Monsieur le Curé,
Je viens vous soumettre
encore ce que j’ai éprouvé un autre jour dans le tabernacle
admirable à la vue de Jésus en croix.
Je vis dans le Sauveur
deux sortes de souffrances : les souffrances du corps et les
souffrances de l'âme, et cette vue me montra combien je devais
prendre avec patience et soumission toutes les douleurs que je
pourrais éprouver moi-même dans mon corps et dans mon âme.
Le corps de Jésus me
paru affligé de tous les maux, de toutes les douleurs les plus
aiguës qu'il soit possible d’imaginer. Il souffrait non-seulement
toutes les souffrances des hommes à cause de leurs péchés, mais
encore infiniment plus que tous les fils d’Adam ensemble. Son corps
était comme un océan de souffrances. Sa chair était déchirée par la
flagellation; ses nerfs, contractés et disloqués par le
crucifiement; mais rien ne me paraissait comparable à la soif qui le
brûlait. Mon cœur était brisé, en le voyant en cet état, mes yeux ne
pouvaient se détacher de lui, et je souffrais mille morts en le
voyant souffrir. J’aurais voulu le détacher de la croix pour mourir
à sa place, pour souffrir ce qu'il souffrait; car, je ne pouvais me
faire illusion, Jésus est innocent et je ne suis qu'une misérable
pécheresse; c'est pour moi qu'il est en croix; c'est moi qui l’ai
attaché en croix. O péché de mon âme! quelle est ton œuvre?
En ce moment, la
lumière qui entourait le crucifix du tabernacle admirable devint
plus éclatante que jamais. Le corps de Jésus m’apparut comme un
océan immense, sans bornes et sans limites, d’où s’échappaient dans
tous les temps passés, présents et à venir, sur toutes les épreuves
des hommes, sur tous les maux, sur toutes les douleurs, sur toutes
les peines, sur toutes les tribulations qu'ils endurent une
fécondité nouvelle, une vertu divine qui changeait ces tribulations
en une joie éternelle, ces maux en un bien éternel, ces épreuves en
un repos éternel. Son corps m’apparut en même temps comme un océan
immense où affluaient toutes les peines de l'humanité entière pour
l’accabler lui seul, et des souffrances encore plus grandes qui
eussent suffi et au delà pour affaisser toute l'humanité et
l’empêcher de se relever jamais; mais il était Dieu et sa force
divine contenait tous ces maux dans le corps et l'âme qu'il avait
pris. La voix de Jésus se fit entendre, ou plutôt je compris sans
qu'il parlât, ce que je puis à peu près rendre par ces paroles qui
sont l’expression de ce que je compris : « Je suis le roi de la
douleur, le maître des souffrances, le distributeur des
tribulations. J'ai conquis ma couronne sur la croix, ma domination
par ma mort et mon autorité par ma résurrection. Ceux qui veulent
être couronnés avec moi doivent porter ma couronne d’épines; ceux
qui veulent régner avec moi doivent mourir de la mort que je leur
destine chaque jour de la vie; ceux qui veulent participer à mon
autorité ne la recevront que par la voie douloureuse des
tribulations. C'est moi qui envoie à chacun ses épreuves, qui en
règle la durée comme l’intensité, et qui donne à tous l’exemple de
la conquête de la gloire du paradis. Je n’avais point besoin de
souffrir pour moi. C'est par amour pour les hommes que j'ai
souffert. Tous les hommes ont péché; ils doivent souffrir pour
expier leurs péchés, souffrir en union avec mes souffrances,
souffrir par reconnaissance de ce que j'ai moi-même souffert pour
eux. »
Ah ! Monsieur, peut-on
se plaindre quand on souffre, si l'on regarde un seul moment Jésus
en croix? Ne trouve-t-on point là consolation, force, courage, et
même désir de sa souffrance, puisqu'elle fait ressembler à Jésus et
mérite le ciel?
