LA VOIE MYSTIQUE

adveniat regnum tuum


 

Jeanne Chézard de Matel
fondatrice de l’Ordre du Verbe Incarné
(1596-1670)

 

Autobiographie
1596-1641
 

Chapitre 40

Que le Verbe Incarné permit les maladies de mon directeur pour, en me l’ôtant, disposer l’établissement de son Ordre et de plusieurs visions que j’eus de Saint Michel et de mon divin pontife.

Votre sapience, qui dispose toutes choses suavement et fortement à votre gloire et pour l’avantage de ceux que vous daignez appeler par des vocations extraordinaires, permit que le R. Père Philippe de Meaux fut si souvent malade que les médecins jugèrent qu’il devait quitter Roanne ; sans ses infirmités, il lui fut peut-être demeuré Recteur du Collège, jusqu’à la mort de Monsieur de Chenevoux, parce qu’il l’aimait et honorait autant que le R. Père Joseph de la Royauté, lequel a été recteur plus de douze années, selon l’inclination dudit seigneur qui était le fondateur de ce Collège, permission de maladie, que je mets au nombre des maux que vous produisez avec dessein d’en tirer du bien. Je n’offense pas votre bonté, puisque l’Ecriture dit qu’il n’y a point de mal en la cité que le Seigneur n’ait fait.

Votre providence, qui m’avait donné ce Père pour me conduire par une voie autant sublime que difficile, avait mis un terme à cette conduite quoiqu’elle me laissât toujours le courage d’obéir à tout ce que ce père me disait ou désirait de moi ; et déjà je m’étais résolue à me laisser conduire à lui toute ma vie, quoique j’eusse connaissance que ce père ne me permettrait que très difficilement de quitter la maison de mon père où il me voyait en une récollection, en des oraisons continuelles, faible de corps, caressée de votre Majesté, de sorte que souvent les délices intérieures m’empêchaient de vaquer aux choses extérieures, ayant peine de parler et prier vocalement. Ces pensées pouvaient être encore les grandes difficultés qu’il fallait surmonter, et les moyens qu’il faut pour fonder un Ordre. Il ne doutait pas des inventions de votre providence, mais il pensait que je faisais mieux de pratiquer les exercices que je pratiquais, qu’il nommait des solides vertus, ce que je ne connaissais pas en moi, car, par la vue que vous m’avez donnée, je ne me vis jamais vertus. Si parfois, j’en ai pratiqué, ça été par vous-même, ô mon Divin Amour, ou tout ainsi qu’un écrivain tient la main d’un enfant pour lui former ses lettres ; je n’ai point d’autre comparaison présentement à mon esprit plus propre pour exprimer ce que vous faites de moi, ou avec moi, donnant le mouvement à mon âme, conduisant mes puissances ou facultés à ce que vous vouliez qu’elles soient occupées. J’estimais si précieuse la conduite de ce père, que je vous eus demandé de l’avoir jusqu’à ce que je fus arrivée à l’innocence qu’il me proposait, et sans une très puissante grâce je n’y pouvais arriver, laquelle j’espérais de votre charitable bonté, qui m’en avait déjà fait tant d’autres ; du passé, je présumais d’elle pour l’avenir ; l’appréhension d’être incapable d’une entreprise si grande, que de poursuivre un Institut nouveau, sans rien avoir de ce que j’estimais nécessaire pour ce grand dessein, n’ayant ni bien temporel, ni faveur des grands, ni capacités ni intelligence en moi propre à cela, toutes ces contradictions et d’autres me semblaient raisonnables pour me persuader que cette entreprise pouvait bien être une tentation, que je n’étais pas obligée à croire les révélations qui me poussaient à instituer un Ordre qui demandait une sainteté dont j’étais bien éloignée, que ce pourrait être une témérité, que plusieurs avaient été trompés par des illusions de celui qui se transfigure en Ange de lumière.

A ces pensées, votre Majesté montrait son zèle amoureux, imprimant dans mon âme un sentiment fidèle, que ce choix venait de vous que vouliez montrer votre force en mes faiblesses, votre science en mon ignorance, votre pouvoir en mon impuissance. Expectabam eum, qui salvum me fecit a pusillanimitate spiritus, et tempestate. (Ps 54, 9) J'aurais bientôt un asile contre le vent de calomnie, et l'ouragan.

Vous releviez mon esprit et mon courage en vous, et dissipiez tous mes ennemis. Votre véritable lumière dissipait mes nuages, et votre flamme détruisait mes froideurs, me montrant que vous éleviez le trône de votre gloire sur le théâtre de nos infirmités, vous pouvant dire : Quam magnificata sunt opera tua Domine ! Nimis profundæ factæ sunt cogitationes tuæ (Ps 91, 6) Que tes oeuvres sont grandes, Yahvé, combien profonds tes pensées !

Pendant ce temps je fus malade, au temps de Pâques environ un mois, non que cette maladie m’empêcha de communier toujours, et je reçus des grandes consolations de votre Sainte Mère, laquelle me consolait pendant que la fièvre me travaillait assez rudement, et pour me soulager en la souffrance que j’eus de ce que vous vous cachiez de moi, depuis quelques jours, ignorant la cause. Je vis trois couronnes soutenues et enfilées en une verge, et des calices, sans savoir la signification de toutes ces visions, jusqu’à ce qu’il vous plut, mon Divin Interprète, de vous montrer à moi. En me reprenant amoureusement, vous me dîtes : « Ma fille, tu t’es plaint à ton confesseur de mon absence, comme d’une peine intolérable à une épouse accoutumée aux mignardises de son Divin Epoux ; ma Sainte Mère t’a visitée et consolée.

Ne t’avais-je pas fait voir des croix et des calices, et après iceux, trois couronnes en une verge ? Tout cela était des signes d’afflictions, lesquelles je veux couronner ». En me disant ces paroles, s’apparut à moi une grande et grosse croix de marbre fort blanc. Votre Majesté me considérant effrayée de la grandeur et pesanteur de cette croix, me dit : « Ma fille, tu ne porteras pas cette croix. C’est la croix qui te portera ; elle est de pierre de marbre, c’est sur elle que je veux fonder l’Institut. L’épouse au Cantique dit que mes jambes sont des colonnes de marbre. Je suis la vraie pierre sur laquelle est fondée mon Eglise. Courage, ma fille, c’est sur moi que je fonderai mon Ordre ». A même temps, je vis un calice plein de fleurs. Mon aimable Docteur me dit : « Ma bien-aimée, ce calice plein de fleurs est pour t’enivrer et t’embellir. C’est de Celui que David parlait disant : Inpinguasti in oleo caput meum : et calix meus inebrians quam præclarus est ! (Ps 22, 5) Tu oins d'huile ma tête, et ma coupe déborde. Entendant de moi, que ma divine miséricorde le voulait suivre tous les jours de la vie, tu en peux dire de même, c’est ce que je t’ai promis. Mes promesses sont infaillibles. »

Quelques jours après ceci, le R. Père de Meaux me vint dire la consulte que les médecins avaient faite, et qu’il était sur son départ, ce qui d’abord me contrista. Et sans lui répondre, je m’adressai à vous, mon Bien-Aimé, vous disant que vous m’aviez envoyée à ce père, lequel vous m’ôtiez à cause de ses maladies, que je retournais à celui qui m’avait envoyée qui était vous-même. Je connus qu’il était expédient que ce père quittât le Collège, afin qu’il ne m’arrêtât chez mon père lorsqu’il vous plairait que je commence la Congrégation. Soudain qu’il fut sorti de ma chambre, Saint Michel se présenta à moi pour m’offrir ses assistances. Comme il fut disparu, vous vous fîtes voir avec une tiare laquelle était de bois sans parure ni enrichissement, ce qui m’eût étonnée, si votre providence d’une diligence admirable, ne l’eut ornée de pierres précieuses ; ces visions me firent connaître que vous aviez donné une nouvelle commission à Saint Michel de m’assister et que vous lui aviez recommandé l’Institut que vous désiriez établir. Vous me le donnâtes pour un de mes maîtres, afin qu’il m’enseignât vos volontés, par irradiations et corruscations éclatantes. Vous me fîtes entendre par la tiare sans parure, que vous aviez au commencement, que vous commenciez vos desseins par des pauvres apparences, et que vous les perfectionnez et accomplissez par des riches effets. Vous m’enseigniez que vous étiez mon bon Pontife qui pourvoirait à toutes mes nécessités et que vous me compatissiez en tout.

 

Chapitre 41

Que la Sainte Vierge me présenta à la Sainte Trinité. De la venue du Saint Esprit en mon âme pour me faire spirituellement rennaître ; des douze langues de feu et de douze portes. Des accroissements que les saints me désiraient selon les desseins di divin amour.

Le lendemain, à ma Communion, mon esprit fut élevé auprès de la très Sainte Trinité qui était attentive à me considérer comme une petite fille soutenue par la Sainte Vierge. Je connus que toute cette Auguste Société traitait de grands mystères destinant cette fille par un divin conseil, pour faire choses grandes pour la gloire de Dieu, qui la daignait choisir parce qu’il est bon et accepter des mains de celle qui est sa Mère, sa Fille, et son Epouse. Pensant au départ de ce père, j’avais encore quelques ressentiments qui montraient ma faiblesse. Vous me consolâtes amoureusement, me disant : « Ma fille, mes Apôtres auxquels j’avais dit qu’il était expédient que je m’en allasse pour leur envoyer le Saint Esprit, étant encore imparfaits, s’attristaient de mon absence ».

Cher Amour, me donniez-vous cet exemple pour supporter avec mansuétude ma propre imperfection, attendant le jour de la venue de ce Divin Paraclet, lequel vous me promîtes de m’envoyer, ce que vous fîtes. A ce jour sacré, ayant communié, je fus extasiée. Vous remplîtes mon cœur de joie. Je vis une main qui, du doigt index, me montrait l’orient d’où vous me vouliez, avec votre Divin Père, envoyer l’Esprit que vous produisez qui est tout amour. J’entrai en confusion de me voir si imparfaite et dénuée de toute vertu ; ce pitoyable Père des pauvres me consolant, me lavant, me faisant renaître en ce lavoir admirable où je reçus une nouvelle naissance qui ravit et éleva mon esprit auprès de la Sainte Trinité. Je vis ces Trois Divines Personnes qui opéraient cette admirable régénération me portant comme une petite fille, laquelle on lavait d’une eau qui distillait de la nuée. J’entendis ces paroles : Rorate cæli desuper (Is 45, 8)  Que les cieux répandent d'en haut ; que cette nuée pleuve le juste et qu’en cette fille soit produit le Divin Sauveur.

Je vis douze langues de feu, lesquelles furent changées en douze portes, par lesquelles furent représentées les douze portes de la Jérusalem céleste. Vous me dîtes que votre Esprit entrait ès âmes par ces portes, leur apportant la justification, avec laquelle on peut entrer par les douze portes dans la céleste Sion. Par ces douze portes toutes les nations entreront dans la gloire. « Mes Apôtres ont reçu ces langues, et mon Saint Esprit a ouvert par eux les portes à l’Evangile. C’est pourquoi l’Apôtre (qui se peut nommer le treizième, pour lequel appelé à l’apostolat je descendis personnellement du Ciel) exhortait les Colossiens de prier tous ensemble leur disant : Orantes simul et pro nobis, ut Deus aperiat nobis ostium sermonis ad loquendum mysterium Christi. (Col 4, 3) Priez en même temps pour nous, afin que Dieu nous ouvre une porte pour la parole, en sorte que je puisse annoncer le mystère de Christ, «Chère fille, mon Esprit est un feu qui ouvre les portes et qui donne des langues aux Apôtres et aux personnes que je choisi pour les employer à un si grand ministère que la conquête des âmes. Il t’a donné et la langue et la parole pour exprimer mes mystères quoique tu ne sois qu’une petite fille. Il t’ouvrira les portes que les ennemis de ma gloire te voudraient fermer : ne crains point, ma fille, la bénédiction des frères de Rébecca est pour toi, puisque tu es la chère épouse de ton Isaac qui est moi. «Reçois les souhaits de tous tes frères sanctifiés, et glorifiés, lesquels se réjouissant de la faveur que tu as reçue de toute la Sainte Trinité laquelle t’a élue pour une alliance si auguste et pour une commission si glorieuse. Ils te disent tous : Soror nostra es, crescas in mille millia, et possideat semen tuum portas inimicorum suorum. (Gn 24, 60) O notre soeur, puisses-tu devenir des milliers de myriades, et que ta postérité possède la porte de ses ennemis ! Le plaisir que tu m’as fait en répondant à mes inspirations qui t’appelèrent à moi », Vadam ne m’a pas été inconnu. Je serais sorti de moi-même si je ne demeurais dans une divine persistance en mon immensité qui remplit tout pour te venir au devant. Je le fais en reproduisant mon humanité sur les autels, ainsi qu’Isaac qui sortit en la voie quand sa Rébecca s’approchait. Ego autem tempore deambulabat Isaac per viam quæ ducit ad Puteum, cujus nomen est Viventis, et videntis : habitabat enim in terra australi : et egressus fuerat ad meditandum in agro, inclinata iam die : (Gn 24, 62) Cependant Isaac était revenu du puits de Lachaï-roï, et il habitait dans le pays du midi. Un soir qu'Isaac était sorti pour méditer dans les champs. Quand il vit les chameaux et Rébecca monté sur un d’iceux laquelle descendit, voyant son Isaac à pied demanda à un de ses serviteurs : Qui est cet homme qui nous vient au-devant, en ses champs Dixitque ei : Ipse est dominus meus. (Gn 24, 45) Et le serviteur répondit: C'est mon seigneur.

« Chère épouse, je suis Celui qui émane du puits paternel, qui est nommé vivant et voyant, et qui habite et me repose dans le midi du pur amour que mon Père et moi produisons ; le St Esprit lequel est le terme de toutes les émanations et divines productions au-dedans. Je suis venu sans quitter le sein paternel, dans les flancs de ma Mère qui est un champ et une terre de bénédictions. Je viens encore en toi qui es ma terre et mon champ béni en ces derniers siècles, qui semblent au jour qui décline. J’ai médité par amour les faveurs que mon Père, moi et le Saint Esprit te voulons communiquer dès l’éternité. J’ai pensé à te donner ces grâces en tant que Verbe divin, et en tant que Verbe Incarné dès mon incarnation. Je t’ai, par mon fidèle Saint Michel, envoyé des faveurs qui sont des joyaux, lui ordonnant de savoir si tu veux être mon épouse. Tu as dit comme Rébecca que tu venais par lui à moi ; tu es venue accompagnée de ta nourrice, le Saint Esprit, qui ne t’a point sevrée du lait de ses douceurs, depuis qu’il lui plut te montrer qu’il te voulait nourrir des mamelles royales et divines. Il ne mourra point. Il n’est pas mortel comme la nourrice de Rébecca, laquelle fut enterré ad radices Bethel subter quercum (Gn 35, 8) au-dessous de Béthel, sous le chêne : d’où ce lieu fut nommé Quercus fletus (Gn 35, 8) chêne des pleurs. Le Saint Esprit produit douze fruits entre lesquels la joie en est un, duquel tu savoures la bonté puisque tu vis en paix et en joie. Je t’aime plus qu’Isaac n’aimait Rébecca quoique l’amour qu’il eût pour elle, tempérât la tristesse qu’il avait de la mort de Sara, sa mère. Ma bien-aimée, tempère la tristesse que la terre devrait avoir de n’avoir pu retenir ma Sainte Mère. Cher Epoux, vous me dîtes encore que vous aviez prié pour moi afin que je conçoive et enfante spirituellement deux peuples, l’un dans le siècle, et l’autre dans le cloître. Si vous avez destiné des filles séculières pour les premières nées comme des Esaü, qu’elles ne soient point privées dans le monde de vos bénédictions. J’espère que vos religieuses seront supplantatrices de tout et qu’elles seront de vraies Israélites ; c’est ce que je vous demande, ô mon Divin Isaac. »

 

Chapitre 42

Que le Verbe Incarné m’apparut avec un manteau de pourpre et puis vêtu d’une robe blanche ; comme le dessein fut révélé a Sœur Catherine Fleurin.

