« Mais à la fin, cédant à mes
pressantes sollicitations, malgré mon peu de vertu et de capacité, elle se
décida
à s’occuper de ma réception. On me dit qu’avant d’être reçue il fallait me
présenter trois fois au chapitre. Alors j’eus l’inspiration de pratiquer un
petit exercice de piété, chaque fois que je m’y présentais, afin d’obtenir plus
sûrement l’objet de mes désirs: le divin Enfant-Jésus pour mon céleste Époux. Je
m’adressait donc aux trois personnes qui avaient des droits sur lui: au Père
éternel, à la sainte Vierge et à saint Joseph. Ainsi je fis mes demandes avec
grande dévotion et j’obtins ce que j’avais si vivement désiré. Malgré mon
indignité, la communauté eut la charité de me recevoir à la profession. Je
célébré mes noces spirituelles avec Jésus. Celui qui, dans le monde, avait
dirigé ma vocation
vint prêcher à la cérémonie. Il prit pour texte de son sermon ces paroles de la
sainte Vierge en son cantique : Beatam me dicent omnes generationes : « Toutes
les générations m’appelleront bienheureuse » ; et, me montrant la beauté de
l’état que j’embrassais, il me répétait toujours « vous êtes bienheureuse ».
Il avait raison, je voyais ma vocation assurée et mes désirs accomplis: j’étais
au comble du bonheur ! »
O mon Dieu, daignez agréer le
sacrifice que je vous offre en union avec Jésus mon Sauveur, immolé pour le
salut du monde. Je vous fais par lui et avec lui l’entier abandon de moi-même,
le sacrifice de ma vie; je remets mon âme entre vos mains pleines de
miséricorde. Et à vous, ô Jésus, mon cher Époux, je m’offre tout entière sur
l’autel de votre divin Cœur, par les mains de Marie et de saint Joseph; c’est
par eux que j’y dépose mes vœux, afin qu’ils en soient les garants et les
gardiens. Veuillez donc, ô Famille chérie de mon coeur, accepter l’entière
donation et consécration que je fais de moi-même à votre service ; je m’offre
toute à vous en ce jour, par les mains de notre sainte mère Thérèse et de notre
père saint Jean de la Croix, pour l’accomplissement de vos desseins dans les
âmes. Regardez-moi comme une propriété qui vous appartient ; chargez-vous, s’il
vous plaît, de mes saints vœux; accomplissez-les en moi par votre
toute-puissante protection. O Jésus, mon adorable Époux, je suis si pauvre, si
misérable, si inconstante dans le bien ! Permettez-moi d’emprunter les
sentiments et l’amour de votre sainte Mère et de son auguste Époux. Oui, c’est
par la voix et le coeur de Marie et de Joseph que je fais ma profession et
promets pauvreté, chasteté et obéissance à Dieu, Notre-Seigneur, et à la
bienheureuse Vierge Marie, sous la conduite de nos supérieurs légitimes, selon
la règle primitive de l’ordre du Mont-Carmel de la réforme de sainte Thérèse,
qui est sans mitigation, et ce jusqu’à la mort. O divin Enfant, j’unis mon
sacrifice à celui que vous fîtes à votre Père lors de votre présentation au
temple : vous vous êtes sacrifié pour me racheter de mes péchés, aujourd’hui je
me sacrifie pour vous racheter des mains des pécheurs. O Marie, ma tendre Mère,
et vous, mon bon père saint Joseph, qui avez présenté au grand prêtre deux
petites colombes pour racheter l’Enfant-Jésus, veuillez offrir au Père éternel
mon corps et mon âme pour racheter de divin Enfant des mains des pécheurs et
cicatriser ses plaies. Veuillez aussi le prier d’imprimer en moi les traits de
sa ressemblance, ou plutôt que ce ne soit plus moi qui vive, mais que ce soit
Jésus qui renaisse et vive en moi !
O Jésus, Marie et Joseph, vous
savez avec quelle ardeur et quelle joie je serais allée m’offrir à votre
service, si j’avais eu le bonheur de vivre au temps où vous habitiez sur la
terre. C’est avec les mêmes sentiments d’amour pour vous que je veux servir
cette sainte communauté, comme si je vous voyais habiter la maison: je veux vous
rapporter tout ce que je ferai; tout en moi vous appartiendra. Regardez-moi
désormais comme votre petite servante; disposez de moi selon votre bon plaisir.
