CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE VI

Premier Prieurat
1608-1615

Parmi le grand nombre de novices qui, à cette époque, passèrent au Carmel du faubourg Saint-Jacques sans aboutir à la profession, il y en eut une que sa maîtresse ne put certainement voir partir sans une double peine : ce fut Louise du Bois. Sa santé par trop débile la força à quitter le cloîtré. Inconsolable, la jeune fille
obtint d'habiter au moins une petite chambre chez les tourières, ce que toutefois M. de Fontaines vit d'assez mauvais œil. Pour tout concilier ; Mme Acarie promit au père de s'employer à lui ramener sa fille, s'il consentait à fonder un monastère de Carmélites cette dernière aurait le droit d'entrer en qualité de fondatrice, et elle se dédommagerait ainsi quelque peu de ne pouvoir être religieuse. Telle fut l'origine de la fondation d'un Carmel à Tours.

M. de Fontaines, en acceptant, mit pour condition que la bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy ferait elle-même cet établissement. Cette Mère était d'ailleurs, avec Isabelle des Anges encore occupée à affermir le couvent d'Amiens —, la seule Carmélite espagnole demeurée en France... Il fallut donc penser à donner au monastère de Paris une prieure française.

La Providence, qui avait préparé de loin son élue, voulut la disposer par quelque pressentiment à ce qui l'attendait. « Je vous prie de me recommander à Dieu, dit-elle un jour à une Sœur — peut-être Catherine elle-même qui rapporte le trait —. J'ai si peur que l'on me charge de cette maison ! Il m'a semblé voir la « même chose que le bienheureux François Xavier, qui sentait que l'on lui mettait un Indien sur les épaules ! »

Le 20 avril 1608, ce pressentiment devenait une réalité, et la Mère Madeleine était élue par les voix unanimes des capitulantes. Touchante coïncidence, que ses Filles remarquèrent : c'était le dimanche du Bon Pasteur.

La nouvelle prieure allait avoir trente ans. Son élection, qui d'ailleurs ne surprit personne, combla de joie les religieuses et fut applaudie par les Mères espagnoles, les supérieurs et tous les amis du couvent. Quant à l'intéressée, « je ne crois pas, dit le P. Gibieuf, que personne ait jamais plus ressenti la pesanteur de la charge, car, étant éclairée de tant de lumières, elle voyait l'importance d'être comptable, au tribunal de Dieu, du gouvernement de tant d'âmes, et âmes appelées à une si haute manière de grâce et de perfection — et elle a dit plusieurs fois que si, entrant dans la religion, elle eût cru qu'on eût penser à elle pour la faire
prieure, elle ne savait si elle eût eu le courage de passer outre et cela par une juste défiance de sa propre faiblesse, et non par aucune appréhension du travail. Mais lorsqu'elle s'y vit engagée par une conduite qu'elle ne pouvait douter être de Dieu », elle embrassa sa croix et se mit à l'œuvre de façon à faire connaître « incontinent que le Saint-Esprit avait présidé à son élection. »

Écoutons plutôt la Mère Marie de Jésus, que son office de sous-prieure et la charge de maîtresse des novices, qui lui fut confiée alors, rapprochaient maintenant davantage encore de la Servante de Dieu. « Tout le monde [ayant] une extraordinaire estime de
son esprit, de sa vertu et de la grâce qui raccompagnait, l'on se promettait dès lors une grande utilité et beaucoup de bénédictions son sage gouvernement. Je ne saurais rien dire qui approche de consolation qui s'épancha dans les cœurs pour une si heureuse élection. Mais le succès surpassa de beaucoup ces grandes attentes, et tout ce que l'opinion que nous avions conçue de son esprit nous en avait fait espérer. Pour moi, je confesse et assure que je voyais Une si grande plénitude de Dieu en elle, que je ne la pouvais regarder sans grande vénération et respect; et je me voyais, en comparaison d'elle, si petite devant Dieu, que je n'osais approcher d'elle. Et ce que je sentais pour elle était de même de toute la communauté. Il est vrai que quand elle entra en la charge de maîtresse des novices, l'on vit manifestement un renouvellement grâce dans [ces jeunes Sœurs]. Mais il parut bien plus grand dans tout le monastère lorsqu'elle fut faite prieure. Et je puis dire avec vérité qu'il semblait un paradis, tant l'on voyait de ferveur dans les âmes, et de désir de la perfection. C'était à qui serait plus humble, la plus pénitente, la plus mortifiée, la plus dégagée, plus recueillie, la plus solitaire, la plus charitable, bref, à qui serait la plus conforme à l'esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et tout cela dans une paix, dans une innocence, dans une exaction et dans une élévation à Dieu qui ne se peut exprimer. Et cette Servante de Dieu était parmi nous comme un flambeau qui nous éclairait,... comme une règle vivante sur l'exemple de laquelle nous pouvions apprendre à devenir saintes. »

« Il semblait qu'on voyait lever un nouveau soleil — y déclare à son tour la Mère Catherine, traduisant avec ingénuité le sentiment général — la ferveur s'augmentait [ainsi que] l'exaction dans toutes les choses de la religion... L'on en voyait quelques-unes qui, pour être... nouvelles, n'avaient pas encore acquis la mortification ni la vertu, être en moins de rien changées, en sorte que cela était remarquable. » Tel était également le jugement de. Mme Acarie. Ayant vers cette époque passé quelques jours en communauté, par une permission spéciale du Saint-Siège, cette sainte femme fut dans le ravissement c'est son expression — de tout ce que « son esprit extrêmement lumineux et discernant » lui fit découvrir de perfection dans la Mère et dans les Filles. En quittant le couvent, elle s'écriait, « joignant les mains et élevant les yeux au ciel : Vraiment je sors d'avec des anges ! Cette maison est un paradis” »

Par quelles vertus en particulier la nouvelle prieure édifiait-elle ainsi son entourage ? Quelle tactique sainte lui permit de donner un tel élan à ses Sœurs, et de les maintenir ensuite constamment en haleine ?

