CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE VIII

Tours et Lyon
1
615-1617
 

Le temps était venu Mère Madeleine devait, à sa grande joie; déposer le fardeau de la supériorité ; elle eût donc « grand soin de procurer qu'on élût une autre prieure, et de disposer toutes ses Soeurs à ce changement ». Celles-ci ne considéraient pas semblable échéance du même oeil que leur Mère. Aussi la Servante de Dieu, voyant que quelques-unes « s'attendrissaient » encore davantage de ses exhortations, « et ne se pouvaient empêcher de laisser tomber quelques larmes, elle leur disait gravement, et toujours néanmoins d'une manière qui imprimait dans leur coeur le ressentiment de l'amour qu'elle avait pour elles : « Vous êtes filles, il est vrai, mais vous êtes filles de Dieu, et vous ne devez pas vous laisser aller comme filles à toutes ces tendresses, mais être plus fortes et plus courageuses comme filles de Dieu. » Elle fit aussi faire beaucoup de prières et de bonnes œuvres pour obtenir la bénédiction divine sur le choix du Chapitre.

Ses voeux furent pleinement exaucés. Le 25 mai 1615, la Mère Marie de Jésus fut élue à l'unanimité. C'était l'alter ego de la Vénérable. Aussi chacun se réjouit au dehors comme au dedans, dans l'espoir fondé que « le monastère changeait seulement de personne et non pas de conduite ».

Quant à la Servante de Dieu, son exemple, maintenant qu'elle était revenue au rang de simple religieuse, ne servit pas peu à corroborer les enseignements qu'elle avait donnés comme supérieure. « Elle fit bien paraître qu'elle savait très parfaitement obéir, attesté Marie de la Croix Deschamps, étant si exactement assujettie en toutes choses, qu'elle ne se dispensait d'aucune. Quoique notre Révérende Mère Marie de Jésus... l'eût suppliée d'agir en entière liberté, selon tout ce qu'elle aurait besoin, elle n'en faisait aucun usage, et disait se sentir si portée à suivre la régularité, qu'écrivant pour affaires importantes, sitôt que le premier coup de la cloche sonnait, elle quittait tout pour s'y rendre sans s'en pouvoir empêcher, et se rendait ainsi exactement à toutes choses. Et faisait tant d'ouvrage, se tenant en sa retraite et silence, qu'étant robière, nous ne nous lui en pouvions fournir, et la priions de n'en pas tant faire, tant crainte qu'elle ne s'en fît mal, s'y captivant trop, que par respect, portant avec confusion qu'elle s'assujettît à nous pour cela. Mais elle le faisait à toutes les officières généralement... et agissait avec tant de déférence vers toutes les Soeurs, qu'elle nous montrait bien par ses oeuvres ce qu'elle avait enseigné de paroles. Et rendait des respects si grands à notre Révérende Mère Marie de Jésus..., qu'elle semblait une novice, ce qui mortifiait fort [cette Mère]. Mais pour la contenter il fallait le souffrir ; et disait que c'était pour accomplir toute justice. »

Cependant cette heureuse existence dura peu. Les Carmélites de Tours: ayant élu comme prieure et sous-prieure deux professes du premier couvent — Marie de Saint-Gabriel et Marguerite du Saint-Sacrement, les supérieurs jugèrent bon que la Mère Madeleine les accompagnât pour leur prêter pendant quelque temps l'appui de son expérience. Bien que ce commandement « fût contre son sens », ainsi qu'elle le confia à Marie de Jésus, et qu'elle eût « assez de très bonnes raisons pour détourner, si elle les eût voulu écouter » et faire valoir, elle préféra se soumettre à l'aveugle, préparée qu'elle était d'ailleurs à ce voyage par l'avertissement que la sainte Vierge lui avait donné quelques années auparavant.

Cette séparation coûtait à la communauté. La Vénérable, selon sa coutume, tâcha d'élever les âmes au-dessus d'une sensibilité excessive. Mais ce faisant, elle ne put se défendre elle-même d'une émotion qu'elle ne chercha pas à dissimuler, « et, dit le bon Senault, elle laissa couler quelques larmes pour essuyer celles qui tombaient des yeux » de ses Soeurs.

