Jeanne Chézard de Matel
fondatrice de l’Ordre du Verbe Incarné
(1596-1670)
Autobiographie
1596-1641
Chapitre 40
Que le
Verbe Incarné permit les maladies de mon directeur pour, en me
l’ôtant, disposer l’établissement de son Ordre et de plusieurs
visions que j’eus de Saint Michel et de mon divin pontife.
Votre sapience, qui
dispose toutes choses suavement et fortement à votre gloire et pour
l’avantage de ceux que vous daignez appeler par des vocations
extraordinaires, permit que le R. Père Philippe de Meaux fut si
souvent malade que les médecins jugèrent qu’il devait quitter
Roanne ; sans ses infirmités, il lui fut peut-être demeuré Recteur
du Collège, jusqu’à la mort de Monsieur de Chenevoux, parce qu’il
l’aimait et honorait autant que le R. Père Joseph de la Royauté,
lequel a été recteur plus de douze années, selon l’inclination dudit
seigneur qui était le fondateur de ce Collège, permission de
maladie, que je mets au nombre des maux que vous produisez avec
dessein d’en tirer du bien. Je n’offense pas votre bonté, puisque l’Ecriture
dit qu’il n’y a point de mal en la cité que le Seigneur n’ait fait.
Votre providence, qui
m’avait donné ce Père pour me conduire par une voie autant sublime
que difficile, avait mis un terme à cette conduite quoiqu’elle me
laissât toujours le courage d’obéir à tout ce que ce père me disait
ou désirait de moi ; et déjà je m’étais résolue à me laisser
conduire à lui toute ma vie, quoique j’eusse connaissance que ce
père ne me permettrait que très difficilement de quitter la maison
de mon père où il me voyait en une récollection, en des oraisons
continuelles, faible de corps, caressée de votre Majesté, de sorte
que souvent les délices intérieures m’empêchaient de vaquer aux
choses extérieures, ayant peine de parler et prier vocalement. Ces
pensées pouvaient être encore les grandes difficultés qu’il fallait
surmonter, et les moyens qu’il faut pour fonder un Ordre. Il ne
doutait pas des inventions de votre providence, mais il pensait que
je faisais mieux de pratiquer les exercices que je pratiquais, qu’il
nommait des solides vertus, ce que je ne connaissais pas en moi,
car, par la vue que vous m’avez donnée, je ne me vis jamais vertus.
Si parfois, j’en ai pratiqué, ça été par vous-même, ô mon Divin
Amour, ou tout ainsi qu’un écrivain tient la main d’un enfant pour
lui former ses lettres ; je n’ai point d’autre comparaison
présentement à mon esprit plus propre pour exprimer ce que vous
faites de moi, ou avec moi, donnant le mouvement à mon âme,
conduisant mes puissances ou facultés à ce que vous vouliez qu’elles
soient occupées. J’estimais si précieuse la conduite de ce père, que
je vous eus demandé de l’avoir jusqu’à ce que je fus arrivée à
l’innocence qu’il me proposait, et sans une très puissante grâce je
n’y pouvais arriver, laquelle j’espérais de votre charitable bonté,
qui m’en avait déjà fait tant d’autres ; du passé, je présumais
d’elle pour l’avenir ; l’appréhension d’être incapable d’une
entreprise si grande, que de poursuivre un Institut nouveau, sans
rien avoir de ce que j’estimais nécessaire pour ce grand dessein,
n’ayant ni bien temporel, ni faveur des grands, ni capacités ni
intelligence en moi propre à cela, toutes ces contradictions et
d’autres me semblaient raisonnables pour me persuader que cette
entreprise pouvait bien être une tentation, que je n’étais pas
obligée à croire les révélations qui me poussaient à instituer un
Ordre qui demandait une sainteté dont j’étais bien éloignée, que ce
pourrait être une témérité, que plusieurs avaient été trompés par
des illusions de celui qui se transfigure en Ange de lumière.
A ces pensées, votre
Majesté montrait son zèle amoureux, imprimant dans mon âme un
sentiment fidèle, que ce choix venait de vous que vouliez montrer
votre force en mes faiblesses, votre science en mon ignorance, votre
pouvoir en mon impuissance. Expectabam eum, qui salvum me fecit a
pusillanimitate spiritus, et tempestate. (Ps 54, 9) J'aurais
bientôt un asile contre le vent de calomnie, et l'ouragan.
Vous releviez mon
esprit et mon courage en vous, et dissipiez tous mes ennemis. Votre
véritable lumière dissipait mes nuages, et votre flamme détruisait
mes froideurs, me montrant que vous éleviez le trône de votre gloire
sur le théâtre de nos infirmités, vous pouvant dire : Quam
magnificata sunt opera tua Domine ! Nimis profundæ factæ sunt
cogitationes tuæ (Ps 91, 6) Que tes oeuvres sont grandes, Yahvé,
combien profonds tes pensées !
Pendant ce temps je fus
malade, au temps de Pâques environ un mois, non que cette maladie
m’empêcha de communier toujours, et je reçus des grandes
consolations de votre Sainte Mère, laquelle me consolait pendant que
la fièvre me travaillait assez rudement, et pour me soulager en la
souffrance que j’eus de ce que vous vous cachiez de moi, depuis
quelques jours, ignorant la cause. Je vis trois couronnes soutenues
et enfilées en une verge, et des calices, sans savoir la
signification de toutes ces visions, jusqu’à ce qu’il vous plut, mon
Divin Interprète, de vous montrer à moi. En me reprenant
amoureusement, vous me dîtes : « Ma fille, tu t’es plaint à ton
confesseur de mon absence, comme d’une peine intolérable à une
épouse accoutumée aux mignardises de son Divin Epoux ; ma Sainte
Mère t’a visitée et consolée.
Ne t’avais-je pas fait
voir des croix et des calices, et après iceux, trois couronnes en
une verge ? Tout cela était des signes d’afflictions, lesquelles je
veux couronner ». En me disant ces paroles, s’apparut à moi une
grande et grosse croix de marbre fort blanc. Votre Majesté me
considérant effrayée de la grandeur et pesanteur de cette croix, me
dit : « Ma fille, tu ne porteras pas cette croix. C’est la croix qui
te portera ; elle est de pierre de marbre, c’est sur elle que je
veux fonder l’Institut. L’épouse au Cantique dit que mes jambes sont
des colonnes de marbre. Je suis la vraie pierre sur laquelle est
fondée mon Eglise. Courage, ma fille, c’est sur moi que je fonderai
mon Ordre ». A même temps, je vis un calice plein de fleurs. Mon
aimable Docteur me dit : « Ma bien-aimée, ce calice plein de fleurs
est pour t’enivrer et t’embellir. C’est de Celui que David parlait
disant : Inpinguasti in oleo caput meum : et calix meus inebrians
quam præclarus est ! (Ps 22, 5) Tu oins d'huile ma tête, et ma
coupe déborde. Entendant de moi, que ma divine miséricorde le
voulait suivre tous les jours de la vie, tu en peux dire de même,
c’est ce que je t’ai promis. Mes promesses sont infaillibles. »
Quelques jours après
ceci, le R. Père de Meaux me vint dire la consulte que les médecins
avaient faite, et qu’il était sur son départ, ce qui d’abord me
contrista. Et sans lui répondre, je m’adressai à vous, mon
Bien-Aimé, vous disant que vous m’aviez envoyée à ce père, lequel
vous m’ôtiez à cause de ses maladies, que je retournais à celui qui
m’avait envoyée qui était vous-même. Je connus qu’il était expédient
que ce père quittât le Collège, afin qu’il ne m’arrêtât chez mon
père lorsqu’il vous plairait que je commence la Congrégation.
Soudain qu’il fut sorti de ma chambre, Saint Michel se présenta à
moi pour m’offrir ses assistances. Comme il fut disparu, vous vous
fîtes voir avec une tiare laquelle était de bois sans parure ni
enrichissement, ce qui m’eût étonnée, si votre providence d’une
diligence admirable, ne l’eut ornée de pierres précieuses ; ces
visions me firent connaître que vous aviez donné une nouvelle
commission à Saint Michel de m’assister et que vous lui aviez
recommandé l’Institut que vous désiriez établir. Vous me le donnâtes
pour un de mes maîtres, afin qu’il m’enseignât vos volontés, par
irradiations et corruscations éclatantes. Vous me fîtes entendre par
la tiare sans parure, que vous aviez au commencement, que vous
commenciez vos desseins par des pauvres apparences, et que vous les
perfectionnez et accomplissez par des riches effets. Vous
m’enseigniez que vous étiez mon bon Pontife qui pourvoirait à toutes
mes nécessités et que vous me compatissiez en tout.
Chapitre 41
Que la
Sainte Vierge me présenta à la Sainte Trinité. De la venue du Saint
Esprit en mon âme pour me faire spirituellement rennaître ; des
douze langues de feu et de douze portes. Des accroissements que les
saints me désiraient selon les desseins di divin amour.
Le lendemain, à ma
Communion, mon esprit fut élevé auprès de la très Sainte Trinité qui
était attentive à me considérer comme une petite fille soutenue par
la Sainte Vierge. Je connus que toute cette Auguste Société traitait
de grands mystères destinant cette fille par un divin conseil, pour
faire choses grandes pour la gloire de Dieu, qui la daignait choisir
parce qu’il est bon et accepter des mains de celle qui est sa Mère,
sa Fille, et son Epouse. Pensant au départ de ce père, j’avais
encore quelques ressentiments qui montraient ma faiblesse. Vous me
consolâtes amoureusement, me disant : « Ma fille, mes Apôtres
auxquels j’avais dit qu’il était expédient que je m’en allasse pour
leur envoyer le Saint Esprit, étant encore imparfaits,
s’attristaient de mon absence ».
Cher Amour, me
donniez-vous cet exemple pour supporter avec mansuétude ma propre
imperfection, attendant le jour de la venue de ce Divin Paraclet,
lequel vous me promîtes de m’envoyer, ce que vous fîtes. A ce jour
sacré, ayant communié, je fus extasiée. Vous remplîtes mon cœur de
joie. Je vis une main qui, du doigt index, me montrait l’orient d’où
vous me vouliez, avec votre Divin Père, envoyer l’Esprit que vous
produisez qui est tout amour. J’entrai en confusion de me voir si
imparfaite et dénuée de toute vertu ; ce pitoyable Père des pauvres
me consolant, me lavant, me faisant renaître en ce lavoir admirable
où je reçus une nouvelle naissance qui ravit et éleva mon esprit
auprès de la Sainte Trinité. Je vis ces Trois Divines Personnes qui
opéraient cette admirable régénération me portant comme une petite
fille, laquelle on lavait d’une eau qui distillait de la nuée.
J’entendis ces paroles : Rorate cæli desuper (Is 45, 8) Que
les cieux répandent d'en haut ; que cette nuée pleuve le juste et
qu’en cette fille soit produit le Divin Sauveur.
Je vis douze langues de
feu, lesquelles furent changées en douze portes, par lesquelles
furent représentées les douze portes de la Jérusalem céleste. Vous
me dîtes que votre Esprit entrait ès âmes par ces portes, leur
apportant la justification, avec laquelle on peut entrer par les
douze portes dans la céleste Sion. Par ces douze portes toutes les
nations entreront dans la gloire. « Mes Apôtres ont reçu ces
langues, et mon Saint Esprit a ouvert par eux les portes à l’Evangile.
C’est pourquoi l’Apôtre (qui se peut nommer le treizième, pour
lequel appelé à l’apostolat je descendis personnellement du Ciel)
exhortait les Colossiens de prier tous ensemble leur disant :
Orantes simul et pro nobis, ut Deus aperiat nobis ostium sermonis ad
loquendum mysterium Christi. (Col 4, 3) Priez en même temps pour
nous, afin que Dieu nous ouvre une porte pour la parole, en sorte
que je puisse annoncer le mystère de Christ, «Chère fille, mon
Esprit est un feu qui ouvre les portes et qui donne des langues aux
Apôtres et aux personnes que je choisi pour les employer à un si
grand ministère que la conquête des âmes. Il t’a donné et la langue
et la parole pour exprimer mes mystères quoique tu ne sois qu’une
petite fille. Il t’ouvrira les portes que les ennemis de ma gloire
te voudraient fermer : ne crains point, ma fille, la bénédiction des
frères de Rébecca est pour toi, puisque tu es la chère épouse de ton
Isaac qui est moi. «Reçois les souhaits de tous tes frères
sanctifiés, et glorifiés, lesquels se réjouissant de la faveur que
tu as reçue de toute la Sainte Trinité laquelle t’a élue pour une
alliance si auguste et pour une commission si glorieuse. Ils te
disent tous : Soror nostra es, crescas in mille millia, et
possideat semen tuum portas inimicorum suorum. (Gn 24, 60) O
notre soeur, puisses-tu devenir des milliers de myriades, et que ta
postérité possède la porte de ses ennemis ! Le plaisir que tu m’as
fait en répondant à mes inspirations qui t’appelèrent à moi »,
Vadam ne m’a pas été inconnu. Je serais sorti de moi-même si je
ne demeurais dans une divine persistance en mon immensité qui
remplit tout pour te venir au devant. Je le fais en reproduisant mon
humanité sur les autels, ainsi qu’Isaac qui sortit en la voie quand
sa Rébecca s’approchait. Ego autem tempore deambulabat Isaac per
viam quæ ducit ad Puteum, cujus nomen est Viventis, et videntis :
habitabat enim in terra australi : et egressus fuerat ad meditandum
in agro, inclinata iam die : (Gn 24, 62) Cependant Isaac était
revenu du puits de Lachaï-roï, et il habitait dans le pays du midi.
Un soir qu'Isaac était sorti pour méditer dans les champs. Quand il
vit les chameaux et Rébecca monté sur un d’iceux laquelle descendit,
voyant son Isaac à pied demanda à un de ses serviteurs : Qui est cet
homme qui nous vient au-devant, en ses champs Dixitque ei : Ipse
est dominus meus. (Gn 24, 45) Et le serviteur répondit: C'est
mon seigneur.
« Chère épouse, je suis
Celui qui émane du puits paternel, qui est nommé vivant et voyant,
et qui habite et me repose dans le midi du pur amour que mon Père et
moi produisons ; le St Esprit lequel est le terme de toutes les
émanations et divines productions au-dedans. Je suis venu sans
quitter le sein paternel, dans les flancs de ma Mère qui est un
champ et une terre de bénédictions. Je viens encore en toi qui es ma
terre et mon champ béni en ces derniers siècles, qui semblent au
jour qui décline. J’ai médité par amour les faveurs que mon Père,
moi et le Saint Esprit te voulons communiquer dès l’éternité. J’ai
pensé à te donner ces grâces en tant que Verbe divin, et en tant que
Verbe Incarné dès mon incarnation. Je t’ai, par mon fidèle Saint
Michel, envoyé des faveurs qui sont des joyaux, lui ordonnant de
savoir si tu veux être mon épouse. Tu as dit comme Rébecca que tu
venais par lui à moi ; tu es venue accompagnée de ta nourrice, le
Saint Esprit, qui ne t’a point sevrée du lait de ses douceurs,
depuis qu’il lui plut te montrer qu’il te voulait nourrir des
mamelles royales et divines. Il ne mourra point. Il n’est pas mortel
comme la nourrice de Rébecca, laquelle fut enterré ad
radices Bethel subter quercum (Gn 35, 8) au-dessous de Béthel,
sous le chêne : d’où ce lieu fut nommé Quercus fletus (Gn 35,
8) chêne des pleurs. Le Saint Esprit produit douze fruits entre
lesquels la joie en est un, duquel tu savoures la bonté puisque tu
vis en paix et en joie. Je t’aime plus qu’Isaac n’aimait Rébecca
quoique l’amour qu’il eût pour elle, tempérât la tristesse qu’il
avait de la mort de Sara, sa mère. Ma bien-aimée, tempère la
tristesse que la terre devrait avoir de n’avoir pu retenir ma Sainte
Mère. Cher Epoux, vous me dîtes encore que vous aviez prié pour moi
afin que je conçoive et enfante spirituellement deux peuples, l’un
dans le siècle, et l’autre dans le cloître. Si vous avez destiné des
filles séculières pour les premières nées comme des Esaü, qu’elles
ne soient point privées dans le monde de vos bénédictions. J’espère
que vos religieuses seront supplantatrices de tout et qu’elles
seront de vraies Israélites ; c’est ce que je vous demande, ô mon
Divin Isaac. »
Chapitre 42
Que le
Verbe Incarné m’apparut avec un manteau de pourpre et puis vêtu
d’une robe blanche ; comme le dessein fut révélé a Sœur Catherine
Fleurin.