Tout d'abord, même sans parler de sa vie intérieure proprement dite, elle priait beaucoup, tant pour ses besoins personnels que pour ceux des âmes confiées à ses soins. « Et c'est chose admirable comme elle pouvait tant prier et tant travailler. »

Elle se mortifiait aussi et de bonne façon. On a peine à comprendre qu'elle l'ait pu faire à ce point avec si peu de forces et tant d'occupations. Haire, ceinture de fer, disciplines rigoureuses et autres macérations lui étaient familières. La nuit du jeudi au vendredi, elle faisait ordinairement quelques pénitences spéciales, et quand l'excès de fatigue l'empêchait de passer la nuit entière en prières, elle se couchait toute vêtue, mortification qu'elle a longtemps pratiquée pendant les avents et les carêmes. « Elle ne voulait [alors] pas même accommoder sa paillasse, et disait, pour cacher sa pénitence..., que le grand besoin qu'elle avait de se reposer l'empêchait de s'amuser à tout cela » Ses longues séances à genoux lui valurent de grosses tumeurs qu'elle souffrit sans en rien dire. Enfin, un jour, se trouvant au parloir avec ses supérieurs, agenouillée selon la coutume, elle ne put éviter de laisser paraître quelque malaise; ces Messieurs, en apprenant la cause, pourvurent aussitôt à ce qu'il y fût remédié. Mais la guérison demanda d'autant plus de temps que le mal était invétéré.

Ces austérités suférogatoires; oui Je pense bien, étaient sans préjudice de celles imposées par la règle, dont la Vénérable ne se dispensait qu'en maladie. M. de Bérulle dut même intervenir pour l'obliger à modérer ses jeûnes, l'ayant vue un jour à la grillé si faible « qu'elle ne put prononcer aucune parole ».

Fidèle aux principes des Mères espagnoles, elle « s'assujettissait exactement à toutes les communautés (sic), quelque incommodité qu'elle y ressentît », atteste la Mère Marie de la Croix, et bien qu'elle fût « fort occupée en l'exercice de sa charge, tant que sa santé lui a pu permettre, elle trouvait temps pouf le travail, lavant les écuelles, balayant le réfectoire... Elle portait aussi du bois et de l'eau à la cuisine, labourait au jardin, aidait aux officières en leurs offices en ce qu'il y avait de pénible. Et l'avons plusieurs fois vue avoir tant travaillé à porter des herbes du jardin... durant les récréations, qu'elle en sortait toute gouttante de sueur, de telle façon que la Mère sous-prieure la contraignait de s'aller changer. Elle prenait ainsi part à tout ce qui était travail pour la communauté », et l'on remarquait que « les exercices... les plus humbles... lui étaient les plus agréables. Elle disait quelquefois sur ce sujet qu'étant la première en charge, elle devait être la première à l'observance et en humilité. »

Il faut ajouter : la première aussi en charité, car, si elle courait avec tant d'empressement aux travaux domestiques, c'est en grande partie parce « qu'elle en voulait soulager toutes ses Filles ». Sa charité était « si grande et si compassible ! » « Un jour qu'on serrait des bûches, raconte encore Marie de la Croix, ma Sœur Marie de Saint-Jérôme s'en laissa tomber une sur son pied, ce qui lui fit grand mal; aussitôt notre charitable Mère y accourut, et je l'en vis pleurer de compassion. D'autres fois aussi, compatissant à la peine et travail intérieur de quelques autres, ses larmes ne se pouvaient retenir. » Elle portait en effet les afflictions de ses Filles « avec plus de sentiment que les siennes propres ». En même temps, « elle avait si grand soin que rien ne manquât à [leur] nécessité, qu'on l'affectionnait non pas comme une prieure, mais comme une mère amoureuse de ses enfants ».

Sa sollicitude eut parfois un succès qui tenait du prodige. Catherine du Saint-Esprit se trouvait à cette époque « dans une si grande faiblesse et si extrême indigence de nourriture, qu'elle était obligée d'en prendre d'heure en heure, sans que néanmoins elle s'en sentît fortifiée. Se voyant en cet état, et ayant une grande peine de ne pouvoir garder la règle, elle s'en alla trouver la Mère pour lui raconter sa douleur. Et cette sainte..., prenant part à sa peine, s'éleva à Notre-Seigneur, et ayant été un peu de temps à prier pour elle, elle lui dit par après quelques paroles pour la consoler, et lui donna sa bénédiction, qui fut si efficace, qu'au même moment la religieuse se trouva dans toute force dont elle avait besoin pour faire la règle. Ce qu'elle tint pour un miracle évident. »