Elle quitta Paris en juillet 1615. Oh peut conjecturer les sentiments divers qui remplissaient son coeur en refaisant ce trajet qu'elle avait parcouru en sens inverse juste onze ans auparavant, et en revoyant cette riante Touraine, elle avait reçu tant de grâces et pratiqué tant de vertus. Puis elle retrouvait sa soeur Louise. Et qui doutera que celle-ci n'ait usé alors plus volontiers que jamais de ses privilèges de fondatrice, et ne soit venue, au moins par intervalles, vivre sous le même toit que son aînée ? Les fruits que le couvent de Tours ne tarda pas à retirer de la présence de la Mère Madeleine prouvèrent que son déplacement avait bien été voulu de Dieu. S'acquittant de son rôle avec toute la discrétion en même temps que tout le zèle qu'on pouvait attendre d'elle, elle aidait assidûment la prieure de ses conseils dans l'intimité, mais prenait garde ensuite que le bien des décisions prises parût entièrement venir de cette Mère ; elle gardait à son égard en public l'attitude de la moindre religieuse, et s'effaçait de telle façon en communauté qu'elle n'y prêchait guère que d'exemple. Aussi la Chronique de Tours, d'accord avec les biographes de la Servante de Dieu, assure « qu'elle attira sur [les Soeurs] des bénédictions extraordinaires, et qu'elle avança si fort toutes ces saintes âmes dans la piété que l'on peut dire qu'elle fit de cette maison un petit paradis ».

Durant l'hiver qui suivit, elle fût affligée d'un « grand catarrhe qui lui tombait sur la moitié du corps, en sorte que quelquefois elle ne se pouvait aider. Elle avait grand besoin de feu pour réchauffer les parties refroidies par cette mauvaise humeur, Mais craignant de brûler du bois parce qu'elle savait que la maison était fort incommodée, comme vraie amatrice de la pauvreté, elle montait et descendait plusieurs fois le jour un grand degré afin de s'échauffer et dissiper son; mal par cet exercice ». Heureusement la prieure finit par s'en apercevoir, et procura à la patiente un remède mieux approprié.

« Cette Bienheureuse... souffrit beaucoup intérieurement et extérieurement », a déclaré la même Mère à propos du séjour que fit Madeleine de Saint-Joseph à Tours. « Pour l'intérieur, quoiqu'elle me fît le bien de m'aimer, je n'en ai pourtant appris que
bien peu de choses, parce qu'elle ne disait quasi jamais rien d'elle et ce que j'en ai appris a été par quelque petit mot qu'elle disait par rencontre. Comme une fois.... elle me dit « Mon Dieu qu'est-ce que la vie ! et que l'incertitude dans laquelle on la passe est pénible à porter !» Je lui vis alors un visage fort, souffrant, mais je n'osai l'enquérir (sic) davantage... » Ici transparaît évidemment cette apréhension des jugements de Dieu qui ateignait souvent le coeur de notre Vénérable. Elle endurait en
outre d'autres peines, angoisses mystérieuses, nées de sa charité et dont on ne pourrait préciser ni la nature ni l'origine. Voici en quels termes elle en rendait compte à son directeur : « Je me voyais mettre dans des prisons et des liens pour les âmes que vous savez, qui sont en de si grands besoins. » Mais, ce n'était pas tout encore: « Un jour, raconte de nouveau Marie de Saint-Gbriel, au sortir de l'oraison, cette Bienheureuse me dit : « Ma Mère, que je vois de choses qu'il faut que je fasse pour l'Ordre ! Que la volonté de Dieu soit faite ! Mais cela est bien pressant ! » Je la priai de me dire ce que c'était, et elle me répondit : « Je ne le puis en particulier. Je vous dirai seulement que c'est chose qu'il faut que je fasse et que je porte. Je vous prie de le recommander à Dieu. Je vous le dis, comme à ma prieure. » Cette façon de me parler, ajoute la narratrice, me causait grande confusion, vu qu'elle était elle-même ma supérieure et ma Mère ». Une autre fois, me parlant de certains troubles, qui commençaient à s'élever contre quelque dévotion, en l'honneur de la Mère de Dieu, elle se mit en prières un peu de temps et puis me dit : « Ceci fera beaucoup souffrir. Mais la Sainte Vierge prendra le dessus et nous assistera. »

Afflictions présentes ou perspective d'épreuves à venir ne faisaient du reste qu'enflammer son amour. Aussi la prieure de Tours a-t-elle encore témoigné que, « plusieurs fois, la Mère l'avait priée de demander à Dieu qu'il la rendît digne de beaucoup souffrir pour sa gloire ».

