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En 1983, Jean Paul II
déclarait: "Il nous faut remercier Dieu pour ce cadeau qu'il a fait à
l'Église en la personne d'Ozanam. On demeure émerveillé de tout ce qu'a
pu entreprendre pour l'Église, pour la société, pour les pauvres, cet
étudiant, ce professeur, ce père de famille, à la foi ardente et à la
charité inventive, au cours de sa vie trop vite consumée!"
Vers l’âge de 15 ans,
collégien à Lyon, Frédéric Ozanam traversa, comme de nombreux
adolescents, une crise de la foi. À cette époque, veille de la
révolution de 1830, le climat était anti-clérical et agressif vis-à-vis
des élèves croyants. Mais son professeur de philosophie, un prêtre, le
remit sur pied en lui montrant que la foi et la science ne doivent pas
s'exclure l'une l'autre. "C'est ébranler le christianisme, que
d'attaquer la raison humaine."
Désormais, Frédéric
s'engage devant Dieu à vouer ses jours au service de cette vérité qui
lui a donné la paix. A 17 ans, sa foi est solide et il ressent "un
immense besoin de religion, et non seulement de christianisme, mais de
catholicisme encore".
Nous sommes au début l'ère
industrielle, et le peuple est écrasé par la classe possédante. Devant
le tableau de la misère, Ozanam comprend qu' "il faut joindre
l'action à la parole, affirmer par des oeuvres la vitalité de notre foi".
D’où, avec d'autres amis lyonnais montés à Paris comme lui, la fondation
d’une "Société de charité", le 23 avril 1833. Il a juste 20 ans.
Cette société deviendra la
"Société de Saint Vincent-de-Paul" et c'est la soeur Rosalie
Rendu qui leur fera connaître les pauvres du quartier Mouffetard.
Parallèlement à cette
action charitable, en 1835, Frédéric Ozanam, pour défendre le
catholicisme face à la critique rationaliste virulente, demande à
l'évêque de Paris d'instituer des conférences publiques pour la
formation du peuple de Dieu. Grâce à cette initiative, Lacordaire pourra
commencer les Conférences de Carême de Notre-Dame.
Un Bienheureux pour nous
servir de modèle
Par la béatification de
Frédéric Ozanam, l'Église reconnaît solennellement, dans la lumière de
Dieu et pour l'éternité, à la face de la chrétienté, de la jeunesse en
particulier, la sainteté du principal fondateur de la Société de
Saint-Vincent de Paul.
Parmi les hommes et les
femmes que l'Église a "portés sur les autels" -pour reprendre la formule
consacrée-, beaucoup sont des adultes, voués au célibat découlant de
leurs engagements sacerdotaux ou monastiques.
Or, voici que nous est
proposé comme modèle un homme jeune dont la brève existence (23 avril
1813-8 septembre 1853) n'en fut pas moins d'une exceptionnelle richesse.
Car Frédéric Azanam sut vivre toutes les vertus chrétiennes:
– dans sa famille où il
porte l'amour familial, conjugal et paternel à un véritable sommet.
– dans ses engagements
multiples et divers, mais toujours soutenus par la même vigueur
spirituelle, qui ont été mis au service de la Foi, de la Charité, de
l'Église, du Pauvre, de la Science, et même de la Démocratie.
– Dans sa vie chrétienne de
tous les jours, incarnant à nos yeux un idéal nourri de l'Evangile,
répondant aux interrogations de ses contemporains comme aux inquiétudes
de notre génération.
On ne saurait, en effet,
oublier que le XIXe siècle, celui où vécut et oeuvra Ozanam, fut, comme
le sera le XXème siècle, constamment bouleversé par des idées nouvelles
et de profondes mutations technologiques, économiques, sociales et
spirituelles.
La vie de Frédéric Ozanam
rayonne de plus en plus fortement, sur notre monde, ce monde moderne si
avide de lumière. Et quand dorénavant nous invoquerons le Bienheureux
Ozanam, ce ne sera pas d'abord pour obtenir quelque faveur: ce sera
essentiellement pour que notre vie d'homme soit changée et vivifiée par
son exemple et son témoignage.
Un prophète, selon la
Bible, c’est d’abord un homme, mais un homme inspiré de Dieu. C’est un
homme que Dieu envoie aux hommes, dans les temps difficiles, désolés ou
bouleversés, pour leur annoncer, leur crier des paroles fortes,
dérangeantes, mais aptes à les faire réfléchir et à leur redonner
l'espérance, tout en dénonçant les facilités qu’aiment trop leurs
paresses naturelles.
