CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE V

La Maîtresse des Novices
1605-1608
 

La profession de Madeleine de Saint-Joseph venait de donner une nouvelle impulsion à sa vie spirituelle. On le constata « très manifestement en sa conduite,... et il n'y eut personne, ni dans le monastère ni parmi ceux qui la connaissaient, qui ne s'en aperçût ». Aussi les supérieurs et les Mères espagnoles estimèrent-ils devoir déroger à la coutume de l'Ordre de tenir les jeunes professes pendant trois ans encore dans la dépendance et les exercices du noviciat pour achever leur formation. « Incontinent après sa profession,... tous, d'un commun consentement, la mirent en la charge de maîtresse des novices. » La bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy confia à ce propos à M. du Val « que la Sainte Vierge lui avait fait connaître que la Sœur Madeleine de Saint-Joseph avait beaucoup de grâce pour servir l'Ordre, et de grands talents pour la conduite des âmes *».

Il lui fallait effectivement cette grâce et ce talent, car les circonstances rendaient sa mission plus importante et plus délicate qu'elle ne l'est déjà d'ordinaire. On avait dû, au monastère de l'Incarnation, ouvrir les portes du noviciat bien plus largement que ne l'indiquent les constitutions de sainte Thérèse, parce que, de l'aveu même de la Mère Anne de Jésus, les sujets d'élite se présentaient à Paris plus qu'ailleurs, et que l'on trouvait également « plus de commodité spirituelle et temporelle pour les instruire de ce qu'il [fallait] pour aller faire les autres fondations ».

La Servante de Dieu se trouvait donc en face d'un essaim de novices, d'âges, de conditions, de caractères fort divers naturellement, et dont « la plupart couraient et même volaient, dit le P. Gibieuf, plutôt qu'elles ne marchaient dans le chemin de la perfection ». Aussi leur formation réclamait une maîtresse expérimentée. On devine l'effroi que dut éprouver celle qui avait tant d'attrait pour la dernière place lorsqu'elle se vit imposer une pareille lâche, et les excuses qu'elle dut alléguer. Néanmoins elle courba la tête. Aussi, « étant entrée [en cette charge] par la porte d'une très humble soumission à la volonté de ses supérieurs, elle l'exerça en bénédiction et avec un incroyable avancement du royaume de Dieu dans les âmes, déclare Marie de Jésus... Nous voyions visiblement qu'il la tenait par la main et qu'il agissait en elle. Elle était si remplie de grâce dans cet emploi qu'elle portait odeur de sainteté en tout; ses paroles étaient toutes saintes, et si élevantes à Dieu et si efficaces qu'elles imprimaient sans difficulté dans les âmes les dispositions telles qu'elle les voulait. Celles de nos Sœurs qui ont été sous sa conduite rendent témoignage à cette vérité que j'ai expérimentée en moi-même. » Revenant ailleurs sur ce sujet, la même Mère insiste : « Elle avait un talent miraculeux pour la conduite des âmes et un si grand pouvoir sur les esprits qu'elle n'y trouvait jamais de résistance... un don de Dieu qu'il semblait qu'elle fût la maîtresse des grâces pour les verser dans les cœurs. »

D'après une autre des premières et des plus remarquables disciples de la Vénérable, « il paraissait en elle tant de capacité, de grâces et de vertu, qu'on ne savait lequel admirer davantage, ou la grandeur de son esprit, ou la douceur de sa conduite, ou la puissance de ses paroles, ou la sainteté ses œuvres, ou la plénitude de la grâce de Jésus-Christ qui reluisait en elle et qui imprimait dans les âmes un désir ardent d'être au même Jésus-Christ, un effacement de toute créature, et désir d'avoir un cœur vide de la liaison au péché et à toute imperfection volontaire, ce qu'elle imprimait par ses paroles et par son seul regard plus que
cela ne se peut expliquer. Son regard, plein de la bénignité de Notre-Seigneur et de la majesté de sa présence, arrêtait l'imperfection de celles qui l'envisageaient. »