Un second fait est à rapprocher du précédent, bien qu'il soit Un peu postérieur au premier priorat de la Vénérable. « Étant un jour extraordinairement travaillée d'une grande migraine à laquelle j'ai toujours été fort sujette, raconte l'intéressée Marie de Jésus —, je fus contrainte de me jeter sur le lit, ce que je portais avec d'autant plus peine, que... ce jour-là était l'un de ceux auxquels ma charge [de prieure] m'obligeait de faire l'office... La Mère Madeleine de Saint-Joseph... me vint visiter, et comme... elle reconnut à ma façon que le mal était fort pressant, elle mit sa main sur ma tête et me dit, d'un accent qui témoignait bien la compassion de son cœur : « Si j'étais une grande sainte, « je vous guérirais. » Dieu autorisa sa parole et donna une si grande efficace à sa main qu'en même temps qu'elle la mit sur ma tête, je me trouvai non seulement guérie et en parfaite santé, mais l'effet miraculeux de l'attouchement de la main de cette Bienheureuse passa jusques à l'intérieur, car je sentis mon esprit en une disposition d'extraordinaire liberté, beaucoup plus élevé et bien plus fortement appliqué à Dieu qu'il n'avait été jusques alors.»

Cependant, la charité de la Vénérable s'exerçait surtout envers les âmes, prenant toutes les formes requises par sa délicate mission : support, dévouement, fermeté, tendresse, vigilance; et toujours avec ce cachet de douceur et de sagesse que le lecteur a appris à connaître. Il faut ici encore laisser parler les contemporaines.

« Sur la sagesse de sa conduite et sur les dons que Dieu lui avait faits pouf cela, il y aurait dés choses infinies à dire, assuré le plus fidèle témoin de sa vie, la Mère Marie de Jésus... L'esprit de Dieu nous conduisait par elle. Je n'ai jamais eu recours à elle que je n'en sois revenue satisfaite et que je n'aie senti les effets de Dieu en moi par l'organe de cette sienne Servante. Ce qu'elle opérait dans les âmes était par un pur esprit de charité... Aussi opérait-elle... des effets merveilleux, comme j'ai expérimenté en ma personne. »

Les exhortations générales ou particulières étaient l'un des principaux facteurs de ces « effets merveilleux », et la Mère Madeleine les prodiguait sans ménager ses forces.

« A ce commencement, note sa sœur, comme plusieurs étaient un peu neuves dans la voie de la perfection, elle les assemblait quelquefois pour leur parler de la vertu, ce qu'elle faisait en paroles simples, familières, et telles qu'elle la rendait toute facile [ce] qui est une grâce, que Dieu lui avait donnée très rare. L'on lui a quelquefois ouï dire : « Je voudrais vous pouvoir rendre notre « règle toute la plus facile qu'il se peut » Elle ne laissait pour cela d'être des plus exactes à la garder et faire garder. Ce qu'elle a continué jusques à la fin de sa vie, comme aussi cette grâce de rendre toutes choses faciles, qui est allée croissant avec ses années. Car sans qu'elle fît aucune répréhension, mais par une application qu'elle avait à Dieu, et une manière d'écouter ce que l'on lui disait sur lès imperfections que 1;on sentait ou que l'on avait faites, sans qu'elle dît quasi rien, demeurant dans sa douceur ordinaire; elle mettait les âmes dans la vertu, et on sortait d'auprès d'elle fortifiée et liée à Jésus-Christ.

« L'on amena pour quelque bonne raison une jeune religieuse d'un des autres couvents, laquelle, encore qu'elle fût fort bonne fille, avait le naturel un peu fort. L'on voulait que cette Bienheureuse usât de quelque sévérité vers elle, « croyant que cela lui serait utile.» Jamais la Servante de Dieu ne put s'y résoudre, et elle dit familièrement à une religieuse : « L'on m'a dit que je fisse telle chose a cette bonne Sœur ; mais j'ai répondu que l'on me le fît à moi-même si on le trouvait bon, mais que je ne le pouvais faire à personne. » Elle n'usa vers elle que de sa manière ordinaire de douceur, et, dans une année qu'elle l'eût en sa charge, [cette âme] devint tout autre et fût tellement changée que la grâce y paraissait particulière. »

« Sa manière ordinaire de douceur », le mot est à souligner. Déjà, en parlant de l'heureuse transformation opérée par la Vénérable, presque dès son élection, chez quelques-unes de ses Filles qui jusque-là traînaient peut-être un peu de l'aile, la Mère Catherine avait constaté que sa sœur « ne tenait autre manière pour faire ce changement que sa grande douceur ordinaire ». Avec cela, « elle était si humble... qu'elle craignait de prendre trop d'autorité, tellement qu'elle demanda un jour à une religieuse familièrement ce qu'elle en connaissait... « Je vous prié, dites-moi si je ne prends point trop d'autorité ? » Cette religieuse, qui n'avait pas pensé de prendre garde à cela, ne lui pouvait rien répondre. Mais, [comme sa prieure] la pressa, elle fut contrainte de s'y appliquer, ainsi elle l'assura que non. »

Aussi bien aurait-on pu parler en premier lieu de l'humilité de la nouvelle supérieure, puisque son Maître intérieur ne lui recommandait peut-être alors rien davantage. Elle confia plus tard à une de ses Filles, prieure elle-même, que quand elle fut mise en charge pour la première fois, « Notre-Seigneur lui avait montré que, pour bien s'en acquitter, il fallait être fort humble, que, la seconde fois..., il le lui avait encore fait voir davantage, et qu'elle croyait que si elle avait à, y rentrer, il le lui montrerait encore plus ».

