« Bientôt le Dieu de
miséricorde se fit entendre à mon âme pour me dire à quel dessein il m’avait
appelée, dessein bien capable de me donner une haute idée de la sublime vocation
que je me proposais d’embrasser.
Jusqu’alors
le but de toutes les communications dont Notre-Seigneur me favorisait, était la
sanctification de mon âme; je travaillais uniquement pour moi, étant chargée
seulement du soin de ma perfection. Mais en m’appelant au Carmel, tout dévoué à
la gloire de Dieu, aux besoins de l’Église, au bien des âmes, le Seigneur voulut
m’enseigner ce dévouement, cet esprit de sacrifice, ce zèle pour le salut du
prochain, vertus sublimes et désintéressées que je ne connaissais pas encore. —
Voici ce qui me fut communiqué à ce sujet. J’ai toujours gardé ce premier appel
comme le fondement et la base de la Réparation: car Notre-Seigneur, pour me
parler ouvertement de cette œuvre, attendit, pour ainsi dire, que mes supérieurs
m’eussent permis de faire à Dieu l’abandon parfait qu’il me demanda en cette
communication. Elle m’est restée gravée dans l’âme; mais comme je n’en ai point
gardé de mémoire écrit, je ne pourrai dire les choses qu’à peu près.
Un jour, après que j’eus reçu
la sainte Communion, Notre-Seigneur daigna se manifester à mon âme. Il était
accompagné d’un ange. Il me fit voir la multitude d’âmes qui tombaient en enfer;
puis il me témoigna le désir que je m’offrisse tout entière à son bon plaisir,
que je lui abandonnasse aussi tout ce que je pourrais acquérir de mérites dans
ma nouvelle carrière, et cela pour l’accomplissement de ses desseins. Il
m’assura qu’il aurait soin de mon intérêt, me ferait part de ses propres mérites
et serait lui-même le directeur de mon âme. L’ange m’engageait à consentir à une
proposition si magnifique, et il semblait envier mon bonheur, parce que, n’ayant
point de corps, il ne pouvait comme moi souffrir et mériter. Cet esprit céleste
me dit que, si j’adhérais à la demande du Sauveur, les anges entoureraient mon
lit de mort et me défendraient contre les pièges du démon. J’avais grande envie
de faire ce sacrifice de moi-même; mais soit d’après l’avis que m’en donna ce
divin Maître, soit par la crainte de m’écarter de l’obéissance, je ne fis pas
cet acte tout de suite, pensant qu’il me fallait auparavant la permission de
notre Révérende Mère. J’écrivis donc cette communication, et je la lui remis
comme j’avais coutume de faire dans le monde à l’égard de mon confesseur. Notre
bonne Mère, qui ne savait pas encore de quelle manière Notre-Seigneur me
conduisait, n’ajouta pas grande foi à ce que lui disait sa petite postulante,
et, dans sa sagesse, elle me dit :
— Mon enfant, l’acte
d’abandon que vous me demandez de faire n’est point un acte ordinaire; c’est
pourquoi, n’ayant encore aucun droit sur vous, je ne veux pas vous le
conseiller, à plus forte raison vous le permettre.
Comme j’avais une très haute
estime de obéissance, je me soumis avec respect au sentiment de notre prudente
Mère: ce qui ne m’empêcha pas d’avoir le cœur navré. Je retourné à
Notre-Seigneur, et lui dis :
— Vous voyez bien, mon bon
Sauveur, que c’est l’obéissance qui m’empêche de faire ce que vous me demandez;
mais vous voyez le fond de mon cœur, et vous savez que je vous donne tout ce que
je puis vous donner.