Un fruit si merveilleux était avant tout à l'incessante prière de Sœur Madeleine, car « la crainte qu'elle avait de manquer à une charge si importante la tenait toujours devant Dieu pour implorer son assistance ». Il venait aussi de sa profonde humilité. Elle ne se prévalut aucunement, en effet, de la marque exceptionnelle de confiance qui lui était accordée, et, bien que ses supérieurs et sa prieure « lui eussent donné tout pouvoir », et que l'on ait pu dire en vérité des novices de ce temps-là que « c'était, elle seule qui les élevait ? » ; elle voulut que ces jeunes Sœurs continuassent à considérer la Mère Anne de Saint-Barthélemy comme leur maîtresse, tâchant qu'elles lui « fussent étroitement liées », et les lui renvoyant même « pour des licences fort petites ». « Elle prenait [de plus] tous les soins possibles pour cacher sa grâce et sa vertu aux âmes qu'elle conduisait », et surtout pour « ne tenir aucun lien dans leur esprit,... leur disant : « Je ne puis permettre que vous ayez aucun attachement à la créature sous quelque pré« texte que ce puisse être. Un 'y a rien qui s-Oppose davantage à la perfection des âmes que ce détour que l'amour-propre leur fait
« faire souvent, sous ombre qu'elles reçoivent quelque lumière de ceux qui les conduisent. Mettez fortement votre espérance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre souverain Pasteur; il est le « grand Évêque de nos âmes, et le premier Supérieur et Directeur, « qui nous conduit amoureusement et fidèlement à Dieu son Père, et qui, nous unissant à lui, nous élève au-dessus de nous-mêmes. » Enfin, elle ne pouvait « se regarder autrement que comme la petite servante de chacune de ses Sœurs les novices ».

Sur ce point, sa charité autre principe de la fécondité de sa vie se joignait à son humilité, la faisant « s'oublier soi-même et ses infirmités, et particulièrement ses grands maux de tête, pour se donner toute au prochain 6 ». « Elle me disait, raconte Marie de Jésus, qu'il semblait qu'il y eût quelque permission de Dieu sur son mal de tête, « car, disait-elle, encore que je me porte un peu bien d'ailleurs, je suis incessamment travaillée de ce mal, et cela, joint à l'obligation de parler, m'est une croix perpétuelle. » Parmi ces douleurs sans relâche, et qui étaient assez souvent si aiguës..., on ne l'entendit jamais se plaindre ni refuser son entre-
tien à ceux qui en avaient du besoin, parce que, s'estimant redevable à tout le monde, elle ne croyait pas de pouvoir s'excuser de servir au prochain sur ses incommodités ... c'eût été agir... en maîtresse et non en servante. »

« Sa charité pour les âmes et le zèle de leur avancement en la perfection étaient si pressants, qu'elle perdait souvent le manger et le dormir pour satisfaire aux besoins de ses novices, lesquelles — nombreuses et ferventes, nous le savons étaient toujours après elle ».

Une de ces jeunes Sœurs, fort scrupuleuse, « l'allait souvent chercher et l'obligeait à lui parler beaucoup. Une autre novice, sachant ces entretiens prolongés si nuisibles à la santé de la Vénérable, s'avisa un jour d'y couper court en l'appelant au timbre. Sœur Madeleine arrive aussitôt. Apprenant de quoi il s'agit : « Ce n'est que cela ? » fait-elle tranquillement, et elle retourne à son méritoire Colloque. Mais le lendemain, voulant sans doute apprendre à la trop compatissante novice à surnaturaliser ses sentiments, et, en tous cas, lui prêchant ainsi d'exemple un total oubli de soi, elle lui dit, toujours avec la même tranquillité : « Ma Sœur, il n'est pas raisonnable que vous communiiez, puisque vous avez si peu de charité que vous considérez davantage mes incommodités que les besoins de l'âme de votre Sœur. Ne retombez jamais dans une pareille faute. »

Ce qui contribuait encore à l'ascendant exercé par la sainte maîtresse, c'est qu'elle « ne disait rien dont elle ne montrât l'exemple; par ses actions, car elle était la première en toutes les observances, et la dernière à prendre les soulagements nécessaires à la nature, [ce qui] a été la pratique de toute sa vie ».