Cependant, pour humble et douce qu'elle fût, rien n'était capable de la faire transiger avec la régularité. Elle « avait une fort grande application à faire garder les règles, les constitutions et toutes les observances et coutumes de l'Ordre, dit encore Marie de Jésus, et d'imprimer l'exaction pour toutes ces choses dans les esprits des religieuses, leur représentant que c'étaient toutes ordonnancés que Dieu nous avait données par nos saints fondateurs, que nous ne devions rien estimer de petit de ce qui venait de cette part, et confirmait par son exemple ce qu'elle nous enseignait de bouche. »

Un jour; le P. Coton, « qui [l']aimait et estimait fort,... envoya un de ses neveux, qui était Jésuite et frère [des Sœurs Claire de Jésus et Thérèse du Saint-Sacrement], pour leur dire adieu à cause qu'il s'en allait à Rome... Jamais notre bienheureuse Mère ne voulut permettre qu'il leur dît seulement un mot, parce que c'était dans le silence des avents ou carême... Et, quelques instances que fît le jeune Père, même de la part du P. Coton, elle tint toujours ferme pour ne contrevenir à nos règlements. Et ce Père lui ayant fait dire qu'il croyait de mourir à ce voyage, et qu'il n'espérait pas de jamais plus voir ses sœurs, elle [répondit] qu'elle le priait de l'excuser, que c'était chose impossible, et que, s'il mourait, qu'il aurait joie de n'avoir pas causé ce petit relâche à ses bonnes sœurs contre nos coutumes. » Et l'histoire ajoute : « Il s'en alla fort édifié et sans être indisposé, ni le P. Coton. »

« Comme j'étais sacristine, dépose aussi Anne de Saint-Joseph, elle me reprit bien fort de ce que j'avais lu quelque petit billet qu'on avait apporté par le tour de la sacristie, avant que de lui avoir présenté, comme la constitution recommande de ne lire aucune lettre avant que la prieure les ait lues. Et elle me montra qu'encore que ce ne fût rien que ce billet, néanmoins c'était une grande faute contre la constitution que de l'avoir lu avant que lui porter. »

« Elle se rendait facile à pardonner les manquements qui se commettaient par fragilité ou inadvertance, observe une autre. Néanmoins, si elle voyait que celle qui les commettait n'en fît pas état et s'y rendît indifférente, elle ne le trouvait pas bon, désirant qu'on s'en reconnût avec humilité et contrition. Un jour... une Sœur, servant au réfectoire, laissa tomber la table du service, el se cassa (sic) plusieurs plats qui étaient dessus, dont celte bonne Sœur parla à la récréation, comme n'y ayant pu que faire, avec assez d'indifférence. Cela déplut si fort à notre Bienheureuse, qu'après, au noviciat car cette Sœur était novice professe —, elle lui ordonna [une sérieuse pénitence], non tant pour la faute contre la pauvreté... que pour le peu... d'humiliation qu'elle en avait témoigné avoir. »

La Vénérable « portait puissamment les âmes à la retraite intérieure et à la solitude, disant que c'était l'esprit de notre sainte Mère, qui avait prétendu que chaque maison de son Ordre fût un ermitage. Et elle nous enseignait [c'est la Mère Marie de Jésus qui parle] comment il y faut vivre avec Jésus-Christ et converser avec les anges ».

Sous le rapport de la pénitence, elle constatait avec joie une généreuse ardeur dans la communauté. Et voyant que Dieu y faisait ainsi « reluire la perfection et la grâce éminente dans laquelle sainte Thérèse avait établi [sa Réforme], elle ne le pouvait assez louer et remercier. On ne peut croire le soin qu'elle a pris, les prières qu'elle à faites et les. bonnes œuvres qu'elle a offertes à Sa Divine Majesté afin que cette ferveur et cet esprit primitif ne s'attiédit jamais ».

Toutefois, en pratique, elle usait de retenue pour les permissions qu'elle accordait à ses religieuses. « Elle épargnait fort leur faiblesse, particulièrement quand elle ne les voyait pas bien fortement attirées », ou qu'elle avait lieu de penser que telle âme était mue, sans s'en rendre compte, par le désir de faire comme les autres, car, selon la remarque du P. Gibieuf
, « elle voulait toujours voir quelque fond de grâce qui soutînt les désirs et les pratiques extraordinaires ». Mais « il y avait peu de [Sœurs] que son exemple et l'Esprit de Dieu n'attirassent » à la pratique d'austérités parfois effrayantes.