Les Carmélites ne furent pas seules à bénéficier de son séjour à Tours. Elle « y travailla fort » à procurer l'établissement d'une maison d'Oratoriens, obtenant pour cela' le consentement de « Messieurs de la ville », et incitant son père à verser « une somme notable ». A l'égard de ce dernier elle fit mieux encore! car elle le décida à se donner lui-même à l'Oratoire. Aussi le bon vieillard il avait alors soixante-quatorze ans fut-il du voyage quand sa fille reprit le chemin de Paris. C'était en mars 1616, vraisemblablement avant le 29. A cette date, en effet, Marie de Médicis posait solennellement la première pierre de l'église du couvent de Tours. Or, telle qu'on connaît la Mère Madeleine, il paraît probable qu'après avoir pris sa large part de travail pour aider la Mère Marie de Saint-Gabriel à préparer toutes choses, elle s'éclipsa, avant une circonstance qui l'eût mise forcément en contact avec la cour.

Elle rentra donc pour Pâques en son monastère de profession. Si on l'y reçut avec grand bonheur, elle retrouva avec non moins de joie toutes ses Soeurs, eh particulier sa chère Catherine de Jésus, qu'un miracle éclatant obtenu par .l'intercession de; saint Charles Borroméè avait, en novembre précédent, ramenée des portes du tombeau.

Mais ce doux revoir s'assombrit bientôt par la perspective d'une nouvelle séparation. L'établissement d'un Carmel à Lyon se négociait alors, établissement procuré par « haut et puissant seigneur Messire Charles d'Halihcourt, marquis de Villeroy, vicomte de la Forest Taunier [etc.]... et par haute et puissante dame Madame Jacqueline de Sancy de Hariay, femme dudit seigneur ». Celle-ci venait souvent à l'Incarnation voir sa soeur, la Mère Marie de Jésus, laquelle, dans son affection fraternelle et pour le bien de celte âme, la mit en relation avec Madeleine de Saint-Joseph. Mme d'Halincourt fut d'emblée conquise par le charme et la sainteté de la Servante de Dieu et se lia avec elle d'une étroite amitié. S'affectionnant du même coup à l'Ordre du Carmel, elle songea à en fonder une maison à Lyon, dont son mari était gouverneur. Les supérieurs agréèrent le projet et désignèrent la Mère Madeleine pour le réaliser, comme la Sainte Vierge le lui avait révélé à elle-même peu auparavant. La fondatrice, apprenant ce choix, « en fut infiniment réjouie,... et la Mère de son côté, connaissant que Dieu l'avait chargée de celle âme, fut très aise aussi qu'il lui présentât le moyen de la pouvoir assister avec plus de commodité ».

Vers la fin d'août, Mme d'Halincourt envoya donc « son argentier » à Paris pour y chercher le petit essaim de Carmélites, « avec charge très expresse de pourvoir à tout, et que rien ne leur manquât de ce qui serait nécessaire pour les acheminer au lieu elle les attendait avec tant d'ardeur ». C'étaient, avec la Mère Madeleine, la Mère Thérèse de Jésus sa cousine, destinée à lui succéder dans la charge de prieure, et six autres religieuses plus une postulante, toutes pourvues des « qualités nécessaires pour jeter les fondements d'une nouvelle maison ».

La Vénérable et ses compagnes quittèrent Paris le 29 août 1616, « tout le couvent ressentant beaucoup d'être privé d'un si grand trésor, duquel néanmoins la charité leur faisait consentir que d'autres qu'elles eussent la jouissance, au moins pour un temps  ». On observa autant qu'il se pouvait en cours de route les heures réglementaires d'oraison, d'office, de silence, à l'exemple de ce qu'avait naguère pratiqué sainte Thérèse sur les chemins de Castille et d'Andalousie. En passant par Troyes, les Carmélites n'étaient pas encore établies, on s'arrêta à l'abbaye de Notre-Dame. Madeleine de Saint-Joseph « y fut reçue avec grand honneur et respect de Mme l'abbesse et de toutes les religieuses, lesquelles demeurèrent fort édifiées de sa vertu, modestie et piété », surtout la coadjutrice, Claude de Choiseul. Cette enfant elle avait quinze ans mourait d'envie de suivre la Mère Madeleine, dont l'air de sainteté l'impressionnait vivement. Mais la constitution de sainte Thérèse s'y opposant, force lui fut de rester en son couvent, qu'elle devait d'ailleurs réformer plus tard. « Mme l'abbesse, ayant connu le grand amour [de notre Vénérable] pour les reliques, fit ouvrir les châsses qui, de toute ancienneté, étaient dans ce monastère, il y avait quantité de reliques très assurées, et lui en donna des morceaux assez considérables, entre autres une côte de saint Melchiord. »

Les voyageuses prirent ensuite « le chemin de Bourgogne, il y avait déjà des couvents de leur Ordre à Dijon et à Chalon, dans lesquels leurs Soeurs les reçurent avec beaucoup de charité et leur en rendirent tous les témoignages qu'il leur fut possible. Néanmoins, comme le couvent de Chalon était très pauvre et très peu accommodé,... il se rencontra que le lieu coucha la Mère était si humide et si mal fermé, qu'il lui prit une défluxion et une toux dont elle s'est sentie toute sa vie ».

