« J’eus l’inspiration d’aller
faire un pèlerinage à Notre-Dame de la Peinière: cette vierge miraculeuse
m’avait déjà
obtenu du Ciel une grâce signalée. Sa chapelle, à six lieues de Rennes,
dépendait de la paroisse de Saint-Didier. Comme je connaissais beaucoup Monsieur
le Curé de ce lieu et aussi que j’y avais une de mes amies, j’obtins facilement
la permission de m’y rendre. Je partis, pleine de confiance, afin de demander à
Marie la guérison de mon directeur, pour preuve de ma vocation, et la prier de
rompre enfin mes liens.
—
Ah ! disais-je, je suis comme un oiseau enfermé
dans une cage et qui ne trouve pas une petite ouverture pour s’envoler !
Dans la voiture, je trouvai
un bon prêtre avec qui je liai conversation; je lui parlai de la sainte Vierge,
et, voyant que cela lui plaisait beaucoup, je lui citai plusieurs histoires à la
gloire de cette bonne Mère, et je l’entretins de l’archiconfrérie du saint Cœur
de Marie, ce qui me procura un très grand plaisir: car la sainte Vierge faisait
mes délices, et j’aimais à la glorifier selon mon petit pouvoir. Enfin j’arrivai
à Saint-Didier. Ayant fait mes dévotions dans cette église, Notre-Seigneur,
après mon action de grâces, daigna se communiquer à mon âme au sujet de ma
vocation.
Mais, pour éclaircir les
paroles que je vais rapporter, il faut que je dise une des raisons qui me
faisaient craindre de ne pas être reçue aux Carmélites: c’est que mes parents,
n’étant pas riches, ne pouvaient me donner qu’une petite dot de six cents
francs. J’avais demandé à un ecclésiastique de ma connaissance d’avoir la
charité de m’aider; il avait de la fortune, mais il me témoigna son regret de ne
pouvoir m’obliger, à cause d’une charge considérable qu’il avait alors.
Peut-être avais-je manqué d confiance en la divine Providence. Notre-Seigneur
par la communication qu’il me fit, et dont je vais rapporter quelques mots, me
remplit de consolation. Je crois me rappeler que, cette fois encore, il me
montra une croix, et, répondant à mes inquiétudes :
— La vocation que je vous ai
donnée — me dit-il — n’est-elle pas plus que la dot ?
Me faisant comprendre que si
sa miséricorde infinie m’avait accordé cette première grâce d’un prix
inestimable, Il serait assez puissant pour m’accorder la seconde, qui était bien
moindre. Il me dit ensuite :
— Allez à ma Mère ; c’est par
elle que je vous exaucerai.
Oh ! comme je la priai, cette
bonne Mère, de briser mes liens et de s’occuper de ma vocation! Je goûtais tant
de douceurs auprès de cette chère consolatrice des affligés! Je répandais mon
cœur en sa présence avec le plus filial abandon! Elle ne fut pas sourde à mes
vœux, et je reçus de son divin Fils de très grandes grâces pendant cette
neuvaine. Je regrette pour la gloire de la très saint Vierge de n’en avoir pas
conservé le détail par écrit. Je crois me rappeler que Notre-Seigneur ordonnait
qu’on me permît, sans plus de délai, de suivre sa volonté. J’écrivis exactement
à mon directeur tout ce qui se passa dans mon âme, et je portai cette grande
lettre à la très sainte Vierge, afin qu’elle la bénit et qu’elle eût la bonté de
toucher le cœur de celui à qui je devais la remettre.
— O ma bonne Mère, lui
dis-je avec simplicité, je ne veux plus être obligée, cet hiver, de travailler à
des robes de vanité; je veux m’occuper à louer votre divin Fils. Tenez, je vous
remets les instruments de mon travail.
Je n’y sentais aucun attrait
— pour les religieuses Hospitalières de Rennes — j’y aurais cependant consenti
plutôt
qu’à rester dans le monde. Quel fut mon embarras! Je ne connaissais point de
maison de Carmélites, hors celle du Mans, qui ne pouvait pas me recevoir; je ne
savais pas qu’il y en eût une à Tours et à Morlaix. J’allai donc dans mon petit
oratoire, et je dis à sainte Thérèse et à saint Jean de la Croix, que j’avais en
image :
—
Hélas ! vous ne voulez donc point de moi ?