La prudente supérieure était peut-être plus réservée encore en face certains désirs, souvent téméraires. « Quoiqu'elle ait mit sur toutes choses l'esprit de pénitence en ses Filles et qu'elle demandât à Dieu pour soi-même qu'il la rendît digne de beaucoup souffrir, rapporte sa fidèle amie, elle ne permettait pas aux autres de faire semblables demandes si elle ne reconnaissait manifestement l'attrait de Dieu dans leurs âmes pour celai « Parce; disait-elle, que créature a si peu connaissance de ce qui lui est propre, qu'il est bien mieux de s'abandonner à Dieu et de se préparer à tout ce qu'il voudra faire d'elle. »

Par contre, nul excès n'étant à craindre dans la charité fraternelle, la Servante de Dieu en recommandait l'exercice avec insistance.
« Souvent nous lui avons ouï dire en ses chapitres, raconte une autre ancienne Mère, que les défauts commis contre cette vertu la touchaient si fort qu'elle ne les pouvait souffrir que, pour
tous les autres, elle les pardonnerait volontiers, mais que pour celui de la charité..., elle ne le pourrait, et même n'approuvait pas qu'on s'appliquât aux actions les unes des autres, sous prétexte de zèle de perfection, mais que, suivant l'avis de notre Mère sainte Thérèse en nos constitutions, chacune s'appliquât à ses pro
pres défauts pour s'en amender, supportant ceux des autres sans les discerner, se conservant en estime et très grand respect et affection toutes ensemble. »

Elle avait également « soin sur toutes choses de tenir les esprits dans la paix et tranquillité intérieure, el Dieu lui avait donné de grandes grâces pour les maintenir en cet étal et pour y mettre celles qui n'y étaient pas ».

Enfin, elle prenait et donnait aux autres pour modèle Celui qu'avec un si ardent et respectueux amour elle appelait d'ordinaire « le Fils de Dieu ». « Établir les âmes en l'imitation des vertus [de ce divin Maître] et de sa très sainte Mère » fut, au rapport de Marguerite du Saint-Sacrement, « sa principale occupation dans ses
chapitres » à cette époque. Et la Mère Marguerite ajoute : « Elle nous [y] portait si puissamment, par ses exemples aussi bien que par ses paroles, que cela passe tout ce que j'en puis représenter par les miennes. »

Les lignes suivantes de Marie de la Croix achèveront de peindre le gouvernement de la Mère Madeleine dès sa première charge, et montreront aussi que la communauté offrait à sa jeune prieure bien des consolations. « Quelque infirme ou occupée qu'elle fût, rien ne se faisait au dedans ni au dehors du couvent que par son ordre, et ai souvent admiré l'étendue de sa conduite, ou plutôt de celle de Dieu par elle, et l'assujettissement et dépendance de toutes les personnes qu'elle employait. .Car, depuis la Mère sous-prieure jusques à la dernière Sœur, toutes lui avaient rapport avec telle correspondance, docilité et déférence, qu'il semblait qu'elle les portait toutes en son esprit et que chacune en recevait conduite et influence selon ce qu'elle avait à rendre. Aussi, Dieu y mettait-il telle bénédiction, que sa volonté était celle de toutes, qui était suivie eh simplicité et sans aucun retour en toutes choses, dans Une paix et union admirable, ce qui rendait son couvent un ciel en terre, en une société et charité très parfaite. »

Pour se donner ainsi corps et âme au soin de sa maison, la Vénérable n'avait pas seulement à surmonter les difficultés naissant de sa chétive santé ou de sa tâche elle-même, elle devait en quelque sorte lutter contre Dieu et résister aux envahissements de son amour.

L'action divine devenait en effet de plus en plus forte dans son âme, et, durant ces années de son premier priorat, elle commença d'être admise fréquemment à une haute contemplation.

Les données que l'on possède sur ces matières sont malheureusement très incomplètes. Voici cependant le témoignage, bref mais suggestif, de Catherine du Saint-Esprit : « Les premières années de sa charge, elle était souvent prévenue de Dieu par des effets fort intérieurs en tout temps, allant et venant. Les Sœurs qui ne pouvaient pas voir cela, se rencontraient souvent à lui venir parler durant ce temps-là. Elle dit un jour à une à qui elle était familière : « Si on me laissait seulement un peu pour me rendre « dans l'occupation qui se présente ! Mais je n'ai pas de temps ! ». Comme elle était si dégagée de toutes choses, elle se fendait à la charité sans faire rien paraître de ce qu'elle avait au dedans. L'un des Révérends Pères supérieurs, qui savait son état intérieur, disait que, sans la grande nécessité qu'il y avait qu'elle fût en charge, il ne l'eût jamais permis, afin de lui laisser tout le temps pour se rendre dans les grands effets qu'elle portait de Dieu. » La Mère Catherine explique ensuite sans du reste se départir de sa laconique simplicité quelque chose de ce que sa sœur « avait ainsi au dedans » : « Elle fut un temps que l'âme de la très Sainte Vierge lui était présente, et elle lui montra qu'elle irait dans un couvent de son Ordre, ce qui arriva quelques années après. »

Le P. Talon assure que cette sorte de vision « dura bien une année, et peut-être même davantage, selon ce qu'on peut juger par quelques paroles que la Mère Madeleine en a dites et écrites en divers temps ». Et vraisemblablement ce fut alors qu'elle reçut la communication ainsi consignée dans ses notes spirituelles :

« Priant un jour la Vierge Mère de Dieu, elle me dit que Notre-Seigneur, étant sur la terre, lui avait parlé de notre Ordre, et qu'il lui avait promis qu'étant renouvelé dans les derniers temps, il lui rendrait beaucoup de services et lui serait fort agréable; j'appris d'elle aussi que cette promesse était maintenant accomplie par une nouvelle grâce qu'elle répandait dans les âmes de l'Ordre. »

Ces faveurs, on le conçoit, accrurent encore l'amour de la Vénérable pour Marie et son zèle à la faire honorer dans sa communauté. Aussi ne manquait-elle pas, « les jours de ses fêtes, de convier [les Sœurs] à se renouveler dans la dévotion très spéciale qu'elles devaient avoir vers elle, comme vers leur Mère et Patronne; la grâce de pouvoir [la] regarder... en ces deux qualités étant l'une des plus grandes de leur vocation ». Et quant à elle, « ce lui était une sensible consolation » de songer à cette « appartenance des âmes de l'Ordre à la Vierge' ».