Enfin le 12 septembre on arriva à Lyon. « Mme la gouvernante », accompagnée des principales dames de la ville et des environs, attendait les Carmélites à la sortie du bateau car depuis Mâcon elles descendaient la Saône —, et, leur ayant souhaité la bienvenue, les conduisit dans son carrosse au logement qu'elle leur avait fait préparer, en attendant que leur maison fût en état de les recevoir. Ce gîte provisoire touchait l'abbaye d'Ainay, de telle sorte qu'on pouvait se rendre à l'église du monastère sans passer par la rue. La Vénérable en fut ravie, et d'autant plus que l'antique sanctuaire était construit sur un terrain arrosé du sang de nombreux et célèbres martyrs. Aussi vint-elle fréquemment y prier. Elle y reçut de grandes grâces. Une fois entre autres, comme elle était en oraison dans la chapelle de sainte Blandine, qu'elle visitait souvent par un attrait spécial, ayant appuyé amoureusement sa tête contre le sarcophage de la martyre, celle-ci lui apparut, l'entretint assez longtemps des tourments qu'elle avait endurés en ce lieu, et lui prédit qu'elle-même souffrirait beaucoup pour le service de Dieu. Cette faveur rendit la vénérable Mère plus dévote encore à l'héroïne lyonnaise. Elle voulut depuis avoir toujours son image dans sa cellule; et souvent on l'a surprise lui faisant « bien des caresses ».

Trois semaines ou un mois après, la nouvelle maison se trouvant prête, Mme d'Halincourt y conduisit ses protégées. Mais il fallut auparavant, sur l'ordre de Mgr de Marquemont, s'arrêter quelques heures à l'abbaye de Saint-Pierre. Les Bénédictines, après avoir agi auprès de l'archevêque pour obtenir cette visite, entendirent la bien mettre à profit. Aussi harcelèrent-elles Madeleine de Saint-Joseph de mille questions « sur l'oraison, afin d'apprendre d'elle à la bien faire ; ce que la Servante de Dieu a quelquefois raconté à plusieurs de nous, rapporte une contemporaine, et disait agréablement que jamais elle n'avait été si lasse de parler d'oraison que ce jour-là, parce que ces bonnes religieuses ne lui laissèrent pas un moment de repos, s'envoyant les unes les autres à elle, lui dire les difficultés qu'elles avaient en cet exercice et lui demander ses avis ». « Enfin, elles furent si édifiées de la grande modestie, recueillement et mortification [des visiteuses] qu'il leur semblait voir des anges en des corps mortels, et étaient dans un tel transport de la vertu éminente qu'elles y voyaient, qu'elles ne les pouvaient quitter. »

C'est le 9 octobre que les Carmélites prirent possession de leur monastère. Il fut dédié sous le titre de «Notre-Dame de Pitié »,
car la Vénérable désirait ardemment voir « en leur Ordre un couvent qui eût appartenance à cet état souffrant de la Mère de Dieu, et eût obligation d'y rendre un hommage continuel ». Marie voulut, ce semble, en remercier sa servante, en lui apparaissant telle qu'on la peint dans les descentes de Croix, avec son divin Fils mort entre les bras, grâce qui accrut encore la dévotion de la Mère à ce mystère. Elle reçut en même temps une vive lumière sur ces paroles de l'Écriture : Ne vocetis me Noemi, id est pulchram, sed vocale me Mara, id est amaram, quia amaritudine valde replevit me Omnipotens ; « et elle conçut choses très grandes et divines des souffrances de la Mère de Dieu, spécialement en ce qui est dit qu'elles ont été opérées par le Tout-Puissante ». Cette vision lui fut accordée, croit-on, durant la messe de prise de possession, que l'archevêque célébrait lui-même, car elle entra alors dans une extase qui lui dura plusieurs heures et pendant laquelle Dieu lui montra aussi « les grâces et les effets que la présence du Saint-
Sacrement devait opérer dans les âmes de cette maison ».

