CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Sœur Marie de Saint-Pierre
(Perrine Éluère)
1816-1848

JOURNAL SPIRITUEL

58
Maladie et mort

Annales du Carmel de Tours

« Depuis longtemps notre chère sœur prévoyait le terme de son exil; dans plusieurs de ses lettres, elle dit ouvertement que Notre-Seigneur le lui avait fait connaître, et qu’il lui restait bien peu de temps à vivre. Elle nous l’avoua en particulier de la manière la plus positive, et quoiqu’elle en connût pas le moment précis de sa mort, elle en parlait comme d’une chose très prochaine. Cependant elle avait jusqu’alors joui d’une assez forte santé, et rien n’annonçait que sa carrière dût être si courte. Elle était seulement sujette à de fréquentes migraines, et l’on a remarqué qu’elle en souffrait particulièrement le vendredi. Mais depuis qu’elle eut fait l’abandon d’elle-même à Notre-Seigneur pour l’accomplissement de ses desseins, on la vit peu à peu s’affaiblir. Le feu de l’amour divin et le zèle du salut des âmes la consumaient lentement, et le poids de son “œuvre” qu’elle portait, disait-elle, avec des peines incroyables, contribuait encore à l’immolation de la victime. Il en paraissait toutefois peu de chose dehors; car sœur Saint-Pierre, toujours exacte et fervente, continuait à remplir les devoirs de sa règle et ceux de son office de portière, devenu moins pénible depuis que la communauté habitait le nouveau monastère. Dans l’été de 1847, l’œuvre réparatrice fut canoniquement érigée ; notre chère sœur en ressentit une joie extrême. Déchargé de ce fardeau qui rendait sa marche si pénible, elle revint en quelque sorte à la vie; son âme fut inondée de délices; le bonheur était peint sur ses traits; sa santé même sembla reprendre sa première vigueur ; elle se trouva en état d soutenir le carême suivant, et l’observa effectivement avec exactitude; mais au moment même où l’Église rappelle la passion du Sauveur, commença pour cette chère sœur le long martyre qui devait terminer une vie si pleine de mérites.

Le 30 mars, Notre-Seigneur lui annonça qu’elle touchait au terme de ses espérances. Depuis cette communication elle ne pensait qu’au ciel, ne désirait que le ciel : elle aimait à s’en entretenir et laissait échapper, comme malgré elle, quelques traits enflammés qui décelaient un peu la sainte ardeur dont son âme était embrasée.

Les événements qui venaient d’avoir lieu en France[1] avaient excité de nouveau sa ferveur et son zèle ; la vue des maux qu’elle avait annoncés, et qui menaçaient sa patrie, la porta à un acte vraiment héroïque de charité et de dévouement. Le vendredi saint, à trois heures, elle se prosterna contre terre pour adorer Jésus-Christ mourant, et à cet instant, elle connut que le poids énorme de la colère de Dieu allait s’appesantir sur les hommes; aussitôt, renouvelant son acte d’abandon parfait, elle s’offrit pour détourner les coups de cette redoutable justice. Le Seigneur semblait attendre ce dernier et généreux effort pour immoler sa courageuse victime: immédiatement se déclara une maladie qui la réduisit à l’extrémité.

On se hâta de lui prodiguer les soins les plus assidus; le médecin fut appelé : il jugea tout de suite que le mal était sans remède. Notre sœur soupçonnait déjà toute la gravité de son état, nous pûmes donc lui annoncer sans crainte le danger où elle se trouvait : une seule chose lui fit verser quelques larmes : “C’est, nous dit-elle, le regret de vous quitter et la peine de me séparer de cette communauté qui m’est si chère; mais je prierai pour vous au ciel, et je dois sacrifier ma vie pour l’œuvre que Dieu m’a confiée.”

