CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE VII

Premier Priorat (suite)
1608-1615

Quelques rares événements vinrent interrompre, pendant ce premier priorat, la monotonie de l'existence de la Mère Madeleine.

D'abord la fondation du Carmel de Tours, dont on a vu les préliminaires au chapitre précédent et qui suivit de très près l'élection de la Vénérable. Si celle-ci n'y fut pas mêlée directement, elle dut, à n'en pas douter, être un peu affectée par certaines difficultés qui surgirent, durant la première année, entre le fondateur et la prieure. Le bon M. de Fontaines se croyait un droit de surveillance sur la communauté, et jusque sur les confessions des Sœurs ; de son côté la Mère Anne de Saint-Barthélemy défendait doucement, mais fermement, la liberté de ses religieuses. Grâce à sa patiente adresse du reste, et à l'intervention pacifique des supérieurs, tout rentra bientôt dans l'ordre et la bonne harmonie.

Dans les deux années suivantes, les fondations de Rouen et de Bordeaux fournirent à la Mère Isabelle des Anges l'occasion de repasser au faubourg Saint-Jacques. Ce fut une joie pour la Mère Madeleine, qui lui déféra pendant ces courts séjours les honneurs de la supériorité. On-a conservé à ce propos un souvenir assez piquant. Le noviciat de l'Incarnation se recrutait alors en grande partie dans les rangs de la haute société. Isabelle le savait. Or, tandis que Madeleine de Saint-Joseph lui faisait visiter le monastère et ses offices, soumettant humblement toutes choses au contrôle de celle qu'elle vénérait comme l'une de ses premières Mères, l'aimable Espagnole remarqua « les écuellées de soupe que notre bienheureuse Mère faisait faire aux grandes dames... ; et elle, ayant pitié de ce que l'on donnait tant de soupe à des personnes si délicates, notre bienheureuse Mère lui dit : « Ma Mère, de quoi les nourririons-nous! » Trente ans après, la Mère Isabelle en parlait encore, et témoignait avec admiration à ses Filles de Limoges
« qu'elle avait trouvé dans le couvent de Paris toutes les pratiques de la religion dans leur vigueur », sous la houlette d'une si digne supérieure. « Ces deux saintes âmes renouvelèrent ensemble une si étroite amitié et contractèrent une liaison si particulière en Notre-Seigneur, qu'elle a duré toute leur vie. »

Vers 1610 encore se place un « petit voyage » que la Vénérable fit au Carmel d'Amiens, on ne sait pour quel motif. « Bien qu'elle y demeurât très peu, elle profita beaucoup la communauté] par ses saints avis et par les exemples des rares vertus qu'elle y pratiqua. »

Puis, ce fut le retour d'Anne de Saint-Barthélemy au Grand Couvent. Elle y séjourna quelques semaines, mais un nuage planait sur la consolation réciproque que Mère et Filles avaient de se revoir. La Bienheureuse était à ce moment préoccupée du projet de passer en Flandre, tant pour répondre aux appels réitérés d'Anne de Jésus que pour retrouver le gouvernement des Carmes Déchaussés, et surtout pour obéir à un ordre d'En-Haut. Elle quitta effectivement la France en octobre 1611, y laissant bien vivant le souvenir de ses vertus.

La même année 1611 avait vu expirer le triennat de la Mère Madeleine. Mais la communauté, si heureuse sous son gouvernement, la maintint à sa tête pour un nouveau mandat (3o mai).

Un peu avant cette réélection, M. Gallemant vint faire au monastère la visite canonique. L'humilité de la Servante de Dieu « édifia extrêmement » ses Sœurs en cette circonstance; « car elle, s'étant aperçue que M. Gallemant était fort satisfait de sa conduite, et craignant qu'au lieu de la reprendre, il témoignât au Chapitre sa satisfaction, elle lui fit paraître le déplaisir qu'elle recevrait s'il l'épargnait, et le supplia de ne la pas priver de la grâce qu'elle attendait d'être reprise de ses fautes; ce qu'elle lui demanda avec tant de chaleur que, pour, lui satisfaire, il la reprit de sa grande douceur ».