Après que votre Majesté
m’eut révélé les desseins, elle me permit encore de jouir de la
douceur de ma solitude, cinq années dans la maison de mon père à la
fin desquelles, le janvier, étant à la messe que le R. P. Coton
disait dans la petite chapelle du Collège de Roanne, vous élevâtes
mon esprit en une sublime suspension. Pendant icelle vous
m’apparûtes avec un manteau de pourpre usé et quasi décoloré, me
figurant celui qu’on vous donna par dérision avec la couronne
d’épines et un roseau pour sceptre, vous disant par moquerie :
Ave rex Judeorum. (Mt 27, 29) Salut, roi des Juifs !
Vous fîtes de mon âme
votre tabernacle, et de mon cœur votre trône me faisant entendre que
vous vouliez que les filles de votre Ordre portassent un manteau
rouge. Pardonnez, Amour, à la réponse que par respect humain je vous
fis alors, vous disant : « Seigneur, on se rira de moi quand je
proposerai ce manteau ». « Ma fille, ne l’ai-je pas reçu par
moquerie ? Mes épouses doivent aimer mes mépris et mes souffrances
pour se mieux conformer à moi. Je vous adresse ces paroles à toutes,
Induimini Dominum Iesum Christum, (Rm 13, 14) Mais revêtez-vous
du Seigneur Jésus-Christ, et hunc crucifixum (1Co 2, 2) et
Jésus-Christ crucifié. » Cher Epoux, faites-nous cette grâce que
nous nous revêtions entièrement de vous crucifié.
Quelques mois après
vous m’apparûtes revêtu d’une robe blanche, me disant : « C’est moi
qui suis l’Epoux candidus et rubicundus (Ct 5, 10) blanc et
vermeil ; élu par dessus tous les hommes et tous les Anges,
et prédestiné Fils de Dieu. C’est de ce blanc d’innocence et de ce
rouge de charité que je veux revêtir les filles de mon Ordre. Ce
sont mes couleurs et mes livrées. Regardez, ma fille, l’amour que
j’ai pour toi si tu le peux et assurer tes filles et tes sœurs que
les paroles que David adresse aux filles d’Israël sont pour effet :
Filiæ Israel super Saul flete, qui vestiebat vos cocino in
deliciis (2S 1, 24) Filles d'Israël ! Pleurez sur Saül, qui vous
revêtait magnifiquement de cramoisi. Dis-leur, ma fille, qu’elles
pleurent la mort du Roi d’Amour qui est moi, ce Souverain ; que je
les ai revêtues de mon propre sang, qu’elles me sont des épouses de
sang mais sang qui conservera éternellement son éclat et sa vive
couleur afin de les fortifier au combat dans la voie et de les
réjouir en la paix dans le terme ; que leur robe blanche honore
celle qui me fut donnée chez Hérode et leur manteau celui qui me fut
donné chez Pilate. Sur leur scapulaire représente ma Croix par le
sang de laquelle j’ai pacifié le ciel et la terre. » Environ
l’Octave de Pâques, Sœur Catherine Fleurin de Roanne me vint voir
pour me dire qu’elle avait vu pendant une longue extase quatre Anges
qui portaient un tableau dans lequel était votre nom adorable et le
dessein que vous m’aviez ordonné de poursuivre. Ils lui dirent que
je le cachais. Entendant parler cette fille de ce que les Anges
l’avaient instruite j’admirai votre sapience laquelle avait fait
voir ce dessein à cette fille que j’estimais grossière, et que les
ursules avaient renvoyée à l’onzième mois de son noviciat. « Ma
fille, me dites-vous : Lapidem, quem reprobaverunt ædificantes,
hic factus est in caput anguli. (Ps 117, 22) La pierre qu'ont
rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l'angle.
Ne respicias vultus ejus. Homo enim vidit ea quæ parent, Dominus
autem intuetur cor. (1S 16, 7) Ne prends point garde à son
apparence, l'homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais Yahvé
regarde au coeur. »
Le dimanche dans
l’Octave du Saint-Sacrement cette bonne fille ayant communié dans la
Chapelle des Pénitents proche la maison de mon père, ma mère me dit
de l’inviter à dîner. Voyant qu’il y avait assez de temps depuis sa
Communion, je m’approchai pour lui dire que ma mère m’avait commandé
de l’inviter à dîner, mais je fus bien étonnée car je la trouvai
ravie. J’attendis qu’elle me puisse parler. Revenue à ses sens elle
me dit que votre Majesté me mandait que le temps était venu auquel
vous vouliez mettre au jour votre dessein et que je le mandasse de
votre part au Père Coton qui était à Paris et, si me semble,
Provincial de la Province de France.
Je ne promis pas à
cette fille de le faire si promptement ne montrant point que j’eus
tant de croyance en ce qu’elle me disait que votre Esprit m’en
faisait avoir. Je ne suis pas facile à croire les révélations et je
ne trouve pas mauvais qu’on éprouve bien celles que j’aie car je
pourrais bien me tromper moi-même. La vérification de toutes celles
que vous m’avez communiquées, a paru jusqu’à présent. J’espère que
votre miséricorde ne me permettra point d’être trompée, parce que je
ne vous ai pas demandé cette voie de vision et de révélation. Le
dernier jour de l’Octave, vous me fîtes voir un parc dans lequel je
vis une multitude de brebis sans bergère ; ce parc n’avait point de
portes. Vous m’invitâtes à prendre le soin de garder et conduire ces
brebis, me faisant entendre : Pasce oves meas. (Jn 21, 17)
Pais mes brebis. Cher Amour, vous ne me contristâtes pas alors, mais
quelque temps après vous me dîtes : Alius te cinget et ducet quo
tu non vis. (Jn 21, 18) et un autre te ceindra, et te mènera où
tu ne voudras pas.
Vous savez bien la
répugnance que j’aurais de quitter la solitude, la retraite et la
quiétude que je trouvais si douce en la maison de mon père. Vous me
fîtes voir plusieurs couronnes, comme pour couronner des autels du
sacrifice desquels vous vouliez que je nourrisse vos brebis et
qu’elles s’offrissent avec moi au Sacrifice d’Amour. Mais toutes ces
couronnes ne me touchaient pas, votre volonté était plus forte pour
attirer la mienne à consentir à cet emploi, que je ne compare pas à
celui de Saint Pierre, quoique vous me disiez de paître vos brebis.
Longtemps après, vous me fîtes voir un grand nombre de colombes qui
venaient becqueter, sur ma poitrine, du froment que vous y aviez
semé, de moment en moment. Je sentais le bec de quelques unes qui me
blessaient, mais je souffrais cette blessure comme les mères et
nourrices souffrent sans se plaindre la douleur qu’elles reçoivent
de leurs petits nourrissons. Si elles s’en plaignent, c’est une
plainte amoureuse qui ne les rebute point de donner la mamelle,
quoiqu’elles y sentent de la douleur.
Chapitre 43
Que la
Sainte Trinité, la sacrée Vierge, et tous les saints m’environnèrent
d’un siège de lumière pour avoir de moi la promesse que je
commencerai au plus tôt la Congrégation.
Le jour de Saint
Claude, Archevêque de Besançon, Sœur Catherine me dit qu’il fallait
au plus tôt commencer cette Congrégation. Je n’étais pas résolue de
sortir de la maison de mon père, que j’eusse d’autres sentiments
intérieurs. Je lui dis en me riant d’elle : « Commencez vous-même la
Congrégation ». Elle connut que je disais cela par ironie. La
considérant, je la trouve bonne fille, mais sans adresse, sans
savoir bien lire, encore moins écrire, incapable d’enseigner les
façons du temps, ni la civilité qu’il faut que les filles de bon
lieu apprennent, de laquelle les parents font quelquefois plus
d’état que des devoirs qu’ils ont de les rendre dévotes,
appréhendant que votre Majesté les choisisse pour ses épouses, tant
il y en a d’aveugles. Au lieu de chercher pour leurs filles
premièrement le royaume de Dieu et sa justice, ils font le contraire
et pour les rendre dévotes, nous proposons de les rendre civiles, et
pour vous les rendre fidèles il faut user de ces inventions non pour
leur persuader d’être religieuses. C’est de votre Esprit que doit
venir leur vocation.
Vous, Seigneur, qui
appelez les choses qui ne sont pas, poussâtes cette fille à me
dire : « Oui, oui, je commencerai ! Dieu me peut bien donner les
qualités qui me manquent. Refusant de commencer, vous résistez au
Saint-Esprit ! »
M’ayant dit ces
paroles, je sentis mon esprit touché. Je connus que votre Esprit me
parlait par la bouche de cette fille, laquelle se mit en oraison
devant l’autel de Notre-Dame du Rosaire et moi, devant le grand
autel de l’église Saint Etienne de Roanne. Cela était après avoir
ouï Vêpres dans ladite église, et vous, Seigneur, que vous plaît et
que je fasse ? Je sens bien que ce n’est pas cette fille qui a
touché mon esprit, que c’est le vôtre. Pardon, mon Sauveur, si j’ai
offensé cette bonne fille dont le courage et le zèle me confond ;
quelle apparence de souffrance que j’ai fait voir je ne présume rien
de moi. Non ma volonté mais la vôtre ; je mis toutes mes répugnances
à vos pieds ; commandez et j’obéirai. Cher Amour, je ne fus pas
sitôt à genoux, que l’adorable Trinité et tous vos bienheureux
m’environnèrent de lumière et m’assiégèrent glorieusement.
Tous les saints me
représentaient les désirs qu’ils avaient de cet établissement, me
disant qu’il serait l’abrégé de vos merveilles, que par icelui votre
Divin Père vous glorifierait, pour récompense de ce que vous l’aviez
glorifié, étant en terre passible qu’il désirait vous glorifier
maintenant que vous étiez impassible. Votre Sainte Mère me disait
que tout ainsi que vous l’honoriez en protégeant les établissements
dédiés de son nom et sa personne, qu’elle désirait d’être
reconnaissante de cet honneur en favorisant cet Ordre qui était pour
vous honorer.
De dire tout ce qu’elle
me dit et tous les saints, et les caresses que toute la Très Sainte
Trinité me fit, je ne peux le faire, si je peux ainsi parler, une
descente de lieu pour m’in vêtir d’une manière ineffable. Me voyant
si glorieusement assiégée d’un siège de lumière je me rendis. Votre
Majesté m’ayant dit que je serais invêtie par ces splendeurs jusqu’à
ce que je promette de commencer la Congrégation au plutôt que je le
pourrais. Amour, vous êtes autant prudent que puissant, je vous
promets que je sortirais de chez mon père aussitôt que j’aurai le
consentement du R.P. Jacquinot, auquel votre Majesté donnera la
volonté de me le permettre. Cela dit, vous levâtes le siège, et
quoique je fusse la vaincue, votre bénignité plus que très civile me
donnait ses victoires, me promettant de me faire triompher. Adorable
Bonté, vous êtes sans pareille.
Chapitre 44
Que mon
Divin époux me voulut visiter, accompagné de ses courtisans
célestes, et comme sa providence disposa tout pour sa gloire et des
visions qu’il me communica et des grandes faveurs qu’il me fit
espérer.
Mon consentement donné,
votre Majesté avec tous les saints de sa céleste cour me voulut
visiter de nouveau. Le soir étant dans ma chambre, tous vos
courtisans me congratulaient de l’amoureuse dilection que vous aviez
pour moi, louant votre miséricordieuse charité du choix qu’elle fait
d’une petite fille pour porter votre nom éternel et temporel ; en
étendant la gloire en terre, ils faisaient retentir ces paroles
d’Isaïe : Consolamini, consolamini, popule meus, (Is 40, 1)
Consolez, consolez mon peuple, avec liesse et jubilation. Toutes ses
louanges me rendaient confuse, vous imprimiez en mon âme une si
profonde connaissance de mon néant, que je dis avec votre agrément,
après votre Sainte Mère : Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum
verbum tuum. (Lc 1, 38) Je suis la servante du Seigneur; qu'il
m'advienne selon ta parole ! O Douceur amoureuse, vous me fîtes
entendre, sans savoir qu’elle était la personne qui me parlait :
Beata quæ credidisti quoniam perficientur ea quæ dicta sunt tibi a
Domino. (Lc 1, 45) Heureuse celle qui a cru, parce que les
choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur
Mon confesseur qui
était pour lors le R. Père Nicolas Dupont, me dit que le R. Père
Jacquinot s’en retournait de Paris à Toulouse par la voie qui le
conduisait ès Collège de la Province de Toulouse, et qu’il fut là
arrivé. Je m’étonnais de cette nouvelle, ne pouvant penser que ce
père ne fit pour me voir quelques lieues davantage, parce que je
savais que vous lui en aviez donné le désir.
Je ne fus pas trompée
car il arriva le juin un samedi au soir de quoi mon confesseur me
fit soudain avertir mais je ne le vis que le lendemain matin. Ce bon
père me dit : « Ma fille, à votre seule considération j’ai passé en
cette ville ». « Mon R. Père, j’ai espéré cela de votre charité, la
gloire de Dieu vous y a fait passer. Le ciel et la terre me pressent
de commencer la Congrégation. Le R. Père Recteur, mon confesseur, et
celui de ma Sœur Catherine, le R. Père Bonvalot, sont de cet avis ;
j’ai promis, à condition que V. Révérence le ratifiera, en demandant
délai jusqu’à ce qu’elle en eut l’avis et moi sa réponse». Cher
Amour, le père y pensa sérieusement. Appréhendant plusieurs
contradictions qu’il ne me disait pas, il suspendait cette
permission, me disant : « Que dites-vous, ma fille ? » « Mon Père,
notre Seigneur m’a promis qu’il le fera. Il m’a ordonné de vous dire
que vous et moi sentissions de sa bonté et que nous mettions nos
cœurs en sa vertu, qu’il me fera la distributrice des biens de sa
maison ». Après qu’il eût appris que votre Majesté le voulait, il me
dit : « Commencez, ma fille, quand vous pourrez ». Son consentement
vous agréa.
Après midi je le voulu
retourner voir avec ma Sœur Catherine Fleurin à laquelle il parla.
Pendant leur entretien, je me mis en oraison en l’église du Collège
en laquelle oraison je vis une couronne d’épines. Au-dedans d’elle
était votre nom, Jésus ; au-dessous, un cœur où il était écrit Amor
meus. Vous me dîtes : « Ma fille, mon nom est une huile répandue.
Plusieurs filles seront attirées à cet Ordre par la douceur
d’icelui. Fais mettre sur le scapulaire rouge ce que tu as vu
présentement en cette vision afin que je me repose sur la poitrine
de mes fidèles épouses. Je me suis justement plaint, quand j’étais
mortel, que les renards avaient des tanières et les oiseaux des
nids, et que je n’avais pas où reposer mon chef. Reposez-moi sur vos
poitrines ».Nous vous en supplions, cher Amour de nos cœurs, et de
cesser vos plaintes en ces siècles derniers. Vulpes foveas
habent, et volucres coeli nidos : Filius autem hominis non habet,
ubi caput reclinet. (Lc 9, 58) Les renards ont des tanières et
les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'homme, lui, n'a pas
où reposer la tête.