Après que votre Majesté m’eut révélé les desseins, elle me permit encore de jouir de la douceur de ma solitude, cinq années dans la maison de mon père à la fin desquelles, le janvier, étant à la messe que le R. P. Coton disait dans la petite chapelle du Collège de Roanne, vous élevâtes mon esprit en une sublime suspension. Pendant icelle vous m’apparûtes avec un manteau de pourpre usé et quasi décoloré, me figurant celui qu’on vous donna par dérision avec la couronne d’épines et un roseau pour sceptre, vous disant par moquerie : Ave rex Judeorum. (Mt 27, 29) Salut, roi des Juifs !

Vous fîtes de mon âme votre tabernacle, et de mon cœur votre trône me faisant entendre que vous vouliez que les filles de votre Ordre portassent un manteau rouge. Pardonnez, Amour, à la réponse que par respect humain je vous fis alors, vous disant : « Seigneur, on se rira de moi quand je proposerai ce manteau ». « Ma fille, ne l’ai-je pas reçu par moquerie ? Mes épouses doivent aimer mes mépris et mes souffrances pour se mieux conformer à moi. Je vous adresse ces paroles à toutes, Induimini Dominum Iesum Christum, (Rm 13, 14) Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et hunc crucifixum (1Co 2, 2) et Jésus-Christ crucifié. » Cher Epoux, faites-nous cette grâce que nous nous revêtions entièrement de vous crucifié.

Quelques mois après vous m’apparûtes revêtu d’une robe blanche, me disant : « C’est moi qui suis l’Epoux candidus et rubicundus (Ct 5, 10) blanc et vermeil ;  élu par dessus tous les hommes et tous les Anges, et prédestiné Fils de Dieu. C’est de ce blanc d’innocence et de ce rouge de charité que je veux revêtir les filles de mon Ordre. Ce sont mes couleurs et mes livrées. Regardez, ma fille, l’amour que j’ai pour toi si tu le peux et assurer tes filles et tes sœurs que les paroles que David adresse aux filles d’Israël sont pour effet : Filiæ Israel super Saul flete, qui vestiebat vos cocino in deliciis (2S 1, 24) Filles d'Israël ! Pleurez sur Saül, qui vous revêtait magnifiquement de cramoisi. Dis-leur, ma fille, qu’elles pleurent la mort du Roi d’Amour qui est moi, ce Souverain ; que je les ai revêtues de mon propre sang, qu’elles me sont des épouses de sang mais sang qui conservera éternellement son éclat et sa vive couleur afin de les fortifier au combat dans la voie et de les réjouir en la paix dans le terme ; que leur robe blanche honore celle qui me fut donnée chez Hérode et leur manteau celui qui me fut donné chez Pilate. Sur leur scapulaire représente ma Croix par le sang de laquelle j’ai pacifié le ciel et la terre. » Environ l’Octave de Pâques, Sœur Catherine Fleurin de Roanne me vint voir pour me dire qu’elle avait vu pendant une longue extase quatre Anges qui portaient un tableau dans lequel était votre nom adorable et le dessein que vous m’aviez ordonné de poursuivre. Ils lui dirent que je le cachais. Entendant parler cette fille de ce que les Anges l’avaient instruite j’admirai votre sapience laquelle avait fait voir ce dessein à cette fille que j’estimais grossière, et que les ursules avaient renvoyée à l’onzième mois de son noviciat. « Ma fille, me dites-vous : Lapidem, quem reprobaverunt ædificantes, hic factus est in caput anguli. (Ps 117, 22) La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l'angle. Ne respicias vultus ejus. Homo enim vidit ea quæ parent, Dominus autem intuetur cor. (1S 16, 7) Ne prends point garde à son apparence, l'homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais Yahvé regarde au coeur. »

Le dimanche dans l’Octave du Saint-Sacrement cette bonne fille ayant communié dans la Chapelle des Pénitents proche la maison de mon père, ma mère me dit de l’inviter à dîner. Voyant qu’il y avait assez de temps depuis sa Communion, je m’approchai pour lui dire que ma mère m’avait commandé de l’inviter à dîner, mais je fus bien étonnée car je la trouvai ravie. J’attendis qu’elle me puisse parler. Revenue à ses sens elle me dit que votre Majesté me mandait que le temps était venu auquel vous vouliez mettre au jour votre dessein et que je le mandasse de votre part au Père Coton qui était à Paris et, si me semble, Provincial de la Province de France.

Je ne promis pas à cette fille de le faire si promptement ne montrant point que j’eus tant de croyance en ce qu’elle me disait que votre Esprit m’en faisait avoir. Je ne suis pas facile à croire les révélations et je ne trouve pas mauvais qu’on éprouve bien celles que j’aie car je pourrais bien me tromper moi-même. La vérification de toutes celles que vous m’avez communiquées, a paru jusqu’à présent. J’espère que votre miséricorde ne me permettra point d’être trompée, parce que je ne vous ai pas demandé cette voie de vision et de révélation. Le dernier jour de l’Octave, vous me fîtes voir un parc dans lequel je vis une multitude de brebis sans bergère ; ce parc n’avait point de portes. Vous m’invitâtes à prendre le soin de garder et conduire ces brebis, me faisant entendre : Pasce oves meas. (Jn 21, 17) Pais mes brebis. Cher Amour, vous ne me contristâtes pas alors, mais quelque temps après vous me dîtes : Alius te cinget et ducet quo tu non vis. (Jn 21, 18) et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas.

Vous savez bien la répugnance que j’aurais de quitter la solitude, la retraite et la quiétude que je trouvais si douce en la maison de mon père. Vous me fîtes voir plusieurs couronnes, comme pour couronner des autels du sacrifice desquels vous vouliez que je nourrisse vos brebis et qu’elles s’offrissent avec moi au Sacrifice d’Amour. Mais toutes ces couronnes ne me touchaient pas, votre volonté était plus forte pour attirer la mienne à consentir à cet emploi, que je ne compare pas à celui de Saint Pierre, quoique vous me disiez de paître vos brebis. Longtemps après, vous me fîtes voir un grand nombre de colombes qui venaient becqueter, sur ma poitrine, du froment que vous y aviez semé, de moment en moment. Je sentais le bec de quelques unes qui me blessaient, mais je souffrais cette blessure comme les mères et nourrices souffrent sans se plaindre la douleur qu’elles reçoivent de leurs petits nourrissons. Si elles s’en plaignent, c’est une plainte amoureuse qui ne les rebute point de donner la mamelle, quoiqu’elles y sentent de la douleur.

 

Chapitre 43

Que la Sainte Trinité, la sacrée Vierge, et tous les saints m’environnèrent d’un siège de lumière pour avoir de moi la promesse que je commencerai au plus tôt la Congrégation.

Le jour de Saint Claude, Archevêque de Besançon, Sœur Catherine me dit qu’il fallait au plus tôt commencer cette Congrégation. Je n’étais pas résolue de sortir de la maison de mon père, que j’eusse d’autres sentiments intérieurs. Je lui dis en me riant d’elle : « Commencez vous-même la Congrégation ». Elle connut que je disais cela par ironie. La considérant, je la trouve bonne fille, mais sans adresse, sans savoir bien lire, encore moins écrire, incapable d’enseigner les façons du temps, ni la civilité qu’il faut que les filles de bon lieu apprennent, de laquelle les parents font quelquefois plus d’état que des devoirs qu’ils ont de les rendre dévotes, appréhendant que votre Majesté les choisisse pour ses épouses, tant il y en a d’aveugles. Au lieu de chercher pour leurs filles premièrement le royaume de Dieu et sa justice, ils font le contraire et pour les rendre dévotes, nous proposons de les rendre civiles, et pour vous les rendre fidèles il faut user de ces inventions non pour leur persuader d’être religieuses. C’est de votre Esprit que doit venir leur vocation.

Vous, Seigneur, qui appelez les choses qui ne sont pas, poussâtes cette fille à me dire : « Oui, oui, je commencerai ! Dieu me peut bien donner les qualités qui me manquent. Refusant de commencer, vous résistez au Saint-Esprit ! »

M’ayant dit ces paroles, je sentis mon esprit touché. Je connus que votre Esprit me parlait par la bouche de cette fille, laquelle se mit en oraison devant l’autel de Notre-Dame du Rosaire et moi, devant le grand autel de l’église Saint Etienne de Roanne. Cela était après avoir ouï Vêpres dans ladite église, et vous, Seigneur, que vous plaît et que je fasse ? Je sens bien que ce n’est pas cette fille qui a touché mon esprit, que c’est le vôtre. Pardon, mon Sauveur, si j’ai offensé cette bonne fille dont le courage et le zèle me confond ; quelle apparence de souffrance que j’ai fait voir je ne présume rien de moi. Non ma volonté mais la vôtre ; je mis toutes mes répugnances à vos pieds ; commandez et j’obéirai. Cher Amour, je ne fus pas sitôt à genoux, que l’adorable Trinité et tous vos bienheureux m’environnèrent de lumière et m’assiégèrent glorieusement.

Tous les saints me représentaient les désirs qu’ils avaient de cet établissement, me disant qu’il serait l’abrégé de vos merveilles, que par icelui votre Divin Père vous glorifierait, pour récompense de ce que vous l’aviez glorifié, étant en terre passible qu’il désirait vous glorifier maintenant que vous étiez impassible. Votre Sainte Mère me disait que tout ainsi que vous l’honoriez en protégeant les établissements dédiés de son nom et sa personne, qu’elle désirait d’être reconnaissante de cet honneur en favorisant cet Ordre qui était pour vous honorer.

De dire tout ce qu’elle me dit et tous les saints, et les caresses que toute la Très Sainte Trinité me fit, je ne peux le faire, si je peux ainsi parler, une descente de lieu pour m’in vêtir d’une manière ineffable. Me voyant si glorieusement assiégée d’un siège de lumière je me rendis. Votre Majesté m’ayant dit que je serais invêtie par ces splendeurs jusqu’à ce que je promette de commencer la Congrégation au plutôt que je le pourrais. Amour, vous êtes autant prudent que puissant, je vous promets que je sortirais de chez mon père aussitôt que j’aurai le consentement du R.P. Jacquinot, auquel votre Majesté donnera la volonté de me le permettre. Cela dit, vous levâtes le siège, et quoique je fusse la vaincue, votre bénignité plus que très civile me donnait ses victoires, me promettant de me faire triompher. Adorable Bonté, vous êtes sans pareille.

 

Chapitre 44

Que mon Divin époux me voulut visiter, accompagné de ses courtisans célestes, et comme sa providence disposa tout pour sa gloire et des visions qu’il me communica et des grandes faveurs qu’il me fit espérer.

Mon consentement donné, votre Majesté avec tous les saints de sa céleste cour me voulut visiter de nouveau. Le soir étant dans ma chambre, tous vos courtisans me congratulaient de l’amoureuse dilection que vous aviez pour moi, louant votre miséricordieuse charité du choix qu’elle fait d’une petite fille pour porter votre nom éternel et temporel ; en étendant la gloire en terre, ils faisaient retentir ces paroles d’Isaïe : Consolamini, consolamini, popule meus, (Is 40, 1) Consolez, consolez mon peuple, avec liesse et jubilation. Toutes ses louanges me rendaient confuse, vous imprimiez en mon âme une si profonde connaissance de mon néant, que je dis avec votre agrément, après votre Sainte Mère : Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum. (Lc 1, 38) Je suis la servante du Seigneur; qu'il m'advienne selon ta parole ! O Douceur amoureuse, vous me fîtes entendre, sans savoir qu’elle était la personne qui me parlait : Beata quæ credidisti quoniam perficientur ea quæ dicta sunt tibi a Domino. (Lc 1, 45) Heureuse celle qui a cru, parce que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur

Mon confesseur qui était pour lors le R. Père Nicolas Dupont, me dit que le R. Père Jacquinot s’en retournait de Paris à Toulouse par la voie qui le conduisait ès Collège de la Province de Toulouse, et qu’il fut là arrivé. Je m’étonnais de cette nouvelle, ne pouvant penser que ce père ne fit pour me voir quelques lieues davantage, parce que je savais que vous lui en aviez donné le désir.

Je ne fus pas trompée car il arriva le juin un samedi au soir de quoi mon confesseur me fit soudain avertir mais je ne le vis que le lendemain matin. Ce bon père me dit : « Ma fille, à votre seule considération j’ai passé en cette ville ». « Mon R. Père, j’ai espéré cela de votre charité, la gloire de Dieu vous y a fait passer. Le ciel et la terre me pressent de commencer la Congrégation. Le R. Père Recteur, mon confesseur, et celui de ma Sœur Catherine, le R. Père Bonvalot, sont de cet avis ; j’ai promis, à condition que V. Révérence le ratifiera, en demandant délai jusqu’à ce qu’elle en eut l’avis et moi sa réponse». Cher Amour, le père y pensa sérieusement. Appréhendant plusieurs contradictions qu’il ne me disait pas, il suspendait cette permission, me disant : « Que dites-vous, ma fille ? » « Mon Père, notre Seigneur m’a promis qu’il le fera. Il m’a ordonné de vous dire que vous et moi sentissions de sa bonté et que nous mettions nos cœurs en sa vertu, qu’il me fera la distributrice des biens de sa maison ». Après qu’il eût appris que votre Majesté le voulait, il me dit : « Commencez, ma fille, quand vous pourrez ». Son consentement vous agréa.

Après midi je le voulu retourner voir avec ma Sœur Catherine Fleurin à laquelle il parla. Pendant leur entretien, je me mis en oraison en l’église du Collège en laquelle oraison je vis une couronne d’épines. Au-dedans d’elle était votre nom, Jésus ; au-dessous, un cœur où il était écrit Amor meus. Vous me dîtes : « Ma fille, mon nom est une huile répandue. Plusieurs filles seront attirées à cet Ordre par la douceur d’icelui. Fais mettre sur le scapulaire rouge ce que tu as vu présentement en cette vision afin que je me repose sur la poitrine de mes fidèles épouses. Je me suis justement plaint, quand j’étais mortel, que les renards avaient des tanières et les oiseaux des nids, et que je n’avais pas où reposer mon chef. Reposez-moi sur vos poitrines ».Nous vous en supplions, cher Amour de nos cœurs, et de cesser vos plaintes en ces siècles derniers. Vulpes foveas habent, et volucres coeli nidos : Filius autem hominis non habet, ubi caput reclinet. (Lc 9, 58) Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'homme, lui, n'a pas où reposer la tête.