Notre-Seigneur, pour le
moment, se contenta de ma bonne volonté; néanmoins il m’inspira plusieurs fois,
dans la suite, de réitérer cette demande à mes supérieurs; ce fut seulement
lorsque je l’eus obtenue qu’il me communiqua pleinement l’œuvre de la
Réparation. Notre sage Mère, voyant que sa fille recevait ainsi des faveurs peu
ordinaires, voulut s’assurer sans doute de l’esprit qui me conduisait et me
défendit de m’arrêter à ces opérations surnaturelles. Alors je n’entendis plus
guère ces paroles intérieures, et Notre-Seigneur se soumit en quelque sorte avec
moi à la sainte obéissance. »
« Comme je naissais à la
religion du Carmel, dont je n’étais alors qu’un petit enfant, Notre-Seigneur
m’appliqua d’une manière toute spéciale à sa sainte enfance, et il me faisait
connaître ce qu’il voulait que je fisse pour l’honorer en cet état. Ainsi il me
fut tracé dans l’esprit, pour tous les jours du mois, un exercice que je
pratiquai avec une grande consolation, et, je crois, avec grand profit pour mon
âme. Je me regardais comme la petite servante de la sainte Famille, et m’offrais
à elle en cette qualité; et je désirais avec ardeur porter ses livrées en
prenant la saint habit du Carmel. Je priai notre Révérende Mère de vouloir bien
m’accorder cette faveur malgré mon indignité. Elle me fut accordée le 21 mai
1840, dans ce mois béni, consacré à celle de qui je tenais la grâce d’une si
belle vocation. Je me consacré tout entière à la sainte Famille, en ce jour de
joie et de bénédiction. Voici la consécration que j’écrivis, et que je mis sur
mon cœur pendant la cérémonie :
O Jésus, Marie et Joseph,
très sainte et illustre Famille, veuillez aujourd’hui, malgré mon indignité, me
recevoir pour votre servante ; c’est là le grand désir de mon cœur ; daignez
exauce ma prière. Je suis bien résolue de vous être fidèle, et si je ne puis
encore m’engager à votre service par les trois vœux de la religion, du moins
recevez mon désir, et faites-moi la grâce de l’accomplir aussi parfaitement que
si je les avait faits. O très saint Enfant-Jésus, accordez-moi d’être aussi
soumise à l’Esprit-Saint et à mes supérieurs, que vous l’étiez à la très sainte
Vierge et à saint Joseph. Et vous, ô Marie conçue sans péché, si pure aux yeux
de Dieu, obtenez-moi la grâce de ne jamais rien faire qui puisse ternir l’éclat
de cette belle vertu de pureté. O bienheureux patriarche saint Joseph, qui avez
pratiqué la sainte pauvreté dans un degré si éminent de perfection et que vous
êtes sacrifié pour le saint Enfant-Jésus et pour la divine Marie, sa Mère,
faites, par votre puissant crédit auprès de Dieu, qu’à votre exemple j’aime et
je pratique la sainte pauvreté jusqu’au dernier soupir de ma vie, et que je me
fasse un devoir et un doux plaisir de me sacrifier pour mes sœurs. Enfin, ô
sainte Famille, faites que je puisse avec vérité me glorifier d’être votre très
humble servante. Daignez me recevoir en ce beau jour et me donner une preuve que
vous agréez mes services en m’accordant la grâce de m’acquitter dignement de
l’office divin, que je le récite avec attention, respect, amour, ferveur et
dévotion: faites que je sois aussi éveillée à Matines que si j’étais dans le
ciel, éblouie de la beauté de Dieu et des splendeurs de sa gloire ! Amen.
Depuis cette consécration, je
me regardai comme la petite domestique de la sainte Famille, et dans tout ce que
je faisais j’avais l’intention de la servir à Nazareth. Mais j’avais encore une
ambition: c’était d’être le petit âne du saint Enfant-Jésus. Si le Roi-Prophète
a pu se regarder devant Dieu comme une bête de charge, je pouvais, à bien plus
juste titre, me qualifier de ce nom. En pensant que le Fils de Dieu s’était fait
si pauvre pour notre amour, qu’il avait été obligé, quand il voulut faire son
entrée triomphante à Jérusalem, d’envoyer ses disciples emprunter une si humble
monture, et dire de sa part que le Maître en avait besoin: “Ah! disais-je, mon
Sauveur, maintenant que vous êtes au ciel, je veux que vous ayez sur la terre un
âne qui soit à votre service et tout à vous, et que vous conduisiez dans les
routes qui vous feront plaisir; recevez-moi à ce titre”. Autant que je me
rappelle, j’avais grande envie de savoir si Notre-Seigneur agréait mon offrande,
et je crois que je fis des prières à la sainte Famille dans cette intention.
Ensuite je procédai à mon élection en cette sorte. Nos Révérendes Mères, à cette
époque, faisaient leur retraite, et pendant ce temps les postulantes et les
novices prenaient leur récréation au noviciat. Un soir que nous étions toutes
réunies devant le tableau de la sainte Famille à l’heure de la récréation, je
proposai à mes compagnes de faire une bergerie à cette sainte Famille, de
manière à ce que nous lui soyons consacrées selon le titre qui nous serait échu
au sort: la proposition fut acceptée unanimement. On décida que l’une serait
l’âne du saint Enfant-Jésus, l’autre le bœuf, une autre la mule. Les conventions
faites, on tira au sort, et, à ma grande satisfaction, je fus choisie par la
Providence pour être l’âne de l’Enfant-Jésus. Alors je m’informai du naturel des
ânes, afin de pouvoir éviter leurs défauts. Une postulante, qui dans le monde en
avait un, me fournit à ce sujet toute l’instruction nécessaire. On ne pouvait
pas se donner une distraction plus gaie et plus innocente. On fit des billets
d’élection; le mien était conçu en ces termes :
L’âne du saint enfant est
entêté, paresseux; il n’aime qu’à marcher dans les petits sentiers; mais il a
résolu de se corriger, et son office sera de réchauffer l’Enfant-Jésus, de le
porter dans ses voyages, en un mot, de rendre à la sainte Famille tous les
services qu’il pourra.