Enfin sa grande puissance c'était toujours son « incomparable douceur ». Recourons encore au témoignage de sa fidèle amie : « Sa douceur était admirable, car outre qu'elle était naturellement fort douce..., elle l'était encore beaucoup, plus par un principe bien-plus haut et plus saint. J'assure, sur ce que j'ai ressenti en moi et que j'ai ouï assurer à plusieurs personnes, qu'on ne la pouvait connaître sans sentir en soi-même l'impression de sa douceur et son humilité. » Et ailleurs : « La suavité avec laquelle elle recevait ses novices, la satisfaction qu'elles recueillaient de sa communication, et la haute estime qu'elles avaient de sa vertu étaient les liens de charité qui les tenaient si fortement attachées à elle qu'elles ne s'en pouvaient séparer. » Et encore : « Toutes celles qui ont eu le bonheur de sa conduite confessent qu'il y avait tant de saintes adresses en sa douceur et une efficace si puissante, qu'elle ôtait la difficulté aux choses les plus austères et qu'il n'y avait rien de si pénible que sa douceur ne rendît facile; Enfin nous n'avons jamais entendu parler d'une âme qui fît [tant] savourer la suavité du joug de Notre-Seigneur. »

A l'appui de cet éloge, que l'accord des témoignages contemporains montré si mérité, on n'a malheureusement conservé que les seuls traits suivants; Un jour, une de ses novices, croyant lui rendre service, voulut en son absence balayer sa cellule. Hélas! moins adroite que charitable, elle brisa entièrement un crucifix de cire, fort dévot que la Vénérable avait  la. Celle-ci arriva sur les entrefaites et, sans laisser paraître la moindre contrariété, sans même faire allusion à l'accident : « Ma Sœur, dit-elle doucement, il n'était pas nécessaire que vous prissiez la peine de nettoyer notre cellule » Une autre jeune religieuse fut un jour désignée pour un emploi humble et mortifiant. Elle obéit. Mais sa charitable maîtresse, s'apercevant que « c'était avec beaucoup de répugnance et beaucoup de contradiction de la nature » y vint aussitôt, pour lui donner du cœur, faire la besogne avec elle. Elle « l'acheva d'un air si plein douceur et de bonté que dès ce moment toute la peine de la novice s'évanouit, avec tant de profit pour: son âme que depuis, bien loin d' être choquée de semblables occupations, elle les recherchait et s'en acquittait avec plaisir ») La même chose se produisit à l'égard d'une Sœur « qui avait extrêmement aimé la propreté » et à qui l'on confia précisément le soin des chandelles et des chandeliers : « Courage, ma Sœur, il faut que je vous aide », lui dit gaiement la Servante de Dieu. Elle s'y mit en effet avec entrain, et guérit du même coup la novice de sa trop grande délicatesse.

Point « bien remarquable » encore : quoique Sœur Madeleine fût extrêmement humble, douce et supportante, on ne lui perdait jamais le respect ; Dieu avait mis en elle je ne sais quel air de sainteté qui faisait qu'on ne la pouvait voir sans concevoir de la dévotion et un grand respect pour elle, ce qui, appuie Marie de Jésus, ne se perdait jamais, quelque fréquentation ou familiarité qu'on eût avec elle ».

Quant à sa prudence — prudence « divine » au dire du P. Gibieuf —, elle éclate dans les maximes et les méthodes de la jeune maîtresse. Les contemporaines en ont longuement parlé, et, grâce à Dieu, la substance en est demeurée dans quelques feuillets écrits ou dictés par la Vénérable, sans autre dessein que de répondre au désir de la Mère Marie de Jésus, et publiés plus tard sous le titre
d'Avis pour la conduite des novices. Précieux opuscule, l'on retrouve très pur l'idéal thérésien et l'écho des enseignements des fondatrices espagnoles. Le texte en sera donné un jour; mais il convient ici d'effleurer au moins la matière.

Avant tout, Madeleine de Saint-Joseph s'efforçait de faire complètement et rapidement oublier monde à celles qui en sortaient, et d'empêcher qu'elles ne vinssent à « en rafraîchir la mémoire » aux novices entrées précédemment; En même temps, « elle travaillait avec un zèle, une assiduité et une persévérance infatigables, à établir en [ces âmes] Celui qui est le fondement unique : ... Jésus-Christ », leur montrant « avec beaucoup d'efficace que les grandeurs, les richesses, les délices, bref l'assemblage de tous les vrais biens était en [lui] ». Car elle remarquait avec une fine et sainte psychologie « que, comme les âmes commençantes sont environnées de choses matérielles, pour [les] leur faire quitter tout d'un coup, il fallait leur remplir toujours les mains de Notre-Seigneur.. et de ses mystères, et que, comme elles voient qu'on leur fait quitter ce qui n'est rien pour prendre ce qui est véritable et solide, l'esprit s'y porte librement et le désire avec ardeur, et [elle] disait que cela faisait avancer les âmes à grands pas ».