Vers la même époque, la Vénérable servit d'instrument à la Providence pour promouvoir la réalisation d'une grande œuvre. Il y avait longtemps déjà que M. de Bérulle, désolé « des plaies profondes, invétérées, de l'Église de France », désirait ardemment y voir apporter remède par quelque institut spécialement consacré à « donner à Dieu des prêtres dignes de ce nom ». Nombre d'âmes pieuses ou d'ecclésiastiques du premier mérite parmi lesquels saint François de Sales, Marie de l'Incarnation, Anne de Saint-Barthélemy, Madeleine de Saint-Joseph le pressaient d'exécuter lui-même ce dessein; mais, arrêté par son humilité, il ne s'était senti jusque-là « ni poussé, ni animé à l'entreprendre ». Un jour enfin, « qu'il parlait de cette affaire avec la Vénérable Mère [Madeleine], il fut tellement touché du Saint-Esprit, que..., comme dans un transport, il s'écria avec le prophète : “Annuntiate inter gentes studia ejus”. Pendant qu'il disait ces paroles, Dieu lui révéla ce qu'il souhaitait de cette Congrégation » ; et, sous l'action de cette grâce puissante, il se mit à en exposer tout le plan à la Servante de Dieu. Alors celle-ci, « emportée en quelque sorte du même Esprit et éclairée de la même lumière, s'écria : Qu'entends-je ? Je suis vraiment ravie hors de moi de tout ce que vous « me dites ! Et plût à Dieu que ma vie puisse contribuer à cette œuvre : je ne l'épargnerais pas ! Qu'attendez-vous ? Et de quoi doutez-vous encore ? Voulez-vous des indices plus certains de l'appel et des ordres de Dieu ?” » Si efficaces furent ces paroles que M. de Bérulle resta persuadé, résolu à agir. Et l'évêque de Paris... approuvant son dessein, usant même de son autorité pour lui enjoindre de le réaliser, la Congrégation de l'Oratoire fut instituée. » Tel est le récit du P. Gibieuf. Aussi ce Père n'a pas cru trop s'avancer en déclarant que « certainement nul n'a plus contribué à rétablissement de l'Oratoire de Jésus que la vénérable Mère ».

L'Hôtel du Petit-Bourbon, au faubourg Saint-Jacques vit peu après (octobre 1611) naître cette Société qui devait; dans la première moitié du XVII
e siècle, jeter un si vif éclat, et travailler avec tant de succès à la réforme du clergé et de l'aristocratie française.

La Mère Madeleine — c'est toujours le P. Gibieuf qui l'assure — ne se contenta pas d'avoir en quelque sorte mené à terme cette sainte entreprise par ses vœux, ses prières et ses larmes ; elle continua encore avec sollicitude à en prendre soin jusqu'à sa mort ». Et c'est peut-être pour l'en remercier au nom de tous ses confrères, comme pour lui exprimer sa gratitude personnelle, que le premier défunt de la Congrégation lui apparut, rayonnant de gloire, tandis qu'on célébrait ses obsèques — (Il s'agit d'Odet de Saint-Gilles).

A l'année 1614 encore, ou à l'une des années suivantes, il faut rapporter une gravé « inflammation de poumons » qui tint la Servante de Dieu au lit pendant six semaines ou deux mois, et durant laquelle elle donna de grands exemples vertu. Elle ne se remit jamais complètement, mais n'en resta pas moins austère dans sa vie comme par le passé.

Enfin le printemps 1614 vit s'accomplir deux événements marquants : la béatification de sainte Thérèse, à l'occasion de laquelle la Mère Madeleine dut organiser de grandes solennités dans son couvent, et l'entrée au Carmel de Mme Acarie.

Libre du fait de la mort de son mari, cette sainte femme n'aspirait plus qu'à se consacrer à Dieu selon le vœu de sa jeunesse. Chaque monastère la considérant comme Mère et fondatrice eût été trop heureux de la recevoir. Mais, outre qu'elle voulait être converse, comme sainte Thérèse le lui avait enjoint dans une de ses apparitions, elle désirait entrer dans le plus pauvre des huit Carmels alors fondés en France. Les supérieurs eurent peine à accepter ces conditions ; cependant ils le firent, par respect pour conduite du Saint-Esprit sur cette âme privilégiée. Ils considérèrent aussi que sa réputation lui attirerait, si elle restait à Paris ou à proximité, une multitude de visites qui troubleraient sa solitude et celle de ses compagnes. Ainsi ils l'adressèrent au couvent d'Amiens, elle entra en février 1614.

Pendant les derniers temps .de son séjour dans le mondé, la Mère Madeleine l'avait hospitalisée dans les locaux extérieurs du Grand Couvent, afin de lui faciliter le règlement de ses affaires et la séparation d'avec ses proches.

Si elle n'eut pas la consolation de recevoir un tel sujet en son noviciat, elle avait eu, peu d'années auparavant, celle de fiancer au Christ une autre prédestinée, dont sa plume a immortalisé la mémoire. C'est de son récit que sera tiré tout ce qui va suivre.