J’étais enchantée de mon
nouveau titre, mais je pensai qu’il fallait encore quelque chose pour assurer
mon élection; c’était l’approbation de notre Révérende Mère, que je priai en
grâce de vouloir bien signer mon billet; car je disais :
— Notre Mère représente
Notre-Seigneur; si je peux obtenir sa signature, c’est comme certain qu’il me
reçoit à ce titre.
Nous donnâmes à notre bonne
et Révérende Mère une amusante récréation avec nos billets; elle ne se souciait
guère, disait-elle, d’y mettre sa signature ; à la fin, elle se fit enfant avec
ses enfants, pratiquant ce que dit saint Paul, de « se faire tout à tous pour
les gagner tous », et nous obtînmes les initiales de son nom. J’avais une
intention sérieuse dans cette offrande de moi-même à l’Enfant-Jésus: je pensais
que ce serait comme un petit contrat, par lequel je pourrais répondre à l’appel
que Notre-Seigneur m’avait fait, quelques jours après mon entrée en religion, de
me donner toute à lui avec mes petits mérites, pour l’accomplissement de ses
desseins, car je me sentais toujours pressée de lui faire cet abandon. La
permission seule me manquait. Voyant que notre Révérende Mère avait signé mon
billet, j’espérait pouvoir enfin faire mon petit sacrifice au saint Enfant.
Cependant, pour en être plus sûre, j’en parlai à notre bonne Mère et lui
demandai si elle voulait donner tout à fait son âne au saint Enfant-Jésus, afin
qu’il en fit ce qu’il voudrait. Elle me répondit :
— Non : dites-lui que je
le lui prête seulement, mais que je ne le lui donne pas encore tout à fait.
Je devais essuyer bien
d’autres refus: un parfait abandon à Notre-Seigneur pour l’accomplissement de
ses desseins pouvait avoir des conséquences que mon ignorance dans les voies de
Dieu m’empêchait de pénétrer. Notre sage et prudente Mère voulait auparavant
rendre ce pauvre et misérable instrument plus souple et plus maniable, en le
soumettant à l’exercice de l’obéissance et du renoncement à sa propre volonté.
Je me présentai donc à Notre-Seigneur, par les mains de Marie et de Joseph,
comme un âne prêté. Je crois que ce petit acte de simplicité fut agréable à ce
divin enfant, car il commença à prendre sur moi une nouvelle puissance et à me
diriger dans ses voies; c’était l’accomplissement d’une promesse qu’il m’avait
faite lors de mon entrée au Carmel. Je regardais mon âme comme la pauvre étable
de Béthléem, et, considérant le saint Enfant-Jésus dans mon cœur, je l’adorais
un union avec la sainte Vierge et saint Joseph, et m’offrais à lui pour être sa
petite domestique. Ainsi j’étais son âne dans l’oraison, en m’efforçant de le
réchauffer par mon amour, et sa petite domestique dans l’action, en faisant pour
la sainte Famille le travail qu’on m’imposait et m’imaginant être dans la maison
de Nazareth. L’Enfant-Jésus me donna l’inspiration de l’honorer tous les jours
du mois, par un exercice qui me fut tracé dans l’esprit. »
« Mais Satan qui est
orgueilleux, était jaloux de me voir ainsi tout occupée à honorer les
humiliations du Verbe incarné. Un jour, j’avais fait une action qui sans doute
lui avait très fort déplu; il essaya de s’en venger sur moi. Le soir, étant
couchée, je commençais à m’endormir, lorsque je sens tout d’un coup sur ma tête
une grosse bête qui semblait vouloir m’étouffer: tout de suite j’eus un
sentiment intérieur que c’était le démon; je sentais ses griffes s’enfoncer dans
ma tête. Aussitôt, de toute ma force, j’appelai la sainte Vierge à mon secours;
au nom sacré de Marie, il prit la fuite. Alors je fis une prière d’action de
grâces, et, autant que je me rappelle, je me mis à chanter ces adorables paroles
si terribles à l’enfer: Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis !...
C’était pourtant l’heure du grand silence, mais j’étais toute hors de moi;
quoique je ne visse point le démon des yeux du corps, néanmoins, par le
sentiments que j’éprouvais dans l’âme, je compris bien que ce n’était point là
un songe ordinaire. Satan voulait sans doute étouffer l’âne de l’Enfant-Jésus,
mais la sainte Vierge vint à son secours. »
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