Ozanam fut un homme comme
nous, un homme enraciné dans son temps. Ozanam ne fut pas un saint
lointain, tellement donné à Dieu, à la piété, aux oeuvres, qu'il
pourrait sembler étranger aux passions des hommes. Non, et lorsqu'on se
familiarise avec ses écrits et, en particulier, avec son abondante
correspondance, lorsqu'on interroge les témoins de sa vie quotidienne,
on découvre une âme palpitante, un coeur généreux, jamais satisfait,
certes, mais toujours en éveil, battant au rythme de la vie de ses
proches, de ses amis, de ses frères dans l'adversité.
Frédéric mena une vie
d'homme à part entière; et si cette vie a été transformée, sublimée par
une sainteté acquise progressivement, elle ne s'abandonna jamais à
l'angélisme. Comme nous tous, Frédéric fut confronté à ce qu'on a
justement appelé "le terrible quotidien", au fil des jours dont beaucoup
furent gris et sans relief.
Comme tout un chacun, il se
soucie de sa santé, du sort des siens, de ses moyens d'existence, de son
avenir, de sa réussite, de sa promotion dans l'Université, de
l'obtention de tel prix ou de telle décoration ou, tout simplement, de
la vie qui fuit et qui ne lui permet pas de pousser jusqu'au bout son
oeuvre scientifique. Il faut ajouter qu'en bon Lyonnais, Frédéric ne
rechigne pas devant une bonne table ou un bon vin.
A son père, le docteur
Ozanam, Frédéric vouera un véritable culte. Car si le docteur Ozanam est
un homme de science, dont les recherches et les travaux se situent à la
pointe d'une médecine encore quelque peu archaïque, il est aussi et
surtout le type du médecin de famille, infatigable, humain et
compatissant, qui considère la médecine comme une vocation: à ses
enfants il dira souvent que, pour remplir dignement cette mission, il
faut être disposé à donner sa vie pour ses malades. Lors des émeutes
sanglantes de 1831 et du choléra meurtier de 1832, on constatera la
véracité d'un tel propos.
A côté de sa mère, Frédéric
bénéficie de la chaleur de deux autres présences féminines: celle de sa
"grande soeur", Elisa, de douze ans son aînée, dont il écrira:
"J'avais une soeur, une soeur bien-aimée qui m'instruisait conjointement
avec ma mère, et de telles leçons étaient si douces, si bien présentées,
si bien appropriées à mon intelligence enfantine que j'y trouvais un
véritable plaisir..." Il y a aussi la fidèle servante de la famille,
Marie Cruziat, familièrement appelée "la Vieille Marie" ou "Guigui".
Agée de 45 ans à la naissance de Frédéric, elle ne mourra qu'en 1857, à
89 ans, après avoir été, durant soixante-douze ans, au service de trois
générations d'Ozanam.
Mais ce bonheur a un envers
: les deuils répétés, la mort de onze des quatorze enfants de Jean
Antoine et de Marie Nantas; dix sont des filles, presque toutes enlevées
en bas âge ou mort-nées. Seule avait survécu l'aînée, Elisa, l'ange
gardien des petits, l'amie et la compagne de sa mère, la joie de son
père qui, bon musicien lui-même, lui avait fait donner des leçons de
musique ainsi que de dessin et d'anglais. Et voici que, le 29 novembre
1820, Elisa, cette douce jeune fille gaie et joviale, est elle aussi
emportée par la mort à 19 ans.
D'avoir vu son père et sa
mère tant pleurer la perte de leurs enfants a dû renforcer la
sensibilité native de Frédéric et le rendre attentif, pour la vie, à la
douleur de ses semblables. Et puis, d'un foyer dont les ressources ont
été souvent limitées, Frédéric a appris que la pauvreté n'est pas
seulement la marque de ceux qu'on appelle les pauvres, mais qu'elle rôde
souvent, aussi, autour de ceux que l'on nomme bourgeois.
"J'ai envie de rendre
grâces à Dieu de m'avoir fait naître dans une de ces positions sur la
limite de la gêne et de l'aisance, qui habituent aux privations sans
laisser absolument ignorer les jouissances, où l'on ne peut s'endormir
dans l'assouvissement de tous les désirs, mais où l'on n'est pas
distrait non plus par les sollicitations continuelles du besoin."
(lettre à François Lallier, 5 novembre 1836).
L'attention qu'il
manifestera toute sa vie à l'égard des ouvriers et des ouvrières, il la
doit aussi, probablement, à l'exemple de sa mère qui, quoique accablée
par les occupations domestiques, trouvait le temps de se consacrer à la
section Saint-Pierre de la Société des Veilleuses, composée d'ouvrières
qui, à tour de rôle et bénévolement, passaient la nuit auprès des femmes
malades ou en détresse.