Le lendemain, qui fut
le lundi, ayant communié, mon esprit fut en suspension. Pendant
celle vous me fîtes voir le Saint-Sacrement dans le soleil d’un
ciboire, lequel ciboire ayant ce Divin Sacrement se soutenait par sa
vertu en la région de l’air dans les nuées où m’apparûtes en votre
figure de 33 ans, couronnant une fille qui était à genoux sur les
nuées à vos pieds. Vous me fîtes entendre que j’étais cette fille
gratifiée de ces faveurs par l’excès de votre amour qui me
couronnait, et non mes mérites. Je que voyais ce sacré ciboire où
était le Divin Sacrement s’inclinait par une pente amoureuse à moi,
me disant Amor meus, pondus meum. Une multitude d’Anges étaient
aussi en l’air se disaient les uns aux autres : Ecce uxor Agni ;
venez voir l’épouse de l’Agneau (Ap 21, 9) : Gaudeamus, et
exultemus ; et demus gloriam ei ; quia venerunt nuptiae Agni, et
uxor ejus præparavit se. (Ap 19, 7) Réjouissons-nous et soyons
dans l'allégresse, et donnons-lui gloire; car les noces de l'agneau
sont venues, et son épouse s'est préparé.
Il lui est donné
pouvoir de s’orner de la justification des saints pour être agréable
à son Divin Epoux qui est la candeur de la lumière éternelle. Je fus
revêtue d’une robe éclatante en candeur, à moi inexplicable. Ma mère
étant conforme à toutes vos volontés m’accorda aussitôt de suivre
vos inspirations et quoiqu’elle souffrait une peine extrême à se
priver de moi qu’elle aimait seule plus que toutes mes sœurs, elle
me dit : « Ma fille, mon inclination naturelle ne vous peut
permettre de me quitter mais pour suivre la divine inspiration, je
me veux surmonter ; ma vie ne durera guère plus ; mon inclination
serait que vous attendissiez ce peu que j’ai à demeurer en cette
vallée de misère, mais je ne veux pas retarder les desseins que Dieu
a sur vous ». Ses larmes m’étaient des flèches pour m’enflammer à
l’aimer ; voyant la violence qu’elle faisait à son affection
maternelle, je ne voulais pas les faire redoubler par le mélange des
miennes, que je retins jusqu’au temps que j’étais seule ; cependant
je me disposais de sortir le jour de la Visitation de votre Sainte
Mère. Mes trois sœurs, apprenant ce dessein, n’avaient pas tant de
résignation à vos divines volontés, ni de confiance en votre bonté.
Elles appréhendaient que le tout ne vient à une confusion à qu’après
une longue et trop ennuyeuse attente, je n’avançasse rien. Elles me
présentèrent ces longueurs. Je leur dis : « Ne vous mettez pas dans
ces appréhensions. Quand il faudrait attendre quarante, Notre
Seigneur me donnera la constance d’attendre. En espoir contre
espoir, j’ai confiance en sa providence ». La veille des saints
Apôtres Saint Pierre et Saint Paul, étant allée le soir dans
l’église du Collège, mon âme se trouva triste en pensant aux
contradictions que j’aurais, desquelles j’étais déjà assaillie.
[167] Vous me fîtes entendre que l’établissement de cet Ordre se
ferait comme le temple : Una manu faciebat opus, altera tenebat
gladium, (Ne 4, 17) travaillaient d'une main et tenaient une
arme de l'autre ; me disant que l’oraison, la patience et la force
m’étaient nécessaires avec votre grâce pour persévérer des longueurs
que vous ne me spécifiâtes pas. Le lendemain, jour de la fête de ces
deux grands Apôtres, ayant communié, vous me fîtes voir plusieurs
sortes d’armes, desquelles je ne fus pas blessée par ceux qui les
portaient, quoiqu’ils voulussent faire des armes. Vous étiez mon
bouclier.
Le soir, faisant mon
examen, je vis un puits profond dans lequel je vis un soleil comme
en sa source ; ceux qui portaient ces armes le voulaient détruire
avec icelles, mais leurs efforts étaient vains. Vous me dîtes : « Ma
fille, que peuvent ces armes contre ce soleil, ainsi en sera-t-il de
toutes les oppositions qu’on fera contre mon Ordre ». Au même temps,
me parut l’image de Notre-Dame du Puy, entendant ces mots :
« Confie-toi en elle ; elle t’aidera et moi, je ne t’abandonnerai
pas ».
Chapitre 45
Du trouble
intérieur qui me causa la fièvre, la Nuit devant sortir de la maison
de mon père et des grandes promesses que Dieu me fit pour le bien
universel de l’Ordre et pour moi et en particulier.
La nuit devant voir le
jour de la Visitation vous permîtes aux démons et à tout ce qui se
peut dire appréhension et terreur panique de me livrer un assaut
général. Mon corps ne peut supporter cette tempête agitée dans mon
esprit, sans en être malade de un accès de fièvre. Je fus dans ces
souffrances jusqu’à deux heures après minuit mais comme vous n’avez
jamais laissée mon âme dans des longues afflictions, vous
m’envoyâtes un doux sommeil, pendant deux heures, qui mit mon esprit
dans le calme, et rendit la santé à mon corps.
En m’éveillant, je vis
deux clartés : l’une du jour pour le corps ; l’autre de votre
lumière pour l’esprit, tous mes ennemis chassés ; mes ténèbres
dissipées. J’ouïe la messe dans l’église du Collège, devant entrer
dans la maison que les ursules de Paris avaient délaissée où sont à
présent les religieuses de Sainte Elisabeth. Après la messe, nous
entrâmes trois filles dans ladite maison : Sœur Catherine Fleurin,
Sœur Marie Figent et moi. Ma mère me donna vingt écus, celle de Sœur
Catherine dix, l’autre n’apporta rien, parce qu’elle était pauvre.
Les Révérends Pères Dupont et Bonvalot firent bien de me presser de
sortir devant avoir reçu réponse de mon père qui était à Paris,
parce qu’il ne consentait pas à ma sortie de sa maison, ce qui
m’affligea beaucoup. Mais je ne voulus point quitter votre joug ni
tourner le dos à vos desseins, ne voulant plus retourner en sa
maison. Il défendit à ma mère de me donner pension, pensant que la
nécessité me ramènerait chez lui. Mes deux compagnes n’ont rien eu
depuis ce jour-là. Votre providence voulut faire voir le soin
qu’elle avait de son Ordre, mais en particulier de moi, me disant :
« Audi filia, et vide, et inclina aurem tuam ; et obliviscere
populum tuum, et domum patris tui. Et concupiscet rex decorem tuum :
quoniam ipse est Dominus Deus tuus, et adorabunt eum. Et filiæ Tyri
in muneribus vultum tuum deprecabuntur : omnes divites plebis.
Omnis gloria eius filiae regis ab intus, fimbriis
aureis circumamicta varietatibus.
(Ps 44, 11-15) Écoute, ma fille, vois, et prête l'oreille ;
oublie ton peuple et la maison de ton père. Le roi porte ses désirs
sur ta beauté ; puisqu'il est ton seigneur, rends-lui tes hommages.
Et, avec des présents, la fille de Tyr, les plus riches du peuple
rechercheront ta faveur. Toute resplendissante est la fille du roi
dans l'intérieur du palais ; elle porte un vêtement tissu d'or. Elle
est présentée au roi, vêtue de ses habits brodés ».
« Ma fille, sois
attentive à moi ; avec soumission, oublie ton peuple et la maison de
ton père, et je prendrai plaisir aux grâces que j’ai mises en toi.
Je suis ton Seigneur et ton Dieu qui serais adoré des peuples, par
les merveilles que je ferai en toi. Mes Anges désireront de voir ta
face agréable à mes yeux, qui la rendront aimable. Ils t’apporteront
des présents. Ils pourvoiront à tout, mais ce que j’agréerais le
plus, c’est que toute ta gloire soit en l’intérieur qui est moi, ton
intérieur même, faisant ma demeure en ton âme. Le Saint Esprit est
ta nourrice : Spiritu sancto misso de cælo, in quem desiderant
Angeli prospicere. (1P 1, 12) dans l'Esprit Saint envoyé du
ciel, et sur lequel les anges se penchent avec convoitise. Les Anges
désirent continuellement d’accomplir ses intentions et pour ce il le
regarde sans cesse. Ma fille, quoique tu te voies délaissée de ton
propre père, et qu’il te prive de ce qu’il te doit selon la nature,
je te donnerai de quoi bâtir mon temple, et parachever l’œuvre de
ton Seigneur et de ton Dieu. Tu m’amèneras une compagnie de
vierges ».
Très cher Epoux, je ne
doutais pas de vos promesses, mais comme elles étaient pour
l’avenir, les rebuts de mon père, la séparation de ma mère étant
l’un et l’autre présents affligeaient mon esprit. Je pleurais comme
fille, et vous me consoliez comme Dieu caché et Sauveur ; car vous
ne permîtes point que ma volonté se déterminât de retourner en
Egypte, quoique je ne fusse pas si contente avec ces deux filles
qu’en la maison de mon père, parce que je n’avais pas ma chère
solitude et ce grand loisir de traiter avec vous en l’oraison.
Le deuxième jour après
la Visitation étant à la messe comme votre Majesté commençait à me
consoler, il m’en fallut sortir avec mes compagnes. Etant de retour
de la messe, j’entrai en cuisine en laquelle il n’y avait pas
beaucoup d’affaires, n’étant que trois filles. Votre bonté me voyant
de loisir me vint entretenir par des discours qui ravirent mon
esprit lui faisant voir une sainte montagne en haut de laquelle je
vis votre Père Eternel qui portait dans son sein toutes les filles
de votre Ordre, me disant qu’il les enfanterait non la chair, ni le
sang, ni la volonté humaine, mais la divine. Vous m’expliquâtes en
faveur de ces enfantements de grâces dans le temps, votre génération
naturelle et éternelle me disant : « En cet établissement, moi, qui
suis le Verbe Incarné, ferai une extension de mon Incarnation.
J’habiterai avec vous, et vous verrez ma gloire égale à celle du
Père qui m’engendre dans les divines splendeurs, devant le jour des
créatures. Vous me verrez plein de grâces et de vérité, pour
accomplir en toi et en mon Ordre toutes les promesses que je t’ai
faites, que je te fais, et que je te ferai ».
En ce ravissement, vous
me fîtes voir toutes les filles que votre Père portait en son sein,
enfantées et produites d’une manière auguste, lesquelles montaient
cette sainte montagne, accompagnées de plusieurs personnes de l’un
et l’autre sexe, que je ne connaissais pas. Toutes ces filles et les
autres personnes psalmodiaient et disaient en montant : Lætatus
sum in his, quæ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus. Stantes
erant pedes nostri, in atriis tuis Jerusalem. Illuc enim ascenderunt
tribus, tribus Domini : testimonium Israel ad confitendum nomini
Domini. (Ps 121, 1-2, 4) Je suis dans la joie quand on me dit :
allons à la maison de Yahvé ! Nos pieds s'arrêtent dans tes portes,
Jérusalem ! C'est là que montent les tribus, les tribus de Yahvé,
selon la loi d'Israël, pour louer le nom de Yahvé.
Je ne connaissais pas
encore la sainte montagne de Gourguillon qui était celle que vous me
montrâtes en cette vision sur laquelle vous me gardiez une maison,
poussant ou invitant les filles de Sainte Claire à la quitter et en
chercher une en bas. Cela se fit par votre Esprit qui me voulait
loger et c’est de quoi j’ai à remercier Sainte Claire, laquelle me
promit le 3 de janvier 1619, qu’elle m’aiderait en chose grande ;
elle était en compagnie de Sainte Thérèse. L’une et l’autre
m’exhortaient d’avoir grand courage à poursuivre vos desseins. Le
jour de la fête de cette sainte, pensant si elle aurait autant de
soins de cet Institut que j’en espérais de sa charité, vous me fîtes
voir une montre solaire, et la ligne où le soleil marquait l’heure
me disant : « Ma fille, je suis le centre de toutes ces lignes qui
sont mes saints et saintes. Ma providence qui est un soleil arrête
sa lumière sur celle que je désire faire voir mon heure, pour
marquer à tous les saints que là est mon arrêt. Ils ont
l’inclination à mon vouloir, se complaisant à ce qui me plaît, et
non en eux, ni en ce qui leur semblerait, selon le jugement des
hommes mortels, plus propre. De là connaisse, ma fille qu’elle est
l’union, la communion et l’uniformité de tous les saints à la
première règle qui est la Divine Volonté. L’aimable complaisance de
ce premier mobile qui entraînant puissamment mais doucement sans
violence tous ces cieux glorieux, je dis tous les bienheureux, les
gouvernant par l’instinct ravissant de ma divine sapience, qui
atteint d’un bout à l’autre disposant fortement et suavement de tous
en tout et partout.
Chère fille, ne doute
pas que Sainte Claire et tous mes saints n’aient un grand désir de
contribuer à l’Ordre que je veux établir. Ne t’étonne pas si tu n’as
pas été reçue aux Carmélites, Sainte Thérèse te regarde comme sa
sœur et non pas comme sa fille. Elle est conforme à mes ordonnances.
Elle désire que tu aies le blanc du Liban et le rouge du Carmel, et
moi je te dis qu’en mon Ordre, de toute éternité j’ai destiné lui
donner la gloire du Liban et la beauté du Carmel : Gloria Libani
data est ei : decor Carmeli, et Saron. (Is 35, 2) La gloire du
Liban lui sera donnée, la magnificence du Carmel et de Saron.
Ma fille, la plus
grande partie des promesses favorables faites en Isaïe, seront
accomplies en cet Ordre. En les lisant tu les verras vérifiées avec
tant de clarté, que tu n’en pourras douter ».
Chapitre 46
D’un
délaissement intérieur dont la Divine Providence me voulut éprouver,
après lequel mon Divin Epoux me consola, me visitant et communiquant
des délices que lui seul peut exprimer.
En la même année 1625,
vous me privâtes quelques mois de votre délicieuse présence.
D’exprimer les ennuis que mon âme trouvait ès compagnie de ceux et
celles avec lesquels il me fallait nécessairement traiter et
converser, je n’ai pas des termes ni des paroles propres pour cela.
Je craignais d’être criminelle et si je ne savais pas quels crimes
vous avait fait résoudre à ce délaissement, que je n’avais point
expérimenté quand j’étais en la maison de mon père, puisqu’en neuf
années je n’avais pas eu un jour de désolation semblable à ces trois
mois, vous disant : Ai-je été ingrate de vos faveurs ? Me suis-je
méconnue en recevant les grâces de votre pure bonté ? Je n’ai jamais
pensé les avoir méritées ; m’adressez-vous les paroles du Cantique :
Si ignoras te, egredere, et abi post vestigia gregum. (Ct 1,
7) Si tu l'ignores, ô la plus belle des femmes, suis les traces du
troupeau.
Pourrais-je bien
discerner les pas de mes troupeaux ? Quelle impression peut être
marquée sur les voies d’une terre sèche : sicut terra sine aqua.
C’est vous qui êtes mon pasteur et ma loge ; si vous ne paraissez
pour me loger dans votre côté, je suis en danger de demeurer
vagabonde et égarée. Les âmes que vous passez par les voies
ordinaires et communes, trouvent en ces grands chemins des guides
qui les conduisent dans des loges à eux connues, mais pour arriver à
vous qui avez survolé les cieux, lesquels vous avez, si semble, en
ce temps rendus de bronze, comme de celui du Prophète Isaïe, qui les
peut pénétrer ? Et puis, ayant après vous retiré l’échelle, comment
y pouvoir monter ? J’entends, ou il me semble d’entendre :
Equitatui meo in curribus Pharaonis assimilavi te amica mea. Pulchræ
sunt genæ tuæ sicut turturis : collum tuum sicut monilia. (Ct 1,
8) A ma jument qu'on attelle aux chars de Pharaon, Tes joues sont
belles au milieu des colliers, ton cou est beau au milieu des
rangées de perles.