Avant de sortir pour la dernière fois de sa cellule, elle pria une sœur d’aller devant le Saint-Sacrement, ne pouvant s’y rendre elle-même: c’était pour demander à Notre-Seigneur sa bénédiction, et se dévouer d’une manière spéciale à souffrir tout ce qu’il plairait à Dieu de lui envoyer. En arrivant à l’infirmerie, elle jeta autour d’elle un regard qui semblait dire : “Je ne sortirai plus d’ici.” Effectivement, ce lieu devait être le dernier théâtre de ses vertus et de ses souffrances. On voulut emporter de sa cellule quelques objets de piété à son usage afin qu’elle pût continuer d’en jouir, elle s’y opposa en disant : “C’est maintenant qu’il faut tout sacrifier.”

Nous eûmes cependant quelques lueurs d’espérance; le désir de prolonger une vie si précieuse nous fit employer tous les moyens de la conserver. Ceux de l’art étaient impuissants; nous recourûmes à la sainte Vierge ; notre chère malade s’unit à nos vœux par obéissance, mais elle dit : “Je suis si peu utile et ma santé est si peu de chose ; pourquoi donc la demander à Dieu ? Je ne guérirai pas.” Comme elle souffrait beaucoup, on lui dit: “Priez donc Notre-Seigneur qu’il vous soulage, s’il ne veut pas vous guérir.” — “Non, répondit-elle, en fait de souffrance et de sacrifice, je n’ai jamais rien demandé à Dieu de particulier, mais aussi je ne lui ai jamais rien refusé.” Une sœur lui demanda de ses nouvelles : “Je suis bien souffrante, dit-elle, mais tout cela finira bientôt.” — “Vous êtes donc plus malade ?” ajouta-t-on ; à quoi elle répondit seulement : “Demandez que ma mort soit sainte, car elle ne tardera pas.”

Lorsqu’elle entra à l’infirmerie, elle était toute pénétrée des jugements de Dieu et se voyait comme sous le poids de sa justice. Oubliant, pour ainsi dire, les faveurs dont elle avait été comblée, elle ne s’occupait que de ses fautes pour en demander pardon au Seigneur. Cet humble sentiment dans une âme si pure s’explique facilement, si l’on considère de quelles vives lumières elle était remplie sur la sainteté de Dieu et sur sa propre bassesse. Cette impression était si vive en elle, que tout son extérieur en portait l’empreinte ; elle paraissait tout absorbée, et plusieurs fois on la vit verser des larmes. Nous lui en demandâmes la cause : “Ma Mère, dit-elle, je pense aux jugements de Dieu, et je pleure mes péchés.”

Tout cela se passait dans les premiers jours; nous allons la suivre jusqu’au terme de ses douleurs.

La maladie de sœur Saint-Pierre était une phtisie pulmonaire fortement caractérisée ; d’autres maux vinrent s’y joindre, et firent sur tout son corps les plus affreux ravages. Une fièvre ardente et continue la dévorait ; sa gorge était ulcérée; sa langue et sa bouche étaient sans cesse comme percées par de cruelles épines : ce qui est à remarquer, car Notre-Seigneur lui avait dit qu’elle devait prier et souffrir pour les blasphémateurs. Les nuits s’écoulaient sans lui laisser prendre aucun repos ; chaque position sur son lit de douleur devenait un nouveau martyre ; elle fut donc obligée de garder longtemps la même situation ; alors des plaies se formèrent et ajoutèrent à ses souffrances. Pendant deux mois et demi que dura sa maladie, elle ne prit aucun aliment : quelques liquides en petite quantité furent toute sa subsistance ; elle en vint même à ne vouloir que l’eau pure ; deux fois par jour elle y ajoutait un peu de lait ; ce lait, qu’elle offrait toujours à la sainte Vierge avant de le boire, ne lui fit jamais mal, bien qu’elle ne pût avaler, sans les rejeter à l’instant, d’autres boissons plus légères. Par suite de tous ces maux, son corps devint comme un squelette ; la vue en faisait frémir ; sa peau collée à ses os était desséchée comme si elle eût passé par le feu; sa figure seule resta fraîche et vermeille.