Ainsi soit-il.
Soeur Marie de Saint-Pierre de
la Sainte-Famille,
Carmélite indigne. »
Le 8 juin 1841.
« M’étant ainsi donnée tout entière
à Jésus pour être sa petite domestique, il m’inspira bientôt de garder ses
troupeaux sur les terres de sa divine enfance, et me traça le plan d’un petit
exercice en l’honneur de ses douze mystères et ses douze années que je nommai
les douze tribus d’Israël.
En l’honneur de la première
année, je lui offrais, par les mains de la sainte Vierge et de saint Joseph,
notre Saint-Père le Pape et toute la milice sacerdotale, sous la protection de
saint Pierre et de saint Paul.
Pour la deuxième année,
c’étaient les âmes religieuses, sous la protection de saint Jean et des saints
Apôtres ;
Pour la troisième, les rois,
sous la protection du saint roi David et des mages ;
Pour la quatrième, les
malheureux francs-maçons, sous la protection des saints martyrs ;
Pour la cinquième, les
comédiens, sous la protection de saint Jean-Baptiste ;
Pour la sixième, les nations
infidèles, sous la protection des neuf chœurs des Anges ;
Pour la septième, les hérétiques
et les schismatiques, sous la protection des patriarches ;
Pour la huitième, les Juifs,
sous la protection de sainte Anne et de saint Joachim ;
Pour la neuvième, les
incrédules, sous la protection des saints prophètes ;
Pour la dixième année, les
pécheurs endurcis, sous la protection des saints confesseurs ;
Pour la onzième, les âmes
tièdes, sous la protection des saintes femmes ;
Enfin, pour la douzième, les
âmes justes, sous la protection de notre sainte mère Thérèse et de toutes les
saintes vierges”.
Cet adorable Sauveur prit bientôt,
malgré mon indignité, une si grande puissance sur mon âme, que je pouvais bien
dire qu’il en était devenu le directeur et le maître. »
« A huit heures du soir, je m’offre
à la très sainte Vierge et à saint Joseph comme leur petite domestique pour les
servir et garder leurs troupeaux sur les terres de l’Enfant-Jésus, qui sont ses
mystères et ses plaies sacrées, et j’adore le mystère de l’Incarnation jusqu’à
neuf heures.
A neuf heures sonnent les Matines;
alors je célèbre la naissance du saint Enfant-Jésus; je m’unis aux anges, aux
pasteurs et aux mages qui l’ont adoré dans la crèche.
Au premier nocturne, j’adore sa
naissance éternelle dans le sein de son Père et sa vie divine; au second
nocturne, j’adore sa naissance dans l’étable et sa vie mortelle; au troisième
nocturne, j’adore sa naissance sacramentelle dans l’Eucharistie et sa naissance
spirituelle en nos cœurs.
A chacun des neuf psaumes, je
m’unis aux neuf chœurs des anges.
Au Te Deum, j’adore
l’Enfant-Jésus se manifestant au peuple juif en la personne des bergers.
Pendant les psaumes des Laudes,
j’adore le saint Enfant circoncis et nommé Jésus; ensuite je l’adore avec les
rois mages comme étant Dieu, roi et homme.