Si je suis votre
génisse, pourquoi permettez-vous que je sois attachée à un char
étranger ? Quelle comparaison ? Pharaon signifie dissipans
(Gn 9, 11) Exterminer et Salomon pacificus. (1Ch 22, 9) Homme
de paix. Vous êtes mon Roi pacifique et bénin qui réunissez toutes
les puissances de mon âme par vos attraits amoureusement doux, et
Pharaon les effraie et les divise par son aspect terrible et à moi
effroyable. Vous dîtes, «bien amour», me voyant refuser tout autre
amour que le vôtre, quand vous me comparez à la tourterelle. Mes
joues, couvertes de larmes qui coulent jusque sur mon col pour
composer ce collier que vous estimez précieux, vous font bien voir
que je ne peux vivre joyeuse si vous ne m’êtes présent par les
signes d’amour et de bénignité. C’est la remarque du Roi-Prophète :
Dominus dabit benignitatem : et terra nostra dabit fructum suum.
(Ps 84, 13) Yahvé aussi accordera le bonheur, et notre terre donnera
ses fruits. Ce collier composé des perles de mes larmes vous fait
connaître que je suis votre esclave volontaire, et non par force. Ma
Sœur Catherine Fleurin, me voyant bien différente de l’humeur
joviale des autres fois me demanda en quels ennuis j’étais. Ma
franchise ne put dissimuler ce que je ne me plaisais point de dire,
ni à elle ni aux filles de Jérusalem, mais à vous seul. Aussi
avais-je souvent ces paroles en la pensée : Tibi dixit cor meum,
exquisivit te facies mea : Domine requiram. (Ps 26, 8) Mon
coeur dit de ta part : Cherchez ma face ! Je cherche ta face, ô
Yahvé ! Je lui dis par la permission de votre sagesse, je le pense
ainsi, que vous ne paraissiez plus comme les autres fois, et que
j’en ignorais la cause, vous disant avec David : Ab occultis meis
munda me : et ab alienis parce servo tuo. Si mei non fuerint
dominati, tunc immaculatus ero. (Ps 18, 13-14) (19:13)
Pardonne-moi ceux que j'ignore. Préserve aussi ton serviteur des
orgueilleux ; qu'ils ne dominent point sur moi ! Alors je serai
intègre, innocent de grands péchés. Cher Amour, est-ce parce que
j’ai peine d’avoir quitté ma mère, et de ce que mon père témoigne
par ses lettres la colère qu’il a de ce que je suis sortie de sa
maison ? M’en faites la grâce ? Je ne consens point aux inclinations
naturelles que j’ai d’être auprès de ma mère, non plus qu’aux
déplaisirs que mon âme souffre dans les exagérations des rigueurs
dont mon père m’afflige par ses lettres.
Je vous dis, Amour, que
par votre grâce je suis dans la résolution de persévérer dans ma
vocation, quand mon père me traiterait en effet comme il me mande
par lettre. Pendant que j’étais désolée, comme dit votre dolent
prophète expliquant les ennuis et les désolations de sa chère
Jérusalem, vous dîtes à ma Sœur Catherine de me dire que vous
m’aviez aimée, que vous m’aimiez et que m’aimeriez d’une charité
infinie. Elle me rapporta ces paroles de votre part, mais, hélas,
j’étais comme Madeleine, autre que votre bouche melliflue ne me
pouvait consoler, vous disant : Deus Deus meus respice in me :
quare me dereliquisti ? Aruit tamquam testa virtus mea, et
lingua mea adhæsit faucibus meis. (Ps 21, 2, 16) Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Mon palais est sec comme un
tesson, et ma langue collée à ma mâchoire. Pendant tous ces ennuis,
je ne laissais de parler à ceux qui me visitaient. Je riais sans
joie ès récréations ; aux réfections, je mangeais sans goût ; au
lit, je dormais sans repos. Je me plaignais par des soliloques de
mes imperfections autant en dormant qu’en veillant, vous désirant
pour vous montrer mes peines, lesquelles vous n’ignoriez pas.
Prenant plaisir de m’éprouver par ces privations de vos douceurs,
votre bonté vous pressant de visiter mon cœur pendant que je
dormais, pouvant dire avec l’épouse : Je dors et mon cœur veille :
Vox dilecti mei pulsantis : Aperi mihi, (Ct 5, 2) C'est la
voix de mon bien-aimé, qui frappe : Ouvre-moi, ma soeur, mon amie ;
mais vous ouvrîtes vous-même. Nescit tarda molimina Spiritus
Sancti gratia. (St Thomas. Qu. 113 a. 7 s.c) La grâce de
l’Esprit Saint ne connaît point de paresse.
Mon cœur ouvert par
votre main droite qui est une clef qui peut ouvrir tous ressorts,
fut ému. Vous donnâtes un assaut général à toutes mes puissances,
vous entrâtes par la brèche que vous aviez vous-même faite, vous
offrant pour butin ; et celle qui était vaincue se vit, par votre
amour, victorieuse et heureusement délivrée des ennuis qu’elle avait
soufferts en votre absence. Vous allumâtes un feu dans mon cœur, qui
était ardent et luisant, lequel dissipa toutes les pensées que la
tristesse avait produites dans mon âme. Vos chantres célestes
chantaient l’hymne de votre gloire, produisant des corruscations
éclatantes qui se peuvent nommer feu de joie. Après, vous
m’apparûtes comme j’allais communier, ayant un corps transparent et
lumineux. Mais votre sapience supprimait d’une façon divine les
éclats trop radieux que mon entendement, ni mes yeux, n’eussent pu
supporter, si elle n’eût adroitement meurtri ou rebouché ses rayons
adorables. Votre Majesté, amoureusement éprise se lança à mon col en
façon d’un enfant qui embrasse sa mère avec des tendresses qu’on ne
peut exprimer et qu’on peut mieux sentir. Vous vîntes à moi avec
tressaillement qui montrait la douceur et la bénignité d’un Epoux
sacré qui est à son épouse comme elle est tout à lui n’étant plus à
soi-même. Dilectus meus mihi, et ego illi, qui pascitur inter
lilia. (Ct 2, 16) Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; Il
fait paître son troupeau parmi les lis. Pulchritudinem coloris
eius admirabitur oculus, et super imbrem eius expavescet cor.
(Si 43, 20) La beauté de sa blancheur émerveille l’œil, et quand
elle tombe le cœur est ravi. De dire les délices que je reçus de
l’union que votre Majesté fit avec moi, il ne m’est pas permis de
l’expliquer aux hommes ; c’est le secret de la couche divine qu’un
Homme-Dieu peut divinement exprimer à ceux qui lui plaît, et non une
petite fille. C’est le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs :
Qui solus habet immortalitatem, et lucem inhabitat inaccessibilem :
quem nullus hominum vidit, sed nec videre potest. (1Tm 6, 16)
qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible,
que nul homme n'a vu ni ne peut voir. Comme il se voit le Père et le
Saint Esprit : honor et imperium sempiternum. Amen. A qui
appartiennent l'honneur et la puissance éternelle. Amen ! Quand vous
prîtes notre nature dans les sacrées entrailles d’une Vierge plus
pure que tous les Anges, votre vertu très haute fit ombre à son
esprit très humble, aussi bien qu’à son corps très sacré afin que
l’un et l’autre ne fussent opprimés des sublimes clartés de votre
auguste gloire ; à la vue de l’Ange qui en avait emprunté quelques
rayons, l’Eglise dit : Expavescit virgo de lumine. La Vierge
s’effraya de la lumière. Il fallut que ce prince revêtu de vos
lumières, ô Verbe Divin, assurât cette Fille, Mère et Epouse qu’elle
avait trouvé grâce devant son Père, son Fils et son Epoux dont la
vertu suréminente lui servirait d’ombrage. L’Esprit purement Dieu
entreprenait cette merveille incompréhensible aux pures créatures
aussi bien qu’ineffable à tous les esprits créés. Cela étant, je dis
à plus forte raison après le Prophète Zacharie : Sileat omnis
caro a facie Domini ; quia consurrexit de habitaculo sancto suo.
(Za 2, 13) Que toute chair fasse silence devant Yahvé !
Car il s'est réveillé
de sa demeure sainte.
Chapitre 47
Des
inexplicables faveurs et délectables caresses que la Divine Bonté
répandit dans mon âme pour prévenir, par ces énédictions de
douceurs, les larmes et les amertumes que le décès de ma mère me
causerait.
Votre sapience
clairvoyante avait prévu et pourvu aux ressentiments que j’aurais
pendant la longue maladie de laquelle ma mère mourut. Pour me
disposer à ces souffrances, vous me voulûtes divinement charmer,
débordant les torrents de délices dans mon âme, l’entretenant
continuellement dans des illustrations ravissantes, si que je fus
contrainte de vous dire : « Seigneur, comme pouvoir accorder ce
passage : ‘L’homme vivant ne me verra pas’ ? Je vis en terre dans la
voie, et vous me faites voir et jouir des délices du terme ».
« Ma fille, les règles
générales ont des exceptions et quoique tu me puisses dire qu’étant
la vérité infaillible comme je suis, que cette parole est à la
lettre, je te dis que l’âme qui vit par privilège d’amour d’une vie
divine par participation, ne vivant que seulement de sa vie
naturelle peut être exceptée, me voyant par prérogative en vivant de
cette vie sacrée que l’onction divine lui communique. Je suis autant
bon que puissant et également libre, à faire au ciel en la terre
tout ce qui plaît à mon amour, et lequel agrée que tu éprouves par
avance les avant-goûts de la gloire céleste et qu’en terre pour toi
j’incline les cieux de mes faveurs afin que tu puisses dire :
Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde. (Ps 72, 1) Mais
enfin, Dieu est bon pour Israël, le Seigneur pour les hommes au
coeur pur. »
Le jour des Rois 1626,
m’ayant à tel jour fait diverses faveurs procédant d’une même source
de charité, il vous plut cette année de mettre vos sceaux à tous les
biens que vous me vouliez donner, lesquels biens étaient les trésors
de votre Croix, et vos infinis mérites m’en gratifiant autant qu’un
Epoux et divinement amoureux agrée d’enrichir son épouse par les
excès de la dilection plus forte que la mort. Vous me fîtes voir
votre Croix scellée de rouge me disant : « Ma fille, voilà mes
richesses mises en inventaire et scellées de mon sang, ce sont mes
trésors que je te donne ».
Après vous me dites des
merveilles de l’état religieux et de votre Ordre en particulier, me
prédisant que pour le rendre plus glorieux il aurait des grandes
contradictions et des méprises quasi universelles, de toutes sortes
de personnes de condition et de bas lieux, de religieux et de
séculiers à l’imitation des contradictions et des méprises que Saint
Joseph, votre Sainte Mère et vous, aviez souffert à la crèche, en
Egypte, en Judée et au Calvaire. Mais qu’après ces souffrances nous
aurions participation de la gloire que vous avez eue depuis votre
Ascension ayant fait porter la gloire de votre saint nom ès nations
éloignées, que la gloire de cet Ordre s’étendra en diverses nations
desquelles vous assemblerez vos filles en cet Ordre béni de votre
Père, qui le voulait étendre en diverses lieux de la terre. En ce
même mois de janvier, vous m’adressâtes ces paroles : Postula a
me et dabo tibi gentes hereditatem tuam et possessionem tuam
terminos terræ (Ps 2, 8) Demande-moi et je te donnerai les
nations pour héritage, les extrémités de la terre pour possession ;
après m’avoir dit que j’étais la montagne de Sion où votre Divin
Père vous avait constitué et établi Roi pour y prêcher vos préceptes
amoureux. Le neuvième de mars 1626 vous appelâtes ma mère à vous, la
délivrant des misères de cette vie après m’avoir fait voir une
demeure étoilée que votre bonté lui avait préparée la faisant voir
après sa mort à la Dame Anne, veuve de feu Barbillon, comme un
buisson ardent qui avait conservé sa verdure sans se brûler des feux
qui consument tant d’autres, sa chasteté était au plus haut degré
qu’une femme mariée la peut avoir. Mon père demeura vingt années à
Paris sans la voir, s’assurant de sa vertu. Elle me dit un jour que
votre bonté lui avait tant fait de grâce qu’elle n’avait ni pensée
ni sentiment de ce que sa modestie et ma considération ne lui
permettaient de nommer qu’en termes si couverts qu’il fallait avoir
des intelligences particulières pour s’entendre l’une et l’autre,
m’ajoutant : « Il me fâcherait fort si me fallait être obligée à ce
que je ne pense plus, les ennuis de la demeure de votre père dans
Paris m’afflige pour nos enfants. S’il les loge toutes je serais
trop heureuse de vivre en liberté comme une fille. Toutefois, ma
volonté ne soit point faite, ô mon Dieu ! »
En toutes les
afflictions que vous lui envoyez ou que vous permettiez, elle
s’écriait : Gloria Patri et Filio, ajoutant : Digne Mère de
Dieu, grande Mère de Dieu, je me confie en vous. Aussi mourut-elle
comme elle avait vécu après avoir reçu tous ses sacrements pendant
sa maladie, qui fut depuis le jour Saint Michel jusqu’au de mars.
Elle se confessa et communia plusieurs fois. On fit aussi l’adieu de
l’âme plus que d’une fois, parce qu’elle eut plusieurs convulsions
pendant cette maladie, après lesquelles sa contrition, sa dévotion
et sa patience donnèrent de l’édification pour ne dire admiration à
ceux qui la visitaient. Le dernier jour par votre providence je la
fus voir sur le soir, ce qui n’était pas mon ordinaire car j’y
allais de bonne heure les autres jours esquels on la pensait plus
malade. Selon les apparences il semblait ce soir-là qu’elle fut
mieux que les autres jours ; c’est pourquoi on ne fit point veiller
de religieuse, ni on n’appela pas le médecin. Vous m’inspirâtes, ô
mon Seigneur et mon Dieu, de me tenir prés d’elle, quoi qu’elle ne
me voulût permettre de la servir en choses qui fussent pénibles,
appréhendant de me rendre malade, commandant à mes sœurs de lui
rendre ces offices, ce qui me donnait peine mais pour ne la
contrister je me privais de ce contentement, qui était mon devoir si
elle y eut de l’agrément. Elle me blessa le cœur me disant : « Ma
fille, je suis seule ! » « Ma mère, mon oncle, mes trois sœurs et la
fille qui vous sert sont ici avec vous ! » « Ha, ma fille, vous n’y
êtes pas. » « Ma bonne mère, si vous m’eussiez fait connaître votre
intention je fus demeurée pendant votre maladie ; notre Seigneur l’a
bien voulu, vous avez fait voir que vous l’aimiez en me permettant
que j’entrasse en Congrégation qui ne m’empêche pas de vous venir
rendre les devoirs que je vous dois ». L’ayant un peu entretenue je
m’éloignais de trois pas de son lit pour la laisser en son repos
mais votre providence qui lui en préparait un pour l’éternité dans
la gloire ne lui permit d’en prendre en cette vie. Sentant comme une
suffocation de matrice laquelle la pressait, elle me dit : « Ma
fille, venez auprès de moi et nous dirons tous les litanies de la
grande Mère de Dieu » ; m’invitant de les commencer, elle y
répondait avec tant de ferveur qu’en cessant de répondre à la prière
que je lui fis parce qu’elle n’avait quasi plus de pouls. Elle
expira levant la main droite pour faire le signe de la Croix ainsi
que je disais les prières qui sont en l’adieu de l’âme. Mes yeux
couverts de larmes témoignaient à votre Majesté que j’étais fille de
cette mère qui m’aimait plus que tous ses enfants ; mon cœur vous
disait : « Elle vous aimait plus que moi, plus que sa vie et que
tout ce qui est créé. Je vous la recommande comme vous recommandâtes
la vôtre à Saint Jean. Je remis ma mère entre [186] vos mains ;
mettez-moi en celles de la vôtre toute-puissante ; donnez-la moi
pour Mère ».