Cet état, affreux par la nature, se prolongea contre toute apparence, mais il ne porta aucune atteinte aux dispositions de cette âme généreuse : sa patience fut toujours égale, son union à Dieu continuelle, son esprit de sacrifice entier et sans réserve. Elle faisait paraître, au milieu de sa maladie et de toutes ses pénibles conséquences, la docilité, l’innocence, la simplicité d’un enfant ; aussi, lorsque nous lui demandions si quelque chose lui faisait de la peine, elle répondait : “Non, ma Mère, par la grâce de Dieu ; car je souffre tout ce qu’il veut et je fais tout ce que l’on veut.” Pour l’entretenir dans ces sentiments, nous lui rappelâmes Jésus enfant et les grâces qu’elle avait reçues par ce mystère ; elle répondit : “Ce divin Maître m’enseignait alors la science de la Crèche, et maintenant c’est la science de la Croix.” Hélas ! elle n’avait encore fait que tremper ses lèvres dans le calice amer qu’elle devait boire jusqu’à la lie.

Elle était animée de la plus tendre confiance en Dieu et d’un ardent désir du ciel ; à la pensée de sa mort, elle tressaillait d’allégresse : “Mon heure est venue, disait-elle, bientôt tous mes liens seront brisés. Quand vous contemplerai-je, ô céleste séjour ? Quand, ô mon Dieu, vous verrai-je face à face et sans voile ?” Si on lui parlait du ciel, sa figure prenait une expression animée : “C’est là où j’aspire, disait-elle avec transport. Beau ciel, éternelle patrie, vous épuisez tous mes désirs ! Quand, de la terre où je soupire, m’envolerai-je vers les cieux ?” Et autres belles paroles des cantiques qu’elle se rappelait à ce sujet. Il semblait, à la voir, que déjà un rayon de la béatitude avait pénétré dans son âme. La plus douce sérénité était sur son front et le sourire sur ses lèvres ; sa bouche ne s’ouvrait que pour parler de Dieu. On l’aurait quelquefois regardée longtemps sans qu’elle levât les yeux, tant elle était absorbée dans un profond recueillement.

Au commencement de juin, elle se trouva si mal, qu’elle-même demanda les derniers sacrements : le danger pressait, on se hâta de la satisfaire. Elle reçut le saint viatique et l’Extrême-Onction avec de grands sentiments de piété. Elle demanda pardon à la communauté de la manière la plus touchante. Puis, après la cérémonie, quelques sœurs restèrent à prier auprès d’elle: sa figure était radieuse; elle semblait être dans une sorte d’extase ; on ne pouvait la voir sans se sentir pénétré de dévotion, et attendri jusqu’aux larmes. Au bout d’un certain temps, nous nous approchâmes d’elle, lui demandant si elle ne dormait pas : “Oh! non, dit-elle, je m’entretiens avec Notre-Seigneur.” — “Vous vous trouvez donc bien heureuse?” — “Oui, ma Mère, je ne désire plus rien, j’ai mon Tout !”

