« Je partis de Rennes, accompagnée
de mon vertueux père, le 11 novembre 1839, jour de la fête de saint Martin, mon
cher protecteur, et je me dirigeai vers la Touraine, ma nouvelle patrie.
J’arrivai à Tours le 13, et j’entrai tout de suite aux Carmélites, à cinq heures
du soir; et, ce qui est remarquable, c’est que saint Martin me présentait à « tous
les saints du Carmel », dont on célébrait la fête le lendemain. J’étais sûre
que ces bons saints ne me refuseraient pas au jour d’une si belle fête; je les
avais beaucoup priés de m’admettre dans leur famille; ils ne pouvaient me donner
une preuve plus certaine de ma persévérance qu’en me recevant à pareil jour. »
« Cela m’importait peu; en
descendant de la diligence, mon père me conduisit aux Carmélites ; il me donna
sa bénédiction et me dit, tout ému, en m’embrassant pour la dernière fois, que
c’était la volonté de Dieu qui lui faisait faire son sacrifice. Pauvre père! que
le bon Dieu saura bien récompenser votre admirable résignation à ses ordres !...
Bientôt la porte s’ouvre, et mon père me remet entre les mains d’une nouvelle
famille qui se présente pour me recevoir. Si je faisais à Dieu dans ce moment le
sacrifice d’un bon père, il me donnait à la place une bonne mère qui devait,
dans sa grande charité, rendre à mon âme des services d’un prix inestimable.
C’était la très Révérende Mère Marie de l’Incarnation, alors prieure et en même
temps maîtresse des novices. Il me semble que Notre-Seigneur me fit entendre un
jour, comme j’étais encore dans le monde, que la mère qu’il me destinait aurait
une grâce spéciale pour me diriger dans ses voies. Ce qui est certain, c’est que
cela se réalisa lorsqu’elle eut connaissance de mon intérieur; ce qui n’arriva
pas tout de suite, mais quand le bon Dieu le jugea convenable pour sa gloire et
le salut de mon âme.
La ville de Tours
et, en bas, entouré d'un trait blanc, le Carmel
(celui-ci n'existe plus)
La première chose que notre très
Révérende Mère me fit faire, après que j’eus embrassé mes nouvelles sœurs, fut
de me conduire aux pieds de Marie, ma bonne Mère, pour la remercier de mon
admission dans la sainte maison du Carmel, et me mettre sous sa puissante
protection. Bientôt après vint l’heure de la récréation, où je fus invitée à
chanter des couplets: je ne me fis pas prier. Il y a longtemps que je les
chantais d’avance, en attendant le jour fortuné de mon entrée au Carmel; ils
commençaient par ces mots :
Bénissons Dieu, je suis dans un
asile
Après lequel j’ai toujours soupiré.
Ici pour Dieu je vais vivre tranquille,
Loin des mondains, loin de l’iniquité.
J’avais ainsi une quinzaine de
couplets; je les chantais avec un air si gai et si content, qu’on ne pensait
point à m’interrompre.
— Eh bien ! vous avez été bien
pressée de montrer petit talent ? Voyons si vous savez encore quelque chose ?
— Oh ! ma Révérende Mère, je
vous ai gardé ce que j’avais de mieux !
Cette franche gaieté était déjà
pour moi une preuve de vocation au Carmel ; car notre sainte mère Thérèse ne
voulait point de sujets tristes et mélancoliques : je savais très bien cela. Le
jour suivant, on me fit assister à l’office divin; là j’eus une tentation assez
risible, et comme c’est la seule que je me rappelle avoir éprouvé contre ma
vocation, je la rapporterai. Voyant l’hebdomadaire, les chants, les
versiculaires et certaines religieuses se rendre au milieu du chœur, faire des
salutations, dire quelques mots en latin, puis s’en revenir, et bientôt d’autres
aller à leur place, je fus tout effrayée de tant de cérémonies; je pensai que
jamais je n’aurais l’intelligence d’en faire autant, ni de savoir quand ce
serait à mon tour d’aller ainsi. Je dis alors qu’il était peut-être plus
expédient pour moi de prendre mon petit paquet et de m’en retourner en Bretagne.
Mais comment faire? Je n’ai qu’un louis de quarante francs dans ma petite
bourse; ce n’est peut-être pas suffisant pour un si long voyage ; et d’abord,
j’oublie que je l’ai déjà donné à la bonne Mère : prenons donc patience, et nous
verrons ! On me conduisit au confessionnal : autre déboire ; j’aperçois une
plaque de fer blanc, percée de petits trous, et placée sur la grille selon
l’usage. On me dit qu’il faudra parler par cet endroit au confesseur qui m’est
destiné; mais prenons patience encore, nous verrons comment on s’en tirera. On
me conduisit au noviciat; là, je trouvai le saint Enfant-Jésus et la sainte
Famille, objets chéris de mon cœur. Dès lors cette sainte Famille, pour qui
j’avais quitté le monde afin d’aller la servir au Carmel, que je savais lui être
spécialement dévoué, m’y fit trouver tout facile et agréable; il me semblait y
avoir déjà passé plusieurs années. Je compris bien alors, par ma propre
expérience, qu’il y a non seulement vocation d’ordre, mais aussi vocation de
maison; car je n’éprouvais pas d’attrait à demeurer dans un autre couvent ; et
au contraire, dès en entrant dans celui de Tours, je sentis que j’étais où Dieu
me voulait. »
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