Catherine de Jésus de Nicolas naquit à Bordeaux (1588) « de gens de bien et fort vertueux ». Elle fut élevée fort soigneusement et chèrement ; et dit-on qu'en son jeune âge elle plaisait à tous ceux qui la voyaient ». Vers sept ans, « trouvant un livre de sainte Catherine de Sienne, elle y lut et y reçut les premiers touchements de la grâce. » Dès lors, elle vola de vertus en vertus. Plus tard, elle confiera à la Mère Madeleine : « Depuis le commencement jusques à l'âge de vingt-deux ans, je ne crois pas avoir laissé passer une seule occasion de mortification qui se soit présentée : Notre-Seigneur m'y donnait une telle force que je ne le vous puis dire. » Ce qu'elle disait avec grand abaissement et confusion d'elle-même de se voir à la fin plus mauvaise qu'au commencement, encore que ce fût bien le contraire. »

On la reçut au Carmel sans « aucun dot de religion, étant pourvue de biens beaucoup plus recommandables. Elle fit un noviciat si vertueux, qu'elle semblait un ange... Elle était toujours fort recueillie, sans être aucunement renfermée ni mélancolique ; toujours désireuse de la retraite, et prête à faire telle action qu'on lui eût voulu ordonner. Et quand la Mère prieure [celle même qui écrit ces choses] — l'allait voir en sa cellule et qu'elle lui demandait : Que faites-vous ici, ma Sœur ?” Elle lui répondait pour l'ordinaire : « Je regarde Dieu qui remplit ceci. » Et puis elle se taisait. »

Après certaines appréhensions que lui donnait le sentiment de son indignité, « elle fit profession le 28 août 1609, ayant dès lors quelque vue des choses grandes que Dieu demandait d'elle. Sans l'entendre, elle se soumettait... [et] disait : Je me jette en Dieu, comme en un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n'avoir point de limites ni de fin” »

Sœur Catherine de Jésus fut, dès le début de sa vie religieuse attaquée de fréquentes maladies dont plusieurs la réduisirent à l'extrémité. Avec quels désirs ce séraphin de la terre appelait alors le ciel ! Mais Notre-Seigneur voulait seulement « l'acheminer à ses desseins, qui étaient de la faire entrer dans sa vie sainte et souffrante, et de la faire vivre d'une autre vie et mourir d'une autre mort que celle qu'elle comprenait et se représentait. »

Ce fut durant la plus notable de ses maladies que « Dieu la fit changer de voie ». Catherine avait vingt-deux vingt-trois ans ; le Seigneur « l'éleva alors, raconte Madeleine de Sainte Joseph, en une vie intérieure si grande et si particulière que l'on n'en peut dire que peu de choses, parce que les plus grandes en étaient cachées, Dieu ne voulant pas découvrir au monde les secrets qu'il met dans ses saints à cause qu'il n'est pas capable de les entendre. Je dirai donc qu'en ce temps, Jésus-Christ... l'attira à soi et prit possession d'elle, la marquant de sa marque, pour la faire être à lui dès ce moment pour son éternité. Et cela que je dis qu'elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit. Et je ne puis pas exprimer ce que c'était cela, sinon que c'était un effet de Dieu en l'âme, qui lui était montré en qualité de marque ou de cachet imprimé au plus intime d'elle-même, comme une chose arrêtée et assurée à Sa Divine Majesté. Et cet effet fut opéré par Jésus, comme enfant, lequel la prit à lui pour appartenir au mystère de son enfance. »

« ... Il prit donc possession de cette âme, et, selon que je puis juger, il demeura en elle par présence et par opération jusqu'au dernier soupir de sa vie... Et ses opérations principales n'étaient pas pour la consoler, mais pour la sanctifier ; en sorte que cette pureté divine qui opérait en elle, rencontrant les souillures qui sont en l'âme par le péché originel, la purifiait en telle sorte que la nature souffrait beaucoup, et cela avait quelque conformité à ce qu'on nous apprend de l'état du purgatoire. »

La Vénérable décrit ailleurs un autre aspect des intimes souffrances de Sœur Catherine de Jésus : « Cette Divine Majesté, écrit-elle, avait pris un si grand pouvoir sur elle, qu'il ne lui restait rien d'elle dont elle pût user selon le cours el l'usage ordinaire que nous avons de nous-mêmes. Et elle disait fort souvent : Je n'ai plus rien à moi, je ne suis plus à moi; une puissance au-dessus de moi me possède et me tient toute, je ne puis plus agir que ce qu'elle me fait faire ou ce qu'elle me permet de faire”. »