Le vendredi, 16 juin, elle eut une crise très forte; on crut que ce serait la dernière : la communauté se réunit à l’infirmerie pour réciter les prières des agonisants. La chère malade, qui avait toute sa connaissance, s’y unissait par de ferventes aspirations, mais elle souffrait cruellement et ne pouvait faire davantage. Tout à coup, elle entra dans un état surnaturel dont les effets furent très sensibles. Lorsqu’après la recommandation de l’âme nos sœurs prononcèrent ces paroles : Maria, Mater gratiæ, Mater misericordiæ, elle étendit spontanément ses bras vers le ciel, comme un enfant qui s’élance vers sa mère dès qu’il l’aperçoit, et resta assez longtemps dans cette position, bien que, peu de minutes auparavant, ses bras fussent si faibles et si raides qu’on n’avait pu parvenir à lui faire former le signe de la croix. Ensuite, à deux fois différentes, elle se mit les bras en croix pour expirer comme une victime, et, lorsqu’on voulut l’en empêcher, elle dit : “Laissez-moi ainsi, c’est pour moi un devoir.” Elle prenait tour à tour son crucifix et une petite statue de l’Enfant-Jésus qui ne la quittait jamais, les couvrait de baisers, les serrait sur son cœur; puis tenant l’Enfant-Jésus élevé le plus haut qu’il lui fut possible, elle prononça solennellement, mais assez bas, ces paroles : “Père éternel, je vous offre encore une fois cet adorable Enfant, votre divin Fils, pour l’expiation de mes péchés et ceux de tous les hommes, pour les besoins de la sainte Église, pour la France, pour la Réparation. Aimable Jésus, je remets, j’abandonne cette œuvre entre vos mains ; c’est pour elle que j’ai vécu, c’est pour elle que je meurs !” Puis elle posa l’Enfant-Jésus sur sa tête, en disant : “Divin Enfant, couvrez ma vie criminelle par les mérites de votre sang précieux ; renouvelez en moi la grâce de l’innocence ; revêtez-moi de votre vertu de pureté, de votre esprit d’humilité. Oh! venez avec moi quand je sortirai de ce monde ; venez, ô mon Jésus, venez, ne tardez pas ! Marie, ma tendre Mère, venez chercher mon âme !” Elle prononçait toutes ces paroles et beaucoup d’autres avec une expression qu’on essayerait en vain de reproduire : on eût dit des étincelles de feu qui s’échappaient d’un foyer brûlant. Elle demanda pardon de ses fautes à Dieu, puis à la communauté, en répandant des larmes amères, remercia des soins qu’on lui avait prodigués et ajouta : “Oh! mes sœurs, qu’on est heureux de mourir carmélite !” Puis, s’adressant à nous : “Adieu, ma Mère, dit-elle, donnez-moi votre bénédiction; bientôt je paraîtrai devant Dieu, et je suis heureuse de mourir entre vos bras.”

Elle nous témoigna sa reconnaissance du soin que nous avions pris de son âme; elle dit ensuite : “L’heure est arrivée, ô Jésus, venez.” Et un peu après, croisant ses bras sur sa poitrine : “Mon Père, je remets mon âme entre vos mains.” Elle resta quelques instants recueillie, puis revint à son état naturel. Pendant cette scène touchante, il était aisé de voir qu’il se passait en elle quelque chose de céleste et d’extraordinaire ; la communauté, témoin de ce spectacle ne pouvait, que par des larmes, témoigner son admiration.

Pendant sa maladie, sœur Saint-Pierre reçut la sainte communion, soit en dévotion, soit en viatique, aussi souvent que son état et nos règles le permirent. Elle soupirait après cette précieuse faveur, et trouvait dans l’Eucharistie toute sa force et toute sa consolation. Selon son habitude, elle s’y disposait dès la veille, et, comme elle était privée de sommeil, la nuit entière se passait en d’amoureux colloques. Plusieurs de celles qui la veillèrent ces nuits-là assurent n’en avoir jamais passé de plus agréables. Une fois, entre autres, notre pieuse sœur ne put contenir ses sentiments, et, pour annoncer qu’elle devait communier, elle dit avec effusion de cœur :

Demain matin
L’Époux divin,
Plein de tendresse,
Viendra soutenir ma faiblesse,
Demain matin !

Et de temps en temps elle ajoutait :

Mon Bien-Aimé ne paraît pas encore:
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?

Elle prenait ensuite son Enfant-Jésus, le baisait sans cesse, lui demandant pardon de ses fautes, et le conjurant de purifier le cœur de sa petite servante; puis, pour l’offrir au Père éternel, elle le tint levé très haut et resta une heure entière dans cette position fatigante, sans faire le moindre mouvement.