Les faveurs divines, du reste, lui furent prodiguées pendant tout son séjour à Lyon, si bien « qu'elle avait peine à les cacher ». Témoin le trait suivant raconté par une de ses compagnes de voyage : « Notre bonne Mère Madeleine m'appela un soir après compiles, et me faisant mettre auprès d'elle, elle me parla en cette manière : « Que diriez-vous d'une âme qui est en une disposition intérieure elle est toute accablée de la puissance divine ? » Et en me faisant cette question, cette même puissance divine dont elle parlait la rendit tellement impuissante, que l'usage de ses sens lui fut ôté et ne lui resta que le pouvoir de parler
des choses dont elle était mue, comme toute abîmée dans la puissance divine. Et parla bien environ deux heures de cette puissance et des effets qu'elle opère et laisse après elle, sans y faire aucune réflexion. Et puis, revenant à elle-même avec grande lassitude en son corps, elle demanda quand on sonnerait matines, parce qu'elle y voulait aller, combien qu'elle fût extrêmement lasse. A quoi je répondis qu'elles étaient presque dites, sans que [d'ailleurs] elle me parlât de ce qui s'était passé, ni moi à elle. Mais depuis, étant avec elle au second couvent de Paris, et .me parlant de diverses voies que Dieu tient sur les âmes, je lui dis quelque chose de ce qu'elle avait eu à Lyon, désirant m'éclairer de certains points que je n'avais pas compris... Sur quoi m'apercevant qu'elle rougissait, je m'arrêtai et ne lui en dis pas davantage. »

Plus libre avec la Mère Marie de Jésus, qui du reste, à cette époque, était sa supérieure, la Servante de Dieu lui fit le récit d'une vision de sainte Madeleine, qu'elle eut également à Lyon. La céleste visiteuse « se présenta devant elle » après la communion, sous la forme d'une « dame très vénérable, fort grande et de bonne façon ». La Mère « ne put pas bien voir son visage, ni le discerner tout à fait;... seulement, autant qu'elle l'avait pu remarquer, il lui sembla qu'elle était claire brune ». Apercevant sur ses traits l'expression d'une extrême douceur, « elle en fut tout étonnée, et pensa en elle-même : « Est-ce pour moi qu'elle fait paraître une « si grande bénignité ? » Et il lui fut répondu que cette bénignité était en la Sainte même. Et lors, elle comprit que [la Madeleine] avait eu part en la douceur de Jésus-Christ... à proportion de l'amour spécial de Jésus envers elle. » La Sainte assura ensuite notre Vénérable « qu'elle lui donnait participation à son amour vers Jésus, et lui fit entendre que l'esprit malin, par la rage extrême qu'il a contre ce seul et vrai amour, contrefaisait toutes ces sortes de faux amours dans le monde ». Ces choses furent dites « en paroles succinctes, mais vives et pénétrantes », si bien que la Mère (( demeura toute remplie pendant fort longtemps de ce qu'elle avait vu ».

Une autre fois, même Sainte lui apparut à l'infirmerie et lui fit voir « la protection qu'elle avait pour l'Ordre et plusieurs cho
es particulières qu'on n'a pas remarquées ». Notons aussi cette autre faveur de Notre-Dame ; « Une fois,... étant fort en peine pour une affaire importante, [la Mère] s'en alla dans un ermitage, il y avait une petite Sainte Vierge du bois de Montaigu. » La sous-prieure s'y étant rendue peu après « l'y trouva ravie, son voile lui étant tombé ». Le ravissement dura longtemps. Quand la Vénérable en sortit, la Mère Thérèse lui dit familièrement : « Ma Mère, vous êtes bien en dévotion « J'étais venue pour une telle affaire, avoua Madeleine de Saint-Joseph. Cette petite Sainte Vierge m'a parlé et m'a donné assurance qu'elle réussirait bien. »

Le Seigneur ne versait pas de moindres bénédictions sur son oeuvre que sur son âme. Elle put en neuf mois donner l'habit à six novices, dont deux méritent une mention spéciale. D'abord Marthe de l'Incarnation Nau, qui arrivait avec les fondatrices. Elle avait passé quelque temps au monastère de l'Incarnation, et au rapport de Marguerite du Saint-Sacrement, excellent juge, « quoi qu'elle n'eût que dix-huit ans, son esprit était aussi fait comme quand elle est morte à cinquante-huit ». Les « épreuves extraordinaires » qu'elle porta saintement, et même son renvoi du noviciat parisien on ne sait pour quel motif —, affermirent encore sa vertu. Aussi la Mère Madeleine l'estimait-elle beaucoup, et la destina-t-elle à la fondation de Lyon. Elle l'y revêtit la première dès livrées de la Vierge, et, avant de partir, lui permit de faire entre ses mains, secrètement, des voeux privés. Enfin, elle considéra toujours cette religieuse comme l'un des sujets les plus accomplis qui lui soient passés par les mains.