Quelques années plus tard, c'est l'âme sainte du Sauveur qui est manifestée à la jeune moniale et qui exerce sur elle une souveraine attraction. Cela « opérait en elle une langueur incroyable ». Langueur d'amour, si nous l'entendons bien, et pour cette fois accompagnée de grandes douceurs. « Mais le Fils de Dieu ne laissait pas, quelques jours durant, de se cacher d'elle, et lui laisser porter les efforts [de l'enfer] ;... même plusieurs fois l'esprit malin lui imprimait de telles choses qu'elle croyait que cette âme sainte de Jésus ne l'avait plus agréable. » C'est que, en faisant à Catherine cette nouvelle faveur, Notre-Seigneur avait surtout pour but de « lui communiquer quelque portion des souffrances qu'il lui a plu... de souffrir en terre pour les hommes ; particulièrement, il lui imprimait quelque chose du délaissement du Père éternel qu'il porta en la croix... Cela faisait en elle un effet si grand et si extrême qu'elle croyait retourner au néant ».

Madeleine de Saint-Joseph prend soin ici de nous avertir que cette « sorte d'épreuve... ne se peut pas expliquer, parce que, comme elle était toute divine, on n'y peut quasi trouver de termes ni de nom, et n'en peut-on donner autre raison, sinon que Celui qui est tout-puissant l'a voulu et l'a fait ainsi... Les âmes à qui Dieu aura donné expérience de cette voie ici l'entendront, et les autres auront, s'il leur plaît, seulement quelque dévotion à ses travaux et à ce que Dieu a aimé et opéré en elle. »

Un peu plus haut, la Mère avait écrit ces lignes non moins émouvantes dans leur simplicité : « Il semblait que Sa Divine Majesté prît plaisir à la faire pâlir, et... que les paroles de Job lui pouvaient être appropriées, il dit : Contre la feuille que le vent emporte, vous montrez votre puissance. Car cette âme, innocente et enfantine en apparence, semblait être un objet des effets de Dieu les plus puissants et les plus pénibles. »

Petite feuille secouée par la tempête, cette privilégiée de Jésus possédait une force d'âme à la hauteur de ses glorieuses épreuves. « Aussitôt [qu'elle] avait un peu de repos, elle s'offrait à Dieu pour porter encore davantage de peines. » Et elle ne concevait pas qu'il pût en être autrement.. « Un jour, entendant dire à une personne qu'elle endurait beaucoup de travaux intérieurs et qu'elle eût bien désiré en être délivrée, elle en demeura fort étonnée, et ne le voulut jamais croire, disant que celle qui lui parlait le disait par humilité... [Pour elle], elle eût fait grand scrupule d'avoir demandé à Dieu le moindre adoucissement en ses peines, telles qu'elles fussent 0. » Non contente même des rigueurs de l'Amour à son endroit, elle y ajoutait celles de la pénitence; et sa prieure, mue par l'Esprit de Dieu, les lui permettait dans une proportion presque déconcertante.

Une telle correspondance à la grâce n'allait pas, chacun le pense bien, sans la pratique de toutes les Vertus. On remarquait en particulier l'obéissance de la jeune Carmélite, obéissance parfois plus admirable qu'imitable. Sa modestie, son affabilité, rayonnaient aussi autour d'elle. Elle parlait peu, niais alors, dit quelque part la Mère Madeleine, « il semblait que l'on
voyait parler un petit ange ». Aussi ses compagnes l'entouraient-elles d'une tendre affection et d'une vénération discrète.

A-t-on trop parlé de cette petite Sœur ? Mais Catherine de Jésus n'est-elle pas le plus beau fleuron de la couronne de Madeleine de Saint-Joseph? D'ailleurs, emprunter, pour faire-connaître Catherine, la plume de Madeleine, n'était-ce pas obliger en quelque sorte celle-ci à nous éclairer elle-même sur ses propres voies intérieures ? Car aurait-elle si bien compris l'âme choisie commise à ses soins, aurait-elle exposé de façon si lumineuse, quoique si sobre, les purifications transcendantes auxquelles cette âme fut soumise, si elle n'avait elle-même eu de ces choses une expérience personnelle ?

Catherine de Jésus fut la première à qui la Vénérable Madeleine
donna l'habit. Chez la première dont elle reçut les vœux la vertu parut également « avec un éclat extraordinaire », quoique tout autre.

