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Frédéric Ozanam fut un
prophète, mais un prophète chrétien. Comme il l'affirme dans une lettre
à Ernest Falconnet, en 1834: "Les idées religieuses ne sauraient
avoir aucune valeur si elles n'ont une valeur pratique et positive. La
religion sert moins à penser qu'à agir..." Jeune homme, Frédéric a
toujours pensé qu'il avait une mission propre, qui lui intimait
l'obligation de sortir de lui-même, de se mêler au monde et à ceux qui
l'habitent, afin de mettre à leur disposition les lumières et les forces
que, malgré son indignité, Dieu lui avait imparties. Il a 18 ans quand
il avoue à son ami Fortoul: "Lorsque mes yeux se tournent vers la
société, la variété prodigieuse des événements fait naître en moi les
sentiments les plus divers... Ces considérations m'animent et me
pénètrent d'une sorte d'enthousiasme. Je me dis qu'il est grand le
spectacle auquel nous sommes appelés; qu'il est beau d'assister à une
époque aussi solennelle; que la mission d'un jeune homme dans la société
est aujourd'hui bien grave et bien importante... Je me réjouis d'être né
à une époque où, peut-être, j'aurai à faire beaucoup de bien, et alors
je ressens une nouvelle ardeur pour le travail".
Ozanam rêvait d'un
véritable renouveau du catholicisme, d’un catholicisme "plein de
jeunesse et de force qui s'éléverait tout à coup sur le monde, qui se
mettrait à la tête du siècle renaissant pour le conduire à la
civilisation, au bonheur."
On pourrait croire qu’il
s’agit bien d’un rêve, d’une utopie, au lendemain de la Révolution de
1830 et de l'avènement du roi-bourgeois... mais, chez Frédéric, cette
vision procède d'une lucidité qui trouve son secret et sa force, dans
une foi chrétienne sans cesse renouvelée.
Dans une lettre de 1852 à
son ami Charles Hommais, il déclare : "Je suis bien plus profondément
convaincu par les preuves intérieures du christianisme. J'appelle ainsi
cette expérience de chaque jour qui me fait trouver dans la foi de mon
enfance toute la force et toute la lumière de mon âge mûr, toute la
sanctification de mes joies domestiques, toute la consolation de mes
peines... Nous n'avons pas deux vies, l'une pour chercher la vérité,
l'autre pour la pratiquer.”
A une époque d'incrédulité
où l'institution ecclésiale est bafouée, la foi solidement ancrée de
Frédéric s'épanouit tout naturellement au sein de l'Église "mon
Église", comme il se plaisait à dire. Or, celle-ci ne peut être pour
lui que la sainte Église catholique romaine au sein de laquelle il a été
baptisé, élevé, instruit, et qui, à ses yeux, a l'immense supériorité
d'avoir à sa tête un Pontife dont l'autorité est le reflet de celle de
Dieu.
Catholique libéral,
convaincu de l'alliance naturelle qui doit exister entre l'Evangile,
l'Église et la Liberté, Frédéric Ozanam est aussi un catholique romain,
ultramontain comme on disait à son époque. C’est à Rome qu’il trouve le
foyer rayonnant, le centre vivant d'un christianisme authentique. Or,
voici qu'en 1846 accède au Souverain Pontificat un pape, Pie IX, qui est
à la fois jeune, libéral, et décidé à faire de la papauté le recours
suprême d'une humanité en perdition.
La dévotion de Frédéric
pour Pie IX — qui le recevra plusieurs fois à Rome — est à la mesure de
l'espérance qu'il met dans l'Église catholique. Quand il en parle, c'est
avec ferveur: "Le pape, écrit-il, en 1847, à son ami Jean-Jacques
Ampère, tel que je le vois, est comme les plus grands de ses
prédécesseurs, pénétré d'une foi profonde en son titre de Vicaire de
Jésus-Christ et d'un profond sentiment de son indignité... Il laisse
s'effacer à demi cette qualité de prince temporel qui avait peut-être
trop paru depuis Jules II et Léon X et qui avait contribué à soulever
tant de préventions chez nous et ailleurs. Et, en même temps, on
retrouve en lui, plus reconnaissable que jamais, l'évêque de Rome, cette
autorité paternelle et désintéressée que personne n'aurait le courage de
haïr, et à laquelle il est bien difficile de ne pas se rendre."
La lucidité de Frédéric,
nourrie par la foi, n'a d'égale que son courage, un courage que les
contemporains ne s'attendaient pas à trouver chez un homme
professionnellement installé et de santé fragile:
– Courage, au sein
d'une Église alors très cléricale, de considérer que, comme laïc, il a
une mission propre.
– Courage de
dénoncer les paresses d'un clergé que les avantages du Concordat de 1801
ont tendance à rendre moins sensible aux malheurs de ce monde. Et
Frédéric n'hésite pas, à travers son frère aîné, l'abbé Alphonse, à
interpeller les prêtres:"Vous ne remplissez pas véritablement votre
mission... Si un plus grand nombre de chrétiens et surtout
d'ecclésiastiques s'étaient occupés des ouvriers depuis dix ans, nous
serions plus sûrs de l'avenir..." et encore "il faut que les
cures renoncent à leurs petites paroisses bourgeoises, troupeau d'élite
au milieu d'une immense population qu'ils ne connaissent pas..."
Ces positions courageuses,
renforcées par ses options politiques, la démocratie chrétienne et
sociale, font naître des inimitiés, aussi bien chez les catholiques
conservateurs que parmi ceux qui se réfèrent à un socialisme éloigné de
l'Église. Mais, aux yeux de beaucoup d'hommes de sa génération, il
apparaît comme un guide. Lui-même le reconnaissait déjà avec son
humilité costumière dans une lettre (1834) à son ami Ernest Falconnet:"Je
suis environné, sous certain rapport, de séductions de toute espèce; on
me sollicite, on se dispute à qui m'aura, on me met en avant... Parce
que Dieu et l'éducation m'ont doué de quelque tact, de quelque étendue
d'idées, de quelque largeur de tolérance, on veut faire de moi une sorte
de chef de la jeunesse catholique de ce pays-ci, plusieurs de jeunes
m'accordent une estime dont je me sens très indigne... Cependant, le
concours de circonstances extérieures ne peut-il pas être un signe de la
volonté de Dieu?...
Il écrira un mois plus
tard, à son frère Charles-Alphonse, lors de l’avènement la Seconde
République: C'est une mauvaise alliance que celle des catholiques
avec la bourgeoisie vaincue; il vaudrait mieux s'appuyer sur le peuple
qui est le véritable allié de l'Église, pauvre comme elle, dévoué comme
elle, béni comme elle de toutes les bénédictions du Sauveur."
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