Quant à l'autre novice, Thérèse de Jésus, il faudrait pouvoir conter en entier sa limpide histoire. Après une jeunesse merveilleusement gardée au sein d'une famille fort peu soucieuse de religion, Gasparde Le Vachon de Veuvray ainsi s'appelait-elle — fut conquise au Carmel comme tant d'autres par la lecture des
livres de sainte Thérèse. « Cette Sainte sera ma Mère après la Vierge » résolut-elle en son coeur. Et malgré sa faible santé, malgré surtout une plaie invétérée à la jambe, elle demanda place au Carmel lyonnais.

« La Révérende Mère Madeleine m'en [parla], raconte la Mère Thérèse, alors maîtresse des novices, et à quelques-unes des Soeurs qui connaissaient fort bien [la prétendante] et qui en dirent beaucoup de choses avantageuses. Son incommodité [l'ulcère incurable] nous faisait peine et nous la considérions; mais on assura que ce n'était rien. Notre Révérende Mère, après l'avoir recommandée à Dieu, selon sa coutume ordinaire en toutes les affaires de dépendre toute de Dieu, et particulièrement dans le choix des filles pour l'Ordre elle me dit en cette occasion beaucoup de choses sur ce sujet, combien il est important que ce soit l'Esprit de Dieu qui choisisse et non pas les nôtres ; après donc s'être consultée, et conduite par l'Esprit qu'elle avait invoqué, elle lui promit place dans sa réponse à sa lettre. » En conséquence Mlle Le Vachon vint se présenter. « Nous la vîmes, continue la Mère Thérèse, et de prime abord elle ne me contenta pas, ne jugeant pas son esprit assez fort; il me semblait qu'elle paraissait peu de chose, et n'y voyais qu'une bonne disposition à la grâce» ce qui seul me contentait. J'en dis mes pensées sincèrement à l'a Mère Madeleine qui me le permettait ainsi. Mais elle, qui jugeait tout selon l'Esprit de Dieu, me dit : « Cette fille est plus propre que celle que vous avez vue me parlant d'une autre —, car celle-ci est plus qu'elle ne paraît, et l'autre paraît plus qu'elle « n'est. Je n'ai nulle peine à la recevoir. » Dès lors, conclut gracieusement la narratrice, je fus moi-même toute satisfaite. »

« Ce fut Mgr l'archevêque de Lyon qui lui donna l'habit, ce qu'elle a toujours regardé, et avec sujet, comme une très grande bénédiction, ainsi que celle d'avoir été reçue et revêtue... des mains de la Révérende Mère Madeleine. Je tiens que, de ces
deux
grâces, vient le bonheur qu'elle a eu d'être vraie Fille de notre sainte Mère, à laquelle cette sainte prieure l'avait toute donnée. »

Au soir de cette journée de vêture, journée céleste pour la nouvelle Carmélite « si transportée... qu'elle en avait presque perdu l'usage de la raison », sa Mère maîtresse vit, hélas ! le fâcheux ulcère. « J'en fus fort étonnée [lisons : impressionnée] —, avoue celle-ci, èl le dis à la Révérende Mère Madeleine, qui le voulut voir le matin el me dit : « Si je l'eusse jugé tel, je ne l'aurais pas reçue. « Il ne faut pas toucher à ses habits, sans doute elle sortira. » Cette bonne fille, qui vit que j'étais étonnée, le fut aussi et me dit : « Hélas ! Notre sainte Mère aura peut-être pitié de sa pauvre novice et me guérirai »... Cependant la charité de notre Révérende Mère lui voulant faire essayer de toutes sortes de remèdes plutôt que de la renvoyer, elle fit venir les chirurgiens, qui jugèrent le mal si invétéré et si incurable, qu'ils n'osèrent entreprendre de le traiter. La Mère ne perdit pas pour cela l'espérance ; au contraire, comme elle la mit tout entière en Dieu, elle ne douta pas qu'il ne fît quelque merveille en faveur de celte âme si privilégiée. Elle lui dit donc d'un air agréable qu'elle la voulait traiter elle-même. Ensuite elle lui appliqua quelques légers remèdes, qui n'étaient pas de qualité à guérir un mal de cette nature, et en peu de jours, par une vertu qui venait plus, sans doute, des prières de la sainte prieure que des remèdes qu'elle lui avait faits, la novice se trouva entièrement guérie, au grand étonnement des médecins et de tous ceux qui savaient la grandeur de son mal.