Elle cherchait de plus à découvrir vers lequel de ses mystères ou de ses états Sauveur conviait chaque novice à s'orienter spécialement, car, a son avis, « l'âme devait être fort fidèle à suivre cet attrait, et soigneuse de référer tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle souffre, non seulement au Fils de Dieu, mais à lui dans ce même état ou mystère, et  il [fallait] que ce soit son refuge en tous ses besoins ». Cependant, la Sainte Enfance restait à ses yeux le mystère par excellence à proposer aux hommages et à l'imitation du noviciat. Elle s'appliquait aussi à promouvoir parmi ses subordonnées le culte fervent de la Sainte Vierge et de saint Joseph, et à les affectionner par-dessus tout aux dévotions de l'Église.

Une autre de ses grandes sollicitudes regardait l'instruction religieuse ses novices : dès les premiers temps leur séjour au couvent, elle leur mettait en mains le catéchisme du saint cardinal Bellarmin, les livres de Grenade, etc., accompagnant ces lectures d'explications si solides et si claires « que c'était une chose admirable ».

« Après ce qui concerne le Service divin, ce qu'elle leur recommandait davantage était d'observer très exactement tout ce qui est renfermé dans notre règle et nos constitutions ; et elle leur disait quelquefois, sur ce sujet que, si elle croyait que les discours qu'elle leur faisait sur d'autres choses spirituelles les empêchaient de  s'y appliquer soigneusement, elle ne leur [en] ferait pas. » Accoutumer de suite les postulantes au silence et à la discipline régulière, procéder au contraire graduellement pour les habituer aux austérités, avoir « grand soin de leur faire entendre... fin de notre institution » et les moyens établis par sainte Thérèse pour y atteindre, en d'autres termes leur inculquer l'esprit érémitique et apostolique du Carmel ; « leur enseigner en perfection ce qui est des cérémonies,... leur ouvrant l'esprit et les portant à faire usage de la grâce intérieure que Dieu; leur donne pour cela... parce qu'il semble qu'il soit pénible aux âmes intérieures de leur parler de quelque chose que ce soit, si l'on ne leur montre dans cela même la vertu intérieure » ; leur apprendre soigneusement les méthodes d'oraison, et pourtant ne les contraindre pas à s'en servir quand leur âme est attirée d'autre sorte vers Dieu; leur parler très souvent des vertus, et de manière pratique, en particulier de l'humilité — « fondement de toutes les autres » —, de l'obéissance, de la simplicité — « vraie vertu des novices » ; — de la patience, de la mortification, et « sur toutes choses » de la
charité ; bannir énergiquement toute légèreté de leurs propos et de leur conduite ; les tenir « fort assujetties », les obligeant « quelquefois... à observer plusieurs petites choses, mais... ne les en pas trop charger » ; leur passer bien des fautes minimes, afin de les reprendre plus utilement des grandes ; « bien employer leur ferveur quand elles en ont, et si elles sont froides... essayer de les émouvoir [en] leur parlant souvent » ; conduire « chacune selon sa portée, son besoin et sa voie » ; enfin et surtout avoir l'œil toujours ouvert sur ces enfants, pour « voir ce que Dieu fait en elles » afin de « le suivre exactement » sans y mêler du sien, sans se hâter trop, « sans s'étonner ni faire violence aux âmes », tels furent en substance les principes, tel fut le procédé de la nouvelle maîtresse. Ajoutons qu'elle « avait un grand don de Dieu pour connaître et discerner à quoi chacune [de ses novices] était appelée » ; et que, grâce à cette lumière surnaturelle, « il n'y avait point de replis en leur esprit qu'elle ne découvrît ». A telle enseigne que souvent les Sœurs, lorsqu'elles allaient lui parler, se voyaient prévenues comme si la Vénérable eût lu en elles leurs dispositions intimes : vrai soulagement pour les âmes embrouillées timides !