Après le décès, à trois
mois, d'une petit Louis-Benoît, en 1822, et la naissance, en 1824, d'un
dernier enfant, Charles, la famille Ozanam se trouva réduite à trois
enfants: Alphonse (1804-1888), qui sera prêtre et recevra le titre de
Monseigneur; Charles (1824-1890), qui sera médecin comme son père; et
Frédéric, né en 1813.
Le retour au Seigneur des
petites soeurs, puis du papa (1837) et de la maman (1839), renforcera
naturellement les liens qui unissent les trois frères Ozanam.
C'est sur les genoux de sa
mère que Frédéric avait appris la grandeur et la douceur de Dieu, le
goût de la prière et des vertus pratiques. Le soir, toute la maisonnée
se réunissait autour du père, Jean Antoine et de la mère, Marie, pour
la prière suivie d’une lecture pieuse. Car l'homme ne vit pas seulement
de pain; il a surtout besoin de nourriture spirituelle.
Plus tard, Frédéric se
posera, lui aussi, posé des questions sur le sens de la vie, sur
l'accord parfois difficile à imaginer entre le monde moderne, travaillé
par l'incrédulité et assoiffé de progrès techniques, et les exigences de
la Révélation divine. Toute sa vie Frédéric persévérera dans ses devoirs
religieux, priera, (son Crucifix était toujours présent sur sa table de
travail), recevra les sacrements. L'habitude de l'examen de conscience
lui permettra de traquer ce qu'il considère comme les quatre principaux
obstacles qui, en lui, gênent l'avancée de la grâce : l'orgueil,
l'impatience, la faiblesse, la méticulosité.
Par rapport à lui-même et à
ses défauts, Frédéric est d'une lucidité extraordinaire qui le pousse,
d'une part, à demander pardon à ceux et celles que ses mouvements
d'humeur ont pu blesser, d'autre part à se maintenir dans une
continuelle disposition d'humilité qui ne fera que se renforcer avec les
années, les déficiences de sa santé, les épreuves de la fin de sa vie,
provoquant chez lui un authentique dépouillement spirituel, jusqu'à
l'abandon à la volonté divine. En 1848, il écrit à son ami Foisset:
"La jeunesse s'en va et je ne m'aperçois point que j'en devienne
meilleur. Voilà que dans trois mois j'aurai 35 ans. En supposant que je
fasse le reste du chemin jusqu'au bout, j'ai peur de m'y trouver les
mains vides".
Et à Dufieux, en 1850:
"Je me connais depuis longtemps, et si Dieu a bien voulu m'accorder
quelque ardeur au travail, je n'ai jamais pris cette grâce pour le don
éclatant du génie. Sans doute ai-je voulu consacrer ma vie au service de
la foi, mais en me considérant comme un serviteur inutile, comme un
ouvrier de la dernière heure..." Frédéric compare parfois son
travail à celui des tapissiers des Gobelins qui travaillent sur l'envers
de la trame, suivant, sans les voir, les dessins d'un artiste inconnu.
Si Frédéric soutient avec
fougue ses idées, il n'en demeure pas moins profondément respectueux des
positions de ceux qui ne les partagent pas: "Apprenons à défendre nos
convictions sans haïr nos adversaires, à aimer ceux qui pensent
autrement que nous."
Par contre, il supporte mal
l'intransigeance des intolérants, y compris dans l’Église, et,
notamment, "les gros bonnets de l'orthodoxie... qui font de leur
opinion politique un 13e article du Symbole." C'est ainsi qu'il
s'insurge contre certains articles de "l'Univers", journal de
Louis Veuillot, chef de file des catholiques intransigeants et
adversaires des catholiques libéraux. Ozanam réagit vigoureusement quand
on lui reproche ses "reniements", sous prétexte que, homme plein de foi,
il use de charité et de tolérance à l'égard de ceux qui ne partagent pas
ses opinions.
A son ami Alexandre Dufieux,
qui semble ébranlé par les arguments de Veuillot, Ozanam adresse une
lettre douloureuse, qui est comme un cri: "Serais-je donc, cher ami,
épuisé de fatigue à 37 ans, réduit à des infirmités précoces et
cruelles, si je n'avais été soutenu par le désir, par l'espérance de
servir le christianisme?... Certainement, je ne suis qu'un pauvre
pécheur devant Dieu, mais il n'a pas encore permis que j'aie cessé de
croire, que j'aie nié, dissimulé, atténué aucun article de foi..."
Frédéric Ozanam fut
vraiment l'homme des Béatitudes évangéliques: pauvre en esprit, doux, de
coeur pur, il fut persécuté pour la justice, pour avoir été le chef du
"parti de l'amour", celui-là même dont le Christ avait été le
fondateur.
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