Le lendemain, qui fut le lundi, ayant communié, mon esprit fut en suspension. Pendant celle vous me fîtes voir le Saint-Sacrement dans le soleil d’un ciboire, lequel ciboire ayant ce Divin Sacrement se soutenait par sa vertu en la région de l’air dans les nuées où m’apparûtes en votre figure de 33 ans, couronnant une fille qui était à genoux sur les nuées à vos pieds. Vous me fîtes entendre que j’étais cette fille gratifiée de ces faveurs par l’excès de votre amour qui me couronnait, et non mes mérites. Je que voyais ce sacré ciboire où était le Divin Sacrement s’inclinait par une pente amoureuse à moi, me disant Amor meus, pondus meum. Une multitude d’Anges étaient aussi en l’air se disaient les uns aux autres : Ecce uxor Agni ; venez voir l’épouse de l’Agneau (Ap 21, 9) : Gaudeamus, et exultemus ; et demus gloriam ei ; quia venerunt nuptiae Agni, et uxor ejus præparavit se. (Ap 19, 7) Réjouissons-nous et soyons dans l'allégresse, et donnons-lui gloire; car les noces de l'agneau sont venues, et son épouse s'est préparé.

Il lui est donné pouvoir de s’orner de la justification des saints pour être agréable à son Divin Epoux qui est la candeur de la lumière éternelle. Je fus revêtue d’une robe éclatante en candeur, à moi inexplicable. Ma mère étant conforme à toutes vos volontés m’accorda aussitôt de suivre vos inspirations et quoiqu’elle souffrait une peine extrême à se priver de moi qu’elle aimait seule plus que toutes mes sœurs, elle me dit : « Ma fille, mon inclination naturelle ne vous peut permettre de me quitter mais pour suivre la divine inspiration, je me veux surmonter ; ma vie ne durera guère plus ; mon inclination serait que vous attendissiez ce peu que j’ai à demeurer en cette vallée de misère, mais je ne veux pas retarder les desseins que Dieu a sur vous ». Ses larmes m’étaient des flèches pour m’enflammer à l’aimer ; voyant la violence qu’elle faisait à son affection maternelle, je ne voulais pas les faire redoubler par le mélange des miennes, que je retins jusqu’au temps que j’étais seule ; cependant je me disposais de sortir le jour de la Visitation de votre Sainte Mère. Mes trois sœurs, apprenant ce dessein, n’avaient pas tant de résignation à vos divines volontés, ni de confiance en votre bonté. Elles appréhendaient que le tout ne vient à une confusion à qu’après une longue et trop ennuyeuse attente, je n’avançasse rien. Elles me présentèrent ces longueurs. Je leur dis : « Ne vous mettez pas dans ces appréhensions. Quand il faudrait attendre quarante, Notre Seigneur me donnera la constance d’attendre. En espoir contre espoir, j’ai confiance en sa providence ». La veille des saints Apôtres Saint Pierre et Saint Paul, étant allée le soir dans l’église du Collège, mon âme se trouva triste en pensant aux contradictions que j’aurais, desquelles j’étais déjà assaillie. [167] Vous me fîtes entendre que l’établissement de cet Ordre se ferait comme le temple : Una manu faciebat opus, altera tenebat gladium, (Ne 4, 17) travaillaient d'une main et tenaient une arme de l'autre ; me disant que l’oraison, la patience et la force m’étaient nécessaires avec votre grâce pour persévérer des longueurs que vous ne me spécifiâtes pas. Le lendemain, jour de la fête de ces deux grands Apôtres, ayant communié, vous me fîtes voir plusieurs sortes d’armes, desquelles je ne fus pas blessée par ceux qui les portaient, quoiqu’ils voulussent faire des armes. Vous étiez mon bouclier.

Le soir, faisant mon examen, je vis un puits profond dans lequel je vis un soleil comme en sa source ; ceux qui portaient ces armes le voulaient détruire avec icelles, mais leurs efforts étaient vains. Vous me dîtes : « Ma fille, que peuvent ces armes contre ce soleil, ainsi en sera-t-il de toutes les oppositions qu’on fera contre mon Ordre ». Au même temps, me parut l’image de Notre-Dame du Puy, entendant ces mots : « Confie-toi en elle ; elle t’aidera et moi, je ne t’abandonnerai pas ».

 

Chapitre 45

Du trouble intérieur qui me causa la fièvre, la Nuit devant sortir de la maison de mon père et des grandes promesses que Dieu me fit pour le bien universel de l’Ordre et pour moi et en particulier.

La nuit devant voir le jour de la Visitation vous permîtes aux démons et à tout ce qui se peut dire appréhension et terreur panique de me livrer un assaut général. Mon corps ne peut supporter cette tempête agitée dans mon esprit, sans en être malade de un accès de fièvre. Je fus dans ces souffrances jusqu’à deux heures après minuit mais comme vous n’avez jamais laissée mon âme dans des longues afflictions, vous m’envoyâtes un doux sommeil, pendant deux heures, qui mit mon esprit dans le calme, et rendit la santé à mon corps.

En m’éveillant, je vis deux clartés : l’une du jour pour le corps ; l’autre de votre lumière pour l’esprit, tous mes ennemis chassés ; mes ténèbres dissipées. J’ouïe la messe dans l’église du Collège, devant entrer dans la maison que les ursules de Paris avaient délaissée où sont à présent les religieuses de Sainte Elisabeth. Après la messe, nous entrâmes trois filles dans ladite maison : Sœur Catherine Fleurin, Sœur Marie Figent et moi. Ma mère me donna vingt écus, celle de Sœur Catherine dix, l’autre n’apporta rien, parce qu’elle était pauvre. Les Révérends Pères Dupont et Bonvalot firent bien de me presser de sortir devant avoir reçu réponse de mon père qui était à Paris, parce qu’il ne consentait pas à ma sortie de sa maison, ce qui m’affligea beaucoup. Mais je ne voulus point quitter votre joug ni tourner le dos à vos desseins, ne voulant plus retourner en sa maison. Il défendit à ma mère de me donner pension, pensant que la nécessité me ramènerait chez lui. Mes deux compagnes n’ont rien eu depuis ce jour-là. Votre providence voulut faire voir le soin qu’elle avait de son Ordre, mais en particulier de moi, me disant : « Audi filia, et vide, et inclina aurem tuam ; et obliviscere populum tuum, et domum patris tui. Et concupiscet rex decorem tuum : quoniam ipse est Dominus Deus tuus, et adorabunt eum. Et filiæ Tyri in muneribus vultum tuum deprecabuntur : omnes divites plebis. Omnis gloria eius filiae regis ab intus, fimbriis aureis circumamicta varietatibus. (Ps 44, 11-15) Écoute, ma fille, vois, et prête l'oreille ; oublie ton peuple et la maison de ton père. Le roi porte ses désirs sur ta beauté ; puisqu'il est ton seigneur, rends-lui tes hommages. Et, avec des présents, la fille de Tyr, les plus riches du peuple rechercheront ta faveur. Toute resplendissante est la fille du roi dans l'intérieur du palais ; elle porte un vêtement tissu d'or. Elle est présentée au roi, vêtue de ses habits brodés ».

« Ma fille, sois attentive à moi ; avec soumission, oublie ton peuple et la maison de ton père, et je prendrai plaisir aux grâces que j’ai mises en toi. Je suis ton Seigneur et ton Dieu qui serais adoré des peuples, par les merveilles que je ferai en toi. Mes Anges désireront de voir ta face agréable à mes yeux, qui la rendront aimable. Ils t’apporteront des présents. Ils pourvoiront à tout, mais ce que j’agréerais le plus, c’est que toute ta gloire soit en l’intérieur qui est moi, ton intérieur même, faisant ma demeure en ton âme. Le Saint Esprit est ta nourrice : Spiritu sancto misso de cælo, in quem desiderant Angeli prospicere. (1P 1, 12) dans l'Esprit Saint envoyé du ciel, et sur lequel les anges se penchent avec convoitise. Les Anges désirent continuellement d’accomplir ses intentions et pour ce il le regarde sans cesse. Ma fille, quoique tu te voies délaissée de ton propre père, et qu’il te prive de ce qu’il te doit selon la nature, je te donnerai de quoi bâtir mon temple, et parachever l’œuvre de ton Seigneur et de ton Dieu. Tu m’amèneras une compagnie de vierges ».

Très cher Epoux, je ne doutais pas de vos promesses, mais comme elles étaient pour l’avenir, les rebuts de mon père, la séparation de ma mère étant l’un et l’autre présents affligeaient mon esprit. Je pleurais comme fille, et vous me consoliez comme Dieu caché et Sauveur ; car vous ne permîtes point que ma volonté se déterminât de retourner en Egypte, quoique je ne fusse pas si contente avec ces deux filles qu’en la maison de mon père, parce que je n’avais pas ma chère solitude et ce grand loisir de traiter avec vous en l’oraison.

Le deuxième jour après la Visitation étant à la messe comme votre Majesté commençait à me consoler, il m’en fallut sortir avec mes compagnes. Etant de retour de la messe, j’entrai en cuisine en laquelle il n’y avait pas beaucoup d’affaires, n’étant que trois filles. Votre bonté me voyant de loisir me vint entretenir par des discours qui ravirent mon esprit lui faisant voir une sainte montagne en haut de laquelle je vis votre Père Eternel qui portait dans son sein toutes les filles de votre Ordre, me disant qu’il les enfanterait non la chair, ni le sang, ni la volonté humaine, mais la divine. Vous m’expliquâtes en faveur de ces enfantements de grâces dans le temps, votre génération naturelle et éternelle me disant : « En cet établissement, moi, qui suis le Verbe Incarné, ferai une extension de mon Incarnation. J’habiterai avec vous, et vous verrez ma gloire égale à celle du Père qui m’engendre dans les divines splendeurs, devant le jour des créatures. Vous me verrez plein de grâces et de vérité, pour accomplir en toi et en mon Ordre toutes les promesses que je t’ai faites, que je te fais, et que je te ferai ».

En ce ravissement, vous me fîtes voir toutes les filles que votre Père portait en son sein, enfantées et produites d’une manière auguste, lesquelles montaient cette sainte montagne, accompagnées de plusieurs personnes de l’un et l’autre sexe, que je ne connaissais pas. Toutes ces filles et les autres personnes psalmodiaient et disaient en montant : Lætatus sum in his, quæ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus. Stantes erant pedes nostri, in atriis tuis Jerusalem. Illuc enim ascenderunt tribus, tribus Domini : testimonium Israel ad confitendum nomini Domini. (Ps 121, 1-2, 4) Je suis dans la joie quand on me dit : allons à la maison de Yahvé ! Nos pieds s'arrêtent dans tes portes, Jérusalem ! C'est là que montent les tribus, les tribus de Yahvé, selon la loi d'Israël, pour louer le nom de Yahvé.

Je ne connaissais pas encore la sainte montagne de Gourguillon qui était celle que vous me montrâtes en cette vision sur laquelle vous me gardiez une maison, poussant ou invitant les filles de Sainte Claire à la quitter et en chercher une en bas. Cela se fit par votre Esprit qui me voulait loger et c’est de quoi j’ai à remercier Sainte Claire, laquelle me promit le 3 de janvier 1619, qu’elle m’aiderait en chose grande ; elle était en compagnie de Sainte Thérèse. L’une et l’autre m’exhortaient d’avoir grand courage à poursuivre vos desseins. Le jour de la fête de cette sainte, pensant si elle aurait autant de soins de cet Institut que j’en espérais de sa charité, vous me fîtes voir une montre solaire, et la ligne où le soleil marquait l’heure me disant : « Ma fille, je suis le centre de toutes ces lignes qui sont mes saints et saintes. Ma providence qui est un soleil arrête sa lumière sur celle que je désire faire voir mon heure, pour marquer à tous les saints que là est mon arrêt. Ils ont l’inclination à mon vouloir, se complaisant à ce qui me plaît, et non en eux, ni en ce qui leur semblerait, selon le jugement des hommes mortels, plus propre. De là connaisse, ma fille qu’elle est l’union, la communion et l’uniformité de tous les saints à la première règle qui est la Divine Volonté. L’aimable complaisance de ce premier mobile qui entraînant puissamment mais doucement sans violence tous ces cieux glorieux, je dis tous les bienheureux, les gouvernant par l’instinct ravissant de ma divine sapience, qui atteint d’un bout à l’autre disposant fortement et suavement de tous en tout et partout.

Chère fille, ne doute pas que Sainte Claire et tous mes saints n’aient un grand désir de contribuer à l’Ordre que je veux établir. Ne t’étonne pas si tu n’as pas été reçue aux Carmélites, Sainte Thérèse te regarde comme sa sœur et non pas comme sa fille. Elle est conforme à mes ordonnances. Elle désire que tu aies le blanc du Liban et le rouge du Carmel, et moi je te dis qu’en mon Ordre, de toute éternité j’ai destiné lui donner la gloire du Liban et la beauté du Carmel : Gloria Libani data est ei : decor Carmeli, et Saron. (Is 35, 2) La gloire du Liban lui sera donnée, la magnificence du Carmel et de Saron.

Ma fille, la plus grande partie des promesses favorables faites en Isaïe, seront accomplies en cet Ordre. En les lisant tu les verras vérifiées avec tant de clarté, que tu n’en pourras douter ».

 

Chapitre 46

D’un délaissement intérieur dont la Divine Providence me voulut éprouver, après lequel mon Divin Epoux me consola, me visitant et communiquant des délices que lui seul peut exprimer.

En la même année 1625, vous me privâtes quelques mois de votre délicieuse présence. D’exprimer les ennuis que mon âme trouvait ès compagnie de ceux et celles avec lesquels il me fallait nécessairement traiter et converser, je n’ai pas des termes ni des paroles propres pour cela. Je craignais d’être criminelle et si je ne savais pas quels crimes vous avait fait résoudre à ce délaissement, que je n’avais point expérimenté quand j’étais en la maison de mon père, puisqu’en neuf années je n’avais pas eu un jour de désolation semblable à ces trois mois, vous disant : Ai-je été ingrate de vos faveurs ? Me suis-je méconnue en recevant les grâces de votre pure bonté ? Je n’ai jamais pensé les avoir méritées ; m’adressez-vous les paroles du Cantique : Si ignoras te, egredere, et abi post vestigia gregum. (Ct 1, 7) Si tu l'ignores, ô la plus belle des femmes, suis les traces du troupeau.

Pourrais-je bien discerner les pas de mes troupeaux ? Quelle impression peut être marquée sur les voies d’une terre sèche : sicut terra sine aqua. C’est vous qui êtes mon pasteur et ma loge ; si vous ne paraissez pour me loger dans votre côté, je suis en danger de demeurer vagabonde et égarée. Les âmes que vous passez par les voies ordinaires et communes, trouvent en ces grands chemins des guides qui les conduisent dans des loges à eux connues, mais pour arriver à vous qui avez survolé les cieux, lesquels vous avez, si semble, en ce temps rendus de bronze, comme de celui du Prophète Isaïe, qui les peut pénétrer ? Et puis, ayant après vous retiré l’échelle, comment y pouvoir monter ? J’entends, ou il me semble d’entendre : Equitatui meo in curribus Pharaonis assimilavi te amica mea. Pulchræ sunt genæ tuæ sicut turturis : collum tuum sicut monilia. (Ct 1, 8) A ma jument qu'on attelle aux chars de Pharaon, Tes joues sont belles au milieu des colliers, ton cou est beau au milieu des rangées de perles.