Etant sur ce lit de
douleur, je sentis une odeur très douce et odoriférante qui me fut
une marque que ma mère était votre bonne odeur et que vous la
couronniez de roses et de lys, que vous aviez produites après tant
d’épines, car sans exagération, depuis l’âge de douze ans que vous
la ressuscitâtes, à ce qu’elle m’a dit plusieurs fois, par
l’intercession de Saint Claude, après avoir été couverte du drap
comme on couvre les morts, sa mère s’écria : « Monsieur Saint
Claude, ressuscitez ma fille ! ». La foi de ma grand-mère fut
exaucée pour me conserver une mère dont la mémoire est en
bénédiction à ceux qui l’ont connue comme moi, quoiqu’elle me serve
de confusion, pensant à ses vertus et à mes imperfections. Je fermai
les yeux, et reçus le dernier soupir de celle qui m’avait, après
vous, donné la vie, l’air, la respiration et la vue en me donnant
naissance, mais, après tout, la nature demanda son tribut qui fut
une petite défaillance en laquelle je ne m’évanouis pas entièrement.
Faisant signe de la main qu’on ne me donna rien pour me remettre,
parce que j’appréhendais qu’il fût minuit et que ce qu’on me
donnerait m’empêchât de communier, m’assurant que, comme m’aviez
fortifiée pendant qu’elle expirait pour lui rendre courageusement
ces derniers devoirs, vous me fortifierez pour vous recevoir lui
appliquant cette Communion par manière de suffrage à l’intention que
si elle était reliquataire à votre justice. Cette Communion lui
aidât à payer par vous-même, vous offrant les mérites de votre
Passion.
Vous m’octroyâtes ma
requête mais je ne fus pas si avisée de vous demander de mourir à
toutes les ressentiments de cette privation. J’ai honte de dire que
votre amour ne fut en moi assez fort pour faire les sentiments de la
nature. Votre providence se servit du temps pour guérir cette plaie,
ce qui me donnait de la confusion, et montrait bien que je n’avais
point de vertu comme je ne m’en suis jamais vue, quelle obligation
que j’ai d’en avoir, ayant reçu de votre pure bonté tant de grâce.
Toutes les fois que j’allais sur sa tombe, mes yeux faisaient deux
ruisseaux. La nuit, quand je pensais à elle, ils continuaient leurs
courses.
La colère de mon père
s’accroissait tous les jours ; à tous les ordinaires qu’il écrivait,
mon esprit avait des redoublements d’afflictions. Il voulait bien
que je retournasse en sa maison pour en prendre le gouvernement
comme son aînée et que je le délivrasse de ce soin. Il continua sa
demeure à Paris, ce que vous ne vouliez pas et moi je ne n’avais
garde de quitter vos filles, mes sœurs selon l’esprit, pour les
siennes qui m’étaient sœurs selon le corps. Cher Amour, je passais
quasi deux années dans des peines que vous saviez bien et que vous
ne me voulûtes ôter qu’en m’ôtant de Roanne, encore faisais-je
résistance d’en sortir.
Chapitre 48
Du conseil
que mon confesseur me donna d’aller à Lyon demander à Monseigneur
Miron l’approbation de la Congrégation et de la répugnance que j’eus
à faire ce voyage auquel Dieu me fit résoudre par la douceur de sa
bonté.
Votre providence se
servit du grand Jubilé duquel mon confesseur prit occasion de me
dire que j’allasse à Lyon pour parler à Monseigneur Miron qui devait
arriver en ce temps du Jubilé, pour prendre possession de
l’Archevêché. « Ma fille le Jubilé servira de couverture au dessein,
si vous n’avancez rien. On ne pourra dire que vous êtes allée pour
l’établissement parce que nous dirons que vous êtes allée pour
gagner le Jubilé. Si Dieu bénit votre voyage nous aurons notre
désir ». Je trouvais ce raisonnement judicieux et fort bon, mais
j’avais grande répugnance à faire ce voyage.
Mon confesseur me dit
de vous demander conseil en communiant, ce que je fis. Vous sortîtes
mon âme de ses propres inclinations l’attirant à vous par une extase
amoureuse [189] en la mettant dans un doux enthousiasme, vous lui
persuadiez doucement de faire ce voyage. Vous me fîtes voir un
dauphin sur l’arène hors de l’eau qui semblait se mourir. Je vous
dis : «Seigneur, que me voulez-vous dire par cette vision ?» «Ma
fille, comme ce dauphin se meurt hors de son élément et de son
aliment, je te dis que si je pouvais mourir derechef, je mourrais.
Si tu veux aller à Lyon, tu me mettras dans mon élément et dans mon
aliment qui est, puisque tel est mon bon plaisir, l’établissement de
l’Ordre dont j’ai t’ai donné la commission.» «Très cher Amour, je ne
vous veux résister ; quoique je sois mal disposée de corps et que
mon esprit y ait de la répugnance je partirai au premier jour que
nous trouverons compagnie», ce que je fis. Ayant la fièvre, les
chemins me travaillaient un peu, mais je m’efforçais dans la
confiance que j’avais en vous, sachant que votre volonté était mon
motif et non la mienne.
[190] Nous arrivâmes la
veille ou l’avant-veille de votre triomphante Ascension, nous eûmes
trois jours pour gagner le Jubilé. Le jour que Monseigneur arriva
fut le même de notre arrivée. Nous attendîmes de lui parler le mardi
de Pentecôte, lequel jour il avait donné à Madame de Chevrière pour
nous voir. Ma dite dame pria Monsieur le Comte d’Eveine de me
vouloir présenter, lui disant qu’elle, Madame de Beauregard, Madame
de Chanron, sa sœur, seraient de la compagnie. Monsieur le Compte d’Eveine
eut appréhension que Monseigneur Miron n’en fit rien. Il me dit
qu’il était d’avis que je me retournasse, que si Monseigneur
refusait, on ne pourrait plus en parler ; qu’en son absence on me
traiterait plus doucement. Votre bonté me pressait d’y aller, me
ressouvenant qu’il y avait peu de jours que j’avais vu en dormant un
évêque qui sacrait une église dans laquelle j’entrais lorsqu’il
faisait l’alphabet. Cessant cette action il me présenta du pain
sacré qui était au bout de son bâton pastoral m’invitant à lui
demander tout ce que je désirais de lui. Quand Monsieur d’Eveine me
disait cela, j’étais dans l’Eglise Saint Jean, vis-à-vis de l’autel
où est un tableau de Saint Ignace martyr auquel je m’adressai, le
priant de m’aider et de prendre sous sa protection deux filles qui
cherchaient la gloire de Celui qui était son amour pour lequel il
voulut être déchiré et moulu des dents des bêtes pour être son
froment, désirant même que les tourments des démons lui aidassent à
souffrir pour jouir de Celui qu’il aimait, qui est vous, ô mon Divin
Sauveur.
Chapitre 49
Que Monseigneur de Miron m’examina et me fit examiner exactement par
son confesseur et comme il approuva la Congrégation en attendant que
Sa Sainteté établit entièrement l’Ordre.
Sous cette protection
et l’espérance de votre bonté sur nous, en laquelle j’avais grande
confiance, j’entrai en l’archevêché avec Monsieur d’Eveine et
plusieurs dames pour voir Monseigneur Miron, lequel avait assemblé
un Conseil pour consulter de toutes les affaires de son diocèse. Il
désirait qu’on demeurât ferme à renvoyer tous instituts nouveaux ;
il fit mettre cet article qui voulait inviolablement être observé.
C’est ce qui faisait penser à Monsieur d’Eveine que je n’avancerais
rien, sachant que mon dit Seigneur l’avait mis pour prendre sujet de
refuser notre Institut, duquel il avait ouï parler comme d’un bruit
de ville. La crainte qu’on m’ait donnée d’un refus, et son abord qui
me paraissait assez rude, me pouvaient étonner. Considérant de plus
tous les yeux de plusieurs personnes qui étaient dans la salle,
collés sur moi, qui m’étais mise au dernier lieu duquel Monseigneur
me fit sortir pour m’approcher afin de m’interroger comme j’avais
pensé à commencer un Ordre nouveau, s’il n’y en avait pas assez dans
l’Eglise qu’il voudrait bien plus s’employer à réformer les anciens.
A ces discours, je lui donnais pour réponse la lettre que mon
confesseur lui écrivait. Je fus mortifiée de ce qu’il la lisait tout
haut, entendant que dans icelle il y avait plusieurs grâces que
votre Majesté m’avait communiquées pour me donner courage
d’entreprendre cet établissement. Il connut que ces louanges me
donnaient de la confusion, me disant : «Ma fille, je suis à vous
quand vous voudrez pour vous ouïr en particulier».
[193] Monsieur d’Eveine,
appréhendant qu’il ne se servît de cette invention de me parler en
particulier pour me refuser plus facilement en me surprenant en un
temps qu’il me pensait encore étonnée, demanda délai jusqu’au
lendemain, ce qu’il obtînt de Monseigneur lequel dit au R. P. Morin,
de l’Oratoire, son confesseur, de se tenir avec lui pendant qu’il
m’interrogeait, ce qui fit près de trois heures de suite. Je vis et
connus, ô Divine Providence, que vous me donniez une bouche qui
exprimait vos lumières auquel ce prélat dit que, contre son jugement
propre, il se sentait porté à cet Institut, qui voyait bien être un
dessein de votre sagesse qui surpassait celle des hommes. Il donna
commission au susdit Père Morin de m’examiner plusieurs fois après
lui, et de le faire exactement par toutes les règles qui peuvent
servir pour voir si ce dessein était du Saint Esprit.
Ce père n’oublia rien,
tâchant de m’embarrasser pour voir si ce que je lui disais n’était
point des leçons apprises par diverses répétitions. Il connut que
non, assurant Mgr Miron de ce qu’il était par votre Esprit persuadé
lui-même. Il me dit : «Ma fille, si ce dessein n’était que de vous,
comme je suis l’évêque des évêques contraires aux instituts
nouveaux, je vous renverrais, mais parce qu’il est de Dieu,
j’approuve votre Congrégation pour Roanne, comme vous me priez
cela ; faites dresser une requête au R.P. Milieu et Maillant et je
la signerai», ce que ces pères firent et il la signa et fit mettre
le sceau, mais voyant que mon dit seigneur les chargeait les RR. PP.
recteurs et préfets du Collège de Roanne de la conduite de cette
Congrégation, le R. P. Milieu me dit : «Puisque Monseigneur
l’Archevêque vous est favorable, demandez-lui s’il agrée que vous
soyez en Congrégation en cette ville de Lyon, ou vous avanceriez
bien plus qu’à Roanne, sa présence vous autorisera.» Autant m’en dit
le R. P. Bensse de l’Oratoire et Madame de Chevrière. Monseigneur
Miron me voyant d’abord me dit : «Ma fille, si vous voulez prendre
place avec votre compagne dans le carrosse de mon neveu, le
Protonotaire, dites-le moi et je lui dirai de vous recevoir pour
vous rendre dans Roanne». Ma simplicité fut si simple que de lui
répondre : «Monseigneur, je demanderai à mon confesseur s’il le juge
à propos».
Mon confesseur qui ne
savait rien des sentiments des RR. PP. Milieu et Bensse me dit que
Mgr Miron me faisait trop d’honneur, que j’acceptasse son offre ;
mais, y allant pour lui dire, votre providence permit que deux des
gentilshommes de Monseigneur, son neveu, fussent arrêtés par une
grosse fièvre continue. Ce prélat, marri de cet accident, me dit :
«Ma fille, si vous êtes pressée de partir, prenez mon carrosse et si
vous trouviez des personnes de votre connaissance mettez-les y avec
vous. Le remerciant de ses faveurs, je lui dis que j’attendrai tant
qu’il lui plairait, que s’il l’agréait, je demeurerais dans Lyon. A
cette parole, il me dit : «Ma fille, je le voudrais bien et plutôt
aujourd’hui que demain. Si vous y avez de l’inclination, ce sera mon
contentement. Il faudrait s’informer d’une maison propre pour y
tenir Congrégation». «J’en chercherai une, Monseigneur».
Admirable Providence,
allant dîner chez Madame Colombe, une veuve qui m’avait priée de
diner ce matin avec elle au quartier de Saint Georges, elle me dit
qu’il y avait la maison où les filles de Sainte Claire avaient
demeuré qui pourrait bien être propre pour nous loger. Je la fus
voir. Y étant, votre Majesté me dit : Hæc requies mea : hic
habitabo quoniam elegi eam. (Ps 131, 14) C'est mon lieu de repos
à toujours ; j'y habiterai, car je l'ai désirée.
Il me souvint, après
des promesses de Sainte Claire et de Sainte Thérèse et de la sainte
montagne que vous m’aviez fait voir deux jours après être sortie de
chez mon père, comme j’ai dit ci-devant. Monseigneur Miron me
favorisant en tout, me dit : «Ma fille, si un Ordre nouveau se
pouvait établir sans Bulle, j’établirais le vôtre et si je n’avais
prié, il y a quelques jours à Rome qu’il est plus à propos de
réformer les anciens Ordres que de permettre l’établissement des
nouveaux, j’enverrais moi-même à Rome. Je ne suis pas assez humble
pour montrer en trois jours une rétraction ; mon conseil et mon
inclination est que vous envoyez une supplique à Sa Sainteté
laquelle il fera examiner en la Congrégation des Réguliers, après si
comme vous dites, elle demandait d’être sous l’Ordinaire, la Bulle
octroyée me sera envoyée et je vous promets, qu’aussitôt, je
l’exécuterai». Au mois de septembre 1627, il fallut qu’il allât à
Paris, où il demeura plusieurs mois, quasi près d’une année. Pendant
son absence, nous voyant trop peu de filles sans moyens, mon père
qui était à Roanne, disait qu’il attendrait voir si je demanderais
ma légitime du bien de ma mère, pour me faire voir les traitements
d’un père dont la colère durait toujours quoique je ne fusse
coupable que pour avoir suivi vos inspirations ; je pensais qu’il
fallait avoir patience, et caler les voiles à ces tempêtes.
Chapitre 50
Des promesses que
Dieu me fit en divers temps, en faveur de leurs Majestés très
chrétiennes de bénir leur génération et les armes du Roi par des
insignes victoires.
Votre Majesté ne
m’abandonnait pas, et votre sapience disposait suavement mon esprit
à tous les évènements que vous permettiez. Le R. P. Voisin, le
lendemain de Saint Michel, me vint voir, me recommandant de prier
pour leurs Majestés très chrétiennes, afin qu’il vous plût
d’accomplir les promesses que vous m’aviez faites en leur faveur
depuis l’année 1621et jusqu’à l’année 1625 qui étaient telles en
l’année 1621. Les Révérends Pères Coton et Jacquinot m’ayant
recommandé de vous prier fervemment pour leur donner lignée et de
bénir les armes de notre digne Roi, vous me fîtes voir que vous
agrées ma prière et que vous rendriez ses armes comme une sagette
aiguë , et que son glaive serait très puissant, m’expliquant à son
avantage une partie du Psaume 44, m’assurant que vous le rendriez
victorieux de ses ennemis, et que vous humilieriez des rois et des
royaumes sous ses armes, lesquelles vous béniriez, et que pour
l’amour de Saint Louis, son aïeul, et en mémoire de la clémence de
Henri Quatrième, son père, il aurait des enfants, et, comme tout
vous est présent, ils étaient déjà nés pour lui en votre idée ; que
vous aimiez Louis XIII, parce qu’il haïssait l’iniquité et aimait la
justice, que vous l’aviez oint et l’oindriez derechef de l’huile de
liesse par-dessus les rois ses conseils, que votre dextre le
conduirait admirablement, me répétant plusieurs fois divers versets
de ce psaume comme ceux qui suivent : Accingere gladio tuo super
femur tuum, potentissime, Sagittæ tuæ accutæ, populi sub te cadent
in corda inimicorum regis. Dilexisti justitiam,
et odisti iniquitatem : propterea unxit te Deus Deus tuus oleo
laetitiæ præ consortibus tuis. Pro patribus tuis nati sunt
tibi filii. (Ps 44, 4, 6, 8, 17) Ceins ton épée sur ta cuisse,
vaillant, dans le faste et l'éclat. Tes flèches sont aiguës, voici
les peuples sous toi, ils perdent coeur, les ennemis du roi. Tu
aimes la justice, tu hais l'impiété. C'est pourquoi Dieu, ton Dieu,
t'a donné l'onction d'une huile d'allégresse comme à nul de tes
rivaux ; A la place de tes pères te viendront des fils.