« Soeur Thérèse... ne fut pas méconnaissante de la faveur du Ciel, elle employa fidèlement la nouvelle santé qui lui avait été rendue au service du Souverain Médecin qui l'avait traitée avec
ant de bonté... Et la Révérende Mère Madeleine... me dit en nous quittant qu'elle espérait bien de cette bonne Soeur. »

La jeune Carmélite devait, en effet, parcourir en peu de temps une longue carrière. Souvent elle répétait à ses compagnes ces paroles, écho de l'un des enseignements favoris de la Mère Madeleine : « Soyons fidèles à tous les moments présents ; pratiquons entre Dieu el nous tout ce que nous pourrons ! »

Bientôt, minée par ses désirs « d'aller voir Dieu » plus encore que par la phtisie, elle se vit au seuil de l'éternité. Elle témoigna alors une joie grandissante de se dire Fille de la Vierge el Fille de sainte Thérèse. « On ne nommait jamais ce nom qu'elle n'inclinât la tête et se sourît, même en son agonie, pour marque dernière de l'amour qu'elle portail à son nom... Un quart d'heure avant de passer... elle s'avisa de ses constitutions, qu'elle avait mises sous son chevet. Elle... avait dit qu'elle désirait mourir avec son contrat, puisqu'elle devait être jugée sur lui. » Ainsi s'endormit-elle dans le Seigneur, fidèle, aimante, souriante comme elle avait vécu. Elle avait vingt-quatre à vingt-cinq ans. « Dieu, dit le P. Talon, a manifesté sa sainteté à plusieurs personnes, et la Bienheureuse dont nous écrivons la vie la tenait si assurément pour une sainte, que l'on peut croire avec fondement qu'elle en avait eu quelque connaissance du ciel. »

Tout était donc consolation pour la Mère Madeleine de Saint-Joseph du côté de ses nouvelles Filles. Consolation aussi du côté de l'archevêque, prélat de grand mérite et de piété profonde, très ami des Ordres religieux, qui donna dès la première heure sa bienveillance au nouveau couvent et son estime à celle qui le dirigeait. Consolation enfin du côté de la fondatrice, qui se montrait vraiment une mère pour ses Carmélites. Non contente de faire faire par ses officiers les provisions du couvent en même temps que les siennes propres, en « beurre, huilé, bois et choses semblables », « elle allait fort souvent à la cuisine el y entretenait familièrement une bonne Soeur laye, la faisant asseoir auprès d'elle, el s'informant avec un soin el une charité qui ne se peut croire de tout ce qui était nécessaire au couvent... Et si celle bonne Soeur, qui était simple, usant de la liberté qu'elle lui donnait, lui faisait connaître quelque besoin, elle y pourvoyait à l'heure même. Si elle apprenait que des dames de la ville et autres personnes fussent affectionnées au monastère, et y eussent rendu quelque service, elle les en allait remercier el leur en savait gré comme d'un plaisir fait à elle-même ou à ses enfants, ne faisant point de différence entre sa maison et celle des Carmélites. Et connaissant par expérience la grâce de cet Institut, à laquelle Dieu lui avait donné bonne part par la communication de la Mère..., un de ses,principaux soins était que... l'odeur s'en répandît dans le pays et que plusieurs y fussent participants... Elle fit [aussi] accomoder leur église et y donna de beaux et riches ornements. » Enfin elle se comporta de façon à mettre la Mère Madeleine en... pleine sécurité quant à l'avenir matériel de la fondation.

Dans ces conditions, la présence de la Servante de Dieu n'était plus indispensable à Lyon. Par contre, on la réclamait à Paris, et voici pourquoi. Les troubles dont souffrit la France pendant la minorité de Louis XIII avaient fait constater aux supérieurs des Carmélites que la situation d'un couvent de religieuses dans un faubourg n'offrait qu'une insuffisante sécurité ; ils résolurent donc de fonder, dans l'enceinte même de Paris, un second monastère qui pût, le cas échéant, servir de retraite à la communauté du Grand Couvent. Commencées avant 1615, les démarches n'avaient pas encore abouti en 1617 à cause de certaines difficultés dont les documents n'indiquent pas la nature. Comme on en prévoyait de plus grandes encore pour le moment même de la fondation, les supérieurs désiraient hâter le retour de la Mère Madeleine. « Elle aussi, à qui Dieu donnait un coeur de mère pour l'Ordre,... était en grande appréhension qu'il n'y arrivât quelque brouillerie... Mais... sainte Madeleine... lui apparut [derechef] et l'assura que ce qu'elle craignait n'arriverait point et qu'elle en fût en repos ; que Dieu avait mis l'affaire en ses mains, et que ce serait elle-même qui fonderait ce second couvent. »