Si je suis votre génisse, pourquoi permettez-vous que je sois attachée à un char étranger ? Quelle comparaison ? Pharaon signifie dissipans (Gn 9, 11) Exterminer et Salomon pacificus. (1Ch 22, 9) Homme de paix. Vous êtes mon Roi pacifique et bénin qui réunissez toutes les puissances de mon âme par vos attraits amoureusement doux, et Pharaon les effraie et les divise par son aspect terrible et à moi effroyable. Vous dîtes, «bien amour», me voyant refuser tout autre amour que le vôtre, quand vous me comparez à la tourterelle. Mes joues, couvertes de larmes qui coulent jusque sur mon col pour composer ce collier que vous estimez précieux, vous font bien voir que je ne peux vivre joyeuse si vous ne m’êtes présent par les signes d’amour et de bénignité. C’est la remarque du Roi-Prophète : Dominus dabit benignitatem : et terra nostra dabit fructum suum. (Ps 84, 13) Yahvé aussi accordera le bonheur, et notre terre donnera ses fruits. Ce collier composé des perles de mes larmes vous fait connaître que je suis votre esclave volontaire, et non par force. Ma Sœur Catherine Fleurin, me voyant bien différente de l’humeur joviale des autres fois me demanda en quels ennuis j’étais. Ma franchise ne put dissimuler ce que je ne me plaisais point de dire, ni à elle ni aux filles de Jérusalem, mais à vous seul. Aussi avais-je souvent ces paroles en la pensée : Tibi dixit cor meum, exquisivit te facies mea : Domine requiram. (Ps 26, 8)  Mon coeur dit de ta part : Cherchez ma face ! Je cherche ta face, ô Yahvé ! Je lui dis par la permission de votre sagesse, je le pense ainsi, que vous ne paraissiez plus comme les autres fois, et que j’en ignorais la cause, vous disant avec David : Ab occultis meis munda me : et ab alienis parce servo tuo. Si mei non fuerint dominati, tunc immaculatus ero. (Ps 18, 13-14) (19:13) Pardonne-moi ceux que j'ignore. Préserve aussi ton serviteur des orgueilleux ; qu'ils ne dominent point sur moi ! Alors je serai intègre, innocent de grands péchés. Cher Amour, est-ce parce que j’ai peine d’avoir quitté ma mère, et de ce que mon père témoigne par ses lettres la colère qu’il a de ce que je suis sortie de sa maison ? M’en faites la grâce ? Je ne consens point aux inclinations naturelles que j’ai d’être auprès de ma mère, non plus qu’aux déplaisirs que mon âme souffre dans les exagérations des rigueurs dont mon père m’afflige par ses lettres.

Je vous dis, Amour, que par votre grâce je suis dans la résolution de persévérer dans ma vocation, quand mon père me traiterait en effet comme il me mande par lettre. Pendant que j’étais désolée, comme dit votre dolent prophète expliquant les ennuis et les désolations de sa chère Jérusalem, vous dîtes à ma Sœur Catherine de me dire que vous m’aviez aimée, que vous m’aimiez et que m’aimeriez d’une charité infinie. Elle me rapporta ces paroles de votre part, mais, hélas, j’étais comme Madeleine, autre que votre bouche melliflue ne me pouvait consoler, vous disant : Deus Deus meus respice in me : quare me dereliquisti ? Aruit tamquam testa virtus mea, et lingua mea adhæsit faucibus meis. (Ps 21, 2, 16) Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?  Mon palais est sec comme un tesson, et ma langue collée à ma mâchoire. Pendant tous ces ennuis, je ne laissais de parler à ceux qui me visitaient. Je riais sans joie ès récréations ; aux réfections, je mangeais sans goût ; au lit, je dormais sans repos. Je me plaignais par des soliloques de mes imperfections autant en dormant qu’en veillant, vous désirant pour vous montrer mes peines, lesquelles vous n’ignoriez pas. Prenant plaisir de m’éprouver par ces privations de vos douceurs, votre bonté vous pressant de visiter mon cœur pendant que je dormais, pouvant dire avec l’épouse : Je dors et mon cœur veille : Vox dilecti mei pulsantis : Aperi mihi, (Ct 5, 2) C'est la voix de mon bien-aimé, qui frappe : Ouvre-moi, ma soeur, mon amie ; mais vous ouvrîtes vous-même. Nescit tarda molimina Spiritus Sancti gratia. (St Thomas. Qu. 113 a. 7 s.c) La grâce de l’Esprit Saint ne connaît point de paresse.

Mon cœur ouvert par votre main droite qui est une clef qui peut ouvrir tous ressorts, fut ému. Vous donnâtes un assaut général à toutes mes puissances, vous entrâtes par la brèche que vous aviez vous-même faite, vous offrant pour butin ; et celle qui était vaincue se vit, par votre amour, victorieuse et heureusement délivrée des ennuis qu’elle avait soufferts en votre absence. Vous allumâtes un feu dans mon cœur, qui était ardent et luisant, lequel dissipa toutes les pensées que la tristesse avait produites dans mon âme. Vos chantres célestes chantaient l’hymne de votre gloire, produisant des corruscations éclatantes qui se peuvent nommer feu de joie. Après, vous m’apparûtes comme j’allais communier, ayant un corps transparent et lumineux. Mais votre sapience supprimait d’une façon divine les éclats trop radieux que mon entendement, ni mes yeux, n’eussent pu supporter, si elle n’eût adroitement meurtri ou rebouché ses rayons adorables. Votre Majesté, amoureusement éprise se lança à mon col en façon d’un enfant qui embrasse sa mère avec des tendresses qu’on ne peut exprimer et qu’on peut mieux sentir. Vous vîntes à moi avec tressaillement qui montrait la douceur et la bénignité d’un Epoux sacré qui est à son épouse comme elle est tout à lui n’étant plus à soi-même. Dilectus meus mihi, et ego illi, qui pascitur inter lilia. (Ct 2, 16) Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; Il fait paître son troupeau parmi les lis. Pulchritudinem coloris eius admirabitur oculus, et super imbrem eius expavescet cor. (Si 43, 20) La beauté de sa blancheur émerveille l’œil, et quand elle tombe le cœur est ravi. De dire les délices que je reçus de l’union que votre Majesté fit avec moi, il ne m’est pas permis de l’expliquer aux hommes ; c’est le secret de la couche divine qu’un Homme-Dieu peut divinement exprimer à ceux qui lui plaît, et non une petite fille. C’est le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs : Qui solus habet immortalitatem, et lucem inhabitat inaccessibilem : quem nullus hominum vidit, sed nec videre potest. (1Tm 6, 16) qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n'a vu ni ne peut voir. Comme il se voit le Père et le Saint Esprit : honor et imperium sempiternum. Amen.  A qui appartiennent l'honneur et la puissance éternelle. Amen ! Quand vous prîtes notre nature dans les sacrées entrailles d’une Vierge plus pure que tous les Anges, votre vertu très haute fit ombre à son esprit très humble, aussi bien qu’à son corps très sacré afin que l’un et l’autre ne fussent opprimés des sublimes clartés de votre auguste gloire ; à la vue de l’Ange qui en avait emprunté quelques rayons, l’Eglise dit : Expavescit virgo de lumine. La Vierge s’effraya de la lumière. Il fallut que ce prince revêtu de vos lumières, ô Verbe Divin, assurât cette Fille, Mère et Epouse qu’elle avait trouvé grâce devant son Père, son Fils et son Epoux dont la vertu suréminente lui servirait d’ombrage. L’Esprit purement Dieu entreprenait cette merveille incompréhensible aux pures créatures aussi bien qu’ineffable à tous les esprits créés. Cela étant, je dis à plus forte raison après le Prophète Zacharie : Sileat omnis caro a facie Domini ; quia consurrexit de habitaculo sancto suo. (Za 2, 13) Que toute chair fasse silence devant Yahvé !

Car il s'est réveillé de sa demeure sainte.

 

Chapitre 47

Des inexplicables faveurs et délectables caresses que la Divine Bonté répandit dans mon âme pour prévenir, par ces énédictions de douceurs, les larmes et les amertumes que le décès de ma mère me causerait.

Votre sapience clairvoyante avait prévu et pourvu aux ressentiments que j’aurais pendant la longue maladie de laquelle ma mère mourut. Pour me disposer à ces souffrances, vous me voulûtes divinement charmer, débordant les torrents de délices dans mon âme, l’entretenant continuellement dans des illustrations ravissantes, si que je fus contrainte de vous dire : « Seigneur, comme pouvoir accorder ce passage : ‘L’homme vivant ne me verra pas’ ? Je vis en terre dans la voie, et vous me faites voir et jouir des délices du terme ».

« Ma fille, les règles générales ont des exceptions et quoique tu me puisses dire qu’étant la vérité infaillible comme je suis, que cette parole est à la lettre, je te dis que l’âme qui vit par privilège d’amour d’une vie divine par participation, ne vivant que seulement de sa vie naturelle peut être exceptée, me voyant par prérogative en vivant de cette vie sacrée que l’onction divine lui communique. Je suis autant bon que puissant et également libre, à faire au ciel en la terre tout ce qui plaît à mon amour, et lequel agrée que tu éprouves par avance les avant-goûts de la gloire céleste et qu’en terre pour toi j’incline les cieux de mes faveurs afin que tu puisses dire : Quam bonus Israël Deus his qui recto sunt corde. (Ps 72, 1) Mais enfin, Dieu est bon pour Israël, le Seigneur pour les hommes au coeur pur. »

Le jour des Rois 1626, m’ayant à tel jour fait diverses faveurs procédant d’une même source de charité, il vous plut cette année de mettre vos sceaux à tous les biens que vous me vouliez donner, lesquels biens étaient les trésors de votre Croix, et vos infinis mérites m’en gratifiant autant qu’un Epoux et divinement amoureux agrée d’enrichir son épouse par les excès de la dilection plus forte que la mort. Vous me fîtes voir votre Croix scellée de rouge me disant : « Ma fille, voilà mes richesses mises en inventaire et scellées de mon sang, ce sont mes trésors que je te donne ».

Après vous me dites des merveilles de l’état religieux et de votre Ordre en particulier, me prédisant que pour le rendre plus glorieux il aurait des grandes contradictions et des méprises quasi universelles, de toutes sortes de personnes de condition et de bas lieux, de religieux et de séculiers à l’imitation des contradictions et des méprises que Saint Joseph, votre Sainte Mère et vous, aviez souffert à la crèche, en Egypte, en Judée et au Calvaire. Mais qu’après ces souffrances nous aurions participation de la gloire que vous avez eue depuis votre Ascension ayant fait porter la gloire de votre saint nom ès nations éloignées, que la gloire de cet Ordre s’étendra en diverses nations desquelles vous assemblerez vos filles en cet Ordre béni de votre Père, qui le voulait étendre en diverses lieux de la terre. En ce même mois de janvier, vous m’adressâtes ces paroles : Postula a me et dabo tibi gentes hereditatem tuam et possessionem tuam terminos terræ (Ps 2, 8) Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, les extrémités de la terre pour possession ; après m’avoir dit que j’étais la montagne de Sion où votre Divin Père vous avait constitué et établi Roi pour y prêcher vos préceptes amoureux. Le neuvième de mars 1626 vous appelâtes ma mère à vous, la délivrant des misères de cette vie après m’avoir fait voir une demeure étoilée que votre bonté lui avait préparée la faisant voir après sa mort à la Dame Anne, veuve de feu Barbillon, comme un buisson ardent qui avait conservé sa verdure sans se brûler des feux qui consument tant d’autres, sa chasteté était au plus haut degré qu’une femme mariée la peut avoir. Mon père demeura vingt années à Paris sans la voir, s’assurant de sa vertu. Elle me dit un jour que votre bonté lui avait tant fait de grâce qu’elle n’avait ni pensée ni sentiment de ce que sa modestie et ma considération ne lui permettaient de nommer qu’en termes si couverts qu’il fallait avoir des intelligences particulières pour s’entendre l’une et l’autre, m’ajoutant : « Il me fâcherait fort si me fallait être obligée à ce que je ne pense plus, les ennuis de la demeure de votre père dans Paris m’afflige pour nos enfants. S’il les loge toutes je serais trop heureuse de vivre en liberté comme une fille. Toutefois, ma volonté ne soit point faite, ô mon Dieu ! »

En toutes les afflictions que vous lui envoyez ou que vous permettiez, elle s’écriait : Gloria Patri et Filio, ajoutant : Digne Mère de Dieu, grande Mère de Dieu, je me confie en vous. Aussi mourut-elle comme elle avait vécu après avoir reçu tous ses sacrements pendant sa maladie, qui fut depuis le jour Saint Michel jusqu’au de mars. Elle se confessa et communia plusieurs fois. On fit aussi l’adieu de l’âme plus que d’une fois, parce qu’elle eut plusieurs convulsions pendant cette maladie, après lesquelles sa contrition, sa dévotion et sa patience donnèrent de l’édification pour ne dire admiration à ceux qui la visitaient. Le dernier jour par votre providence je la fus voir sur le soir, ce qui n’était pas mon ordinaire car j’y allais de bonne heure les autres jours esquels on la pensait plus malade. Selon les apparences il semblait ce soir-là qu’elle fut mieux que les autres jours ; c’est pourquoi on ne fit point veiller de religieuse, ni on n’appela pas le médecin. Vous m’inspirâtes, ô mon Seigneur et mon Dieu, de me tenir prés d’elle, quoi qu’elle ne me voulût permettre de la servir en choses qui fussent pénibles, appréhendant de me rendre malade, commandant à mes sœurs de lui rendre ces offices, ce qui me donnait peine mais pour ne la contrister je me privais de ce contentement, qui était mon devoir si elle y eut de l’agrément. Elle me blessa le cœur me disant : « Ma fille, je suis seule ! » « Ma mère, mon oncle, mes trois sœurs et la fille qui vous sert sont ici avec vous ! » « Ha, ma fille, vous n’y êtes pas. » « Ma bonne mère, si vous m’eussiez fait connaître votre intention je fus demeurée pendant votre maladie ; notre Seigneur l’a bien voulu, vous avez fait voir que vous l’aimiez en me permettant que j’entrasse en Congrégation qui ne m’empêche pas de vous venir rendre les devoirs que je vous dois ». L’ayant un peu entretenue je m’éloignais de trois pas de son lit pour la laisser en son repos mais votre providence qui lui en préparait un pour l’éternité dans la gloire ne lui permit d’en prendre en cette vie. Sentant comme une suffocation de matrice laquelle la pressait, elle me dit : « Ma fille, venez auprès de moi et nous dirons tous les litanies de la grande Mère de Dieu » ; m’invitant de les commencer, elle y répondait avec tant de ferveur qu’en cessant de répondre à la prière que je lui fis parce qu’elle n’avait quasi plus de pouls. Elle expira levant la main droite pour faire le signe de la Croix ainsi que je disais les prières qui sont en l’adieu de l’âme. Mes yeux couverts de larmes témoignaient à votre Majesté que j’étais fille de cette mère qui m’aimait plus que tous ses enfants ; mon cœur vous disait : « Elle vous aimait plus que moi, plus que sa vie et que tout ce qui est créé. Je vous la recommande comme vous recommandâtes la vôtre à Saint Jean. Je remis ma mère entre [186] vos mains ; mettez-moi en celles de la vôtre toute-puissante ; donnez-la moi pour Mère ».