Voilà mon occupation intérieure
pendant les matines. »
« Étant rentrée dans ma cellule, je
m’occupe jusqu’à onze heures des troupeaux de la bergerie du saint Enfant-Jésus,
priant cet aimable Sauveur de combler de bénédictions ses brebis en leur
appliquant ses mérites. Ensuite je me couche, prenant mon repos en union avec le
saint Enfant couché dans la crèche. Le matin, aussitôt que j’entends le réveil,
je me lève, et adorant le Père éternel, je lui dis avec l’Enfant-Jésus : “Me
voici, mon Père, je viens pour faire votre volonté”. Puis je me rends au
chœur pour l’oraison, en union avec la sainte Vierge et saint Joseph portant
l’Enfant-Jésus au temple. Pendant mon oraison, je m’offre avec lui au Père
céleste; je renouvelle les saints vœux de ma profession, et me donne à ce divin
Sauveur; ensuite je l’offre à son Père pour le salut de ses brebis. L’oraison
finie, nous allons avec la sainte Famille à Nazareth ; bientôt la cloche sonne
pour les petites heures, et nous partons pour l’Égypte. Pendant les douze
psaumes des heures, j’adore les douze années du saint Enfant et j’honore sa
demeure en Égypte, son retour à Nazareth, et enfin son séjour dans le temple de
Jérusalem au milieu des docteurs. Après le saint sacrifice de la messe, l’heure
du travail arrive; alors je m’occupe de la vie cachée et laborieuse de
Notre-Seigneur. A onze heures, j’adore Jésus baptisé par saint Jean. Depuis midi
jusqu’à une heure, je m’occupe de lui au désert; d’une heure à deux, de sa vie
évangélique. A deux heures sonnent les vêpres: alors j’adore son entrée
triomphante dans la ville de Jérusalem et j’entre au chœur en union avec notre
divin Sauveur; durant l’office, je me tiens en esprit à ses pieds, honorant les
sentiments de son Cœur adorable pendant la dernière semaine qu’il passa avec ses
disciples, et l’excès de son amour qui le porta à instituer le sacrement de
l’Eucharistie.
Ensuite nous arrivons au jardin des
Olives, et, le reste de l’après-midi, je suis Notre-Seigneur dans les stations
de sa Passion en union avec la sainte Vierge. A cinq heures sonne l’oraison.
A ce moment, j’adore Jésus
crucifié, et je me tiens au pied de la Croix ou dans son Cœur. Je commence par
faire mon examen de conscience, et, après m’être humiliée de mes fautes, je me
donne toute à Notre-Seigneur, renouvelant mes saints vœux en union à son
sacrifice. Après que je me suis ainsi donnée à lui, il me semble qu’il se donne
réciproquement à moi avec tous ses mérites; il unit mon âme à la sienne, et me
fait entrer dans ses désirs et dans les honneurs qu’il rend à son Père par son
état de victime. Alors je me perds de vue pour m’occuper, avec mon céleste
Époux, de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Je trouve dans le Cœur de
Notre-Seigneur tous les mystères de sa très sainte vie, ses mérites et toutes
ses brebis. J’offre chaque mystère au Père éternel pour telle ou telle portion
de la bergerie de l’Enfant-Jésus; ensuite je présente à ce divin Père les quatre
parties du monde, que j’ai placées dans les quatre plaies des pieds et des mains
de mon Sauveur; les douze troupeaux de la sainte Famille occupent la bergerie du
Sacré-Cœur. J’y joins aussi les âmes du purgatoire, les ayant mises dans les
autres plaies de ce corps adorable. Puis j’offre cette auguste victime au Père
éternel par les mains de la sainte Vierge, en sacrifice d’holocauste, d’action
de grâces, d’expiation, d’impétration, et en sacrifice de complaisance et de
bienveillance pour toutes les perfections de la très Sainte-Trinité. J’adore
enfin le dernier soupir de Jésus sur la Croix.
Telle est l’application que
Notre-Seigneur me donne pendant mes oraisons du soir. »
« Le reste de la journée, je
m’occupe jusqu’à Complies de Jésus dans le sépulcre. Enfin je l’adore sortant du
tombeau par sa glorieuse résurrection, et je le contemple en son ascension.
Voilà à peu près quel est mon
exercice de chaque jour. Mais pour laisser le divin Maître me conduire ainsi, il
faut que je meure à tout ce qui peut flatter mes sens; point de retour sur
moi-même, se ce n’est pour m’humilier. Dieu seul, sa volonté et sa gloire: voilà
ma devise et ma pratique. Ces paroles : Et il leur était soumis, et ces
autres: Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir, me sont
toujours présentes. Notre-Seigneur me fait vivement sentir mon incapacité pour
tout bien et ma profonde misère. L’Enfant-Jésus conduit son âne par la bride de
sa sainte grâce; je n’ai qu’à obéir et à me renoncer. »
« Je faisais ce que je pouvais pour
lui obéir
,
mais je me retrouvais bientôt dans la même route. Alors elle me permit de parler
à un bon Père très versé dans la vie intérieure — il était religieux —, et elle
me dit :
— Mon enfant, vous allez bien
lui dire comment vous faites votre oraison et de quelle manière le bon Dieu vous
conduit.