Les « petits papiers » intimes laissés par la Servante de Dieu font encore connaître deux autres révélations dont elle fut gratifiée à cette époque. Voici comment elle note la première :

« Notre-Seigneur me montra un jour ce qu'il voulait donner aux âmes de cette maison; et me semblait que c'était un lieu devaient reposer sa gloire et son esprit. Et je vis une si grande perfection qu'il n'y a langue qui la puisse exprimer. Je voyais tant de choses toutes en une que je disais : Bienheureuses âmes à qui doit, (sic) arriver de si grandes grâces ! »

Et la seconde :

« Le jour de saint Gabriel mil six cent quatorze, mon âme a vu plus clairement qu'il ne le lui a jamais été montré ce que Dieu demandait d'elle, et ce fut un si extrême anéantissement que cela ne se peut comprendre. Et l'obligation de cet anéantissement et la nécessité que je compris que j'en avais ne se peut exprimer. J'eus aussi quelque vue de la chute des esprits malins. Je voyais qu'elle leur était arrivée — comme la foi nous l'enseigne -— pour s'être voulu élever, et que la préservation des bons avait été l'adoration très profonde qu'ils avaient rendue à Dieu par la reconnaissance de leur néant. Ce qui touche les esprits n'est pas demeuré si clairement dans le mien, mais ce qui me regarde ne s'en doit jamais effacer, dont je supplie la bonté divine par ses infinies miséricordes. »

Il faut aussi lire ici quatre relations spirituelles, les plus longues et peut-être les plus radieuses qui soient tombées de la plume de notre Vénérable; elle les écrivit très probablement à la fin de son priorat, ou du moins peu après, et y révèle à souhait sa vie profonde à cette époque.

Première relation :

« [L'état de mon âme est quasi toujours de pareille sorte que ce que j'en ai dit. Mais]  je ne puis dire combien ce que je ressens est éloigné de toutes mes paroles ; [et c'est pourquoi, le plus souvent, je me retiens d'en parler].

« Les opérations de Dieu en mon âme sont si intimes, et l'amour au moins ce que j'appelle ainsi est si secret, que je dis quelquefois : Amour, vu que vous êtes si puissant, comment opérez-vous avec si peu de bruit ? Comment êtes-vous si caché ? Comment est-ce qu'on ne vous peut nommer, sinon que vous-même formiez dans l'âme ce nom d'amour, sans qu'elle ait autre connaissance ? Mais il la laisse bien peu parler, parce qu'il faut qu'elle meure. El il semble que sans cesse mon âme ne fasse autre chose, et que tout me serve à cela, c'est-à-dire à mourir. C'est pourquoi, quand j'entends dire qu'on est consolé ou qu'on affectionne quelque créature, je pense : Hélas ! comment se pourrait-il faire ? Les bons et les mauvais doivent tous mourir en moi. Comment pourrait mon âme rechercher ce qu'il lui faut à l'heure même perdre ? Mais Dieu, pour maintenant, a soin de m'en donner l'usage nécessaire. Et lorsqu'il me vient la vue de quelque besoin de communication, je le laisse à Dieu, ne m'en chargeant la mémoire ni la pensée, mais je me souviens seulement qu'une seule chose est nécessaire.

Or il faut que Dieu opère toutes ces choses, car quand il laisse travailler, l'âme, c'est comme la nuit auprès du jour. Et l'intelligence ne peut de rien servir ni comprendre ; mais il faut que Dieu opère cette œuvre, laquelle, est- fort simple et pure, et ne peut être entendue que par la lumière de Dieu. Et l'âme aussi ne peut entendre ce qu'on lui dit que par même lumière.

Il me semble que mon âme en cet état n'est quasi plus en cette vie, pour la grande séparation qu'elle a de tout ce qui est créé, et pour la familiarité et la présence continuelle de tout ce qui est incréé.

Mon âme  a maintenant grande joie de la mort et beaucoup de consolation de la vie, l'une pour croire qu'elle verra Dieu, l'autre parce qu'ici elle se sent en une dépendance de Dieu, qui ne peut être au ciel, pour ce qu'il la peut perdre sauver ainsi qu'il veut, et ce divin plaisir dont elle dépend lui donne un extrême contentement, pour ce qu'il semble qu'elle n'ait rien de si cher que de lui voir tout entre les mains. C'est pourquoi, tout ce qu'il me donne, je le lui redonne aussitôt; et même quelquefois qu'il me montre qu'il m'aime, je lui dis : Seigneur, je sais que vous êtes Amour, je suis contente !

Lorsque je sens quelque bassesse, il m'est presque impossible d'en retirer les yeux, et je suis comme une personne qui serait en sa maison et verrait toute l'étendue de ses biens.