Etant sur ce lit de douleur, je sentis une odeur très douce et odoriférante qui me fut une marque que ma mère était votre bonne odeur et que vous la couronniez de roses et de lys, que vous aviez produites après tant d’épines, car sans exagération, depuis l’âge de douze ans que vous la ressuscitâtes, à ce qu’elle m’a dit plusieurs fois, par l’intercession de Saint Claude, après avoir été couverte du drap comme on couvre les morts, sa mère s’écria : « Monsieur Saint Claude, ressuscitez ma fille ! ». La foi de ma grand-mère fut exaucée pour me conserver une mère dont la mémoire est en bénédiction à ceux qui l’ont connue comme moi, quoiqu’elle me serve de confusion, pensant à ses vertus et à mes imperfections. Je fermai les yeux, et reçus le dernier soupir de celle qui m’avait, après vous, donné la vie, l’air, la respiration et la vue en me donnant naissance, mais, après tout, la nature demanda son tribut qui fut une petite défaillance en laquelle je ne m’évanouis pas entièrement. Faisant signe de la main qu’on ne me donna rien pour me remettre, parce que j’appréhendais qu’il fût minuit et que ce qu’on me donnerait m’empêchât de communier, m’assurant que, comme m’aviez fortifiée pendant qu’elle expirait pour lui rendre courageusement ces derniers devoirs, vous me fortifierez pour vous recevoir lui appliquant cette Communion par manière de suffrage à l’intention que si elle était reliquataire à votre justice. Cette Communion lui aidât à payer par vous-même, vous offrant les mérites de votre Passion.

Vous m’octroyâtes ma requête mais je ne fus pas si avisée de vous demander de mourir à toutes les ressentiments de cette privation. J’ai honte de dire que votre amour ne fut en moi assez fort pour faire les sentiments de la nature. Votre providence se servit du temps pour guérir cette plaie, ce qui me donnait de la confusion, et montrait bien que je n’avais point de vertu comme je ne m’en suis jamais vue, quelle obligation que j’ai d’en avoir, ayant reçu de votre pure bonté tant de grâce. Toutes les fois que j’allais sur sa tombe, mes yeux faisaient deux ruisseaux. La nuit, quand je pensais à elle, ils continuaient leurs courses.

La colère de mon père s’accroissait tous les jours ; à tous les ordinaires qu’il écrivait, mon esprit avait des redoublements d’afflictions. Il voulait bien que je retournasse en sa maison pour en prendre le gouvernement comme son aînée et que je le délivrasse de ce soin. Il continua sa demeure à Paris, ce que vous ne vouliez pas et moi je ne n’avais garde de quitter vos filles, mes sœurs selon l’esprit, pour les siennes qui m’étaient sœurs selon le corps. Cher Amour, je passais quasi deux années dans des peines que vous saviez bien et que vous ne me voulûtes ôter qu’en m’ôtant de Roanne, encore faisais-je résistance d’en sortir.

 

Chapitre 48

Du conseil que mon confesseur me donna d’aller à Lyon demander à Monseigneur Miron l’approbation de la Congrégation et de la répugnance que j’eus à faire ce voyage auquel Dieu me fit résoudre par la douceur de sa bonté.

Votre providence se servit du grand Jubilé duquel mon confesseur prit occasion de me dire que j’allasse à Lyon pour parler à Monseigneur Miron qui devait arriver en ce temps du Jubilé, pour prendre possession de l’Archevêché. « Ma fille le Jubilé servira de couverture au dessein, si vous n’avancez rien. On ne pourra dire que vous êtes allée pour l’établissement parce que nous dirons que vous êtes allée pour gagner le Jubilé. Si Dieu bénit votre voyage nous aurons notre désir ». Je trouvais ce raisonnement judicieux et fort bon, mais j’avais grande répugnance à faire ce voyage.

Mon confesseur me dit de vous demander conseil en communiant, ce que je fis. Vous sortîtes mon âme de ses propres inclinations l’attirant à vous par une extase amoureuse [189] en la mettant dans un doux enthousiasme, vous lui persuadiez doucement de faire ce voyage. Vous me fîtes voir un dauphin sur l’arène hors de l’eau qui semblait se mourir. Je vous dis : «Seigneur, que me voulez-vous dire par cette vision ?» «Ma fille, comme ce dauphin se meurt hors de son élément et de son aliment, je te dis que si je pouvais mourir derechef, je mourrais. Si tu veux aller à Lyon, tu me mettras dans mon élément et dans mon aliment qui est, puisque tel est mon bon plaisir, l’établissement de l’Ordre dont j’ai t’ai donné la commission.» «Très cher Amour, je ne vous veux résister ; quoique je sois mal disposée de corps et que mon esprit y ait de la répugnance je partirai au premier jour que nous trouverons compagnie», ce que je fis. Ayant la fièvre, les chemins me travaillaient un peu, mais je m’efforçais dans la confiance que j’avais en vous, sachant que votre volonté était mon motif et non la mienne.

[190] Nous arrivâmes la veille ou l’avant-veille de votre triomphante Ascension, nous eûmes trois jours pour gagner le Jubilé. Le jour que Monseigneur arriva fut le même de notre arrivée. Nous attendîmes de lui parler le mardi de Pentecôte, lequel jour il avait donné à Madame de Chevrière pour nous voir. Ma dite dame pria Monsieur le Comte d’Eveine de me vouloir présenter, lui disant qu’elle, Madame de Beauregard, Madame de Chanron, sa sœur, seraient de la compagnie. Monsieur le Compte d’Eveine eut appréhension que Monseigneur Miron n’en fit rien. Il me dit qu’il était d’avis que je me retournasse, que si Monseigneur refusait, on ne pourrait plus en parler ; qu’en son absence on me traiterait plus doucement. Votre bonté me pressait d’y aller, me ressouvenant qu’il y avait peu de jours que j’avais vu en dormant un évêque qui sacrait une église dans laquelle j’entrais lorsqu’il faisait l’alphabet. Cessant cette action il me présenta du pain sacré qui était au bout de son bâton pastoral m’invitant à lui demander tout ce que je désirais de lui. Quand Monsieur d’Eveine me disait cela, j’étais dans l’Eglise Saint Jean, vis-à-vis de l’autel où est un tableau de Saint Ignace martyr auquel je m’adressai, le priant de m’aider et de prendre sous sa protection deux filles qui cherchaient la gloire de Celui qui était son amour pour lequel il voulut être déchiré et moulu des dents des bêtes pour être son froment, désirant même que les tourments des démons lui aidassent à souffrir pour jouir de Celui qu’il aimait, qui est vous, ô mon Divin Sauveur.

 

Chapitre 49

Que Monseigneur de Miron m’examina et me fit examiner exactement par son confesseur et comme il approuva la Congrégation en attendant que Sa Sainteté établit entièrement l’Ordre.

Sous cette protection et l’espérance de votre bonté sur nous, en laquelle j’avais grande confiance, j’entrai en l’archevêché avec Monsieur d’Eveine et plusieurs dames pour voir Monseigneur Miron, lequel avait assemblé un Conseil pour consulter de toutes les affaires de son diocèse. Il désirait qu’on demeurât ferme à renvoyer tous instituts nouveaux ; il fit mettre cet article qui voulait inviolablement être observé. C’est ce qui faisait penser à Monsieur d’Eveine que je n’avancerais rien, sachant que mon dit Seigneur l’avait mis pour prendre sujet de refuser notre Institut, duquel il avait ouï parler comme d’un bruit de ville. La crainte qu’on m’ait donnée d’un refus, et son abord qui me paraissait assez rude, me pouvaient étonner. Considérant de plus tous les yeux de plusieurs personnes qui étaient dans la salle, collés sur moi, qui m’étais mise au dernier lieu duquel Monseigneur me fit sortir pour m’approcher afin de m’interroger comme j’avais pensé à commencer un Ordre nouveau, s’il n’y en avait pas assez dans l’Eglise qu’il voudrait bien plus s’employer à réformer les anciens. A ces discours, je lui donnais pour réponse la lettre que mon confesseur lui écrivait. Je fus mortifiée de ce qu’il la lisait tout haut, entendant que dans icelle il y avait plusieurs grâces que votre Majesté m’avait communiquées pour me donner courage d’entreprendre cet établissement. Il connut que ces louanges me donnaient de la confusion, me disant : «Ma fille, je suis à vous quand vous voudrez pour vous ouïr en particulier».

[193] Monsieur d’Eveine, appréhendant qu’il ne se servît de cette invention de me parler en particulier pour me refuser plus facilement en me surprenant en un temps qu’il me pensait encore étonnée, demanda délai jusqu’au lendemain, ce qu’il obtînt de Monseigneur lequel dit au R. P. Morin, de l’Oratoire, son confesseur, de se tenir avec lui pendant qu’il m’interrogeait, ce qui fit près de trois heures de suite. Je vis et connus, ô Divine Providence, que vous me donniez une bouche qui exprimait vos lumières auquel ce prélat dit que, contre son jugement propre, il se sentait porté à cet Institut, qui voyait bien être un dessein de votre sagesse qui surpassait celle des hommes. Il donna commission au susdit Père Morin de m’examiner plusieurs fois après lui, et de le faire exactement par toutes les règles qui peuvent servir pour voir si ce dessein était du Saint Esprit.

Ce père n’oublia rien, tâchant de m’embarrasser pour voir si ce que je lui disais n’était point des leçons apprises par diverses répétitions. Il connut que non, assurant Mgr Miron de ce qu’il était par votre Esprit persuadé lui-même. Il me dit : «Ma fille, si ce dessein n’était que de vous, comme je suis l’évêque des évêques contraires aux instituts nouveaux, je vous renverrais, mais parce qu’il est de Dieu, j’approuve votre Congrégation pour Roanne, comme vous me priez cela ; faites dresser une requête au R.P. Milieu et Maillant et je la signerai», ce que ces pères firent et il la signa et fit mettre le sceau, mais voyant que mon dit seigneur les chargeait les RR. PP. recteurs et préfets du Collège de Roanne de la conduite de cette Congrégation, le R. P. Milieu me dit : «Puisque Monseigneur l’Archevêque vous est favorable, demandez-lui s’il agrée que vous soyez en Congrégation en cette ville de Lyon, ou vous avanceriez bien plus qu’à Roanne, sa présence vous autorisera.» Autant m’en dit le R. P. Bensse de l’Oratoire et Madame de Chevrière. Monseigneur Miron me voyant d’abord me dit : «Ma fille, si vous voulez prendre place avec votre compagne dans le carrosse de mon neveu, le Protonotaire, dites-le moi et je lui dirai de vous recevoir pour vous rendre dans Roanne». Ma simplicité fut si simple que de lui répondre : «Monseigneur, je demanderai à mon confesseur s’il le juge à propos».

Mon confesseur qui ne savait rien des sentiments des RR. PP. Milieu et Bensse me dit que Mgr Miron me faisait trop d’honneur, que j’acceptasse son offre ; mais, y allant pour lui dire, votre providence permit que deux des gentilshommes de Monseigneur, son neveu, fussent arrêtés par une grosse fièvre continue. Ce prélat, marri de cet accident, me dit : «Ma fille, si vous êtes pressée de partir, prenez mon carrosse et si vous trouviez des personnes de votre connaissance mettez-les y avec vous. Le remerciant de ses faveurs, je lui dis que j’attendrai tant qu’il lui plairait, que s’il l’agréait, je demeurerais dans Lyon. A cette parole, il me dit : «Ma fille, je le voudrais bien et plutôt aujourd’hui que demain. Si vous y avez de l’inclination, ce sera mon contentement. Il faudrait s’informer d’une maison propre pour y tenir Congrégation». «J’en chercherai une, Monseigneur».

Admirable Providence, allant dîner chez Madame Colombe, une veuve qui m’avait priée de diner ce matin avec elle au quartier de Saint Georges, elle me dit qu’il y avait la maison où les filles de Sainte Claire avaient demeuré qui pourrait bien être propre pour nous loger. Je la fus voir. Y étant, votre Majesté me dit : Hæc requies mea : hic habitabo quoniam elegi eam. (Ps 131, 14) C'est mon lieu de repos à toujours ; j'y habiterai, car je l'ai désirée.

 Il me souvint, après des promesses de Sainte Claire et de Sainte Thérèse et de la sainte montagne que vous m’aviez fait voir deux jours après être sortie de chez mon père, comme j’ai dit ci-devant. Monseigneur Miron me favorisant en tout, me dit : «Ma fille, si un Ordre nouveau se pouvait établir sans Bulle, j’établirais le vôtre et si je n’avais prié, il y a quelques jours à Rome qu’il est plus à propos de réformer les anciens Ordres que de permettre l’établissement des nouveaux, j’enverrais moi-même à Rome. Je ne suis pas assez humble pour montrer en trois jours une rétraction ; mon conseil et mon inclination est que vous envoyez une supplique à Sa Sainteté laquelle il fera examiner en la Congrégation des Réguliers, après si comme vous dites, elle demandait d’être sous l’Ordinaire, la Bulle octroyée me sera envoyée et je vous promets, qu’aussitôt, je l’exécuterai». Au mois de septembre 1627, il fallut qu’il allât à Paris, où il demeura plusieurs mois, quasi près d’une année. Pendant son absence, nous voyant trop peu de filles sans moyens, mon père qui était à Roanne, disait qu’il attendrait voir si je demanderais ma légitime du bien de ma mère, pour me faire voir les traitements d’un père dont la colère durait toujours quoique je ne fusse coupable que pour avoir suivi vos inspirations ; je pensais qu’il fallait avoir patience, et caler les voiles à ces tempêtes.

 

Chapitre 50

Des promesses que Dieu me fit en divers temps, en faveur de leurs Majestés très chrétiennes de bénir leur génération et les armes du Roi par des insignes victoires.

Votre Majesté ne m’abandonnait pas, et votre sapience disposait suavement mon esprit à tous les évènements que vous permettiez. Le R. P. Voisin, le lendemain de Saint Michel, me vint voir, me recommandant de prier pour leurs Majestés très chrétiennes, afin qu’il vous plût d’accomplir les promesses que vous m’aviez faites en leur faveur depuis l’année 1621et jusqu’à l’année 1625 qui étaient telles en l’année 1621. Les Révérends Pères Coton et Jacquinot m’ayant recommandé de vous prier fervemment pour leur donner lignée et de bénir les armes de notre digne Roi, vous me fîtes voir que vous agrées ma prière et que vous rendriez ses armes comme une sagette aiguë , et que son glaive serait très puissant, m’expliquant à son avantage une partie du Psaume 44, m’assurant que vous le rendriez victorieux de ses ennemis, et que vous humilieriez des rois et des royaumes sous ses armes, lesquelles vous béniriez, et que pour l’amour de Saint Louis, son aïeul, et en mémoire de la clémence de Henri Quatrième, son père, il aurait des enfants, et, comme tout vous est présent, ils étaient déjà nés pour lui en votre idée ; que vous aimiez Louis XIII, parce qu’il haïssait l’iniquité et aimait la justice, que vous l’aviez oint et l’oindriez derechef de l’huile de liesse par-dessus les rois ses conseils, que votre dextre le conduirait admirablement, me répétant plusieurs fois divers versets de ce psaume comme ceux qui suivent : Accingere gladio tuo super femur tuum, potentissime, Sagittæ tuæ accutæ, populi sub te cadent in corda inimicorum regis. Dilexisti justitiam, et odisti iniquitatem : propterea unxit te Deus Deus tuus oleo laetitiæ præ consortibus tuis. Pro patribus tuis nati sunt tibi filii. (Ps 44, 4, 6, 8, 17) Ceins ton épée sur ta cuisse, vaillant, dans le faste et l'éclat. Tes flèches sont aiguës, voici les peuples sous toi, ils perdent coeur, les ennemis du roi. Tu aimes la justice, tu hais l'impiété. C'est pourquoi Dieu, ton Dieu, t'a donné l'onction d'une huile d'allégresse comme à nul de tes rivaux ; A la place de tes pères te viendront des fils.