Une autre fois, nous hésitions à la faire communier dans la crainte qu’elle ne fût pas bien à elle, car elle avait passé une fort mauvaise nuit et paraissait très abattue; mais sœur Saint-Pierre n’oublia pas la faveur qui lui avait été promise. Le matin, dès qu’elle nous aperçut, elle dit : “Ma Mère, j’attends mon Dieu; quand viendra-t-il ? Oh ! que je le désire ! j’ai si grand besoin de lui !” Il fallut céder à ses instances. Après cette communion, elle resta dans une profonde oraison ; à la voir, on eût dit que son âme jouissait d’une félicité anticipée. Un jour qu’on lui donnait la sainte Eucharistie, une religieuse remarqua sur sa figure une expression de sainteté dont elle fut frappée ; elle ne put la fixer longtemps, à cause de l’éclat qu’elle crut voir sur son visage.

Le viatique fut renouvelé à notre chère malade le jour de la très Sainte-Trinité, fête patronale de l’Archiconfrérie Réparatrice. Elle eût bien désiré mourir ce jour-là, mais Dieu en avait décidé autrement, et le lui fit connaître dans la communion. Quelque temps après la cérémonie, je me rendis à l’infirmerie pour la voir. “Ma Mère, nous dit-elle, je resterai encore un peu sur la terre, parce que mon âme n’est pas assez purifiée ; mais pendant ce temps je vais souffrir cruellement, car Notre-Seigneur m’a attachée à la croix, et j’y resterai jusqu’à mon dernier soupir. Ne me donnez plus de soins, plus de soulagements ; je dois maintenant souffrir et je ne veux plus penser qu’à mon éternité. Je désire rester seule avec mon Dieu, car je puis presque plus parler; on croit que je dors, mais non, je suis uniquement occupée de lui. Bientôt je contemplerai sa Face adorable, bientôt je chanterai ses louanges pour une éternité. Oh! comme je prierai alors pour l’Église, pour la France, pour la communauté et pour la Réparation !... — “Mais, lui dis-je, n’avez-vous pas, au sujet de cette œuvre, la crainte d’avoir été dans l’illusion, ou l’inquiétude d’avoir suivi plutôt vos idées que l’esprit de Dieu ?” — “Non, non, répondit-elle d’un ton grave et solennel ; j’ai pu me tromper, je l’ai toujours dit, mais je puis assurer, prête à paraître devant le Seigneur, que je n’ai jamais agi en cela par mon propre esprit ; il m’en a beaucoup coûté, aussi n’ai-je rien fait que par la volonté de Dieu et pour accomplir ses desseins. Dans tout ce que j’ai écrit par ordre de nos supérieurs, j’ai toujours parlé dans la sincérité de mon âme, et je le signerais de mon sang. Je n’ai, par la grâce de Dieu, rien à me reprocher à cet égard, je suis parfaitement tranquille.” — “Avez-vous quelque espoir pour l’avenir de la France ?” — “J’ai la plus grande confiance ; les méchants ne feront pas tout ce qu’ils veulent; la paix reviendra : c’est pour cela que la Réparation est établie. Ma carrière est finie comme Notre-Seigneur me l’a déclaré ; car l’œuvre de la Réparation est faite : c’est pour cette œuvre que Dieu m’a mise au monde et c’est elle qui sauvera la France. Oh ! que Dieu est bon ! que sa miséricorde est étendue ! Il ne veut même pas que sa petite servante soit séparée de lui après la mort, et il la purifie entièrement pour l’emmener tout de suite au ciel. Non, jamais je n’aurais pu croire qu’il me fit cette grâce, si je ne l’avais entendu de sa bouche. La sainteté de Dieu est si grande, que je croyais rester en purgatoire jusqu’à la fin du monde. Maintenant donc, je n’ai plus qu’à souffrir, il faut entrer dans les desseins de Dieu. Oh ! qu’il est bien vrai que sa justice a pour se satisfaire des moyens inconnus aux hommes !...”