Me rencontrant un jour en
ville, il me manifesta le désir de savoir si vraiment je voulais être
religieuse. Comme je n’avais pas envie de faire à ce bon père ma direction au
milieu de la rue, je remis cette franche déclaration à un autre jour et dans un
lieu commode; et comme il était riche, je me proposai d’intéresser sa charité en
ma faveur, et je me rendis chez lui, un après-midi, pour lui faire visite. Là,
Notre-Seigneur m’attendait pour couronner cette longue série d’épreuves. Je me
suis mise, par respect, aux pieds de ce bon vieillard, et je lui parlai de mon
affaire. Mais lui, ignorant combien la terre de ma pauvre âme avait été labourée
depuis cinq ans, voulut encore m’éprouver; il commença par m’humilier vivement
et d’une manière inattendue, disant son bréviaire sans paraître se soucier de
moi ni vouloir m’écouter; puis il m’ordonna de me relever et me congédia
brusquement. Je respectai la volonté de Dieu dans celle de son ministre, et
Notre-Seigneur m’en récompensa: cette épreuve fut presque la dernière que j’eus
à subir dans le monde, et ce digne prêtre, favorable à mes désirs, eut la bonté
de me faire un petit don.
Huit jours seulement
s’étaient écoulés depuis le retour de mon pèlerinage; et, comme je l’ai dis, la
dernière fois que j’avais vu mon directeur, il semblait presque décidé à
m’envoyer aux Hospitalières. J’étais dans une alternative assez pénible, moi qui
avais tant désiré habiter le désert du Carmel; l’esprit de retraité, de silence,
d’oraison, avait tant d’attraits pour mon cœur! Et dans cet ordre des
Hospitalières, il fallait soigner les malades, et, ce qui me répugnait
davantage, ensevelir les morts, dont j’avais grande peur.
Le Seigneur, dans sa bonté,
me tira d’inquiétude; il m’avait promis de m’exaucer par l’entremise de sa
sainte Mère, et il tint sa promesse: le neuvième jour après mon pèlerinage, il
m’attira à lui après la sainte Communion avec une miséricorde infinie, et me dit
à peu près ces paroles :
— Ma fille, je vous aime trop
pour vous abandonner plus longtemps à vos perplexités ; vous ne serez point
Hospitalière ; ce n’est qu’une épreuve ; on s’occupe de votre réception ; sous
serez Carmélite.
Et une voix puissante répéta
plusieurs fois : « Vous serez Carmélite ». Et je crois que Notre-Seigneur
ajouta : « Carmélite à Tours ». Mais ne connaissant point ce pays, ne
sachant si jamais il y avait eu des Carmélites à Tours, et craignant qu’en cela
il n’y eût une illusion, parce que j’étais persuadée que mon directeur ne
pensait plus à m’envoyer aux Carmélites, je me demandais : Que faire ? Il
fallait pourtant écrire cette communication et la lui porter, selon ma coutume.
Je n’étais pas trop fière, je crois, en lui remettant ma petite lettre. Mais, ô
bonté infinie de mon Dieu! quel fut mon étonnement lorsqu’il me dit :
— Ma fille, vous êtes
reçue chez les Carmélites de Tours.
Oh! quelle charmante
nouvelle ! Que je goûtai de bonheur en ce jour, que j’avais tant désiré! Et
quelle reconnaissance pour Notre-Seigneur et pour sa sainte Mère, qui avaient si
promptement exaucé les vœux que je leur avait adressés dans mon pèlerinage !
Cette bonne mère,
pleine de charité, lui avait tout de suite répondu qu’elle voulait bien me
recevoir. Mais comment tout cela s’est-il fait, Pourquoi le Seigneur marque-t-il
une volonté si particulière de m’appeler à Tours, éloigné de soixante lieues de
mon pays, tandis qu’il y a des Carmélites à Nantes et à Morlaix, bien plus près
de ma famille ? Je demandai à mon confesseur s’il était en rapport avec cette
maison: il me dit que, passant à Tours, il avait eu la pensée de faire une
visite aux Carmélites ; mais il n’y était point allé et ne les connaissait
point. Le Révérende Mère prieure avait encore moins contribué à cette affaire,
puisqu’elle fut tout étonnée qu’un prêtre dont elle savait a peine le nom par
ouï-dire lui proposât une postulante. Quel était donc ce mystère ? Ah ! je le
comprends : c’est que saint Martin n’oubliait pas ma prière, et l’accueillit
sans doute lorsque, dans sa chapelle et au jour de sa fête, je lui confiai mes
peines et le soin de me trouver un asile dans son diocèse. Voici encore une
chose remarquable à ce sujet. La Révérende Mère prieure des Carmélites de Tours
avait remis mon entrée après la Toussaint, terme bien éloigné pour mes désirs.