Dès son entrée en religion, Marie de Saint-Barthélemy — tel était son nom se sentit attirée à imiter dans ses abaissements Celui qui, pour l'amour de nous, a daigné prendre la forme d'esclave, et elle se regarda, mais sérieusement, comme une pauvre servante à regard toutes ses Sœurs ». A elle le labeur fatigant, les emplois vils répugnants ; le vieux et l'usé en fait de vêtement, l'incommode en fait de jour, on eût besoin une cellule pour une Mère de dehors qui devait venir au Grand Couvent. Sœur Marie offrit incontinent à la prieure, qui était alors la Mère Madeleine de lui quitter la sienne et lui témoigna qu'elle serait fort bien... dans un petit lieu qui servait à serrer le linge sale, et qui était sans nulle fenêtre. Cette sage Mère, qui connaissait parfaitement ce que vertu de sa fille était capable de porter, et qui fut bien aise de donner en elle un grand exemple de soumission aux autres religieuses, lui dit : « Quoi, ma Sœur, le Fils de Dieu n'avait pas en ce monde appuyer son chef, et vous demandez un lieu vous trouviez votre petit accommodement ? L'allée du dortoir ne vous pourrait-elle pas suffire ? » Alors cette sainte fille lui répondit : « Vous dites vrai, ma Mère, et j'ai failli. » Et se disposait à passer la nuit sur le carreau. Mais la Mère, satisfaite... de ce merveilleux dégagement, lui ordonna de demeurer en sa cellule. »

Une autre caractéristique de la vie intérieure de Sœur Marie fut une rare dévotion à la Reine du Ciel. La Mère Madeleine en jeta, si l'on peut dire, les fondements dans son âme le jour elle « la reçut à faire profession ». « Ma Sœur, lui dit-elle, priez la Sainte Vierge de vouloir être votre caution envers son Fils des vœux que vous allez lui faire ; suppliez-la d'être votre supplément, non seulement pour ce qui vous manque pour accomplir dignement le sacrifice que vous êtes sur le point de lui offrir ; mais aussi pour toutes les actions religieuses et saintes que vous avez dessein de faire pour l'honorer et pour le servir durant le cours de votre vie. » Cette bonne âme reçut ces paroles, non comme la simple
voix de sa supérieure, mais comme un ordre exprès... de Dieu », et depuis elle mil en Marie u toute son espérance et tout son appui ». Sans cesse elle lui répétait « ces paroles amoureuses : Monstra te esse Matrem!” », s'efforçant d'unir ses actions à celles de cette divine Mère, et « par là, on l'a vue faire toutes choses... dans une perfection merveilleuse ».

Elle avait demandé à Dieu de pouvoir toujours observer la règle et. servir ses Sœurs, sans être jamais réduite à avoir besoin de leurs services. Cette grâce lui fut accordée. Après avoir quarante ans durant porté l'observance « avec une fidélité incomparable » et travaillé pour sa communauté, elle mourut les armes à la main, assistant encore debout à l'office un quart d'heure avant de rendre le dernier soupir, bien que déjà elle ressentît les approches de la mort.

A côté de ces deux âmes s'en épanouissaient d'autres qui, si elles n'ont pas atteint les mêmes sommets, n'en furent pas moins de grandes religieuses, destinées pour la plupart à aider efficacement à l'expansion de la Réforme thérésienne en France.

Telle cette aimable Marie de la Croix Deschamps, postulante dès l'âge de onze ans, mais maintenue pendant près de cinq années à la maison de Sainte-Geneviève. « Sa mine et son maintien, disent les Chroniques du Carmel, avaient quelque chose de fort agréable, et on ne pouvait la regarder sans éprouver une certaine satisfaction. » Mais elle avait mieux que du charme. C'était une âme très fidèle jusque dans les plus petites choses, et de plus une amie passionnée de la solitude et du silence, dispositions qui lui permirent de se pénétrer comme peu d'autres l'esprit primitif de l'Ordre. Aussi fut-elle très chère à notre Vénérable. De son côté, elle garda pour la Mère qui reçut ses vœux un véritable culte; on a pu le voir dans les nombreux emprunts faits à ses souvenirs.

Telle encore la Mère Anne de Saint Joseph, de l'illustre famille de Biron. Avec sa « nature douce et tranquille », facile à s'attacher et à s'attendrir c'est la Vénérable qui la peint ainsi  —, Anne eut bien des efforts à faire pour quitter les siens toute jeune encore, et pour supporter plus tard les brisements de cœur occasionnés par ses fréquents changements de monastère. Mais la Mère Madeleine, qui avait veillé avec sollicitude sur le germe de sa vocation, alors qu'elle n'était encore que petite fille, la façonna si bien au renoncement, el Anne de son côté répondit si fidèlement à ses soins, qu'elle donna partout, au cours de sa longue carrière, l'exemple de la mort à toutes choses.