Je me rendis à cette charitable
invitation avec reconnaissance, et j’ouvris mon âme à ce bon Père. Après avoir
tout examiné, il me dit :
— Ma fille, continuez sans
crainte; laissez Notre-Seigneur vous conduire, parce que vous avez établi le
fondement sur l’esprit de mortification; dites à votre Révérende Mère que je
suis content; je lui parlerai.
En effet, notre prudente Mère me
permit de m’abandonner à l’esprit de Dieu; mais elle me donna le sage conseil
d’être bien fidèle à la grâce, et de ne point rester dans l’inaction quand
l’opération divine serait passée. Comme je n’avais alors aucun emploi qui pût me
distraire de la présence de Dieu, mes journées tout entières ne faisaient qu’une
pièce d’oraison, si je peux m’exprimer ainsi. Le travail ne troublait en
rien mon entretien avec Notre-Seigneur. N’ayant point d’occasion de pratiquer le
vertu, je n’avais pas grand mérite; mais bientôt notre Révérende Mère, qui
veillait toujours sur mon âme pour son avancement spirituel, me donna un office
très fécond sous ce rapport, l’office de portière.
Cet emploi distrayant ne
sympathisait guère avec mon attrait pour le silence et l’oraison, mais je
regardai le commandement de notre Mère comme un ordre du Ciel, et je m’y soumis
avec joie dans la pensée que ce jour, qui était justement la fête de
l’Incarnation, l’Enfant-Jésus me donnait un signe certain qu’il m’avait élue
pour être sa petite domestique, et qu’il m’occuperait dans ce nouvel emploi à
faire toutes les commissions de la maison; je fis au divin Enfant une nouvelle
consécration à son service. »
« Je désirais beaucoup avoir une
petite statue de l’Enfant-Jésus, afin de pouvoir lui rendre mes hommages
dans
la journée; je n’osais pas m’adresser pour cela à notre Révérende Mère ; mais,
un jour, il me sembla que ce divin Enfant m’excitait à faire ma demande. J’obéis
à son inspiration, et cette faveur me fut accordée. Alors j’eus le saint
Enfant-Jésus dans notre porterie, et je fus au comble de mes vœux; je lui
offrais tous mes petits travaux, et, pour prix de mes commissions, je lui
demandais des âmes. Ce divin Enfant me donna, malgré mon indignité, les grâces
dont j’avais besoin pour mon emploi, de sorte qu’il ne nuisit point à l’esprit
intérieur, et ne m’empêchait point d’être unie à Dieu comme auparavant durant
l’oraison ; je travaillais pendant la journée pour le salut des brebis du saint
Enfant-Jésus, et, à l’oraison, il me payait au centuple. Quelquefois aussi,
pendant la journée, il venait visiter mon âme par une grâce puissante; je
laissais alors un peu mon ouvrage quand je sentais son approche, afin de
l’écouter plus à mon aise; mais pensant qu’il me fallait pour cela une
permission, je la demandai à notre Révérende Mère. Comme sa charité pour mon âme
la portait à ne rien négliger de ce qui pouvait m’exercer dans la vertu, elle me
défendit de m’arrêter à ces opérations intérieures et ajouta :
— Je vous permets seulement,
quand vous aurez l’esprit bien distrait, de vous recueillir un peu.
Et, grâce à Dieu, je suivais en
tout ses sages conseils. »
« Je n’ai jamais senti mon âme
aussi unie à Notre-Seigneur que pendant cet espace de temps
.