Vous me fîtes voir
plusieurs fois le grand Généralissime de votre milice céleste, Saint
Michel, qui l’accompagne et assiste la sienne. Vous me dites, cette
année 1621et 1622, qu’il rangerait les hérétiques. Vous priant
l’année 1622, la veille de Saint Laurent pour presser ces victoires
et pour envoyer bientôt la paix, vous représentant comme ce jeune
roi n’avait jamais joui de la douceur d’un repos depuis qu’il avait
le sceptre en main. En vous faisant cette oraison, vous me fîtes
voir Louis XIII, comme un aigle le heaume en tête et me dites : «Ma
fille, vois-tu bien ce roi qui est un aigle, il ne se reposera point
qu’il n’ait vaincu ses ennemis et qu’il n’ait humilié ses sujets
rebelles, nommément les hérétiques, auxquels il désire de faire voir
le soleil de la vérité de la foi catholique, la paix ne sera pas de
longtemps».
Votre lumière, ô mon
Dieu, m’a fait voir en divers temps plusieurs merveilles qui étaient
pour votre roi. J’ai fait une digression. Ayant dit que Mgr Miron
s’en alla à Paris au mois de septembre 1627, et qu’en ce même mois
de la même année 1627, après son départ, le R. P. Voisin me vint
voir le lendemain pour me presser de prier votre bonté d’accomplir
les promesses que vous m’aviez faites, lesquelles je lui avais
dites, passant par Roanne par le commandement du R. P. Jean de
Villards, son oncle, qui était mon confesseur. Ledit R. P. Voisin
s’en peut bien souvenir, il est plein de vie, notamment de l’arbre
de fleurs de lys que je vis duquel il me fut dit : «Ma fille, cet
arbre est la génération de Louis XIII». Ce père me dit : «Presse
donc notre Seigneur d’accomplir les promesses qu’il vous a faites
pour leurs Majestés. Quand verrons-nous cet arbre fleuri et notre
bonne Reine enfanter un dauphin à la France ? Je vous viendrai dire
dimanche troisième jour d’octobre la messe». «Mon père, allez la
dire chez Notre-Dame de Chassaut, je m’y trouverai», car en ce
temps, je ne gardais pas clôture. Le 3 d’octobre 1627, étant le
matin en mon cabinet où était mon oratoire, je fus élevée en une
suspension, pendant laquelle je vous priai pour leurs Majestés, vous
disant : «Seigneur, donnez lignée à notre Roi ; rendez féconde notre
Reine». A cette prière, vous me dîtes : «Je magnifierai ma
miséricorde sur votre reine ; je la visiterai, comme je visitai
Sainte Elisabeth, la rendant mère. J’ai pitié des humiliations de
cette bonne princesse». Et en me disant cela mon esprit tressaillait
de joie dans cette suspension, mais pour ne manquer de parole au R.
P. Voisin, je sortis de mon cabinet pour aller ouïr sa messe à
Notre-Dame de Chassaut me souvenant que ce père m’avait dit quelques
jours devant : «Prenez bien garde si c’est Dieu qui vous parle ou
votre inclination». A cela, je me mis en appréhension que je
pourrais bien me tromper ; comme je fus sur le seuil de la porte de
la chapelle de Notre-Dame de Chassaut, j’entendis : «Sur qui se
reposera mon Esprit, si ce n’est sur celle qui s’humilie devant moi
et sur celle qui tremble à mes paroles ?» Ad quem autem respiciam,
nisi ad pauperculum, et contritum spiritu, et trementem sermones
meos ? (Is 66, 2) Voici sur qui je porterai mes regards : Sur
celui qui souffre et qui a l'esprit abattu, sur celui qui craint ma
parole.
Étant dans le milieu de
l’église, j’entendis : Justus germinabit sicut lilium. (MR,
Introito,) «Ma fille, Louis le Juste germera comme les lys et
fleurira devant moi». Etant à genoux, auprès des balustres, je me
trouvai en un doux enthousiasme par la douceur duquel mon esprit
sortit de soi par une sacrée extase, pendant laquelle vous me fîtes
voir une épée environnée de rayons semblables à ceux dont couronne
les chefs des saints, qu’on appelle diadèmes. Les couleurs de ces
rayons étaient pareilles aux diverses couleurs de l’arc en ciel ;
cette épée était portée par une vertu céleste ; elle était dans un
fourreau de velours noir. Vous me dites : «Ma fille, c’est l’épée de
Louis qui sera victorieux de La Rochelle» ; je ne savais pas si le
Roi assiégeait La Rochelle. Après je sentis un rayon qui n’était pas
celui qui m’est ordinaire lequel rayon venait du tabernacle, où
était le Divin Sacrement, duquel j’entendis : «Je me veux repaître
entre les lys. J’établirai mon Ordre après les victoires et les
bénédictions que je donnerai au Roi et à la Reine».
Revenue de cette extase
je m’approchai du confessionnal. Le R. P. Voisin avait confessé
toutes les religieuses. Il m’attendait, mais comme je me pensai
confesser, je fus assailli d’un assaut amoureux qui m’ôta la parole.
Ledit père eut encore patience jusqu’à ce que cet assaut fût passé.
Il voulut savoir ce qui m’était arrivé, après quoi, il me promit le
secret jusqu’au temps que votre Majesté aurait accompli les
promesses. Les Révérends Pères Jacquinot, de Meaux, Voisin, Gibalin,
qui sont vivants, ont su ce que je dis ici. Ils l’ont vu écrit en
divers cahiers outre ce que je leur en ai dit de vive voix devant
que les choses arrivassent nommément au R. Voisin qui n’a pas vu
tous les cahiers que les autres ont vus et gardés sans en faire
conscience ; les uns me disent qu’ils les ont perdus, les autres
brûlés, les autres qu’ils leur ont été ravis. Quand je vins de
Paris, j’en trouvai beaucoup à dire ; quand je fus de retour
d’Avignon, Sœur Françoise, ma secrétaire, pleurait de ce que l’on
lui avait dérobé de mes papiers. Pour moi, ils m’ont été assez
indifférents, et le sont encore plus à présent.
Tout le reste de cette
année 1627 votre bonté me dit tant de merveilles et m’en fis voir
plusieurs en faveur du Roi que je serais trop longue à les décrire.
La nuit suivante qui était le d’octobre, je vis du côté d’orient
trois soleils lesquels vous me fîtes entendre être un signe que vos
trois Divines Personnes éclaireraient les années du Roi en les
assistant comme autrefois Josué. Un autre jour en la même année je
vis le ciel en armes toute marquées d’argent pour le secours des
armées du Roi. Quelques jours devant la fête de Tous Saints, je fus
plusieurs fois assurée des grâces que vous ferez à notre Roi. Vous
me dîtes : «Ma fille, je vaincrai Buckingham». Saint Martin me
témoigna qu’il ferait que, dans peu, le Roi aurait le lieu duquel il
était le patron. Un jour dans ce mois d’octobre, il me semble que
c’étais le 24, étant dans la chapelle de Saint Denis qui est encore
dédiée à Sainte Geneviève, me souvenant que Saint Denis est patron
de la France et Sainte Geneviève la patronne de Paris, je leur
recommandais notre Roi et ses armées. Le grand Saint Michel s’offrit
à moi pour en avoir un soin, comme il eut du temps de Jeanne la
Pucelle, me disant qu’il me voulait conduire en esprit auprès du
Seigneur des batailles, lequel enverrait de Sion la verge de sa
vertu pour mettre ses ennemis sous l’escabeau non seulement de ses
pieds mais de ceux de Louis XIII, lequel réparerait les ruines que
les hérétiques avaient faites, en ses temples sacrés, déjà démolis
les églises des catholiques, que s’il permettait que ce Roi bût en
la voie des guerres raisonnables du torrent ennuyeux, qu’il
relèverait son chef. Ce grand prince des armées du Dieu vivant me
promit tant d’assistance pour le Roi que, le premier jour de
novembre 1627, je fis plusieurs fois assembler mes petites
pensionnaires comme innocentes auprès de vous, Divin Agneau, pour
vous prier de paraître Lion vainqueur du Buckingham.
Le 5 du mois, étant en
récréation le soir avec nos sœurs, je sentis votre attrait qui
m’appelait à l’oraison. Je vous dis : «Seigneur, puisque vous m’avez
appelée à l’oraison, je vous supplie de ne plus retarder de donner
la victoire à notre Roi. Décochez les flèches contre mon sein et le
rendez victorieux». Transportée de ferveur, je vous dis : «Je vous
promets qu’il établira votre Ordre». Revenue de cet excès, la
ferveur m’a porté à vous promettre que le Roi fera établir votre
Ordre. Disposez le tout de sorte qu’il puisse savoir la promesse que
le zèle de le voir triompher pour votre gloire et le salut des âmes,
me fait faire pour lui. Je remets cela et tout le reste à votre
Providence. Ce Séraphin tout de flamme, prince de tout votre exercit
céleste m’a souvent apparu pour me donner courage de poursuivre
selon vos intentions l’établissement de votre Ordre, duquel votre
Divine Majesté a donné la surintendance et la charge de le protéger,
et moi en particulier ; aussi me paraît-il en diverses formes,
depuis que vous me dîtes qu’en me gardant comme votre paradis de
délices, me disait qu’il empêcherait que tous les amours des
créatures n’entreraient point dans mon esprit, et qu’avec le glaive
de votre parole il épouvanterait tous mes ennemis. La forme qu’il a
le plus ordinairement est une clarté rayonnante qui me rend forte
récolligée et joyeuse en vous. Il vous plut comme j’ai dit ci-devant
de me dire que vous me l’aviez donné pour un des maîtres et qu’il me
produisait des illustrations et irradiations par lesquelles il
m’enseigne des grands mystères en rabaissant mes ennemis, et faisant
tenir la partie inférieure en son rang, cependant que la supérieure
éclairée des célestes rayons contemple fixement vos bontés
adorables.
Chapitre 51
Notre Seigneur me
prédit par deux diverses fois la mort de Monseigneur Miron, et
qu’ensuite j’irai à Paris. Comme ce Dieu de bonté me consola en
cette mort auquel je demandai pour Archevêque Son Eminence.
Un jour, dans la même
année en une suspension, étant dans l’église des carmes déchaussés,
vous me dîtes : «Ma fille, Percutiam pastorem, et dispergentur
oves gregis». (Mc 14, 27) Je frapperai le berger, et les brebis
seront dispersées. A ces paroles, je fus saisie d’appréhension,
vous disant : «Quoi, Seigneur, frappant notre pasteur, vous
diviserez votre troupeau, notre Congrégation ?» «Ne te mets pas en
peine de ce coup, ma fille, il te fera aller à Paris». Le 29 ou 30
d’avril, l’année après, étant encore dans la même chapelle des
révérends pères minimes, je fus ravie. En ce ravissement, vous me
dîtes derechef : Percutiam pastorem et dispergentur oves gregis.
(Mc 14, 27) Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées.
Cette seconde fois, mon cœur se sentit comme divisé ou blessé. «Mon
Bien-Aimé, je me sens déjà éparse, cet archevêque me favorise en
tout et vous me le voulez ôter ?» «Ma fille, tu iras à Paris». Il me
fallut résoudre à ce coup, puisque vous le vouliez. Je lui écrivis
ce que vous m’aviez dit, afin qu’il se préparât, car je ne lui
celais point ce que vous lui mandiez, et il le recevait de votre
part, me témoignant qu’il humiliait son âme sous votre puissante
main, selon le conseil de votre Vicaire Général, Saint Pierre :
Humiliamini igitur sub potenti manu Dei, ut vos exaltet in tempore
visitationis (1P 5, 6) Humiliez-vous donc sous la puissante main
de Dieu, afin qu'il vous élève au temps convenable.
Le temps pitoyable de
cette visitation s’approchait qui était la peste que vous aviez
résolu d’envoyer dans Lyon. Plusieurs mois durant les versets, les
antiennes, et les leçons de l’Office des Morts étaient mes oraisons
jaculatoires. J’écrivis à mon pasteur le 5 de mai ce que vous
m’aviez dit, ce ne fut pas sans peine mais puisque s’il était votre
plaisir il m’y fallut résoudre’ ; Il se rendit dans peu en son
diocèse, me montrant un désir de vous contenter en tout. La veille
de Saint Ignace, pénultième de juillet, les Révérends Pères Milieu
et Arnoux le vinrent inviter à la solennité. Comme j’étais avec lui,
il leur dit : «Mes Pères, il faudrait que ces filles pressassent à
Rome. Si Dieu me faisait la grâce de vivre, je l’exécuterai avec
contentement». «Ma fille, que puis-je pour votre contentement ?» Me
voyant accablée de ses offres, je lui dis : «Monseigneur, vous
m’avez tant obligée que j’en suis confuse. Notre Seigneur veut
donner votre couronne à un autre». Il connut que j’avais autres
choses à lui dire. Il me pressa de ne rien craindre, que j’avais
bien pu connaître qu’il prenait plaisir à ce que je lui disais de
votre part qu’il avait un grand désir de mieux faire qu’il n’avait
fait qu’il tâchait de profiter des choses que je lui faisais savoir.
«Ma fille que j’ai de
désir de vous rendre quelques petits services». Dès ce jour, je ne
le vis plus. Le 5 d’août, étant au Petit Forêt avec Mademoiselle
Particelle pour parler aux Révérends Pères Pontiam et Irénée,
capucins, ils sont tous deux vivants, qui étaient, si me semble, ici
pour leur chapitre, où des familles de ces couvents, on nous vint
dire que Monseigneur Miron était à La Déserte frappé de son
apoplexie. Me souvenant de ce que vous m’aviez dit, je me conformai
à votre volonté. «Seigneur, vous l’avez voulu, et le voulez, et je
m’en tais». Le Père Pontiam me dit : «Eh ! Quoi, ma fille, vous
m’avez guéri lorsque les médecins m’eurent abandonné dans Roanne, et
vous laissez mourir votre bon pasteur qui vous est si favorable ?»
«Mon Père, il y a des temps que Dieu agrée que nous nous opposions
comme Moïse que nous lui demandions avec larmes de révoquer les
arrêts conditionnels et que nous fassions comme le Roi Exéquias. Je
me suis deux fois opposée au jugement des médecins pour votre
Révérence et pour le Révérend Père de Meaux, jésuite, le Saint
Esprit priait dans moi avec des gémissements indicibles. Il me
faisait demander avec grande simplicité ce qu’il me voulait octroyer
par bonté. Maintenant je ne peux pas prier, quelle perte que je
fasse. Il faut que mon pasteur me quitte et que je consente au
décret divin, non seulement avec résignation, mais avec
indifférence».
La nuit, vous priant
pour lui, vous me voulûtes mener sur le Mont de Thabor pour charmer
par votre gloire tous les ressentiments que j’eus pu ressentir parce
que je n’étais pas ingrate. Tout le monde qui savait combien ce
prélat avait de zèle pour moi s’affligeait de ma perte, mais quand
ils avaient parlé à nos sœurs, ils s’en retournaient consolés. Elles
leur disaient : «Notre Mère espère en Dieu ; elle se conforme à ses
décrets. Il a voulu Monseigneur Miron, elle consent à son vouloir ;
elle lui est fort obligée, elle prie pour son âme ; elle attend de
Dieu son secours et son aide». Cher Amour, depuis que vous m’eûtes
dit que vous peu me vouliez priver de ce prélat, je vous priai de
nous donner Monseigneur l’Archevêque d’Aix qui est à présent Son
Eminence. Vous me fîtes entendre que je l’aurais mais que je serai
comme la fille de Jephté, destinée au sacrifice. J’expliquai cela
favorablement, car vous ne me donnâtes pas alors l’intelligence
comme je serai sacrifiée ; l’expérience m’en a donné
l’éclaircissement, sans pleurer avec mes compagnes ma virginité,
mais bien la longueur du temps qu’il faut attendre à vous la
consacrer par des vœux solennels, ce sera quand il vous plaira.