Telles aussi les Sœurs Claire de Jésus et Marie de Jésus-Christ. La première se montra par sa vertu la digne nièce du saint P. Coton. La seconde, tante de M. de Bérulle, avait été reçue presque à regret par la Servante de Dieu, qui prévoyait combien l'habitude du grand monde et du commandement, en une femme de près de cinquante ans, rendrait malaisée sa formation religieuse. Néanmoins . la sage et douce fermeté de la prieure et la parfaite bonne volonté de la vieille novice triomphèrent des difficultés : autant Mme de Séguier d'Autry avait su dans le siècle eh imposer à tous, voire au roi de France, autant sut-elle s'effacer dans le cloître.

Mais dans le groupe des nouvelles professes, une de celles qui retiendront le plus l'attention du lecteur sera sans doute Thérèse de Jésus Prudhomme de Freschine, d'abord parce que c'est une figure de connaissance, puis parce que notre Vénérable intervint de façon bien extraordinaire dans sa vocation.

Depuis l'entrée de la Mère Madeleine au Carmel, sa jeune cousine avait été rendue aux siens. Elle conservait une vive et reconnaissante affection pour sa bienfaitrice et l'allait souvent visiter. La Mère, d'ordinaire si réservée en matière de vocation, même vis-à-vis des personnes qui lui demandaient place en son monastère, se sentait pressée par Dieu de pousser sa parente à se consacrer à lui. Mais celle-ci faisait la sourde oreille, souhaitant au contraire se marier au plus tôt. Un jour elle pensa toucher au but. Son frère du moins elle crut que c'était lui la vint trouver à Paris, au moment elle se rendait à la messe, et « lui dit qu'il était venu en diligence d'une de ses terres, pour la marier à un parti tout à fait avantageux, et qu'elle ne manquât pas de le venir trouver l'après dîné en son logis... Bien qu'elle fût un peu surprise de cette prompte arrivée,... elle se préparait à se rendre à l'assignation donnée; mais notre Bienheureuse, à qui Dieu avait découvert les artifices du malin esprit, envoya une tourière vers cette demoiselle, avec charge expresse de l'amener au couvent, quelque excuse qu'elle pût alléguer. Elle fit beaucoup de résistance, et voulait remettre sa visite au lendemain, mais pressée par la tourière, elle se rendit enfin au monastère, elle apprit de la bouche de la Mère que le diable avait pris la figure de son frère pour la perdre, et qu'elle s'en pourrait facilement éclaircir en s'informant du lieu son frère était alors. Elle trouva que ce que la Mère avait dit était vrai ». Le fait était significatif. Mais à dix-huit ans on ne renonce pas facilement à des rêves dorés, et Dieu dut vaincre l'obstination de la jeune fille « par une autre merveille. Ses parents l'ayant menée dans une maison fort éloignée de Paris, elle songea la nuit qu'elle était dans une église environnée de flammes, et que, n'en pouvant sortir quelque effort qu'elle pût faire, la Mère Madeleine lui avait donné l'habit de son Ordre... Ce songe... lui donna beaucoup à penser; mais elle fut bien plus étonnée quand, quelques jours après, la Bienheureuse lui écrivit une lettre elle lui parlait de ce songe, el lui mandait que c'était trop résister à Dieu et qu'il fallait qu'elle se rendît à sa volonté ». Mlle de Freschine se rendit en effet et ne cessa depuis de bénir Dieu de l'avoir appelée, proclamant qu'après lui c'était à la vénérée Mère qu'elle devait son bonheur. Elle se montra digne de la grâce singulière qu'elle avait reçue, et fit toujours l'édification des communautés qu'elle fonda ou gouverna.

La Mère Madeleine usa également d'insistance à l'égard « d'une autre fille pour qui elle avait une sainte amitié », et qu'elle croyait certainement appelée à la vie religieuse, bien que tout semblât contredire sa vocation. Talond nous a conservé quelques lignes touchantes adressées à cette jeune personne par la Servante de Dieu, qui s'était offerte au ciel « comme une victime » afin de lui obtenir une grâce victorieuse.

« L'affection que je vous porte ne me permet pas de vous savoir en peine, sans essayer de vous apporter quelque soulagement. Je voudrais qu'il plût à Dieu de m'envoyer quelque nouvelle croix pour adoucir celle que vous portez, et pour vous rendre plus facile le passage que vous devez faire pour accomplir la divine volonté ; je la recevrais avec joie. Tant de charité porta son fruit : peu après la prétendante franchissait la porte du cloître, elle devait fournir une longue et vertueuse carrière.