Le noviciat dirigé par Sœur Madeleine fut, nul ne s'en étonnera, une pépinière de grandes et saintes religieuses. Marie de Jésus a ici un mot heureux : « Nous regardions ses novices, dit-elle, comme des anges conduits par un séraphin. »

L'un de ces « anges » devait bientôt prendre son vol vers la patrie. C'était Angélique de la Trinité, fille du maréchal de Brissac. Angélique avait eu beaucoup à lutter contre son père pour se donner à Dieu qui l'attirait depuis sa tendre enfance. Un jour enfin, elle dit résolument au maréchal : « Je me rendrai si pénible au monde et si désagréable, que vous-même, Monsieur, serez « obligé de m'en chasser ». Elle tint si bien parole que le vieux guerrier dut capituler. Angélique entra au monastère de l'Incarnation au printemps i6o5, âgée de vingt et un ans. Elle fut des premières à recourir aux conseils de Sœur Madeleine, alors égale-
ment novice, et « fit de si grands progrès sous direction de la Servante Dieu..., que dès le temps de son noviciat, dit Mère Marie Jésus, nous la regardions comme une sainte. Le Seigneur récompensa sa générosité par une grâce de dévotion soutenue, lui faisant, en particulier, sentir continuellement l'odeur de notre Mère sainte Thérèse ». Il lui révéla aussi qu'elle ne vivrait pas longtemps, et de fait, peu après sa profession, des maux graves et douloureux l'atteignirent. Elle eut d'abord « peur de mourir si tôt, n'ayant, rien fait ni rien souffert pour Dieu et pour s'avancer en son saint amour » ; mais Madeleine de Saint-Joseph lui fit comprendre que ceux qui aiment soupirent après la présence de l'Ami. Dès lors la jeune Sœur ne rêva plus que le ciel. Elle avait en sa maîtresse une confiance d'enfant, à tel point que, lorsqu'elle devait recevoir la visite de quelque confesseur, « elle disait à l'infirmière qu'elle lui fît venir cette Bienheureuse », laquelle ne pouvait se défendre de sourire « de ce que cette bonne fille voulait qu'elle lui apprît [ainsi] à communiquer des choses de son âme avec des personnes doctes et fort capables ». Angélique fit une mort de prédestinée et ne tarda pas à donner des assurances surnaturelles de sa gloire.

Très attachante également est la personnalité d'une autre novice de la Vénérable, qui, sous le nom de Marguerite du Saint-Sacrement, devait, elle, fournir une longue carrière. Seconde fille et « fille bien-aimée » de Mme Acarie, elle se montra dès l'enfance très fidèle à la grâce. Aussi, malgré un caractère fort enjoué, et qui facilement, à l'en croire, eût dégénéré en légèreté, elle n'inclina jamais vers le monde, et franchit à quinze ans la porte du Carmel.

Notre Vénérable y était depuis dix mois seulement. « Quoiqu'elle n'eût pas lors tout à fait la charge de maîtresse des novices, raconte la Mère Marguerite elle-même,... elle ne laissait pas néanmoins de leur parler pour la conduite de leurs âmes... ainsi j'eus la grâce de faire sous elle mon noviciat. La veille [du jour] que j'entrai dans le couvent,... ma bonne mère, en me donnant sa bénédiction, me témoigna une très hanté estime vertu, capacité et grâce de notre vénérable Mère Madeleine, m'ordonnant de lui obéir en toutes choses, de prendre son conseil et ses avis, lui communiquant les choses de mon âme, et me disant qu'elle nié
mettait entre ses mains. »

La novice profita a cette école. « C'est une âme de haute vertu et d'esprit merveilleusement amiable et franc, joyeux et gai », dira d'elle plus tard saint François de Sales. Aussi était-elle chérie au monastère, et c'est avec bonheur, que la Mère Anne de Saint-Barthélemy reçut ses vœux.

Deux autres sujets d'élite firent profession le même jour : Mlle de Viole d'Auxereaux — Anne du Saint-Sacrement —, dont la jeunesse avait oscillé entre Dieu et le monde, mais qui se donna ensuite si pleinement au céleste Époux qu'elle fut de bonne heure en état de lui conduire des âmes. Et Marie de Saint-Jérôme, une
fervente entre les ferventes de cet âge d'or ; ou, pour parler avec Talon, « une de ces pierres précieuses et choisies dont Dieu s'est voulu servir pour affermir les fondements [du Carmel] en ce royaume. » C'était aussi « l'une de celles pour qui [la Vénérable] eut toujours le plus d'amour, et à la conduite de laquelle elle travailla avec le plus de soin ». L'historien de la Mère a consacré de belles pages à la Fille. Le cadre de ce récit ne permet d'en retenir qu'un trait : c'est « l'attention tout extraordinaire » de cette sainte moniale à éviter l'oisiveté, tant spirituelle que matérielle. Comme elle le confia à la Vénérable, il lui semblait sans cesse entendre intérieurement une voix lui dire : « Gardez-vous bien de perdre le temps, c'est une chose trop chère. » Pendant qu'elle faisait profession, en compagnie des Sœurs Marguerite et Anne du Saint-Sacrement, la bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy, leur prieure, apprit « par révélation divine que notre sainte Mère Thérèse reconnaissait avec complaisance ces trois nouvelles épouses de Jésus-Christ pour ses Filles, et vit cet adorable Sauveur qui... posait une couronne sur leur tête après leurs vœux prononcés ».