J’adore votre Providence qui fait tout pour le mieux. Mon
éminentissime prélat a relevé le trône de votre gloire qui paraît
sur le théâtre de notre infirmité, laquelle vous fortifiez par la
patience, sans me plaindre de ces épreuves qu’à vous et a lui-même
parce que vous le voulez ainsi, la réponse que je fais à ceux qui
disent que c’est trop éprouver la constance des filles.
Le cœur de Son Eminence
est ès mains de Dieu comme la division des eaux, pour l’incliner où
il lui plaira. Salutare tuum expectabo Domine. Parfois j’adore le
bout de cette verge qui fleurira pour la bénédiction de votre Ordre,
de l’accomplissement duquel je ne doute pas.
Chapitre 52
Que les Révérends
Pères Milieu et Arnoux me conseillèrent de sortir de Lyon à cause de
la peste, et d’aller à Paris, ce qui vérifia la prédiction de Notre
Seigneur, et de ce qui se passa pendant ce voyage.
A la fin du mois
d’août, la peste fut si grande et universelle que toute la ville en
fut presque affligée. Le pasteur étant frappé, les brebis furent
éparsées par ce fléau que votre juste rigueur envoya pour nous faire
amender ; mais hélas, mon Sauveur, on n’est pas devenu meilleur ; on
ne vous a point apaisé par pénitence. Il n’y a que votre bonté qui,
au milieu de sa juste colère, comme dit le Prophète, se souvint de
sa miséricorde sans laquelle une partie de la terre serait
consommée. Si elle est désolée, c’est que les hommes ne repensent
pas de cœur aux obligations qu’ils ont à votre charité. Plusieurs
s’enfuirent aux champs pour éviter ce fouet et non pour faire des
fruits dignes de pénitence : Converte nos Deus salutaris noster :
et averte iram tuam a nobis. (Ps 84, 5) Fais-nous revenir, Dieu
de notre salut, apaise ton ressentiment contre nous !
Au mois de septembre,
l’air fut tout infesté sur la ville dans laquelle on ne voyait que
morts ou malades qui se traînaient moribonds. Le chariot sur lequel
on les emmenait roulait continuellement. Nos Sœurs, qui étaient six
en tout, furent dans l’appréhension du mal, trois desquelles
faisaient instance à ce que je sortisse, les trois autres s’y
opposaient, disant que votre Providence qui m’avait destinée pour se
servir de moi pour l’établissement de l’Ordre, me préserverait de ce
mal. Les autres trois disaient que c’était hasarder non seulement ma
personne, mais tout l’Ordre avec moi, que c’était tenter Dieu de
faire des miracles, pouvant prudemment éviter ce danger ; que si
j’étais frappée de peste, elles se mettraient toutes à me servir, et
ainsi toute la communauté serait infectée qui serviraient les
pensionnaires, lesquelles m’aimaient ne se pourraient retenir de me
visiter !
Je considérais sans
m’émouvoir les maux de cette pauvre ville, les schismes que l’amour-
propre, la prudence, et la charité faisaient dans les esprits de nos
Sœurs, demeurant autant indifférente qu’insensible, jusqu’à la nuit,
entre le dixième et onzième septembre, que la désolation de ceux qui
étaient auprès d’Ainay m’éveille par leurs cris que je pouvais ouïr
de ma chambre : mes yeux, qui jusqu’alors n’avaient pu donner une
larme, témoignaient à votre Majesté que je compatissais au malheur
commun. Je vous priais d’avoir pitié de votre peuple.
Je vous pouvais bien
dire avec David que j’étais peut-être la criminelle qui causait
cette affliction ; mais vous ne vouliez pas que ce glaive me frappa.
Vous me fîtes commander par les Révérends Pères Milieu et Arnoux de
sortir de Lyon. Le Père Arnoux écrivit à Paris au R. P. Jacquinot de
me mander d’y aller, et qu’en attendant, j’acceptasse la faveur que
Monsieur et Madame de Pure m’offraient de me mener à Bermont,
qu’auprès de ce château, il y avait des religieuses qui n’étaient ni
renfermées, ni instruites des devoirs qu’elles avaient à vous être
fidèles, qu’elles étaient de bon naturel, qu’en leur parlant, je les
pouvais porter à la dévotion. L’obéissance et ces considérations me
firent résoudre à sortir de Lyon.
Le jour de l’Exaltation
Sainte Croix, deux de nos Sœurs me vinrent accompagner jusque dans
l’église Sainte Croix où je voulus aller avec celle qui devait aller
avec moi dans Paris. Ces deux Sœurs me dirent adieu dans cette
église, après avoir adoré la Sainte Croix. Une d’icelles était déjà
atteinte du mal quand elle me baisa en prenant congé de moi, me
disant qu’elle avait mal à la tête et au cœur. La tristesse qu’elle
ressentait de mon absence pouvait causer cela. Je les priais de se
réjouir, leur témoignant que l’on m’arrachait d’avec elles par
obéissance. L’autre qui était fort désolée, elle ne fut frappée que
trois semaines après. La première, qui était nièce du R. P. Irénée
d’Avalon, capucin, mourut dans six jours et l’autre dans quelques
semaines.
Je demeurais à Bermon
jusqu’à la fin d’octobre, voyant les religieuses de Dorieux qui
manquaient d’instruction. Leurs naturels étaient fort bons, leur
simplicité me faisait espérer que votre Providence en prendrait un
soin particulier, ce qu’elle a fait, les retirant de ce lieu où
elles ne pouvaient être instruites, pour les mettre à l’Antiquaille,
au couvent de la Visitation, ce qui me réjouit quand j’appris le
bonheur que votre Providence leur avait procuré. Je l’en remercie de
toute mon affection. Environ la fête de Tous les Saints, Monsieur de
Pure me dit qu’il nous voulait lui-même conduire à Paris, voyant les
lettres que le R. P. Jacquinot m’avait écrites de m’y rendre, ou
plutôt selon le conseil du R. P. Arnoux. Nous nous mîmes sur la
rivière de Loire à deux lieues de Roanne ; nous n’y pûmes pas passer
parce que la peste y était en plusieurs maisons.
«Cher Amour de mon
cœur, faut-il que j’aie toujours des répugnances à faire les voyages
que votre providence m’ordonne ?» Il me semblait qu’en ce bateau
j’étais en une galère et que mon esprit était traîné par force avec
des chaînes, qui m’étaient insupportables. Je versais des torrents
de larmes quand je pouvais être seule en un coin du bateau auquel
ils me pensaient faire oraison. Elles me servaient de pain et la
nuit et le jour je mangeais si peu que c’était merveille que je pus
me soutenir, mais je ne pouvais pas plus manger, car je m’efforçais
beaucoup pour avaler le peu que je prenais. Un dévoiement d’estomac
d’autres infirmités me travaillaient quasi tout le temps que je fus
sur la rivière, ce qui fut que j’arrêtai dans Orléans, priant
Monsieur de Pure d’en donner avis au R. P. Jacquinot, lequel avait
mandé au R. P. Ignace de Reine, recteur du Collège de la Compagnie,
de m’arrêter quelques jours dans Orléans. Ce père ne reçut la lettre
qu’après m’avoir par bienveillance et charité déjà arrêtée, se
réjouit d’avoir prévenu par son inclination la prière du R. P.
Jacquinot, pour lors supérieur de la maison professe de Saint Louis
à Paris.
Je demeurai dix-sept
jours dans Orléans où les soins du R. P. Recteur furent si grands
que j’en avais confusion. Il me fit visiter à une partie des
Messieurs et Dames de la ville qui professaient la piété. Monsieur
le Lieutenant Criminel me voulut défrayer ces dix-sept jours et
payer tout ce qui fallait pour mon voyage. Le R. P. Recteur me dit :
«Ma fille, ne refusez pas les offres de Monsieur Omin. Tous les
Pères de notre Collège désiraient de vous traiter, mais Monsieur
nous a prié de lui permettre ce consentement pendant ces dix-sept
jours».
Ce bon père Recteur
traitait tous les jours avec moi des choses spirituelles, me disant
à la fin : «Ma fille, vous êtes la créature, selon ma pensée, que
Dieu caresse le plus en terre. Depuis que je vous ai parlé, je suis
délivré d’une peine qui m’a rendu tout blanc comme vous me voyez
étant encore assez jeune. La retraite, ni la mortification
intérieure comme extérieure, ne m’avaient point soulagé en cette
souffrance. J’admire la pureté dont Dieu vous a privilégiée, qui
passe à ceux qui traitent avec vous.
Très cher Amour, je vis
bien que c’était vous qui produisiez ces faveurs à ce bon père et
qui le délivrâtes après l’avoir longuement éprouvé, vous ayant été
fidèle. Votre juste bonté lui voulut donner la couronne, étant à la
fin de sa course, ayant vaillamment combattu.
Le jour de la fête de
Sainte Catherine, vierge et martyre, ayant gagné l’indulgence
plénière, il mourut de la mort des saints, le jugement très bon,
l’entendement éclairé de vos lumières, la volonté enflammée de votre
amour divin, édifiant tous les pères et frères qui se trouvèrent
quand il expira, et qui l’assistaient à la mort. Le R. P. de
Lingendes eut le bonheur d’être, passant par Orléans pour aller
prêcher à Tours, lequel me dit que si votre miséricorde lui faisait
la grâce de mourir comme le R. P. Ignace, il serait tout consolé
d’avoir une dévotion en cette dernière heure semblable à celle de ce
père dont la mémoire est en bénédiction.
Chapitre 53
De mon arrivée à
Paris et des grandes appréhensions que des personnes eurent que cet
établissement n’amoindrît l’éclat des autres, pour lequel empêcher
on n’oublia rien, butant à me persuader de sortir de cette ville
royale, et comme la Providence divine m’y retint.
J’arrivai à Paris la
veille de l’Apôtre Saint André. Tout était croix à mon esprit. Je
tâchais de saluer la Sainte Croix avec ce grand saint. Le logis
qu’on nous avait préparé était en la rue Saint André touchant
l’hôtel de Lyon. Je fus dans l’église du saint, où vous étiez
exposé. Mademoiselle Guilloire me fit la faveur de m’y conduire. Mes
yeux fondirent en larmes au moment que je fus à genoux pour vous y
adorer, vous disant : «Je vous adore et remercie de ce que, selon
vos promesses, vous m’avez amenée jusques dans Paris. Je sais bien
que j’y souffrirai et que je trouverai des croix. Je sortis de Lyon
le jour de l’Exaltation de votre Croix ; je ne refuse pas toutes
celles que vous m’avez destinées. Mon père est en cette ville ;
j’appréhende celles qu’il me fera souffrir ; donnez-moi, s’il vous
plaît, du courage ou disposez son esprit à vos volontés puisqu’il
est en colère contre moi pour avoir quitté sa maison en suivant vos
ordres».
Votre bonté l’adoucit ;
il ne me traita pas si rudement qu’il avait protesté de faire par
les lettres qu’il écrivait. Je ne lui demandai rien pour mon
entretien, craignant qu’il ne me dit de retourner en sa maison.
Mlle Guilloire fournit
tout ce que nous fallait jusqu’à quinze jours devant Pâques. Je
m’adressais à vous quand je sus qu’elle n’avait dessein que pour ce
temps, vous disant : Je sortis de Lyon avec deux pistoles,
desquelles j’achetais dans Bermon tout ce que je pouvais envoyer à
nos sœurs pour provision.
Vous m’avez pourvu de
tout. Tandis que les Hébreux eurent de farine d’Egypte, vous ne
fîtes tomber la manne, mais soudain que la farine leur manqua, vous
leur fîtes pleuvoir ce Pain du Ciel. J’espère en votre providence.
Je suis venue au lieu où vous m’avez dit que je vienne. Votre bonté
me fit bien voir qu’elle avait soin de moi, me donnant Madame de la
Rocheguyon qui m’aimait comme sa fille ; mais comme elle ne maniait
pas encore son bien, vivant avec son train au dépens de Mademoiselle
de Longueville, sa tante, elle ne me donna rien au commencement.
Elle me dit de vous prier de faire qu’elle reçut son douaire ; ce
qu’elle fît dans peu, nous louant une maison le Jeudi-Saint. Le
louage fut pour trois ans, par une grande providence, comme je ferai
voir.
Le lendemain,
Vendredi-Saint, je vis en m’éveillant un pressoir qu’il me fallait
tourner toute seule plusieurs jours devant. J’avais en l’esprit ces
paroles : Collegerunt consilium adversus Jesum. (Mt 27, 1)
tinrent un conseil contre Jésus.
Je vous disais :
J’ignorais que la grande réputation que le Père Recteur d’Orléans
m’avait donnée dans Orléans était parvenue aux oreilles de
Mademoiselle de Sainte Beuve, par le récit de Monsieur de Montry
auquel ledit père avait dit des merveilles des grâces que vous me
faisiez. Elle entra en appréhension que l’éclat d’un nouvel Ordre ne
diminuât celui des ursules desquelles elle était fondatrice. Elle
fit appeler le R. P. de la Tour, jésuite, et d’autres, qui étaient
ses amis car elle était fondatrice du noviciat de la Compagnie au
faubourg Saint Germain, pour leur faire ses plaintes contre le R. P.
Jacquinot qu’elle disait avoir fait venir à Paris une fille du
diocèse de Lyon qui venait y établir sous sa protection et par ses
soins des jesuitesses, que ce nouveau Institut attirerait toutes les
filles au détriment des autres couvents.
Ce fut assez pour faire
que trois ou quatre pères en écrivissent au R.P. Général, disant que
le R.P. Jacquinot voulait établir des jesuitesses ; que cela était
contre les desseins de Saint Ignace et de toute la Compagnie ; que
Mademoiselle de Sainte Beuve, étant leur fondatrice du noviciat,
qu’elle s’opposait à cet établissement ; qu’elle y emploierait Mr le
Procureur Général qui était son neveu ; qu’elle prierait Monseigneur
de Paris de résister à cet établissement ; que le Garde des Sceaux,
Monsieur de Marillac, serait encore prié de ne concéder cette
nouveauté ; que toute le peuple de Paris criait contre les nouvelles
religions et le peuple ayant déjà de l’ aversion des jésuites,
desquels ils ne connaissait pas les mérites. Ils auraient quasi tous
les habitants de cette ville royale pour leurs ennemis. Il y en
avait trop pour ne pas retirer le R. P. Jacquinot du soin de celle
qui avait été mandée par lui sous votre bon plaisir. Le jeudi dans
l’Octave de Pâques arrivèrent de Rome les lettres de défense de ce
mêler de cet Institut tant préjudiciable à la Compagnie à leur dire
et, s’il semblait, encore à la République. Le conseil charitable
était de délaisser cette fille étrangère et ne la plus conduire,
l’abandonnant à tous les ennuis qu’une fille que son père n’aimait
plus pouvait souffrir, pour avoir suivi les conseils des R. P.
jésuites, par votre inspiration. Cher Amour, votre Providence qui
m’avait fait dire au R. P. de Lingendes que je le priais de me
donner les exercices puisqu’il était plus proche de moi que le R. P.