Mais ces façons de faire étaient l'exception chez la Vénérable. D'ordinaire, loin de presser personne, elle se comportait avec une extrême retenue en semblable circonstance. Elle examinait, elle éprouvait soigneusement les aspirantes, ce qui, du reste, ne la mettait pas complètement à l'abri des déceptions. Ainsi elle reçut, dans la seconde année sa charge, une novice qui lui fut un sujet de soucis et de peines pendant les dix-sept mois qu'elle passa au monastère, et peut-être encore ensuite comme le donneraient à penser certaines réticences des contemporaines —. Cette personne, peu après son entrée, avait été attaquée « de très grandes maladies et de très fortes tentations » ; c'était, assure la Mère Marie de Jésus, un cas « des plus difficiles en ces sujets-là ». « Or, comme dans le commencement il avait paru en cette âme une vocation extraordinaire, la Servante de Dieu, voulant contribuer tout ce qui dépendait d'elle à l'accomplissement des desseins de Dieu » sur cette novice, et mue également par l'affection très singulière qu'elle lui portait, « lui rendit des assistances incroyables ». Non contente de la consoler et conseiller en ses peines d'esprit, elle tint à la soigner elle-même en ses maladies, au point de la veiller parfois plusieurs semaines de suite. Bref, « hormis ce Qu'elle était obligée de rendre à la maison par sa charge, elle y donnait tout son temps, non sans un grand intérêt de sa santé, car, comme cela dura longtemps, elle y pâtit beaucoup ». Aussi en conserva-t-elle un accroissement notable de ses infirmités chroniques. Sa prudence, paraît-il, n'éclata pas moins que sa charité en cette délicate conjoncture. Mais « ce. sont choses dont on ne
peut pas parler guère », confesse mystérieusement Marie de Jésus. Et la bonne Mère se contente d'ajouter que, de ce chef, sa sainte amie avait bien mérité non seulement de maison mais de tout l'Ordre, « à cause que si [cette importante affaire] n'eût été bien conduite comme elle fut, il en pouvait arriver beaucoup d'accidents ».

On peut encore compter, parmi les novices qui déçurent l'espoir de la prieure du Grand Couvent, Madeleine de Silly de La Rochepot, devenue trop célèbre sous le nom de marquise du Fargis. Après une jeunesse assez légère, Mlle de Silly avait paru devoir trouver au Carmel la sagesse et le repos. Son inconstance rendit inutiles la grâce de sa vocation et les soins dont Madeleine de Saint-Joseph et le P. de Bérulle entourèrent son âme : après trois années d'essai, elle prétexta le manque de santé pour recouvrer sa liberté.

« J'ai un certain cœur tenant qui jamais ne lâche sa prise », aurait pu dire la Vénérable avec saint François de Sales°; Madeleine de Silly en fit l'épreuve, et peut-être est-ce aux prières de la sainte Carmélite, qui lui garda son affection malgré ses écarts, que la pauvre femme dut son salut. Quoi qu'il en soit, la Servante de Dieu eut quelque vue anticipée des divines miséricordes sur cette âme. C'était vers 163o. La marquise du Fargis, mêlée à toutes sortes d'intrigues, venait d'être exilée puis « condamnée à mort et exécutée en effigie ». La comtesse de Brienne, entrée dans le couvent à la suite de la reine, voulut s'entretenir de ces tristes événements avec la Mère Madeleine, qu'elle savait en devoir être
« touchée », vu son affection bien connue pour son ancienne novice. La Vénérable était alors « en oraison... et dans un très grand recueillement, dépose Mme de Brienne... Après avoir demeuré quelque temps sans me répondre, se tournant enfin vers moi et prenant l'une de mes mains entre les siennes, comme possédée de l'Esprit de Dieu, [elle] me dit : « Il y aura d'étranges renversements dans cette créature-là, mais souvenez-vous que sa mort sera sainte et précieuse devant Dieu. » La prédiction se réalisa.

Peu d'événements, on vient de le voir, pendant ces deux premiers triennats de la Mère Madeleine. Ajoutons : peu de relations au dehors. A part Mme Acarie et M. de Marillac, c'est à peine si quelques personnes pieuses, attirées par le parfum discret des vertus de la Vénérable, la visitaient de temps en temps.