Il me semble le plus souvent que mon âme se sent comme la boue des rues du chose très immonde, sur laquelle repose une très grande pureté. Et comme un jour, je demandais à Dieu, dans la vue de mes bassesses et de mes misères, comment il m'aimait ainsi, il me montra par une Vérité qu'il n'y avait point d'autre raison en l'amour, sinon qu'il était Amour pur, qu'il aimait à cause de lui-même.

« Je sens une extrême joie qu'on m'abaisse par toutes sortes d'humiliations et d'abaissements, et j'ai grande dévotion à un passage des Cantiques
, qui dit : Si tu, te me connais, ô très belle, va paître tes troupeaux, c'est-à-dire retourne à ta première condition, à la connaissance de toi-même, à la vue de tes misères et du peu que tu es devant Dieu. »

Deuxième relation :

« Je me sens tellement pressée de parler de mon intérieur, que je ne le peux quasi... [mot illisible]. Il me semblait il y a quelques jours que Notre-Seigneur me disait que je voulais cacher sa gloire et pourquoi j'avais tant de contradiction à parler ? Que ce ne serait pas par moi-même que je me préserverais de vanité. Et depuis j'ai senti mon âme abandonnée à lui par une opération si admirable que je ne la puis dire. Et il me semble que je ne me souviens quasi plus si j'ai une âme ou un corps. Je ne sens quasi nul discernement : toutes choses me sont indifférentes. Je vois en moi toutes choses anéanties par cette opération, qui est une union de Dieu avec mon âme par anéantissement, si douce que cela ne se peut exprimer. Or je ne puis dire comme cela se fait, car je sens l'usage libre do tous mes sens, et ne me trouve empêchée de nulle action.

Ma raison et mon intelligence ne peuvent comprendre comme Dieu se veut communiquer à une telle que moi (sic), car devant Dieu et devant les hommes, il est très clair que je suis très imparfaite! Et pour ce, je disais aujourd'hui : Seigneur, on ne peut pénétrer par quelle voie vous vous glorifiez el par vous vous rendez, admirable. Ce sont des œuvres de l'Amour, que lui seul peut entendre et faire entendre à qui il lui plaît. Douce Bonté I que vous êtes glorieuse el juste par vous-même! Quand il vous plaît de découvrir la vérité, on le voit clairement, mais on ne le peut déclarer, et le mieux qu'on se puisse faire entendre, c'est : “Je ne puis ou je ne saurais parler de cela parce qu'il me surpasse”. Or il est certain qu'en ce temps-là, nulle créature ne peut aider, mais Dieu est tout à l'âme et l'âme ne voit que Dieu, et semble que cette opération soit si simple qu'il n'y peut avoir lieu pour aucune chose créée. Dieu occupe tout, il opère seul, et l'âme seulement s'anéantit. Il la mène par des voies qui lui sont inconnues, et faut qu'elle soit conduite à chaque pas, parce qu'autrement elle se détourne et manque à Dieu. El chaque fois qu'il vient nouvelle lumière, l'âme voit nouvelles fautes. Et l'Amour lui montre combien peu elle lui correspond, et l'âme dit toujours .: Il est vrai. Car on lui fait voir cela clairement ; et si tous les hommes lui disaient qu'elle n'a point failli, elle n'y aurait nulle créance.
 »

« C'est chose admirable de voir l'amour que Dieu porte aux âmes, et chose épouvantable de la résistance que l'âme fait à Dieu, et il faut une force extrême pour porter cette vue sans se troubler. Et quand je suis fort faible ou que je me trouve mal, je ne puis quasi souffrir cette connaissance, et je dis à Dieu : Seigneur, pourquoi endurez-vous qu'une chose si petite empêche une si grande puissance et arrêté vos divins plaisirs. ?
 »

Troisième relation :

« Quand il plaît à Dieu enseigner à l'âme quelque chose de sa pureté et beauté, si elle n'est bien infidèle, les créatures s'éloignent bientôt d'elle, et, pour bonnes qu'elles soient, il semble qu'elle n'en puisse supporter la vue un seul moment en son intérieur. Car l'amour ne peut être séparé. Il donne le tout pour le tout, comme celui qui se donne à lui se donne tout entier lui-même. Ainsi l'âme dit : J'ai trouvé Celui que mon cœur aime, rien ne m'en pourra séparer, car l'amour est fort comme la mort et peut vaincre toutes choses et les rendre au-dessous de soi. Je dis donc que, quand l'âme connaît que Dieu la veut occuper seul, il me semble que toutes les communications avec les créatures lui sont une grande croix. Car il faut qu'elle meure à elles d'une mort si étroite qu'elle dirait volontiers : A quoi, Seigneur, m'avez-vous assujettie qu'il faille que je vive comme si je mourais toujours, et que je parle sans nulle consolation ? »

Quatrième relation :

« En pensant un jour à une chose à laquelle j'avais grande résistance et me semblait en avoir quelque raison —, parce que je vis une si grande répugnance, je m'offris pour l'amour de Dieu à souffrir cette croix. Or, m'offrant à' cela avec un retour à Dieu très intime, je vis intérieurement des choses fort particulières d'un esprit plein de gloire, el ressentis une union si grande de mon âme avec Dieu qu'il m'est impossible de la pouvoir exprimer. Et comme je revenais à moi, je disais : Mais, Seigneur, qui se pourrait opposer à vos œuvres ?  Y aurait-il quelque chose qui ne fût indifférente à l'âme qui vous aime ? Et ainsi, je voyais une opération de Dieu pure, simple et qui devait opérer selon son divin plaisir. Et ces paroles me furent imprimées en l'esprit : Ceci .est l'œuvre du Seigneur et c'est chose de merveille à nos yeux. »