Vous me fîtes voir plusieurs fois le grand Généralissime de votre milice céleste, Saint Michel, qui l’accompagne et assiste la sienne. Vous me dites, cette année 1621et 1622, qu’il rangerait les hérétiques. Vous priant l’année 1622, la veille de Saint Laurent pour presser ces victoires et pour envoyer bientôt la paix, vous représentant comme ce jeune roi n’avait jamais joui de la douceur d’un repos depuis qu’il avait le sceptre en main. En vous faisant cette oraison, vous me fîtes voir Louis XIII, comme un aigle le heaume en tête et me dites : «Ma fille, vois-tu bien ce roi qui est un aigle, il ne se reposera point qu’il n’ait vaincu ses ennemis et qu’il n’ait humilié ses sujets rebelles, nommément les hérétiques, auxquels il désire de faire voir le soleil de la vérité de la foi catholique, la paix ne sera pas de longtemps».

Votre lumière, ô mon Dieu, m’a fait voir en divers temps plusieurs merveilles qui étaient pour votre roi. J’ai fait une digression. Ayant dit que Mgr Miron s’en alla à Paris au mois de septembre 1627, et qu’en ce même mois de la même année 1627, après son départ, le R. P. Voisin me vint voir le lendemain pour me presser de prier votre bonté d’accomplir les promesses que vous m’aviez faites, lesquelles je lui avais dites, passant par Roanne par le commandement du R. P. Jean de Villards, son oncle, qui était mon confesseur. Ledit R. P. Voisin s’en peut bien souvenir, il est plein de vie, notamment de l’arbre de fleurs de lys que je vis duquel il me fut dit : «Ma fille, cet arbre est la génération de Louis XIII». Ce père me dit : «Presse donc notre Seigneur d’accomplir les promesses qu’il vous a faites pour leurs Majestés. Quand verrons-nous cet arbre fleuri et notre bonne Reine enfanter un dauphin à la France ? Je vous viendrai dire dimanche troisième jour d’octobre la messe». «Mon père, allez la dire chez Notre-Dame de Chassaut, je m’y trouverai», car en ce temps, je ne gardais pas clôture. Le 3 d’octobre 1627, étant le matin en mon cabinet où était mon oratoire, je fus élevée en une suspension, pendant laquelle je vous priai pour leurs Majestés, vous disant : «Seigneur, donnez lignée à notre Roi ; rendez féconde notre Reine». A cette prière, vous me dîtes : «Je magnifierai ma miséricorde sur votre reine ; je la visiterai, comme je visitai Sainte Elisabeth, la rendant mère. J’ai pitié des humiliations de cette bonne princesse». Et en me disant cela mon esprit tressaillait de joie dans cette suspension, mais pour ne manquer de parole au R. P. Voisin, je sortis de mon cabinet pour aller ouïr sa messe à Notre-Dame de Chassaut me souvenant que ce père m’avait dit quelques jours devant : «Prenez bien garde si c’est Dieu qui vous parle ou votre inclination». A cela, je me mis en appréhension que je pourrais bien me tromper ; comme je fus sur le seuil de la porte de la chapelle de Notre-Dame de Chassaut, j’entendis : «Sur qui se reposera mon Esprit, si ce n’est sur celle qui s’humilie devant moi et sur celle qui tremble à mes paroles ?» Ad quem autem respiciam, nisi ad pauperculum, et contritum spiritu, et trementem sermones meos ? (Is 66, 2) Voici sur qui je porterai mes regards : Sur celui qui souffre et qui a l'esprit abattu, sur celui qui craint ma parole.

Étant dans le milieu de l’église, j’entendis : Justus germinabit sicut lilium. (MR, Introito,) «Ma fille, Louis le Juste germera comme les lys et fleurira devant moi». Etant à genoux, auprès des balustres, je me trouvai en un doux enthousiasme par la douceur duquel mon esprit sortit de soi par une sacrée extase, pendant laquelle vous me fîtes voir une épée environnée de rayons semblables à ceux dont couronne les chefs des saints, qu’on appelle diadèmes. Les couleurs de ces rayons étaient pareilles aux diverses couleurs de l’arc en ciel ; cette épée était portée par une vertu céleste ; elle était dans un fourreau de velours noir. Vous me dites : «Ma fille, c’est l’épée de Louis qui sera victorieux de La Rochelle» ; je ne savais pas si le Roi assiégeait La Rochelle. Après je sentis un rayon qui n’était pas celui qui m’est ordinaire lequel rayon venait du tabernacle, où était le Divin Sacrement, duquel j’entendis : «Je me veux repaître entre les lys. J’établirai mon Ordre après les victoires et les bénédictions que je donnerai au Roi et à la Reine».

Revenue de cette extase je m’approchai du confessionnal. Le R. P. Voisin avait confessé toutes les religieuses. Il m’attendait, mais comme je me pensai confesser, je fus assailli d’un assaut amoureux qui m’ôta la parole. Ledit père eut encore patience jusqu’à ce que cet assaut fût passé. Il voulut savoir ce qui m’était arrivé, après quoi, il me promit le secret jusqu’au temps que votre Majesté aurait accompli les promesses. Les Révérends Pères Jacquinot, de Meaux, Voisin, Gibalin, qui sont vivants, ont su ce que je dis ici. Ils l’ont vu écrit en divers cahiers outre ce que je leur en ai dit de vive voix devant que les choses arrivassent nommément au R. Voisin qui n’a pas vu tous les cahiers que les autres ont vus et gardés sans en faire conscience ; les uns me disent qu’ils les ont perdus, les autres brûlés, les autres qu’ils leur ont été ravis. Quand je vins de Paris, j’en trouvai beaucoup à dire ; quand je fus de retour d’Avignon, Sœur Françoise, ma secrétaire, pleurait de ce que l’on lui avait dérobé de mes papiers. Pour moi, ils m’ont été assez indifférents, et le sont encore plus à présent.

Tout le reste de cette année 1627 votre bonté me dit tant de merveilles et m’en fis voir plusieurs en faveur du Roi que je serais trop longue à les décrire. La nuit suivante qui était le d’octobre, je vis du côté d’orient trois soleils lesquels vous me fîtes entendre être un signe que vos trois Divines Personnes éclaireraient les années du Roi en les assistant comme autrefois Josué. Un autre jour en la même année je vis le ciel en armes toute marquées d’argent pour le secours des armées du Roi. Quelques jours devant la fête de Tous Saints, je fus plusieurs fois assurée des grâces que vous ferez à notre Roi. Vous me dîtes : «Ma fille, je vaincrai Buckingham». Saint Martin me témoigna qu’il ferait que, dans peu, le Roi aurait le lieu duquel il était le patron. Un jour dans ce mois d’octobre, il me semble que c’étais le 24, étant dans la chapelle de Saint Denis qui est encore dédiée à Sainte Geneviève, me souvenant que Saint Denis est patron de la France et Sainte Geneviève la patronne de Paris, je leur recommandais notre Roi et ses armées. Le grand Saint Michel s’offrit à moi pour en avoir un soin, comme il eut du temps de Jeanne la Pucelle, me disant qu’il me voulait conduire en esprit auprès du Seigneur des batailles, lequel enverrait de Sion la verge de sa vertu pour mettre ses ennemis sous l’escabeau non seulement de ses pieds mais de ceux de Louis XIII, lequel réparerait les ruines que les hérétiques avaient faites, en ses temples sacrés, déjà démolis les églises des catholiques, que s’il permettait que ce Roi bût en la voie des guerres raisonnables du torrent ennuyeux, qu’il relèverait son chef. Ce grand prince des armées du Dieu vivant me promit tant d’assistance pour le Roi que, le premier jour de novembre 1627, je fis plusieurs fois assembler mes petites pensionnaires comme innocentes auprès de vous, Divin Agneau, pour vous prier de paraître Lion vainqueur du Buckingham.

Le 5 du mois, étant en récréation le soir avec nos sœurs, je sentis votre attrait qui m’appelait à l’oraison. Je vous dis : «Seigneur, puisque vous m’avez appelée à l’oraison, je vous supplie de ne plus retarder de donner la victoire à notre Roi. Décochez les flèches contre mon sein et le rendez victorieux». Transportée de ferveur, je vous dis : «Je vous promets qu’il établira votre Ordre». Revenue de cet excès, la ferveur m’a porté à vous promettre que le Roi fera établir votre Ordre. Disposez le tout de sorte qu’il puisse savoir la promesse que le zèle de le voir triompher pour votre gloire et le salut des âmes, me fait faire pour lui. Je remets cela et tout le reste à votre Providence. Ce Séraphin tout de flamme, prince de tout votre exercit céleste m’a souvent apparu pour me donner courage de poursuivre selon vos intentions l’établissement de votre Ordre, duquel votre Divine Majesté a donné la surintendance et la charge de le protéger, et moi en particulier ; aussi me paraît-il en diverses formes, depuis que vous me dîtes qu’en me gardant comme votre paradis de délices, me disait qu’il empêcherait que tous les amours des créatures n’entreraient point dans mon esprit, et qu’avec le glaive de votre parole il épouvanterait tous mes ennemis. La forme qu’il a le plus ordinairement est une clarté rayonnante qui me rend forte récolligée et joyeuse en vous. Il vous plut comme j’ai dit ci-devant de me dire que vous me l’aviez donné pour un des maîtres et qu’il me produisait des illustrations et irradiations par lesquelles il m’enseigne des grands mystères en rabaissant mes ennemis, et faisant tenir la partie inférieure en son rang, cependant que la supérieure éclairée des célestes rayons contemple fixement vos bontés adorables.

 

Chapitre 51

Notre Seigneur me prédit par deux diverses fois la mort de Monseigneur Miron, et qu’ensuite j’irai à Paris. Comme ce Dieu de bonté me consola en cette mort auquel je demandai pour Archevêque Son Eminence.

Un jour, dans la même année en une suspension, étant dans l’église des carmes déchaussés, vous me dîtes : «Ma fille, Percutiam pastorem, et dispergentur oves gregis». (Mc 14, 27) Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées.  A ces paroles, je fus saisie d’appréhension, vous disant : «Quoi, Seigneur, frappant notre pasteur, vous diviserez votre troupeau, notre Congrégation ?» «Ne te mets pas en peine de ce coup, ma fille, il te fera aller à Paris». Le 29 ou 30 d’avril, l’année après, étant encore dans la même chapelle des révérends pères minimes, je fus ravie. En ce ravissement, vous me dîtes derechef : Percutiam pastorem et dispergentur oves gregis. (Mc 14, 27) Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Cette seconde fois, mon cœur se sentit comme divisé ou blessé. «Mon Bien-Aimé, je me sens déjà éparse, cet archevêque me favorise en tout et vous me le voulez ôter ?» «Ma fille, tu iras à Paris». Il me fallut résoudre à ce coup, puisque vous le vouliez. Je lui écrivis ce que vous m’aviez dit, afin qu’il se préparât, car je ne lui celais point ce que vous lui mandiez, et il le recevait de votre part, me témoignant qu’il humiliait son âme sous votre puissante main, selon le conseil de votre Vicaire Général, Saint Pierre : Humiliamini igitur sub potenti manu Dei, ut vos exaltet in tempore visitationis (1P 5, 6) Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu, afin qu'il vous élève au temps convenable.

Le temps pitoyable de cette visitation s’approchait qui était la peste que vous aviez résolu d’envoyer dans Lyon. Plusieurs mois durant les versets, les antiennes, et les leçons de l’Office des Morts étaient mes oraisons jaculatoires. J’écrivis à mon pasteur le 5 de mai ce que vous m’aviez dit, ce ne fut pas sans peine mais puisque s’il était votre plaisir il m’y fallut résoudre’ ; Il se rendit dans peu en son diocèse, me montrant un désir de vous contenter en tout. La veille de Saint Ignace, pénultième de juillet, les Révérends Pères Milieu et Arnoux le vinrent inviter à la solennité. Comme j’étais avec lui, il leur dit : «Mes Pères, il faudrait que ces filles pressassent à Rome. Si Dieu me faisait la grâce de vivre, je l’exécuterai avec contentement». «Ma fille, que puis-je pour votre contentement ?» Me voyant accablée de ses offres, je lui dis : «Monseigneur, vous m’avez tant obligée que j’en suis confuse. Notre Seigneur veut donner votre couronne à un autre». Il connut que j’avais autres choses à lui dire. Il me pressa de ne rien craindre, que j’avais bien pu connaître qu’il prenait plaisir à ce que je lui disais de votre part qu’il avait un grand désir de mieux faire qu’il n’avait fait qu’il tâchait de profiter des choses que je lui faisais savoir.

«Ma fille que j’ai de désir de vous rendre quelques petits services». Dès ce jour, je ne le vis plus. Le 5 d’août, étant au Petit Forêt avec Mademoiselle Particelle pour parler aux Révérends Pères Pontiam et Irénée, capucins, ils sont tous deux vivants, qui étaient, si me semble, ici pour leur chapitre, où des familles de ces couvents, on nous vint dire que Monseigneur Miron était à La Déserte frappé de son apoplexie. Me souvenant de ce que vous m’aviez dit, je me conformai à votre volonté. «Seigneur, vous l’avez voulu, et le voulez, et je m’en tais». Le Père Pontiam me dit : «Eh ! Quoi, ma fille, vous m’avez guéri lorsque les médecins m’eurent abandonné dans Roanne, et vous laissez mourir votre bon pasteur qui vous est si favorable ?» «Mon Père, il y a des temps que Dieu agrée que nous nous opposions comme Moïse que nous lui demandions avec larmes de révoquer les arrêts conditionnels et que nous fassions comme le Roi Exéquias. Je me suis deux fois opposée au jugement des médecins pour votre Révérence et pour le Révérend Père de Meaux, jésuite, le Saint Esprit priait dans moi avec des gémissements indicibles. Il me faisait demander avec grande simplicité ce qu’il me voulait octroyer par bonté. Maintenant je ne peux pas prier, quelle perte que je fasse. Il faut que mon pasteur me quitte et que je consente au décret divin, non seulement avec résignation, mais avec indifférence».

La nuit, vous priant pour lui, vous me voulûtes mener sur le Mont de Thabor pour charmer par votre gloire tous les ressentiments que j’eus pu ressentir parce que je n’étais pas ingrate. Tout le monde qui savait combien ce prélat avait de zèle pour moi s’affligeait de ma perte, mais quand ils avaient parlé à nos sœurs, ils s’en retournaient consolés. Elles leur disaient : «Notre Mère espère en Dieu ; elle se conforme à ses décrets. Il a voulu Monseigneur Miron, elle consent à son vouloir ; elle lui est fort obligée, elle prie pour son âme ; elle attend de Dieu son secours et son aide». Cher Amour, depuis que vous m’eûtes dit que vous peu me vouliez priver de ce prélat, je vous priai de nous donner Monseigneur l’Archevêque d’Aix qui est à présent Son Eminence. Vous me fîtes entendre que je l’aurais mais que je serai comme la fille de Jephté, destinée au sacrifice. J’expliquai cela favorablement, car vous ne me donnâtes pas alors l’intelligence comme je serai sacrifiée ; l’expérience m’en a donné l’éclaircissement, sans pleurer avec mes compagnes ma virginité, mais bien la longueur du temps qu’il faut attendre à vous la consacrer par des vœux solennels, ce sera quand il vous plaira. J’adore votre Providence qui fait tout pour le mieux. Mon éminentissime prélat a relevé le trône de votre gloire qui paraît sur le théâtre de notre infirmité, laquelle vous fortifiez par la patience, sans me plaindre de ces épreuves qu’à vous et a lui-même parce que vous le voulez ainsi, la réponse que je fais à ceux qui disent que c’est trop éprouver la constance des filles.