Effectivement cette généreuse victime commença une nouvelle carrière de souffrances dont on essayera vainement de se représenter la rigueur. Elle ne voulait plus qu’on la soulageât : “Non, disait-elle, plus rien que la souffrance; laissez, laissez Dieu agir.” Si on lui offrait quelque chose, elle répondait : “Je le prendrai si on me le donne, mais je ne le demanderai pas.” Néanmoins elle céda à l’obéissance plutôt qu’au besoin de la nature, et rentra dans la voie commune, prenant et demandant ce qui lui était nécessaire. Mais on ne pouvait désormais apporter ni remède ni adoucissement à ses maux: tout ce qu’on lui donnait semblait, au contraire, y ajouter de nouveaux aiguillons. Pas une plainte cependant ne sortit de sa bouche. Quelque fois l’excès de la douleur lui arrachait des cris plaintifs, mais toujours entrecoupés de paroles édifiantes et de sentiments de résignation, comme ceux-ci : “Mon Dieu, que je souffre ! Ayez pitié de moi, n’abandonnez pas votre petite servante. Je suis votre victime, vous savez, Seigneur ; mais souvenez-vous-en. Que Dieu est admirable dans ses voies ! Adorons sa volonté sainte. Que le temps est long ! Que je soupire ardemment après mon Bien-Aimé! Mon doux Jésus, vous ne me ferez donc pas mourir ! Venez, Seigneur Jésus, venez, ne tardez pas !” Au plus fort de ses angoisses, elle disait avec un accent qu’il est impossible de retracer : “Ah ! que les sévérités de la justice divine sont terribles ! Mon Dieu, que vos desseins sont rigoureux ! Si l’on savait ce que j’endure ! O mon divin Époux, que vous m’êtes amer, vous qui êtes si doux !” Pour la soutenir dans ces moments de désolation, nous lui rappelâmes qu’elle s’était offerte à Dieu pour accomplir ses desseins. “Oui, répondit-elle, et je ne m’en repens pas. Mon Dieu, je veux tout ce que vous voudrez, autant que vous le voudrez ; et, s’il le faut, je consens à souffrir jusqu’à la fin du monde.” Quand on lui demandait d’où elle souffrait le plus : “De toutes les parties de mon corps, disait-elle ; c’est un martyre universel, mon lit est un purgatoire où je brûle, le feu me consume et chaque instant me paraît un siècle. Je ne demande pas à Dieu qu’il abrège ou qu’il adoucisse mes douleurs, mais j’appelle l’heure de ma délivrance. Mon divin Jésus, quand vous serai-je unie pour toujours ?” Elle aimait à répéter : “Je meurs fille de l’Église et fille du Carmel.” Dans ses plus violentes crises, elle disait d’un ton suppliant qui arrachait les larmes : “Je vous en conjure, demandez pour moi la patience, je ne puis souffrir plus longtemps. Parlez-moi du ciel, parlez-moi de Dieu.” Elle réclamait son crucifix et le baisait sans cesse. “Je ne veux plus que mon crucifix, disait-elle, il est mon trésor, ma force et ma consolation; j’ai continuellement les yeux fixés sur lui, car il m’encourage à souffrir. Oui, mon amour est crucifié et je suis crucifiée avec lui.” Elle demandait souvent qu’on offrit de nouveau ses souffrances à Notre-Seigneur, et comme on la priait une fois de les appliquer pour une intention particulière, elle dit : “Je ne sais si je le puis, car je suis toute consacrée à la Réparation ; je suis victime, mais l’obéissance en décidera.” Nous lui demandâmes, pendant ses derniers jours, comment doit mourir une victime : “Immolée”, répondit-elle.