C’étaient deux mois encore à passer dans le monde! Néanmoins cette époque
n’était point fixée par hasard, puisque je quittai la Bretagne le jour même de
la fête de saint Martin, qui voulait me montrer d’une manière évidente qu’il
était mon libérateur.
Comme je l’ai dit, mon père
était maître serrurier; il faisait bien ses affaires, mais le bon Dieu
l’éprouvait souvent. Il avait été obligé de subvenir aux frais de longues
maladies; ma sœur aînée était encore malade à cette époque; mon frère aîné était
tombé au sort, et, pour lui acheter un remplaçant, on avait payé près de deux
mille francs, auxquels mes bonnes tantes avaient contribué. Alors, on se
trouvait dans l’impossibilité de me fournir plus de six cents francs; mais
Notre-Seigneur m’avait fait entendre que celui qui m’avait donné la vocation
saurait bien pourvoir à ma dot: ce qui arriva, car la très sainte Vierge me
rendit, avec une largesse digne de sa munificence, l’aumône que je lui avait
offerte pour la construction de sa nouvelle chapelle. Une jeune demoiselle qui
s’appelait Marie, avec laquelle mon directeur m’avait fait pratiquer la vertu de
mortification, lorsqu’il la disposait à entrer dans une congrégation religieuse,
se chargea de suppléer largement à ce qui manquait.
Qu’avais-je à faire, après
tant de grâces reçues par la médiation de la très sainte Vierge? Ah!
Notre-Seigneur avait bien dit :
— Adressez-vous à ma Mère,
c’est par elle que je vous exaucerai...
Paroles remarquables dont je
conserverai toujours le précieux souvenir. Il me restait donc un devoir sacré à
remplir envers Marie, celui de la reconnaissance. Je sollicitai la permission de
retourner à sa sainte chapelle pour la remercier de tous ses bienfaits par une
neuvaine d’actions de grâces, ce qui me fut accordé. Je fis mes adieux à ma
puissante protectrice et lui recommandai le nouvel état que j’allais embrasser,
et qui devait m’attacher à elle et à son divin Fils par des nœuds si doux. Dans
la simplicité de mon âme, je lui avais demandé ce cher Fils pour Époux; elle
avait enfin consenti à me l’accorder, malgré mon indignité ; mon cœur n’avait
plus rien à désirer, si ce n’est le jour fortuné de ces noces spirituelles. »
« Pour moi, je désirais avec
ardeur le jour de mon départ. On attendait une religieuse qui devait se diriger
vers la Touraine, et c’est à elle qu’on voulait me confier pour le voyage ; mais
elle n’arrivait point, et je brûlais du désir de partir. Alors mon bon père se
décida à quitter son atelier pour quelques jours, afin de venir lui-même
m’offrir au Seigneur. Je n’avais pas eu de peine à obtenir son consentement, car
il savait tout sacrifier au bon Dieu quand il connaissait sa volonté. Je fis
avec grande joie mes adieux à mon pays et à ma famille, quoique je les aimasse
et que j’en fusse aimée; mais comme j’avais un si vif désir d’aller servir la
sainte Famille au Carmel, cela m’empêchait de sentir la douleur d’une telle
séparation, toujours très pénible à la nature.
J’allai aussi faire mes
adieux à celui qui m’avait dirigée dans ma vocation. Il m’assura de ma
persévérance, en me disant que la démarche serait durable, qu’il en avait bien
la confiance. Cependant, craignant peut-être que la voie par laquelle
Notre-Seigneur me faisait marcher ne fût pas assez en harmonie avec la vie de
communauté, il me dit :
— Ma fille, tâchez de
suivre une route toute commune; quand une religieuse est conduite par une voie
extraordinaire, elle est obligée de demander des confesseurs extraordinaires, et
cela n’est point commode en communauté.
Puis, comme dernier présage,
il ajouta :
— Faites vite ce que vous
avez à faire; hâtez-vous de vous sanctifier, car je prévois que votre course ne
sera pas longue.
Il me donna d’autres conseils
utiles, et je reçus sa dernière bénédiction. »
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