Le cœur de Son Eminence est ès mains de Dieu comme la division des eaux, pour l’incliner où il lui plaira. Salutare tuum expectabo Domine. Parfois j’adore le bout de cette verge qui fleurira pour la bénédiction de votre Ordre, de l’accomplissement duquel je ne doute pas.

 

Chapitre 52

Que les Révérends Pères Milieu et Arnoux me conseillèrent de sortir de Lyon à cause de la peste, et d’aller à Paris, ce qui vérifia la prédiction de Notre Seigneur, et de ce qui se passa pendant ce voyage.

A la fin du mois d’août, la peste fut si grande et universelle que toute la ville en fut presque affligée. Le pasteur étant frappé, les brebis furent éparsées par ce fléau que votre juste rigueur envoya pour nous faire amender ; mais hélas, mon Sauveur, on n’est pas devenu meilleur ; on ne vous a point apaisé par pénitence. Il n’y a que votre bonté qui, au milieu de sa juste colère, comme dit le Prophète, se souvint de sa miséricorde sans laquelle une partie de la terre serait consommée. Si elle est désolée, c’est que les hommes ne repensent pas de cœur aux obligations qu’ils ont à votre charité. Plusieurs s’enfuirent aux champs pour éviter ce fouet et non pour faire des fruits dignes de pénitence : Converte nos Deus salutaris noster : et averte iram tuam a nobis. (Ps 84, 5) Fais-nous revenir, Dieu de notre salut, apaise ton ressentiment contre nous !

Au mois de septembre, l’air fut tout infesté sur la ville dans laquelle on ne voyait que morts ou malades qui se traînaient moribonds. Le chariot sur lequel on les emmenait roulait continuellement. Nos Sœurs, qui étaient six en tout, furent dans l’appréhension du mal, trois desquelles faisaient instance à ce que je sortisse, les trois autres s’y opposaient, disant que votre Providence qui m’avait destinée pour se servir de moi pour l’établissement de l’Ordre, me préserverait de ce mal. Les autres trois disaient que c’était hasarder non seulement ma personne, mais tout l’Ordre avec moi, que c’était tenter Dieu de faire des miracles, pouvant prudemment éviter ce danger ; que si j’étais frappée de peste, elles se mettraient toutes à me servir, et ainsi toute la communauté serait infectée qui serviraient les pensionnaires, lesquelles m’aimaient ne se pourraient retenir de me visiter !

Je considérais sans m’émouvoir les maux de cette pauvre ville, les schismes que l’amour- propre, la prudence, et la charité faisaient dans les esprits de nos Sœurs, demeurant autant indifférente qu’insensible, jusqu’à la nuit, entre le dixième et onzième septembre, que la désolation de ceux qui étaient auprès d’Ainay m’éveille par leurs cris que je pouvais ouïr de ma chambre : mes yeux, qui jusqu’alors n’avaient pu donner une larme, témoignaient à votre Majesté que je compatissais au malheur commun. Je vous priais d’avoir pitié de votre peuple.

Je vous pouvais bien dire avec David que j’étais peut-être la criminelle qui causait cette affliction ; mais vous ne vouliez pas que ce glaive me frappa. Vous me fîtes commander par les Révérends Pères Milieu et Arnoux de sortir de Lyon. Le Père Arnoux écrivit à Paris au R. P. Jacquinot de me mander d’y aller, et qu’en attendant, j’acceptasse la faveur que Monsieur et Madame de Pure m’offraient de me mener à Bermont, qu’auprès de ce château, il y avait des religieuses qui n’étaient ni renfermées, ni instruites des devoirs qu’elles avaient à vous être fidèles, qu’elles étaient de bon naturel, qu’en leur parlant, je les pouvais porter à la dévotion. L’obéissance et ces considérations me firent résoudre à sortir de Lyon.

Le jour de l’Exaltation Sainte Croix, deux de nos Sœurs me vinrent accompagner jusque dans l’église Sainte Croix où je voulus aller avec celle qui devait aller avec moi dans Paris. Ces deux Sœurs me dirent adieu dans cette église, après avoir adoré la Sainte Croix. Une d’icelles était déjà atteinte du mal quand elle me baisa en prenant congé de moi, me disant qu’elle avait mal à la tête et au cœur. La tristesse qu’elle ressentait de mon absence pouvait causer cela. Je les priais de se réjouir, leur témoignant que l’on m’arrachait d’avec elles par obéissance. L’autre qui était fort désolée, elle ne fut frappée que trois semaines après. La première, qui était nièce du R. P. Irénée d’Avalon, capucin, mourut dans six jours et l’autre dans quelques semaines.

Je demeurais à Bermon jusqu’à la fin d’octobre, voyant les religieuses de Dorieux qui manquaient d’instruction. Leurs naturels étaient fort bons, leur simplicité me faisait espérer que votre Providence en prendrait un soin particulier, ce qu’elle a fait, les retirant de ce lieu où elles ne pouvaient être instruites, pour les mettre à l’Antiquaille, au couvent de la Visitation, ce qui me réjouit quand j’appris le bonheur que votre Providence leur avait procuré. Je l’en remercie de toute mon affection. Environ la fête de Tous les Saints, Monsieur de Pure me dit qu’il nous voulait lui-même conduire à Paris, voyant les lettres que le R. P. Jacquinot m’avait écrites de m’y rendre, ou plutôt selon le conseil du R. P. Arnoux. Nous nous mîmes sur la rivière de Loire à deux lieues de Roanne ; nous n’y pûmes pas passer parce que la peste y était en plusieurs maisons.

«Cher Amour de mon cœur, faut-il que j’aie toujours des répugnances à faire les voyages que votre providence m’ordonne ?» Il me semblait qu’en ce bateau j’étais en une galère et que mon esprit était traîné par force avec des chaînes, qui m’étaient insupportables. Je versais des torrents de larmes quand je pouvais être seule en un coin du bateau auquel ils me pensaient faire oraison. Elles me servaient de pain et la nuit et le jour je mangeais si peu que c’était merveille que je pus me soutenir, mais je ne pouvais pas plus manger, car je m’efforçais beaucoup pour avaler le peu que je prenais. Un dévoiement d’estomac d’autres infirmités me travaillaient quasi tout le temps que je fus sur la rivière, ce qui fut que j’arrêtai dans Orléans, priant Monsieur de Pure d’en donner avis au R. P. Jacquinot, lequel avait mandé au R. P. Ignace de Reine, recteur du Collège de la Compagnie, de m’arrêter quelques jours dans Orléans. Ce père ne reçut la lettre qu’après m’avoir par bienveillance et charité déjà arrêtée, se réjouit d’avoir prévenu par son inclination la prière du R. P. Jacquinot, pour lors supérieur de la maison professe de Saint Louis à Paris.

Je demeurai dix-sept jours dans Orléans où les soins du R. P. Recteur furent si grands que j’en avais confusion. Il me fit visiter à une partie des Messieurs et Dames de la ville qui professaient la piété. Monsieur le Lieutenant Criminel me voulut défrayer ces dix-sept jours et payer tout ce qui fallait pour mon voyage. Le R. P. Recteur me dit : «Ma fille, ne refusez pas les offres de Monsieur Omin. Tous les Pères de notre Collège désiraient de vous traiter, mais Monsieur nous a prié de lui permettre ce consentement pendant ces dix-sept jours». 

Ce bon père Recteur traitait tous les jours avec moi des choses spirituelles, me disant à la fin : «Ma fille, vous êtes la créature, selon ma pensée, que Dieu caresse le plus en terre. Depuis que je vous ai parlé, je suis délivré d’une peine qui m’a rendu tout blanc comme vous me voyez étant encore assez jeune. La retraite, ni la mortification intérieure comme extérieure, ne m’avaient point soulagé en cette souffrance. J’admire la pureté dont Dieu vous a privilégiée, qui passe à ceux qui traitent avec vous.

Très cher Amour, je vis bien que c’était vous qui produisiez ces faveurs à ce bon père et qui le délivrâtes après l’avoir longuement éprouvé, vous ayant été fidèle. Votre juste bonté lui voulut donner la couronne, étant à la fin de sa course, ayant vaillamment combattu.

Le jour de la fête de Sainte Catherine, vierge et martyre, ayant gagné l’indulgence plénière, il mourut de la mort des saints, le jugement très bon, l’entendement éclairé de vos lumières, la volonté enflammée de votre  amour divin, édifiant tous les pères et frères qui se trouvèrent quand il expira, et qui l’assistaient à la mort. Le R. P. de Lingendes eut le bonheur d’être, passant par Orléans pour aller prêcher à Tours, lequel me dit que si votre miséricorde lui faisait la grâce de mourir comme le R. P. Ignace, il serait tout consolé d’avoir une dévotion en cette dernière heure semblable à celle de ce père dont la mémoire est en bénédiction.

 

Chapitre 53

De mon arrivée à Paris et des grandes appréhensions que des personnes eurent que cet établissement n’amoindrît l’éclat des autres, pour lequel empêcher on n’oublia rien, butant à me persuader de sortir de cette ville royale, et comme la Providence divine m’y retint.

J’arrivai à Paris la veille de l’Apôtre Saint André. Tout était croix à mon esprit. Je tâchais de saluer la Sainte Croix avec ce grand saint. Le logis qu’on nous avait préparé était en la rue Saint André touchant l’hôtel de Lyon. Je fus dans l’église du saint, où vous étiez exposé. Mademoiselle Guilloire me fit la faveur de m’y conduire. Mes yeux fondirent en larmes au moment que je fus à genoux pour vous y adorer, vous disant : «Je vous adore et remercie de ce que, selon vos promesses, vous m’avez amenée jusques dans Paris. Je sais bien que j’y souffrirai et que je trouverai des croix. Je sortis de Lyon le jour de l’Exaltation de votre Croix ; je ne refuse pas toutes celles que vous m’avez destinées. Mon père est en cette ville ; j’appréhende celles qu’il me fera souffrir ; donnez-moi, s’il vous plaît, du courage ou disposez son esprit à vos volontés puisqu’il est en colère contre moi pour avoir quitté sa maison en suivant vos ordres».

Votre bonté l’adoucit ; il ne me traita pas si rudement qu’il avait protesté de faire par les lettres qu’il écrivait. Je ne lui demandai rien pour mon entretien, craignant qu’il ne me dit de retourner en sa maison.

Mlle Guilloire fournit tout ce que nous fallait jusqu’à quinze jours devant Pâques. Je m’adressais à vous quand je sus qu’elle n’avait dessein que pour ce temps, vous disant : Je sortis de Lyon avec deux pistoles, desquelles j’achetais dans Bermon tout ce que je pouvais envoyer à nos sœurs pour provision.

Vous m’avez pourvu de tout. Tandis que les Hébreux eurent de farine d’Egypte, vous ne fîtes tomber la manne, mais soudain que la farine leur manqua, vous leur fîtes pleuvoir ce Pain du Ciel. J’espère en votre providence. Je suis venue au lieu où vous m’avez dit que je vienne. Votre bonté me fit bien voir qu’elle avait soin de moi, me donnant Madame de la Rocheguyon qui m’aimait comme sa fille ; mais comme elle ne maniait pas encore son bien, vivant avec son train au dépens de Mademoiselle de Longueville, sa tante, elle ne me donna rien au commencement. Elle me dit de vous prier de faire qu’elle reçut son douaire ; ce qu’elle fît dans peu, nous louant une maison le Jeudi-Saint. Le louage fut pour trois ans, par une grande providence, comme je ferai voir.

Le lendemain, Vendredi-Saint, je vis en m’éveillant un pressoir qu’il me fallait tourner toute seule plusieurs jours devant. J’avais en l’esprit ces paroles : Collegerunt consilium adversus Jesum. (Mt 27, 1) tinrent un conseil contre Jésus.

Je vous disais : J’ignorais que la grande réputation que le Père Recteur d’Orléans m’avait donnée dans Orléans était parvenue aux oreilles de Mademoiselle de Sainte Beuve, par le récit de Monsieur de Montry auquel ledit père avait dit des merveilles des grâces que vous me faisiez. Elle entra en appréhension que l’éclat d’un nouvel Ordre ne diminuât celui des ursules desquelles elle était fondatrice. Elle fit appeler le R. P. de la Tour, jésuite, et d’autres, qui étaient ses amis car elle était fondatrice du noviciat de la Compagnie au faubourg Saint Germain, pour leur faire ses plaintes contre le R. P. Jacquinot qu’elle disait avoir fait venir à Paris une fille du diocèse de Lyon qui venait y établir sous sa protection et par ses soins des jesuitesses, que ce nouveau Institut attirerait toutes les filles au détriment des autres couvents.

Ce fut assez pour faire que trois ou quatre pères en écrivissent au R.P. Général, disant que le R.P. Jacquinot voulait établir des jesuitesses ; que cela était contre les desseins de Saint Ignace et de toute la Compagnie ; que Mademoiselle de Sainte Beuve, étant leur fondatrice du noviciat, qu’elle s’opposait à cet établissement ; qu’elle y emploierait Mr le Procureur Général qui était son neveu ; qu’elle prierait Monseigneur de Paris de résister à cet établissement ; que le Garde des Sceaux, Monsieur de Marillac, serait encore prié de ne concéder cette nouveauté ; que toute le peuple de Paris criait contre les nouvelles religions et le peuple ayant déjà de l’ aversion des jésuites, desquels ils ne connaissait pas les mérites. Ils auraient quasi tous les habitants de cette ville royale pour leurs ennemis. Il y en avait trop pour ne pas retirer le R. P. Jacquinot du soin de celle qui avait été mandée par lui sous votre bon plaisir. Le jeudi dans l’Octave de Pâques arrivèrent de Rome les lettres de défense de ce mêler de cet Institut tant préjudiciable à la Compagnie à leur dire et, s’il semblait, encore à la République. Le conseil charitable était de délaisser cette fille étrangère et ne la plus conduire, l’abandonnant à tous les ennuis qu’une fille que son père n’aimait plus pouvait souffrir, pour avoir suivi les conseils des R. P. jésuites, par votre inspiration. Cher Amour, votre Providence qui m’avait fait dire au R. P. de Lingendes que je le priais de me donner les exercices puisqu’il était plus proche de moi que le R. P. Jacquinot, parce que ledit Père de Lingendes prêchait à Saint Benoît je lui dis que le R. P. Jacquinot voulait bien qu’il me confessât et donnât s’en retourner en la maison professe. «Mon père, puisqu’il me faut tourner un pressoir toute seule, il me faut disposer par les Exercices.» Je les commençai le lundi ou mardi de Pâques. Je vis dans une suspension un bras puissant qui sortait des nuées pendant que j’entendais messe en une chapelle des grands augustins ce lundi ou mardi. Le R. P. de Lingendes me dit qu’il le voulait bien et que ce pressoir était la contrition que j’avais de mes fautes car je lui fis une confession générale quoique mon âme ne fût point en peine mais pour me disposer à la souffrance, me représentais que ces paroles d’un conseil tenu contre vous, n’était pas pour ce qui se passa du temps que vous étiez en terre, mais du présent, me souvenant que l’année ou, vous m’aviez fait écrire au R. P. Benoît, puis de l’Oratoire, qui est à présent Mr le Secrétaire de Saint Nizier, l’avertissant par ma lettre qu’au temps que j’irais à Paris, il y aurait un remuement quasi semblable à celui que se fit quand votre Majesté entra dans le temple de Jérusalem : Et cum intrasset Ierosolymam, commota est universa civitas : Quis est hic ? (Mt 21, 10) Quand il entra dans Jérusalem, toute la ville fut agitée. "Qui est-ce ?" Disait-on.