Trois mois plus tard, Geneviève Acarie âgée elle aussi de quinze ans seulement venait rejoindre sa sœur Marguerite au Carmel et y prendre le nom de Geneviève de Saint-Bernard ; puis ce fut le tour de Marie leur aînée, devenue ainsi Marie de Jésus. Toutes trois devaient faire honneur tant à leur éducation première qu'à, leur formation religieuse.

En même temps que ces jeunes novices, Madeleine de Saint-Joseph avait à conduire des femmes d'âgé mûr, telle la mère de son directeur, Mme de Bérulle, dite Sœur Marie des Anges, dont la plus grande pénitence, pendant les vingt-trois années qu'elle édifia la communauté, fut sans contredit la privation des entretiens de son fils ; car, estimant le temps de celui-ci trop bien employé pour en rien distraire en vue de sa satisfaction maternelle, « elle passait quelquefois des années entières sans le voir, quoiqu'il allât souvent au monastère ». Telle encore la bonne Sœur Gratienne de Saint-Michel, première camériste de Marie de Médicis, entrée au Carmel à cinquante ans, après n'avoir semé à la cour que des exemples de vertu et des bienfaits, et qui devait jusqu'à une extrême vieillesse porter allègrement le joug du Seigneur.

Nommons encore, parmi les sujets de ce fervent noviciat qui s'illustrèrent par leur sainteté ou les services rendus à leur Ordre, la Mère Catherine du Saint-Esprit, propre sœur de la vénérable Madeleine, et les Mères Marguerite de la Trinité, Marguerite de Saint-Joseph et Marguerite de Saint-Élie.

Cependant, on n'en sera pas surpris, à côté du bon grain il y eut l'ivraie. D'abord le grand nombre des prétendantes qui ne firent que passer au monastère; puis une certaine Sœur et n'y eut-il qu'elle seule ? dont l'esprit fortement arrêté et le caractère indocile furent et restèrent une cause de soucis pour sa maîtresse. Plus tard, celle-ci ne pourra s'empêcher de dire, en apprenant certains actes de son ancienne novice : « Vous voyez ce que « c'est de donner lieu à son propre esprit, et combien ii est dangereux de s'écouter et de se croire dans lés petites choses; car de celles-là on en vient aux plus grandes, et à s'éloigner enfin du droit chemin comme a fait celte religieuse. »

Le noviciat, malgré tout le travail qu'il fournissait à notre Vénérable, n'était pas son seul champ d'action. On se rappelle, que la bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy, lorsqu'elle arriva comme prieure au Grand Couvent, n'était que depuis neuf mois à peine sortie du rang des Sœurs converses. Dieu, qui ne fait pas toujours des miracles pour ses saints, ne voulut pas lui donner, par voie extraordinaire l'expérience qui nécessairement lui manquait sur plus d'un point. Au milieu des consolations toutes sortes, dont elle jouissait, la chère Bienheureuse souffrait vivement elle-même de ses lacunes, comme aussi des petits froissements qui en étaient l'inévitable conséquence; et ce sentiment, joint à sa timidité naturelle, lui alourdissait singulièrement la croix supériorité. Aussi lorsqu'il s'était agi de laisser Pontoise pour Paris — « Paris... une grande ville et une ville de court ! » — elle avait éprouvé
une vive répugnance. Mais Notre-Seigneur lui ayant fait comprendre que c'était précisément parles humiliations et les peines qui ressortaient pouf elle des honneurs, qu'il voulait la sanctifier, elle se soumit avec amour.

Cela étant, on conçoit que, tout en rayonnant la sainteté et en attirant les âmes, cette digne supérieure ait eu grand besoin d'être assistée, suppléée même parfois. Ce fut le rôle très délicat de Sœur Madeleine. Les contemporaines glissent sur ce sujet, et on les comprend. Mais avec un recul de trois siècles et après la béatification de l'humble Mère Anne, pareille réserve n'est plus de mise. Présenter les choses sous leur jour réel ne peut même avoir que des avantages.