Cette terrible agonie se prolongea bien au delà de toutes les prévisions. Pour la supporter, il fallut que sœur Saint-Pierre reçût de Dieu des forces physiques et spirituelles presque au-dessus de la nature. Au milieu de tant de douleurs, elle conserva la paix la plus profonde, un calme d’âme toujours égal, il reparaissait sur son visage, altéré par la souffrance, une douce et admirable gaieté. Elle disait un jour, en parlant des soins que son état réclamait : “La nature est bien exigeante, mais le cœur est tout au Sauveur.” On s’estimait heureuse de lui rendre quelques services; car elle les recevait avec une reconnaissance extrême et les payait toujours agréablement; on eût voulu ne pas la quitter. Elle s’efforçait de donner à toutes des marques de gratitude et d’attachement; à nous surtout, elle prodiguait les plus touchantes expressions d’amour et de reconnaissance. Un jour, en nous apercevant, elle tendit les bras et se leva sur son lit : “Où voulez-vous donc aller ? lui dit-on. — Dans les bras de ma Mère”, répondit-elle. Elle répétait, après un rude combat pendant lequel nous l’avions secourue : “Oh ! qu’il fait bon de tout dire à ses supérieurs !”

En même temps, cette âme innocente, sur laquelle il semblait que Satan ne pût exercer aucun empire, se vit soudain en butte aux assauts de l’enfer : il fallait que tout en elle participât à l’holocauste et qu’elle subit l’épreuve de la tentation. “C’est, disait-elle, une partie de ma pénitence.” Pendant les derniers jours, elle fut donc en proie à la malice des démons; elle croyait avoir près d’elle un de ces mauvais esprits qui la portait sans cesse à l’impatience et au murmure, proférait à ses oreilles des injures et des blasphèmes, et même lui suggérait des pensées de désespoir. Cet esprit, disait-elle, la tourmentait cruellement; elle était dans son lit comme sur un brasier ; elle paraissait extrêmement agitée et ne voulait pas un instant rester seule. Elle recourait à la sainte Vierge; mais bientôt son ennemi redoublait d’efforts. “Ah ! s’écriait-elle, que je souffre ! Mon Dieu, je ne puis plus y tenir, ayez pitié de moi.” Sa vue seule pénétrait de compassion. Enfin elle recourut à la saint Enfance de Notre-Seigneur, objet de sa tendre dévotion, et prit sur elle « le petit Évangile » de la Circoncision : la vertu du saint Nom de Jésus dissipa les prestiges du démon; le feu dévorant, les tentations terribles, tout cessa à l’instant, et elle se trouva dans le plus grand calme. Elle avait eu souvent recours à l’eau bénite : “Elle me soulage d’âme et de corps,” disait-elle.

A la fin de sa maladie, elle fut honorée de la visite de Monseigneur Morlot ; le vénérable archevêque daigna se transporter près d’elle pour la bénir une dernière fois : consolation bien grande, que la chère mourante sut vivement apprécier ! Elle fut aussi assistée du supérieur de la communauté, et elle aimait à en témoigner sa joie et sa reconnaissance.

Une bienfaitrice de la maison, qui, en cette qualité, avait le droit de pénétrer dans la clôture, demanda à la Mère prieure un jour, en entrant, que la sœur Saint-Pierre lui donnât sa bénédiction. On ne pouvait lui promettre cette faveur, dont la proposition eût effrayé l’humilité de la pieuse malade ; on admit néanmoins la respectable solliciteuse auprès de son lit. Elle semblait à ce moment dans cet état de sommeil apparent qui était une profonde absorption en Dieu. Après l’avoir considérée quelque temps sans vouloir troubler son silence, la digne bienfaitrice se disposait à se retirer, quand tout à coup, par un mouvement plein d’élan, la sœur saisit la statuette de l’Enfant-Jésus, et, sans rien dire, fit un signe de croix sur la vénérable dame, lui donnant ainsi la bénédiction qu’elle avait en vain demandée, et qui, vu la spontanéité de cet acte, devait être pour elle d’un plus grand prix.