Le R. P. de Lingendes ne me dit rien plus sur cela, ni le vendredi suivant dans cette Octave de Pâques il eut avis par le R. P. Ignace Armand des lettres de Rome, ce qui l’affligea, me considérant, au point d’une extrême affliction, délaissée de tous mes pères. Il dit au R. P. Armand : «Mon Père, je n’ai que trois jours à demeurer en ce Collège. Je retournerai à la maison professe dans lundi. Je prie V. Révérence de ne trouver pas mauvais si je lui dis que je recevrai cette obéissance du R. P. Jacquinot qui est mon Supérieur.» Cependant, il me manda de le venir voir au Collège de Clermont, parce qu’il ne pouvait pas venir ce vendredi-là en ma chambre me donner mes méditations. Son compagnon qui avait observé en ce père une tristesse extraordinaire dit à ma compagne que le R. P. de Lingendes avait soupiré impatientement quasi tout le jour et qu’il n’avait point étudié et qu’il avait quelque tristesse qu’il ne savait pas. Moi qui gardais le silence que les Exercices requièrent ignorais ce que ce bon frère disait à ma compagne. Il avait déjà reçu ces nouvelles de Rome, mais l’ayant fait appeler, il vint à moi me dissimulant son ennui jusqu’à ce que je lui eus rendu compte de mes oraisons. Après il me dit : «Hé bien, êtes-vous préparée à tourner le pressoir toute seule, et à supporter la plus grande croix que vous ayez eue dans toute votre vie ? Je ne vous la veux pas déclarer à ce soir car vous seriez trop affligée». «Mon Père, c’est me plus m’affliger de ne me la pas dire, que si vous me la disiez, car ne savez-vous pas que, nous, autres filles, l’appréhension nous travaille plus quelque fois que le mal, quand il est découvert.» «Ma fille, c’est que vous n’auriez plus de nos pères ; des défenses sont venues de Rome de vous assister. Le Père Jacquinot que je n’ai pas encore vu, depuis ces lettres reçues, a défense de vous assister de la part du R. P. Général ; autant en a le R. P. Filleau provincial et le R. P. Armand. Passé trois jours, je ne vous pourrai plus parler. Que dites-vous de cette croix ?» «Mon Père, elle est grande, mais j’ai un Dieu qui est plus grand.» «Vous faites la courageuse, mais demain et les autres jours ce courage sera abattu». «Mon Père, si Votre Révérence m’assure que toutes les lumières que j’ai eue, et que je lui ai dites ne sont point des illusions, ce que tous vos pères qui m’ont conduite depuis mon enfance m’ont assuré, je ne crains point cette croix. Avec Dieu, je peux tout. Il me donnera et le courage et la force cependant que vous n’avez pas reçu la défense de me donner conseil ; donnez-le moi et je l’observerai.»

«Ma fille, ne sortez pas de Paris, quelque conseil que l’on vous donne. Quand même, par prudence en présence des nôtres, je vous dirais de vous en retourner à Lyon, n’en faites rien ; c’est par un conseil forcé à cause de la malice du temps, pour ne dire des envieux. Je verrai le P. Jacquinot et lui dirai mon avis. Vous n’avez pas fait voeu d’obéissance, nos Pères n’en peuvent pas recevoir qui vous obligent à ceux qui vous commanderaient et conseilleraient contre leurs sentiments pour suivre la passion de ceux et celles qui pensent bien faire de vous contrarier.» «Mon Père, il me déplaît d’être la cause de vos ennuis, mais que diront ceux qui savent que j’ai toujours obéi et suivi les conseils du R. P. Jacquinot, si je me servais de l’autorité de mon père, le priant maintenant qu’il me voit de bon œil, de dire qu’il ne veut pas, pour plaire à Mademoiselle de Sainte Beuve et quelques pères jésuites, que je quitte Paris». «Ma fille, cette proposition est fort bonne ; servez-vous-en. Monsieur, votre père, se piquera d’honneur sans doute. Il a de l’autorité et du courage, pour vous arrêter si vous lui dîtes ce que son désir vous conseille pour rompre vos poursuites et les desseins de Dieu, dont je remarque la Providence qui vous a fait louer une grande maison pour trois ans. Il faut prendre garde si ce peut que Madame de la Rocheguyon ne s’alarme, si elle sait que notre Compagnie vous abandonne. «Je représenterai fortement au R. P. Jacquinot le dommage que ce délaissement peut faire à votre réputation et à l’œuvre de Dieu, qu’on pourrait dire que nous avons reconnu en vous des illusions, et que la prudence qu’on nous attribue nous a fait retirer de votre conduite sans dire mot.» Il me dit ces choses ou des semblables en même sens après quoi je pris congé de lui pour venir faire oraison selon mes Exercices.

Cher Amour, vous dis-je, est-ce que j’ai présumé d’instituer un Ordre par un désir ambitieux, ou si c’est vous par une bonté incomparable, qui m’avez inspirée et destinée pour cette œuvre ? Si c’est moi, ah ! Mon Seigneur, ne craignez point si je vous ose parler ainsi, de me confondre dans le temps, car cette faute serait plus par ignorance que par malice. J’ai protesté dans Lyon que je ne cherchais point ma gloire, quand une personne me dissuadait de ce dessein, craignant qu’il ne réussît pas, me disant : «Si vous n’étiez connue qu’à Roanne, la confusion ne serait pas si grande.» Je lui dis de plus que j’étais contente d’être confuse, non seulement à Lyon, mais dans Rome, voire dans tout le monde pour l’amour de vous. Je sens à présent et la grâce et le courage de souffrir une confusion universelle devant toutes sortes de personnes. C’est de votre bonté que j’ai ce sentiment, et non de mes mérites. En disant ces paroles, mon cœur fut pressé d’une douleur sensible, comme si on l’eût mis une grosse pierre sur ma poitrine ; et de mes yeux parurent deux seules larmes que je vous offris. Les arrêtant par votre pouvoir, je vous dis : «Seigneur, il me souvient du discours de Gamaliel quand on voulut défendre à vos Apôtres de prêcher votre gloire, s’adressant aux Juifs : Discedite ab hominibus istis, et sinite illos : quoniam si est ex hominibus consilium hoc, aut opus, dissolvetur : si vero ex Deo est, non poteritis dissolvere illud, ne forte et Deo repugnare inveniamini. (Ac 5, 38) A présent donc, je vous le dis, ne vous occupez pas de ces gens-là, laissez-les. Car si leur propos ou leur oeuvre vient des hommes, elle se détruira d'elle-même.

«Ma fille, cette entreprise n’est ni de toi, ni des hommes ; elle est de moi qui permets que tu sois délaissée de tous, afin que je fasse mon œuvre, moi qui fais des merveilles tout seul. Quand je pris votre nature, je la pris privée d’hypostase humaine, et l’appuyais sur ma Divine Personne. Ce mystère de mon ineffable Incarnation s’est opéré divinement sans autres puissances que la divine. Ma Mère dit bien quand elle dit qu’elle ne connaissait point d’homme. Gabriel, appris en l’école du ciel, dit à ma Mère que le Saint Esprit surviendrait en elle et que la vertu très haute lui ferait ombre en la conception et enfantement de Celui qui se nommerait le Fils de Dieu et le sien par indivis, qui est moi». A ces paroles, qui n’eût été ravi et assuré en vous ? Aussi dis-je après : Dominus illuminatio mea, et salus mea, quem timebo ? Dominus protector vitæ meæ, a quo trepidabo ? (Ps 26, 1) Yahvé est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ? Yahvé est le rempart de ma vie, devant qui tremblerais-je ?

Cher Amour, étant ma lumière, mon salut, mon protecteur et ma vie, que dois-je craindre ? Mon illumination divine, mon salut éternel, mon protecteur en grâce et ma vie spirituelle et éternelle, que m’importe de perdre la corporelle et temporelle. Je vous aime par-dessus mon propre salut ; je vous aime pour l’amour de vous-même et non pour mon propre intérêt. Le samedi qui fut le lendemain, comme je me mettais au lit, vous m’environnâtes de lumière, me disant : «Ma fille, tu m’auras dans le Saint Sacrement, ne crains point ; les contradictions te feront comme à Joseph ; l’envie te relèvera dans mon Eglise, plus hautement que lui dans l’Egypte, parce que je m’en veux servir pour te donner des grâces et de gloire». Le R. P. de Lingendes, étant de retour en la maison professe, fut bien étonné quand il sut que le R. P. Jacquinot avait mis en consulte les défenses du R. P. Général. Trois des consulteurs étant les mêmes qui avaient écrit ces bons avis à Rome, ils ne demandaient pas mieux que de dire leurs sentiments auxquels le R. P. Jacquinot joignit le sien. J’ignorais qu’ils fussent secrétaires de Mademoiselle de Sainte Beuveµ. La conclusion fut qu’il fallait faire défense à tous les Pères des trois maisons de Paris de ne se pas mêler de ces affaires, et de conseiller à cette fille de s’en retourner. Le R. P. Jacquinot semblait être le plus résolu à ce traitement rigoureux pour une fille qui eût passé mille mers pour lui obéir.

Cher Amour, Saint Pierre dit bien qu’il ne vous connaissait pas pour la crainte d’une servante. Ce père était excusable, tous ces pères le pouvaient derechef accuser sans être criminels pour la seconde fois à Rome. C’est, si j’osais dire, qu’il s’oublia du pouvoir que les pères de cette Compagnie ont de représenter leurs raisons, voyant qu’on avait fort mal informé le R. P. Général, car mon intention n’était pas de faire des jesuitesses, ni de nuire aux autres religieuses, mais de joindre ma barque aux leurs en charité pour retirer les filles au port assuré de la religion, que les filets de votre grâce enlacent industrieusement au milieu de la mer du monde, de laquelle elles ne sortent pas si elles ne sont aidées par des pêcheuses, aussi bien que les poissons retirés par des pêcheurs. Comme ses filets ne captivent pas leurs inclinations, elles sont plus portées à entrer en un Ordre qu’en un autre. Dieu leur laissant la liberté de choisir celui qui leur agrée le plus.

Je fus voir le R. P. Jacquinot, lequel me fit entendre qu’il voulait obéir aux lettres de Rome et exécuter tout ce qui s’était conclu en la consulte. Je lui dis : «Et vous m’abandonnez, mon Père, n’avez-vous pas pouvoir d’écrire au R. Père Assistant ?» «Ma fille, il faut obéir.» «C’est à moi, mon Père, que vous enjoignez l’obéissance ?» «Non, ma fille». «Je vous dis ceci, parce que je veux savoir de V. Révérence si cette défense l’oblige à me donner un conseil contraire à ceux qu’elle m’a donné ci-devant, et si elle ne pense pas que cette œuvre est de Dieu». «Oui, ma fille, elle n’est pas de vous. Je suis marri de ce que les cœurs sont si restreints en zèle qu’ils veulent mettre des bornes aux intentions que Dieu veut faire de sa gloire. Pauvre innocente ! Faut-il que ces cœurs rétrécis vous fassent souffrir et qu’ils m’obligent à vous dire de ne me plus venir voir.» «Je reprends donc ma liberté que j’avais, sans voeu, mis sous votre puissance, puisque vous êtes lié, et que vous ne me pouvez donner des conseils que contraires au dessein que Dieu a sur moi.». «Ma fille, écrivez au R. P. Assistant comme l’on vous traite. Plaignez-vous de moi, et ne me venez plus voir qu’il n’ait répondu».

A ces paroles, il eut le cœur serré, et les larmes aux yeux. «Mon Père, je ne me plaindrai pas sans sujet, votre rigueur est un peu cruelle. Adieu, mon Père. Je m’en vais en Egypte, je retournerai en Israël.» Cet adieu ne fut pas sans larmes. Il me dit : «Allez au R. P. de Vaillat, qui m’est ami et lui dites que je le prie de vous donner un père.» Ne le trouvant pas, je m’approchai d’un confessionnal où confessait le R. P. Supérieur, le Père Ignace de Jésus-Maria, lequel est très dévot. Je ne lui demandai pas son nom : mais on me le dit ; j’y retournai ; ce père eut une grande charité pour moi.

Le soir, après ces trois mois de délaissement des hommes, le R. P. de Lingendes me manda de retourner à Saint Louis que le R. P. Général avait été satisfait des lettres qu’on lui avait écrites, par lesquelles il avait appris que le R. P. Jacquinot ni moi ne voulions pas établir des jesuitesses ni nuire aux ursulines que Mademoiselle de Sainte Beuve avait fondées. Je fus voir le R. Père Jacquinot, sans lui dire qu’il avait suivi la prudence humaine, qu’il pouvait bien mander à Rome ses raisons devant les mettre en conseil, que deux ou trois de ses conseilleurs étaient les mêmes qui avaient écrit à Rome, que l’un d’iceux avait dit à Madame Quisquant, laquelle se plaignait à lui du délaissement que la Compagnie avait fait d’une fille qui n’était venue à Paris que par leur ordre. «C’est notre père supérieur qui l’a fait venir», répondit ce père, «et puis il n’a pas eu le courage de la maintenir».

Le R. P. Jacquinot me dit de lui nommer ce père, ce que je refusai craignant qu’il ne le mortifie. Je lui dis que vous m’aviez, ô mon Dieu, permis ce délaissement de trois mois pour faire voir votre protection extraordinaire sur moi. Monsieur de Montreil, docteur de Sorbonne, étant curé de Saint Sulpice, me vint voir comme sa paroissienne parce que je logeais dans le faubourg Saint Germain. Voyant tant de civilité et une charité si continuelle pour m’offrir ses services que je connaissais être des grandes faveurs, je me confessais à lui et lui communiquais les lumières dont votre bonté me gratifiait. Il vit les écrits sur les Cantiques, que je vous faisais. Après avoir considéré et examiné les grâces que vous me faisiez et les lumières dont vous élevez mon entendement, il demeura dans un si grand étonnement qu’il dit que votre Majesté avait mis dans mon chef une bibliothèque de science si claire et solide qu’on ne pouvait douter que ce ne fût le doigt de Dieu qui écrivait et exprimait dans mon esprit ces merveilleuses lumières. Il donna une attestation que les PP. de Lingendes et Morin n’avaient devant qu’on l’envoya à Rome laquelle confirmait ce qu’il m’avait dit plusieurs fois de vive voix.

Etant le deuxième dimanche après Pâques au confessionnal, je fus remplie de douceurs inénarrables, lesquelles m’engloutissaient dans un doux enthousiasme qui me mit en extase, pendant laquelle j’entendis votre bonté qui me disait : «Ma fille, tu ne perdras rien, tu auras éminemment ce qu’on te voudrait ôter».

   

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