Son départ fut donc décidé, malgré les regrets de la communauté naissante. Quant à Mme d'Halincourt, elle aimait tant sa sainte amie qu'elle « n'eut jamais la force de lui dire adieu, el la pria de choisir [pour partir] un jour dont elle ne se doutât point», ce qui fut fait. Le 9 juillet, la Mère Madeleine de Saint-Joseph quittait Lyon avec trois de ses Soeurs, « laissant dans cette grande,ville une merveilleuse odeur de sa sainteté ».

Elle « ne voulut point d'autre équipage... que le coche ordinaire, quoique ce fût une voie fort pénible pour elle qui avait de très grandes incommodités, et encore dans le temps des grandes chaleurs. Les chemins étaient lors fort dangereux à cause de quelques, troubles, et [les Carmélites se trouvaient] assez mal accompagnées ; tellement qu'il était bien besoin que Dieu les gardât pendant le voyage... lequel aussi ne leur manqua pas, particulièrement en une occasion il y avait tout sujet de craindre. Elles aperçurent [en effet] sept ou huit hommes de cheval venant droit à leur coche, qui se mirent en haie pour les arrêter et envelopper. Et tenant pour tout assuré que c'étaient:des voleurs, la Mère se mit aussitôt en prières, demandant instamment à Notre-Seigneur qu'il lui plût délivrer ses servantes du péril elles se trouvaient sans pouvoir espérer secours que de sa bonté. Il exauça son oraison au même moment; et ces gens... qui n'étaient venus à elles qu'avec quelque dessein, les laissèrent passer sans leur dire mota. »

On arriva sans autre aventure au Grand Couvent, la Servante de Dieu fut accueillie avec la joie que l'on pense.

Un petit trait trouve ici sa place. Il permet d'entrevoir une fois de plus ce que Notre-Seigneur donnait à la Mère Madeleine pour les âmes. « Durant tout le temps qu'elle fut à Lyon, raconte Marie de la Croix Deschamps 8, je portai un besoin intérieur très grand dont le sujet m'était inconnu, mais je ressentais le présentant continuellement à Dieu y devoir être secourue par cette nôtre bienheureuse Mère. A son retour,... je lui dis ressentir obligation de rendre quelque chose à Dieu, que je ne connaissais point, mais que j'espérais apprendre par elle. Au même moment, Dieu lui fit connaître ce que c'était, et à la première parole qu'elle me dit, je ressentis mon besoin satisfait avec tant de correspondance... que cela est inexprimable. Et elle nous obligea d'aller à elle toutes les fois que le mouvement nous en viendrait... Comme cela était souvent, et lui témoignais craindre l'incommoder à cause de ses infirmités, elle nous dit qu'en ces occasions Dieu par lui-même l'appliquait, il lui donnait si abondamment, que quand elle eût parlé jour et nuit, elle ne s'en ressentait nullement, qu'au contraire elle s'en soulageait, recevant pour donner et plus qu'elle n'en donnait. Et cela se ressentait bien fort, ses paroles imprimant efficacement l'effet de Dieu en l'âme ; ce que nous avons souvent expérimenté, non seulement en cette occasion, mais en une infinité d'autres... Et semblait que Dieu lui faisait porter en elle-même les dispositions de grâce et l'état il voulait les âmes à qui elle parlait; et me faisait souvenir de ce que notre Mère sainte Thérèse dit d'elle-même, que lorsqu'elle avait à écrire ses livres, Dieu la mettait au degré d'oraison dont elle avait à parler, et ne lui coûtait qu'à écrire, n'ayant nul besoin de chercher ce qu'elle avait à dire. Ainsi celte nôtre bienheureuse Mère, s'appliquant à Dieu, recevait ce qu'elle avait à donner, et le faisait très purement, sans y prendre aucune part. Et très souvent, son' dire était faire, mettant l'âme en la grâce dont elle lui parlait. »

Il faut convenir que les religieuses de l'Incarnation avaient lieu d
e désirer vivement jouir d'une présence si précieuse. Elles durent néanmoins, au bout de deux mois à peine, en faire de nouveau le sacrifice.

   

Pour toute suggestion, toute observation ou renseignement sur ce site,
adressez vos messages à :

 voiemystique@free.fr