L’âme si pure de notre languissante victime avait recouvré sa paix et sa tranquillité premières ; cependant son corps était toujours en proie à d’inexprimables douleurs, et elles devenaient de plus en plus aiguës à mesure que le terme approchait. Le vendredi 7 juillet, elle entra tout à fait en agonie, mais elle conserva sa connaissance jusqu’à sa dernière heure. Comme on pensait qu’elle ne passerait pas la nuit, on lui fit dès le soir les prières de la recommandation de l’âme. Cette nuit suprême fut très pénible pour notre chère mourante; elle demandait souvent de l’eau bénite et s’unissait à Dieu par de ferventes  aspirations. Nous restâmes auprès d’elle, car elle éprouvait de la consolation, et, nous priait avec insistance de ne pas la quitter. Cependant, le matin étant venu, je me retirai quelques moments. Durant cet intervalle, elle voulut changer de position; il lui fallut de l’aide ; car depuis longtemps elle ne pouvait faire aucun mouvement ; on lui dit que nous avions recommandé de ne pas la remuer, mais que, si elle souffrait trop, on allait y essayer, supposant bien notre intention. Elle n’y consentit pas : “Non alors, dit-elle ; l’obéissance !” Elle répondait à tous les actes qu’on lui suggérait, et sans cesse, le sourire sur les lèvres, baisait son crucifix; puis elle le serait sur son cœur, en disant: “Il est à moi, je suis à lui. Quel bonheur de souffrir!” Nous revînmes près de sœur Saint-Pierre, qui nous dit : “Ma Mère, quand?” J’ajoutai : “Quand l’Époux viendra-t-il, n’est-ce pas?” Elle répondit par un signe affirmatif, et je lui dis : “Bientôt, mon enfant, dans quelques moments !”

Elle parut satisfaite et se recueillit. Se rappelant alors que, dans une communication, Notre-Seigneur lui avait promis de rétablir en son âme, à l’heure de la mort, l’image de Dieu, elle voulut renouveler les vœux de son baptême; et, comme symbole de la grâce qu’elle désirait recevoir, elle demanda de l’eau bénite, fit sur sa tête le signe de la croix et dit : “Enfant, je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.” Puis, joignant les mains, elle ajouta : “Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ; je veux être à Jésus-Christ pour toujours.” Peu auparavant, elle avait paru soutenir un pénible combat ; mais après cette petite cérémonie, sa figure prit un air tout céleste : on eût dit que c’était effectivement un enfant sortant des eaux du baptême, ou un ange descendu du ciel et qui allait y remonter. Depuis cet instant jusqu’à son dernier soupir, elle ne cessa pas de prier; les sueurs de la mort la couvraient, son corps était déjà glacé, et cependant ses lèvres froides et livides disaient encore : “Jésus, Marie, Joseph ! Venez, Seigneur Jésus ! Sit Nomen Domini benedictum !...” Ce sont les dernières paroles que nous  ayons pu comprendre ; car le mouvement de ses lèvres continua, mais d’une manière inintelligible. Bientôt elle n’entendit plus, ses yeux se fermèrent, et, pour dernier trait de ressemblance avec son divin Maître, elle jeta un cri, et expira doucement en présence de toute la communauté.

La pieuse mort de Marie de Saint-Pierre arriva le 8 juillet 1848, vers midi. C’était un samedi, jour consacré à Marie; car notre chère sœur avait prié la sainte Vierge de présenter son âme à Dieu. Elle avait encore demandé à ne pas mourir la nui, afin que toutes ses sœurs se trouvassent à sa mort et ne fussent pas effrayées. Ce désir de charité a été aussi exaucé, tant il est vrai que le Seigneur fait la volonté de ceux qui l’aiment. » [2]


[1] Révolution dite journées de Février.
[2] Annales du Carmel, page 83 et suivantes.

   

 

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