations des cours, la fatigue de la parole publique... Mais
il était récompensé par le respect dont l'entoure son large auditoire,
sensible à son érudition, à sa conscience professionnelle, à sa clarté,
et aussi à son éloquence née de l'enthousiasme de celui qui communique
sa science et sa foi.
Un épisode illustre ce qui
précède: en 1852, au lendemain du Coup d'État de Louis-Napoléon, la
Sorbonne était au bord de l'émeute. Le bruit courait que les
professeurs, pourtant payés par l'État, ne voulaient plus donner leurs
cours. Quoique gravement malade, Ozanam se rendit à la Faculté et,
devant des étudiants médusés, prononça ces paroles admirables:"Messieurs,
on reproche à notre siècle d'être un siècle d'égoïsme, et l'on dit les
professeurs atteints de l'épidémie générale. Cependant, c'est ici que
nous altérons nos santés. C'est ici que nous usons nos forces. Je ne
m'en plains pas. Notre vie, ma vie, vous appartient, nous vous la devons
jusqu'au dernier souffle et vous l'aurez. Quant à moi, Messieurs, si je
meurs, ce sera à votre service".
Frédéric Ozanam fut un
savant, mais sa volonté était de mettre ses connaissances au service de
la Vérité chrétienne et de montrer par ses travaux et dans son
enseignement universitaire, l'alliance naturelle de la foi et de la
science. Et cela, à une époque où nombre d'érudits et de scientifiques,
déniaient à l'Église le droit de se dire en accord avec la science
moderne.
Frédéric, suivit au Jardin
des Plantes des cours de chimie et de botanique. Il apprit le sanscrit
afin de déchiffrer les textes sacrés des Hindous. Il dévora des oeuvres
apologétiques, des ouvrages aux conceptions matérialistes, toujours en
vue de réaliser le rêve de son adolescence: "démontrer la vérité de
la religion catholique par l'antiquité des croyances historiques,
religieuses et morales."
On admire qu'à 20 ans, dans
le cadre de la "Conférence d'Histoire", qui préludera à la
"Conférence de Charité", il ait pu traiter de sujets aussi
difficiles que la mythologie en général, les religions de Confucius et
de Lao-Tseu, la philosophie religieuse de l'Inde, la réforme de
Bouddha... En 1831, il publia des Etudes diverses sur le langage et la
pensée, la philosophie du langage et son action dans la société, et un
remarquable article, paru dans le journal lyonnais, "Le Précurseur",
sous le titre: "Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon."
En 1836, Frédéric Ozanam
soutint des thèses de doctorat en droit, l'une en latin (De
interdictis), l'autre en français (Des actions possessoires),
puis il s'orienta vers les Lettres et l'Histoire. A 24 ans, il
s'imposait déjà comme l'un des meilleurs connaisseurs de Dante et de "la
Divine Comédie".
En 1839 il soutint deux
nouvelles thèses: l'une en latin, "De frequenti apud veteres poetas
heroum ad inferos descensu", et l'autre en français: "Essai sur
la philosophie de Dante". Il s’orienta ensuite vers les littératures
étrangères. Il maîtrisait pleinement les langues italienne et allemande,
et connaissait l'anglais et l'espagnol. Enfin, il avoue qu’il avait
"une teinture des langues orientales," et il pouvait lire la Bible
dans le texte hébreu.
À 27 ans, Frédéric Ozanam
était nommé suppléant de Claude Fauriel, un des rénovateurs de
l'histoire littéraire en France, dans la chaire de Littérature étrangère
à la Sorbonne. A la mort de ce maître et ami, en 1844, Frédéric lui
succèdera comme titulaire de cette chaire. Il souhaitait faire une étude
approfondie de la civilisation italienne et de la civilisation
allemande, dans la perspective d'une "noble étude" comparative
sur les sujets suivants: "Rome et les barbares", "le Sacerdoce
et l'Empire", "Dante et les Nibelungen", "Thomas d'Aquin et Albert le
Grand", "Galilée et Leibniz".
Cette érudition rigoureuse
nourrit un enseignement exigeant. Cependant Ozanam a constamment à
l'esprit une certitude: c'est l'Église qui a recueilli l'héritage de
l'Antiquité et du Paganisme barbare. Cette universalité, jointe à une
grande ouverture sur les autres, lui vaut une audience et une vocation
internationales...
Enfin Frédéric rêve d'une
grande chose: montrer le christianisme "civilisant les Barbares par
son enseignement, leur transmettant l'héritage de l'Antiquité, créant,
avec la vie religieuse et la vie politique, l'art, la philosophie et la
littérature du Moyen Age". Le livre s'appellerait: "Histoire de
la civilisation chrétienne chez les Germains", avec un premier
volume traitant de "La Germanie avant le christianisme" (avant et
sous les Romains) et "L'établissement du christianisme en Allemagne".
Un second volume contiendrait: "L'État", ou la constitution de
l'Empire depuis Charlemagne jusqu'aux Hohenstaufen,et "Les Lettres",
avec la formation des écoles monastiques et la floraison de la
littérature ecclésiastique.
Le premier volume est
presque entièrement terminé à l'été de 1846 quand il tombe malade et
part pour l'Italie, à la recherche de documents sur la culture de la
Péninsule entre les VIIe et Xe siècles. A son retour, grâce aux soins
dévoués d'Ampère, le premier volume a paru (1847). Le second, mis en
chantier en 1848, est rédigé au prix d'un effort surhumain. Rassemblés
sous le titre commun d'"Études germaniques" (avril 1849), les
deux volumes se voient attribuer le Grand Prix Gobert de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres.
Frédéric songeait aussi à
"une vaste fresque qui embrasserait l'histoire de la civilisation,
des temps barbares à l'époque de Dante". Premier jalon: la
publication, en 1850, de "Documents inédits pour servir à l'histoire
littéraire de l'Italie depuis le VIIIe siècle jusqu'au XIIIe".
Hélas! la maladie le
prendra de court... Son œuvre demeurera inachevée.
|