Ce divin Maître opérait en moi quelque chose que je ne peux ni expliquer ni
comprendre. Il me semblait l’entendre demander grâce à son Père pour ce royaume,
et d’une manière si pressante, que j’en étais étonnée. Il me faisait parler en
son nom, mais je comprends qu’en voulant expliquer ce mystère d’amour je ne
réussis qu’à le dénaturer, je l’abandonne à Dieu. »
« Depuis longtemps notre
habitation mettait obstacle aux projets d’embellissement de la ville ; de plus,
nos voisins avaient fait de nouvelles constructions qui dominaient entièrement
notre maison et notre jardin; il en résultait de graves inconvénients pour la
régularité, sans parler de l’insalubrité du lieu. Nous n’aurions pas néanmoins
osé nous déterminer à un pareil changement; car nous ne pouvions supporter
l’idée de quitter cet antique berceau de notre fondation, témoin des vertus de
nos premières Mères, terre des saints que nous venions de recouvrer après tant
de peines et de travaux. Mais, lorsqu’on s’y attendait le moins, des
circonstances imprévues vinrent hâter le moment d’un sacrifice si redouté.
Plusieurs personnes firent, pour acheter la maison, des propositions
avantageuses ; les désagréments que nous éprouvions s’aggravaient chaque jour;
les projets de la ville touchaient à leur exécution ; il fallait décidément
prendre un parti. Avant de rien conclure, on du penser d’abord à se procurer un
autre emplacement. Après beaucoup de recherches, Dieu dirigea les vues de nos
supérieurs sur celui que nous réservait sa providence ; il était situé dans un
quartier tranquille et solitaire, près de l’archevêché. Il n’y avait là aucune
construction gênante, l’air y était pur; en un mot, il semblait choisi tout
exprès pour notre genre de vie. On en fit aussitôt l’acquisition, comptant sur
les trésors de notre Père céleste; car nous n’avions pas la moindre partie de ce
qu’il fallait pour les frais d’une telle entreprise.
La première aumône reçue
dans ce but mérite d’être citée. Elle vint d’un pauvre et vertueux vieillard;
touché de nos malheurs, il nous donna la seule pièce qui lui restait, comme on
l’a su depuis. Son offrande ressemblait à celle de la veuve de l’Évangile ; elle
fut de même agréable à Dieu, car elle devint pour nous une source de
bénédictions. Mais Notre-Seigneur, afin de tenir nos âmes dans un parfait
abandon, permit que ces secours ne vinssent qu’à mesure qu’ils étaient
nécessaires, à des heures où tout espoir semblait perdu, et presque toujours par
des voies imprévues. Dans un moment de détresse, nous nous adressâmes à saint
Yves, avocat des pauvres, et nous en reçûmes une assistance vraiment
extraordinaire. Il inspira à une dame de haute naissance, dont la modestie nous
oblige à cacher le nom, de nous donner des marques d’une bienveillance toute
particulière, bien qu’elle connût à peine notre communauté. Elle s’acquit, avec
le titre et les privilèges de bienfaitrice, les plus justes droits à notre
reconnaissance. »
« J’ai prié ce divin Enfant à cette
intention, et lui ai demandé un terrain; mais j’ai cru entendre qu’il me
répondais au fond de mon cœur: “Donnez-moi le terrain de votre âme”. J’ai
compris parfaitement ce qu’il voulait me dire; il avait, lui aussi, une bâtisse
à élever à la gloire de son Père, et il avait depuis longtemps choisi le méchant
terrain de mon âme pour l’accomplissement de ses desseins, et, malgré mon
indignité, il le voulait, afin qu’un si misérable instrument fit davantage
éclater sa gloire. »
« Cette bonne Mère avait besoin
d’un peu de récréation; je lui en ai donné une qui la fit beaucoup rire :
— Ma bonne Mère, lui dis-je,
quand on n’a point d’argent et qu’on en a besoin, on vend son âne ; si vous
coulez me vendre à l’Enfant-Jésus, il vous donnera de l’argent pour bâtir sa
maison.
Notre Révérende Mère sourit à ma
singulière proposition; mais j’insistai, et je lui dis :
— Ma Mère, je ne vaux pas
grand-chose; mais puisque le saint Enfant me veut et qu’il me demande, il
m’achètera”. Enchantée de pouvoir me vendre pour Notre-Seigneur, lui qui s’était
laissé vendre par Judas pour mon amour, je dis alors: “Ma Mère, combien
voulez-vous me vendre ?