Je vis aussi et je
compris, autant que je pouvais la voir et la comprendre, la douleur
de l'âme de Jésus. La plus grande douleur d'une âme, c'est l’abandon
de tous ceux qu'elle aime. S'il en est ainsi, comment représenter la
douleur de l'âme du Sauveur? Ah! je crois que si cette douleur était
une chose sensible, ni la distance qu'il y a entre le ciel et la
terre, ni la profondeur, ni l’immensité du monde, ne serait capable
de la contenir.
Jésus était abandonné
de tous, même de son Père. Si Dieu avait jeté en l'âme du Sauveur un
regard miséricordieux, elle eût été consolée. Mais non, en ce
moment, la divinité de Jésus seule trouvait en son Père l’amour
éternel qu'il a eu et qu'il aura toujours pour elle; mais l'âme de
Jésus ne trouvait qu'une rigueur extrême et inflexible en Dieu, qui
réclamait tous les droits de sa justice. L’abandon de l’Homme-Dieu!
Jésus seul peut comprendre et comprit tout ce qu'il y avait de
pénible en cet état de son humanité abandonnée par Dieu son Père.
Jésus était abandonné
de toutes les créatures. Les unes le torturaient, exerçaient sur lui
toutes leurs cruautés, toutes leurs railleries et tous leurs
affronts; les autres demeuraient dans la plus complète indifférence.
Il voyait pourtant
quelques personnes debout près de lui, qui prenaient part à ses
douleurs; mais leurs peines l’affligeaient bien plus qu'elles ne le
consolaient. Leur impuissance à diminuer ses peines, comme leur
présence qui les augmentait, n’étaient-elles donc pas encore plus
pénibles que si elles l’eussent abandonné? Il voyait là Marie, sa
Mère qui, en union avec lui, offrait à Dieu son sacrifice, et dont
l'âme était véritablement traversée par un glaive de douleur. Il
voyait là l’apôtre bien-aimé, le disciple seul demeuré fidèle, et
cette vue pouvait-elle ne point le faire souffrir plus que tous les
autres tourments?
Quelles douleurs en
Jésus! Quel calme cependant en sa douleur! Il garde le plus profond
silence : silence de miséricorde pour ses bourreaux, silence de
soumission pour son Père. S’il le rompt, c'est par charité pour sa
mère et son disciple bien-aimé; s’il le rompt, c'est par pitié pour
le larron pénitent; s’il le rompt, c'est pour accomplir les
prophéties; s'il le rompt, c'est pour remettre son âme entre les
mains de son Père; s'il le rompt enfin, c'est pour témoigner que la
vie lui appartient et que nul ne pourrait la lui ravir. O clameur
dernière du Sauveur au moment de son trépas, jetée au monde comme un
mystère qu'il ne comprendra jamais, combien vous avez saisi mon âme!
Ne m’avez-vous point dit et montré comment Dieu use de plus de
miséricorde envers nous, ses enfants adoptifs, qu’envers Celui qui
est son fils par nature? Ne m’avez-vous point fait comprendre qu’au
milieu de mes souffrances j’avais toujours les grâces de Dieu comme
un appui, un soutien, une consolation, et la parole d’un ami, pour
me donner courage et faire lever mes yeux au ciel, la parole du
Sauveur? Ne m’avez-vous point fait sentir la nécessité de souffrir
pour fuir le péché, de souffrir et de me soumettre à la volonté de
Dieu, de souffrir et de ne désirer qu’une seule chose, la pureté du
cœur?
Ah ! Monsieur, je sens
combien je ferais injure au Sauveur Jésus de me plaindre de mes
souffrances. Il m’a montré la nécessité, l’avantage et la manière de
souffrir. Je saurai mieux le faire que le dire, pourvu que Dieu
m’assiste de sa grâce dans les tribulations.
Je suis, avec le plus
profond respect, Monsieur le Curé,
Votre très humble
servante,
Marie
Mimbaste, 19 août 1843. |