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Au lendemain de la
Révolution de 1830, Frédéric Ozanam s'affirme d'emblée comme catholique
libéral, c'est-à-dire un fidèle qui, tout en étant un fils aimant et
soumis de l'Église, considère que les principes de 1789 — Liberté,
Égalité, Fraternité — sont des traductions modernes de l'esprit
évangélique. Son maître à penser, qui est aussi celui d'une foule de
jeunes gens généreux de sa génération, est Félicité de Lamennais, prêtre
breton aux intuitions prophétiques, mais qui quittera l'Église lorsque
celle-ci condamnera ses prises de position. Frédéric finira par s'en
éloigner.
A Paris, Frédéric suit
assidûment les conférences du 98 rue de Vaugirard, où habite Lamennais
qui y anime des rencontres. Le 10 février 1832, il exprime son
enthousiasme à son ami Ernest Falconnet: "Le système lamennaisien...
c'est l'alliance immortelle de la foi et de la science, de la charité et
de l'industrie, du pouvoir et de la liberté. Appliqué à l'histoire, il
la met en lumière, il y découvre les destinées de l'avenir".
Dès janvier 1832, Ozanam
participe également aux conférences de l'Abbé Gerbet sur la philosophie
de l'histoire: elles l'affermissent dans son sens de l'Église qui est
ainsi soutenu et éclairé par une ample vision d'un monde que l'Église
doit pénétrer de son action. Il fréquente également les réunions
amicales qu'organise Montalembert, ainsi que les conférences de
Stanislas, qui le mettent en contact avec Lacordaire, auquel le liera
une solide amitié.
Au cours de la Monarchie de
juillet (1830-1848) — régime dont il déplore le conservatisme égoïste —
Frédéric Ozanam ne quittera pas la voie dans laquelle il s'est engagé
dès 1830. Sa correspondance abonde en formules fortes comme celle-ci
datant du 21 juillet 1834: "Je pense qu'en face du pouvoir il faut
aussi le principe sacré de la liberté; je pense qu'on doit avertir d'une
voix courageuse et sévère le pouvoir qui exploite au lieu de se
sacrifier; la parole est faite pour être la digue qu'on oppose à la
force; c'est le grain de sable où vient se briser la mer"...
Ozanam sait bien qu'une
telle attitude provoque des éloignements et des mécontentements. Mais
Frédéric est frappé par l'indifférence, de tant de croyants, qui ne
sentent pas qu'un bouleversement fondamental se prépare dans la société.
Il pressent que l’année 1848 sera capitale pour la France. Il voudrait
que tous les catholiques français se tournent vers Pie IX qui, selon
lui, n'est pas seulement le libérateur de l'Italie, mais le pape qui va
sceller l'alliance nouvelle entre la Religion et la Liberté, le
Christianisme et la Démocratie, à l'image de l'accord conclu autrefois
entre l'Église et les Barbares.
Nota:
L'encyclique "Rerum
novarum" sur la condition des ouvriers, du Pape Léon XIII, publiée
le 15 mai 1891, fait souvent écho à la pensée sociale, prémonitoire,
généreuse et fraternelle de Frédéric Ozanam, sur l'injustice, les
inégalités, la dignité du travail, le juste salaire, l'imposition
équitable, le droit de propriété, l'allègement des souffrances des moins
favorisés. Ces idées seront reprises dans les encycliques "Quadragesimo
anno", de Pie XI, en 1931, et "Centesimus annus", de
Jean-Paul II, en 1991.
Frédéric Ozanam a été très
précocement sensibilisé à la question sociale qui, au XIXe siècle, fut
essentiellement centrée sur la condition ouvrière que les troubles
sociaux, à Paris et à Lyon, consécutifs à la Révolution, avaient
davantage mis en lumière.
En 1836, alors que la
Conférence de Saint-Vincent de Paul commençait à se développer, Frédéric
écrivit à Falconnet: "Nous autres, nous sommes trop jeunes pour
intervenir dans la lutte sociale: resterons-nous donc inertes au milieu
du monde qui souffre et qui gémit? Non, il nous est ouvert une voie
préparatoire: avant de faire le bien public, nous pouvons essayer de
faire le bien de quelques-uns; avant de régénérer la France, nous
pouvons soulager quelques-uns de ses pauvres...”
Au sein d'un régime
politique dont la devise "Enrichissez-vous!" était destinée aux
seules classes dirigeantes, Frédéric se trouvait de plus en plus mal à
l'aise.
C'est l'approche et
l'éclatement de la Révolution de février 1848 qui fit de Frédéric un
catholique social et il eut des hardiesses qui effrayèrent certains de
ses amis. Les catholiques libéraux étaient encore fort timides quand
Ozanam invita l'ensemble des catholiques français à s'occuper enfin du
peuple.
En fait, la pensée
politique et sociale d'Ozanam est beaucoup moins le fait d'un théoricien
que d'un chrétien vivant sa foi: c'est l'esprit du plus rayonnant des
fondateurs de la Société de Saint-Vincent de Paul, qui veut
donner à son Église un visage fraternel, la rendre attentive à toutes
les misères, afin de les soulager temporellement et spirituellement. Peu
de catholiques libéraux ont lié, à ce point, leur religion personnelle à
leurs préoccupations sociales.
A bien des reprises,
Frédéric demande à ses correspondants que l'esprit social l'emporte chez
eux sur les opinions et les théories politiques. C'est qu'il voudrait
unir, pour le soulagement des innombrables misères, tous ceux qui
tendent à un monde plus solidaire. Dans sa pensée, les chrétiens doivent
se placer en première ligne, puisque leur religion elle-même est à base
de fraternité et d'esprit de sacrifice.
Quand il réclame l'égalité,
c'est-à-dire la justice sociale, Frédéric n'a garde de lui opposer la
Charité chrétienne: à ses yeux, ces deux principes, loin de s'annuler
l'un l'autre, s'harmonisent : "l'ordre de la société repose sur deux
vertus: justice et charité. Mais la justice suppose déjà beaucoup
d'amour; car il faut beaucoup aimer l'homme pour respecter son droit,
qui borne notre droit, et sa liberté, qui gêne notre liberté. Cependant
la justice a ses limites; la charité n'en connaît pas... La Charité
c'est le Samaritain qui verse l'huile dans les plaies du voyageur
attaqué. C'est à la justice de prévenir les attaques."
Ozanam posa peu à peu les
bases de l'enseignement social de l'Église: promotion de la justice, de
la liberté des personnes et de l'enseignement, sens du travail humain,
et de la dignité de la femme: "C'est la doctrine du progrès par le
christianisme que j'essaie, expliquait-il, de ramener comme une
consolation en des jours inquiets".
Il entendait aussi défendre
les "droits naturels de l'homme et de la famille", le suffrage
universel, le droit de propriété et d'association, et la fraternité sans
frontière. L'enjeu? Le surgissement d'une société nouvelle "capable
de posséder le vrai, de faire le bien et de trouver le beau".
Travailleur héroïque, il
n'en était pas moins convaincu de la nécessité de la foi pour "féconder
le travail". Convaincu aussi que "le beau, c'est la splendeur du vrai",
professeur en Sorbonne, il répugnait à tout usage "mondain" de la
littérature. Et il préconisait une étude formelle soigneuse des textes:
"il faut étudier les mots!"
(Origine: «http://zenit.org/french/archives/0102/ZF010214.html»)
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