Jacquinot, parce que ledit Père de Lingendes prêchait à Saint Benoît
je lui dis que le R. P. Jacquinot voulait bien qu’il me confessât et
donnât s’en retourner en la maison professe. «Mon père, puisqu’il me
faut tourner un pressoir toute seule, il me faut disposer par les
Exercices.» Je les commençai le lundi ou mardi de Pâques. Je vis
dans une suspension un bras puissant qui sortait des nuées pendant
que j’entendais messe en une chapelle des grands augustins ce lundi
ou mardi. Le R. P. de Lingendes me dit qu’il le voulait bien et que
ce pressoir était la contrition que j’avais de mes fautes car je lui
fis une confession générale quoique mon âme ne fût point en peine
mais pour me disposer à la souffrance, me représentais que ces
paroles d’un conseil tenu contre vous, n’était pas pour ce qui se
passa du temps que vous étiez en terre, mais du présent, me
souvenant que l’année ou, vous m’aviez fait écrire au R. P. Benoît,
puis de l’Oratoire, qui est à présent Mr le Secrétaire de Saint
Nizier, l’avertissant par ma lettre qu’au temps que j’irais à Paris,
il y aurait un remuement quasi semblable à celui que se fit quand
votre Majesté entra dans le temple de Jérusalem : Et cum
intrasset Ierosolymam, commota est universa civitas : Quis est hic ?
(Mt 21, 10) Quand il entra dans Jérusalem, toute la ville fut
agitée. "Qui est-ce ?" Disait-on.
Le R. P. de Lingendes
ne me dit rien plus sur cela, ni le vendredi suivant dans cette
Octave de Pâques il eut avis par le R. P. Ignace Armand des lettres
de Rome, ce qui l’affligea, me considérant, au point d’une extrême
affliction, délaissée de tous mes pères. Il dit au R. P. Armand :
«Mon Père, je n’ai que trois jours à demeurer en ce Collège. Je
retournerai à la maison professe dans lundi. Je prie V. Révérence de
ne trouver pas mauvais si je lui dis que je recevrai cette
obéissance du R. P. Jacquinot qui est mon Supérieur.» Cependant, il
me manda de le venir voir au Collège de Clermont, parce qu’il ne
pouvait pas venir ce vendredi-là en ma chambre me donner mes
méditations. Son compagnon qui avait observé en ce père une
tristesse extraordinaire dit à ma compagne que le R. P. de Lingendes
avait soupiré impatientement quasi tout le jour et qu’il n’avait
point étudié et qu’il avait quelque tristesse qu’il ne savait pas.
Moi qui gardais le silence que les Exercices requièrent ignorais ce
que ce bon frère disait à ma compagne. Il avait déjà reçu ces
nouvelles de Rome, mais l’ayant fait appeler, il vint à moi me
dissimulant son ennui jusqu’à ce que je lui eus rendu compte de mes
oraisons. Après il me dit : «Hé bien, êtes-vous préparée à tourner
le pressoir toute seule, et à supporter la plus grande croix que
vous ayez eue dans toute votre vie ? Je ne vous la veux pas déclarer
à ce soir car vous seriez trop affligée». «Mon Père, c’est me plus
m’affliger de ne me la pas dire, que si vous me la disiez, car ne
savez-vous pas que, nous, autres filles, l’appréhension nous
travaille plus quelque fois que le mal, quand il est découvert.» «Ma
fille, c’est que vous n’auriez plus de nos pères ; des défenses sont
venues de Rome de vous assister. Le Père Jacquinot que je n’ai pas
encore vu, depuis ces lettres reçues, a défense de vous assister de
la part du R. P. Général ; autant en a le R. P. Filleau provincial
et le R. P. Armand. Passé trois jours, je ne vous pourrai plus
parler. Que dites-vous de cette croix ?» «Mon Père, elle est grande,
mais j’ai un Dieu qui est plus grand.» «Vous faites la courageuse,
mais demain et les autres jours ce courage sera abattu». «Mon Père,
si Votre Révérence m’assure que toutes les lumières que j’ai eue, et
que je lui ai dites ne sont point des illusions, ce que tous vos
pères qui m’ont conduite depuis mon enfance m’ont assuré, je ne
crains point cette croix. Avec Dieu, je peux tout. Il me donnera et
le courage et la force cependant que vous n’avez pas reçu la défense
de me donner conseil ; donnez-le moi et je l’observerai.»
«Ma fille, ne sortez
pas de Paris, quelque conseil que l’on vous donne. Quand même, par
prudence en présence des nôtres, je vous dirais de vous en retourner
à Lyon, n’en faites rien ; c’est par un conseil forcé à cause de la
malice du temps, pour ne dire des envieux. Je verrai le P. Jacquinot
et lui dirai mon avis. Vous n’avez pas fait voeu d’obéissance, nos
Pères n’en peuvent pas recevoir qui vous obligent à ceux qui vous
commanderaient et conseilleraient contre leurs sentiments pour
suivre la passion de ceux et celles qui pensent bien faire de vous
contrarier.» «Mon Père, il me déplaît d’être la cause de vos ennuis,
mais que diront ceux qui savent que j’ai toujours obéi et suivi les
conseils du R. P. Jacquinot, si je me servais de l’autorité de mon
père, le priant maintenant qu’il me voit de bon œil, de dire qu’il
ne veut pas, pour plaire à Mademoiselle de Sainte Beuve et quelques
pères jésuites, que je quitte Paris». «Ma fille, cette proposition
est fort bonne ; servez-vous-en. Monsieur, votre père, se piquera
d’honneur sans doute. Il a de l’autorité et du courage, pour vous
arrêter si vous lui dîtes ce que son désir vous conseille pour
rompre vos poursuites et les desseins de Dieu, dont je remarque la
Providence qui vous a fait louer une grande maison pour trois ans.
Il faut prendre garde si ce peut que Madame de la Rocheguyon ne
s’alarme, si elle sait que notre Compagnie vous abandonne. «Je
représenterai fortement au R. P. Jacquinot le dommage que ce
délaissement peut faire à votre réputation et à l’œuvre de Dieu,
qu’on pourrait dire que nous avons reconnu en vous des illusions, et
que la prudence qu’on nous attribue nous a fait retirer de votre
conduite sans dire mot.» Il me dit ces choses ou des semblables en
même sens après quoi je pris congé de lui pour venir faire oraison
selon mes Exercices.
Cher Amour, vous
dis-je, est-ce que j’ai présumé d’instituer un Ordre par un désir
ambitieux, ou si c’est vous par une bonté incomparable, qui m’avez
inspirée et destinée pour cette œuvre ? Si c’est moi, ah ! Mon
Seigneur, ne craignez point si je vous ose parler ainsi, de me
confondre dans le temps, car cette faute serait plus par ignorance
que par malice. J’ai protesté dans Lyon que je ne cherchais point ma
gloire, quand une personne me dissuadait de ce dessein, craignant
qu’il ne réussît pas, me disant : «Si vous n’étiez connue qu’à
Roanne, la confusion ne serait pas si grande.» Je lui dis de plus
que j’étais contente d’être confuse, non seulement à Lyon, mais dans
Rome, voire dans tout le monde pour l’amour de vous. Je sens à
présent et la grâce et le courage de souffrir une confusion
universelle devant toutes sortes de personnes. C’est de votre bonté
que j’ai ce sentiment, et non de mes mérites. En disant ces paroles,
mon cœur fut pressé d’une douleur sensible, comme si on l’eût mis
une grosse pierre sur ma poitrine ; et de mes yeux parurent deux
seules larmes que je vous offris. Les arrêtant par votre pouvoir, je
vous dis : «Seigneur, il me souvient du discours de Gamaliel quand
on voulut défendre à vos Apôtres de prêcher votre gloire,
s’adressant aux Juifs : Discedite ab hominibus istis, et sinite
illos : quoniam si est ex hominibus consilium hoc, aut opus,
dissolvetur : si vero ex Deo est, non poteritis dissolvere illud, ne
forte et Deo repugnare inveniamini. (Ac 5, 38) A présent donc,
je vous le dis, ne vous occupez pas de ces gens-là, laissez-les. Car
si leur propos ou leur oeuvre vient des hommes, elle se détruira
d'elle-même.
«Ma fille, cette
entreprise n’est ni de toi, ni des hommes ; elle est de moi qui
permets que tu sois délaissée de tous, afin que je fasse mon œuvre,
moi qui fais des merveilles tout seul. Quand je pris votre nature,
je la pris privée d’hypostase humaine, et l’appuyais sur ma Divine
Personne. Ce mystère de mon ineffable Incarnation s’est opéré
divinement sans autres puissances que la divine. Ma Mère dit bien
quand elle dit qu’elle ne connaissait point d’homme. Gabriel, appris
en l’école du ciel, dit à ma Mère que le Saint Esprit surviendrait
en elle et que la vertu très haute lui ferait ombre en la conception
et enfantement de Celui qui se nommerait le Fils de Dieu et le sien
par indivis, qui est moi». A ces paroles, qui n’eût été ravi et
assuré en vous ? Aussi dis-je après : Dominus illuminatio mea, et
salus mea, quem timebo ? Dominus protector vitæ meæ, a quo trepidabo ?
(Ps 26, 1) Yahvé est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je
crainte ? Yahvé est le rempart de ma vie, devant qui
tremblerais-je ?
Cher Amour, étant ma
lumière, mon salut, mon protecteur et ma vie, que dois-je craindre ?
Mon illumination divine, mon salut éternel, mon protecteur en grâce
et ma vie spirituelle et éternelle, que m’importe de perdre la
corporelle et temporelle. Je vous aime par-dessus mon propre salut ;
je vous aime pour l’amour de vous-même et non pour mon propre
intérêt. Le samedi qui fut le lendemain, comme je me mettais au lit,
vous m’environnâtes de lumière, me disant : «Ma fille, tu m’auras
dans le Saint Sacrement, ne crains point ; les contradictions te
feront comme à Joseph ; l’envie te relèvera dans mon Eglise, plus
hautement que lui dans l’Egypte, parce que je m’en veux servir pour
te donner des grâces et de gloire». Le R. P. de Lingendes, étant de
retour en la maison professe, fut bien étonné quand il sut que le R.
P. Jacquinot avait mis en consulte les défenses du R. P. Général.
Trois des consulteurs étant les mêmes qui avaient écrit ces bons
avis à Rome, ils ne demandaient pas mieux que de dire leurs
sentiments auxquels le R. P. Jacquinot joignit le sien. J’ignorais
qu’ils fussent secrétaires de Mademoiselle de Sainte Beuveµ. La
conclusion fut qu’il fallait faire défense à tous les Pères des
trois maisons de Paris de ne se pas mêler de ces affaires, et de
conseiller à cette fille de s’en retourner. Le R. P. Jacquinot
semblait être le plus résolu à ce traitement rigoureux pour une
fille qui eût passé mille mers pour lui obéir.
Cher Amour, Saint
Pierre dit bien qu’il ne vous connaissait pas pour la crainte d’une
servante. Ce père était excusable, tous ces pères le pouvaient
derechef accuser sans être criminels pour la seconde fois à Rome.
C’est, si j’osais dire, qu’il s’oublia du pouvoir que les pères de
cette Compagnie ont de représenter leurs raisons, voyant qu’on avait
fort mal informé le R. P. Général, car mon intention n’était pas de
faire des jesuitesses, ni de nuire aux autres religieuses, mais de
joindre ma barque aux leurs en charité pour retirer les filles au
port assuré de la religion, que les filets de votre grâce enlacent
industrieusement au milieu de la mer du monde, de laquelle elles ne
sortent pas si elles ne sont aidées par des pêcheuses, aussi bien
que les poissons retirés par des pêcheurs. Comme ses filets ne
captivent pas leurs inclinations, elles sont plus portées à entrer
en un Ordre qu’en un autre. Dieu leur laissant la liberté de choisir
celui qui leur agrée le plus.
Je fus voir le R. P.
Jacquinot, lequel me fit entendre qu’il voulait obéir aux lettres de
Rome et exécuter tout ce qui s’était conclu en la consulte. Je lui
dis : «Et vous m’abandonnez, mon Père, n’avez-vous pas pouvoir
d’écrire au R. Père Assistant ?» «Ma fille, il faut obéir.» «C’est à
moi, mon Père, que vous enjoignez l’obéissance ?» «Non, ma fille».
«Je vous dis ceci, parce que je veux savoir de V. Révérence si cette
défense l’oblige à me donner un conseil contraire à ceux qu’elle m’a
donné ci-devant, et si elle ne pense pas que cette œuvre est de
Dieu». «Oui, ma fille, elle n’est pas de vous. Je suis marri de ce
que les cœurs sont si restreints en zèle qu’ils veulent mettre des
bornes aux intentions que Dieu veut faire de sa gloire. Pauvre
innocente ! Faut-il que ces cœurs rétrécis vous fassent souffrir et
qu’ils m’obligent à vous dire de ne me plus venir voir.» «Je
reprends donc ma liberté que j’avais, sans voeu, mis sous votre
puissance, puisque vous êtes lié, et que vous ne me pouvez donner
des conseils que contraires au dessein que Dieu a sur moi.». «Ma
fille, écrivez au R. P. Assistant comme l’on vous traite.
Plaignez-vous de moi, et ne me venez plus voir qu’il n’ait répondu».
A ces paroles, il eut
le cœur serré, et les larmes aux yeux. «Mon Père, je ne me plaindrai
pas sans sujet, votre rigueur est un peu cruelle. Adieu, mon Père.
Je m’en vais en Egypte, je retournerai en Israël.» Cet adieu ne fut
pas sans larmes. Il me dit : «Allez au R. P. de Vaillat, qui m’est
ami et lui dites que je le prie de vous donner un père.» Ne le
trouvant pas, je m’approchai d’un confessionnal où confessait le R.
P. Supérieur, le Père Ignace de Jésus-Maria, lequel est très dévot.
Je ne lui demandai pas son nom : mais on me le dit ; j’y retournai ;
ce père eut une grande charité pour moi.
Le soir, après ces
trois mois de délaissement des hommes, le R. P. de Lingendes me
manda de retourner à Saint Louis que le R. P. Général avait été
satisfait des lettres qu’on lui avait écrites, par lesquelles il
avait appris que le R. P. Jacquinot ni moi ne voulions pas établir
des jesuitesses ni nuire aux ursulines que Mademoiselle de Sainte
Beuve avait fondées. Je fus voir le R. Père Jacquinot, sans lui dire
qu’il avait suivi la prudence humaine, qu’il pouvait bien mander à
Rome ses raisons devant les mettre en conseil, que deux ou trois de
ses conseilleurs étaient les mêmes qui avaient écrit à Rome, que
l’un d’iceux avait dit à Madame Quisquant, laquelle se plaignait à
lui du délaissement que la Compagnie avait fait d’une fille qui
n’était venue à Paris que par leur ordre. «C’est notre père
supérieur qui l’a fait venir», répondit ce père, «et puis il n’a pas
eu le courage de la maintenir».
Le R. P. Jacquinot me
dit de lui nommer ce père, ce que je refusai craignant qu’il ne le
mortifie. Je lui dis que vous m’aviez, ô mon Dieu, permis ce
délaissement de trois mois pour faire voir votre protection
extraordinaire sur moi. Monsieur de Montreil, docteur de Sorbonne,
étant curé de Saint Sulpice, me vint voir comme sa paroissienne
parce que je logeais dans le faubourg Saint Germain. Voyant tant de
civilité et une charité si continuelle pour m’offrir ses services
que je connaissais être des grandes faveurs, je me confessais à lui
et lui communiquais les lumières dont votre bonté me gratifiait. Il
vit les écrits sur les Cantiques, que je vous faisais. Après avoir
considéré et examiné les grâces que vous me faisiez et les lumières
dont vous élevez mon entendement, il demeura dans un si grand
étonnement qu’il dit que votre Majesté avait mis dans mon chef une
bibliothèque de science si claire et solide qu’on ne pouvait douter
que ce ne fût le doigt de Dieu qui écrivait et exprimait dans mon
esprit ces merveilleuses lumières. Il donna une attestation que les
PP. de Lingendes et Morin n’avaient devant qu’on l’envoya à Rome
laquelle confirmait ce qu’il m’avait dit plusieurs fois de vive
voix.
Etant le deuxième
dimanche après Pâques au confessionnal, je fus remplie de douceurs
inénarrables, lesquelles m’engloutissaient dans un doux enthousiasme
qui me mit en extase, pendant laquelle j’entendis votre bonté qui me
disait : «Ma fille, tu ne perdras rien, tu auras éminemment ce qu’on
te voudrait ôter».
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