La reine venait bien au Carmel, et souvent même ; mais la Servante de Dieu se déchargeait sur sa sous-prieure du soin de la recevoir. Une fois pourtant Marie de Médicis, entendant son ancienne camériste, Gratienne de Saint-Michel, faire l'éloge de sa supérieure, voulut aussitôt la voir et se recommander à ses prières. « La Mère, qui ne parut que comme un éclair, lui promit en deux paroles d'obéir, à son commandement», mais elle défendit depuis sévèrement à la religieuse de reparler jamais d'elle à Sa Majesté. Par contre, les visites de « Mesdames, filles de France » n'ayant rien qui effarouchât son humilité, elle s'occupait volontiers de ces jeunes princesses. Et celles-ci « écoulaient avec beaucoup d'attention et de respect, raconte le P. Gibieuf, les saintes instructions que cette Servante de Dieu leur donnait; el la dévotion croissant en leurs âmes, elles s'affectionnaient à tout ce qu'elles voyaient ou entendaient se pratiquer dans la religion, essayant même de l'imiter autant que leur âge et leur condition le pouvaient permettre, el y prenant un singulier plaisir. La reine d'Espagne en particulier, étant un peu plus avancée en âge et en connaissance, faisait au Louvre, dans leur département (sic), comme une manière de petit monastère, composant une communauté de leurs dames et filles d'honneur; et là, toutes ensemble, elles chantaient vêpres à certaine heure; elles mangeaient aucunes fois en commun en lieu qu'elles appelaient le réfectoire; elles tenaient le chapitre, el faisaient ainsi tout le reste qu'elles avaient vu faire au couvent. Et la première fois qu'elle y revenait par après, elle rendait compte de tous leurs petits exercices à la Mère Madeleine, lui racontant avec beaucoup d'innocence comme elles avaient été exactes à observer la petite: règle qu'elle leur avait donnée. Et on ne peut croire la joie que ressentait cette Bienheureuse j voyant grandes princesses employer leur jeunesse dans les exercices de piété, plutôt que dans les choses de vanité. »

Par une secrète impulsion d'En-Haut, la Vénérable se départit également de son amour pour l'ombre, en faveur de l'une des filles d'honneur de Marie de Médicis. Fortuitement frappée de l'extraordinaire beauté et des autres qualités naturelles de cette jeune personne, elle voulut la porter à en faire un saint usage; « Dieu me fit la grâce de lui donner une inclination particulière pour moi, a écrit plus tard l'heureuse privilégiée, en sorte qu'assez souvent elle me venait prendre pour me mener en quelque lieu de la maison elle pût m'entretenir seule à seule. Ce qu'elle faisait avec tant de bonté et de douceur, que lorsque je la quittais je pensais sortir d'avec un ange. Je trouvais une si grande satisfaction dans son entretien que je la priai instamment de me dire son nom, afin de pouvoir la demander toutes les fois que je viendrais et elle me répondit que je n'avais qu'à demander Sœur Madeleine de Saint-Joseph. » Marie de Lancry de Bains ainsi s'appelait cette fille d'honneur jouit pendant un an et demi de ces tête-à-tête, sans pouvoir se douter « que celle à qui elle parlait fût la prieure du couvent, et sans obtenir de la voir au visage un seul moment ». Ce ne fut qu'après son entrée au Carmel, elle devait porter le nom de Marie-Madeleine de Jésus, qu'elle découvrit
« la dissimulation innocente et toute sainte' » dont la Servante de Dieu avait usé à son égard.

Mais à l'heure dont nous parlons, elle était loin de vouloir quitter le monde, car, à peine sortie de l'adolescence, elle se voyait déjà l'idole de la cour, tant la nature s'était montrée prodigue envers elle. Pour conserver sa vertu au milieu des écueils elle avait été lancée dès l'âge de douze ans, il ne fallait rien moins que la solidité de son jugement et la trempe de sa volonté, jointes aux sérieux principes de son éducation première. Dieu lui fit aussi la grâce de s'ignorer longtemps ; mais à partir de quinze ans, avouait-elle plus tard avec enjouement, « elle se vit des mêmes yeux que le public ». Dès lors l'encens qu'elle recevait lui devint plus dangereux encore.

On devine par quel devait être le thème des entretiens intimes de la brillante fille d'honneur avec la Carmélite. Le divin Amant, du reste, se chargea lui-même de libérer peu à peu ce jeune cœur, et, par quelque épine qu'il glissa au milieu de ses roses, il y fit entrer les premières idées de vocation religieuse. Marie s'en ouvrit à sa directrice. Prudente toujours autant que zélée, et ne croyant pas l'heure de Dieu sonnée, la Mère Madeleine répondit en souriant à la jeune fille qu'elle ferait bien de profiter de l'un des nombreux partis qui se présentaient pour elle. Assez satisfaite de cette réponse, Marie, cependant, demeura plus timide en face de la décision à prendre pour son avenir, et, durant quatre ans, elle resta ainsi tiraillée entre son amour passionné pour le monde et la crainte de se perdre en luttant contre Dieu.

Dans ces combats douloureux, la Mère Madeleine ne pouvait plus l'aider que par ses prières, car alors elle avait quitté Paris.

Aussi bien faut-il reprendre le fil de sa biographie.

   

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