Ces pages ne chantent-elles pas comme un épithalame ? Et d'autre part, cependant, ne font-elles pas pressentir que celle qui les écrivait était appelée à connaître plus même que bien d'autres les rigueurs du Divin Amour, cette jalousie implacable comme l'enfer dont parle le Cantique ! Mélange presque déconcertant, mais habituel pourtant dans l'histoire des grands contemplatifs, de suavités, de délices déjà célestes, et de souffrances que nous entendrons plus tard la sainte patiente comparer à celles du purgatoire. “Propter verba labiorum tuorum, ego custodivi vias duras”, disait-elle souvent dès cette époque, après le roi-prophète. Et ces voies dures, c'étaient les détachements auxquels la grâce la contraignait à s'exercer sans merci «car il faut qu'elle meure», déclarait-elle elle-même il n'y a qu'un instant ; c'étaient aussi et déjà les purifications passives qu'elle devait éprouver plus encore par la suite. Purifications combien douloureuses ! mais combien nobles et glorieuses !

Quelques fragments de notes tracées par M. de Bérulle viennent ici fort à propos. Le saint prêtre possédait, nous le savons, toute la confiance de sa pénitente ; il sut d'elle tout ce que la grâce lui laissait la liberté de redire de sa. vie intérieure ; d'autre pari, initié lui-même expérimentalement aux secrets de la mystique, il était apte à en juger.

« Dieu est présent en elle, écrit-il, parlant de notre Vénérable, d'une sorte de présence très particulière qui l'élève par-dessus son intelligence sans que son âme voie d'élévation, car les effets de Dieu en elle sont d'une qualité si simple que l'esprit, qui est habitué à des choses plus palpables, ne les comprend pas ; et c'est un point de son mérite et de ses souffrances ». Et un peu après il dit : « Dieu, qui a tant d'amour pour cette âme a pris possession de sa liberté pour opérer en elle selon son vouloir. Ce n'est pas qu'il la force de se donner à lui, car elle s'en peut détourner, mais il veut user de sa puissance et de sa volonté divine sur elle, comme elle le lui demande continuellement, et non suivre les désirs, quoique bons, qu'elle-pourrait avoir par elle-même. Or cette voie est très difficile, parce que la créature fuit naturellement selon le corps et selon l'esprit la privation d'elle-même, spécialement en une manière si intime comme est celle-ci ».

Le pieux directeur confia aussi « à une personne de grand mérite, que saint Joseph lui avait... révélé des choses admirables » relativement à l'âme privilégiée qu'il conduisait. Voici le peu qui en a été consigné : « La Mère Madeleine est dans une voie très pure et très élevée ; elle porte des souffrances divines, opérées immédiatement par la puissance de Dieu. Choses grandes se doivent passer en cette âme, mais elles lui coûteront bien cher ».

Remarquons-le, du reste, et ne le perdons jamais de vue au cours cette histoire : les épreuves intimes de Madeleine de Saint-Joseph, quelque lourdes qu'elles aient été, ne l'ont jamais déprimée, jamais abattue ; elles l'ont seulement prosternée, dirait-on volontiers, car tout dans sa grâce allait à faire d'elle une adorante
aussi bien qu'une amante.

Un mot, pour finir, sur la nature des faveurs extraordinaires reçues par notre Vénérable. Presque toujours, dès lors comme ensuite, « c'était par voie intellectuelle que le Seigneur communiquait ainsi avec elle, usant de modes d'opération si relevés
 qu'ils sembleraient convenir plus proprement à sa manière d'agir avec les purs esprits qu'avec une âme encore engagée dans le corps ». La Mère Madeleine confia elle-même à Marie de Jésus, dans les premières années de sa charge, « qu'elle était souvent en un état que l'essence de son âme se voyait séparée de ses sens intérieurs, et qu'elle opérait vers Dieu en cette manière-là ». Elle lui conta aussi un incident qui montre son humilité, son dégagement parfait, sa souplesse d'âme en présence même de ces phénomènes transcendants de la mystique, alors que Dieu lui faisait voir « qu'il avait mis son âme dans une autre région », alors qu'il opérait en elle d'une «manière si profonde et si secrète... et immédiatement d'esprit à esprit ». Voici le fait : « Un serviteur de Dieu, à qui... [la Vénérable] se trouva obligée de déclarer quelques-uns des grands effets qui se passaient en son âme, y reconnaissant des marques visibles d'une grâce tout extraordinaire, lui conseilla de prendre une nouvelle conduite, et des usages intérieurs qui eussent de la correspondance avec cet état si sublime Dieu la mettait; mais elle ne crut pas devoir suivre cet avis, et elle témoigna humblement à celui qui lui parlait qu'elle aimait mieux demeurer dans la simplicité et continuer autant qu'il serait en son pouvoir à se servir des usages ordinaires. » Elle avoua enfin à sa confidente « qu'aussitôt que Dieu cessait d'opérer en elle de cette manière extraordinaire, elle n'y pensait plus du tout ».

   

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