Notre Révérende Mère vit sans doute
par l’air d’assurance et le grand désir que je lui manifestais en lui adressant
une si singulière demande, que Notre-Seigneur avait peut-être quelques desseins;
elle parut y condescendre et me répondit :
— Eh bien, ma fille, vous direz
à l’Enfant-Jésus que, si j’étais riche, je vous donnerais à lui; mais comme je
suis pauvre et que j’ai besoin d’argent pour bâtir sa sainte maison, je me
trouve obligée de vous vendre ; demandez-lui donc qu’il vous achète.
Cette réponse me causa un grand
plaisir; je m’adressai au saint Enfant-Jésus, et le lui ai fait la commission de
notre Révérende Mère: je l’ai conjuré en grâce de vouloir bien m’acheter, afin
que je sois toute à lui selon sa volonté.
Une nuit que je priais avec
ferveur, lui offrant l’amour des pasteurs, des rois mages et des autres saints
qui l’avaient vu et adoré, je lui ai tressé ainsi une petite couronne en
l’honneur des douze années de sa très sainte Enfance. Je pense que ce petit
hommage lui fut fort agréable, car alors j’ai cru le voir dans l’intérieur de
mon âme, et il me fit entendre ces paroles :
— Dites à votre mère prieure
qu’elle écrive à telle personne, et elle lui enverra une aumône pour bâtir sa
maison.
Oh ! quelle bonne nouvelle ! Voilà
déjà une preuve que le saint Enfant-Jésus veut bien acheter son âne. J’allai à
notre bonne Mère lui faire la commission. La personne en question demeurait à
soixante lieues de Tours ; je la connaissais un peu, mais notre Révérende Mère
ne la connaissais point. Cependant elle voulut s’assurer de la communication que
je disais avoir eue, et elle lui écrivit sans rien dire de cette particularité.
La réponse tardait à venir et je craignais un peu; mais le saint Enfant me
rassura. Enfin, une lettre de cette demoiselle arrive, dans laquelle il y avait
un billet de cinq cents francs. Cette aumône était une des premières que notre
Mère prieure recevait; c’était comme les arrhes de tout ce que le divin Sauveur
devait lui donner par la suite. Je fus comblée de joie à l’arrivée de ce billet,
et je dis au saint Enfant-Jésus cinq cents Laudate en action de grâces.
J’ai demandé à notre Révérende Mère si ce n’était pas là un prix plus que
suffisant pour acheter un âne, et si elle consentait à me livrer au saint Enfant
qui lui avait envoyé cette somme. Mais elle voulut encore éprouver ma patience,
et pénétrer de plus en plus l’esprit qui me conduisait; elle m’expliqua qu’avant
de me donner la permission que je demandais, elle avait besoin de bien d’autre
d’argent pour construire la maison de Notre-Seigneur. »
« Notre-Seigneur me fit entendre
combien c’était une chose glorieuse et méritoire de lui élever une demeure ; il
me dit que notre Mère aurait bien de sollicitudes dans son entreprise, mais que
je lui fournirais des pierres. Il me chargea aussi de l’avertir d ne point se
tourmenter; que, si le monastère était construit selon l’esprit de sainte
Thérèse, il payerait tout, et qu’on verrait arriver des aumônes de divers côtés.
— Mais, ajouta-t-il, si au
contraire la maison n’est point bâtie selon cet esprit, payera qui voudra.
Je me trouvais un peu embarrassée
de ma commission ; je n’osais pas trop m’en acquitter; cependant je me fis
violence pour accomplir la volonté de Notre-Seigneur. Quand j’eus communiqué à
notre Révérende Mère ce qu’il m’avait fait entendre, elle me dit qu’elle n’avait
guère dormi la nuit précédente, par l’inquiétude de plan que son architecte lui
avait proposé, et qui ne convenait pas à nos usages. Elle en dressa un autre
parfaitement conforme à l’esprit de sainte Thérèse. Alors Notre-Seigneur eut
lieu d’être plus content, et fut prêt à remplir sa promesse. »
— Faites lui donc une amende
honorable pour réparer vos manquements, et priez-le de mettre votre âme dans
l’état où elle se trouvait lorsqu’il se communiquait à elle.
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