Disons donc que Madeleine de Saint-Joseph « portait dès ce temps-là quasi toute la charge de la maison, non pas par office, mais par charité et nécessité, car comme elle avait une si grande capacité naturelle et de grâce, insensiblement tout tombait sur elle. C'est pourquoi elle a eu dès ce commencement de très grands sujets de pratiquer plusieurs sortes de vertus, qui ne se peuvent pas dire; mais celles qui étaient de ce temps-là et qui savaient les affaires en rendent témoignage.. Ainsi, sans qu'elle prît aucune autorité, mais demeurant dans la simplicité et humilité, par charité elle faisait tout, et ne négligeait pour cela aucune petite partie (sic) de vertu ni de pénitence. Elle ne se dispensait de rien, encore que la prieure qui était pour lors y fût fort portée, compatissant aux grandes infirmités qu'elle lui voyait. »

Tandis que le monastère de l'Incarnation jouissait ainsi de la paix, sous la houlette d'une sainte discrètement soutenue d'une autre sainte, la fondation d'Amiens fut décidée, et la Mère Isabelle dés Anges, qui devait la réaliser, fut rappelée de Dijon (mars 1606). Elle séjourna deux mois au monastère de l'incarnation, à grande joie de toutes, et y prit les sujets destinés au nouvel établissement. «L'un des Révérends Pères Supérieurs avait envie que [Sœur Madeleine] y allât pour quelque temps », velléité qui reste n'eut pas de suite. Quant à la Servante de Dieu, « elle y était tellement indifférente, qu'une personne de grande piété et 1 capacité » s'en montra fort étonnée, lui faisant observer « qu'elle avait plus de sujet d'incliner à demeurer à Paris ». Mais, « racontant familièrement [le fait] à quelqu'une, elle se souriait comme disant qu'elle ne pouvait rien désirer ». Et ayant vu « une religieuse de qui elle avait quelque soin, qui ressentait grandement de ce que l'on pensait de l'envoyer à quelque fondation, elle lui parla si sagement et vertueusement, lui remontrant à quelle perfection elle s'était obligée en se mettant en l'Ordre elle était, qu'elle lui fit bien penser à elle ».
Sept mois plus tard, la fondation de Flandre fournit à la Vénérable l'occasion de renouveler, à l'édification: de ses intimes, cet acte d'abandon et de détachement.

La
sœur Anne de Jésus, presque depuis son arrivée en France, était sollicitée par l'Infante Isabelle de venir établir les Carmélites Déchaussées dans ses États ; et M. de Brétigny, l'infatigable zélateur de l'extension de l'Ordre, se faisait à la fois le messager et l'écho de ces royales instances. La Mère Anne crut, à fin 1600,
moment venu d'y céder; elle jugeait que la France, possédant déjà quatre maisons florissantes, comptait assez de professes capables de continuer par elles-mêmes l'œuvre commencée.

Elle quitta donc Dijon, toujours en compagnie la Mère Béatrix. Le couvent de Paris les revit quelques jours avec un bonheur, tempéré par les regrets que causait leur départ. Sœur Madeleine estimait trop le jugement et les conseils de celle qui avait guidé ses premiers pas au Carmel et lui en avait infusé l'esprit, pour ne pas faire contrôler par Anne de Jésus la formation qu'elle-même donnait à ses jeunes Sœurs. Elle exprima donc aux novices le désir « qu'elles rendissent compte de leur intérieur à cette Vénérable Mère, qui était la première prieure du couvent, ce que les novices firent avec tant de naïveté et de sincérité, que la vénérable Mère Anne de Jésus fut ravie de joie voyant l'état dès âmes que Sœur Madeleine de Saint-Joseph conduisait avec tant de perfection ; [si bien] que cela accrut encore l'estime qu'elle faisait d'elle, et possible le désir de l'emmener avec elle en- Flandre ». Elle lui en parla ouvertement, et même la « sollicita fort ». Fidèle à sa grâce, la Servante de Dieu ne put répondre autre chose sinon qu'elle ferait tout ce qui lui serait ordonné. Mais les supérieurs refusèrent absolument de la laisser sortir de France. Anne de Saint-Barthélemy n'y mit pas moins d'opposition, se récriant de bonne grâce : « quoi ! ma Mère, vous nous voulez ôter la tête et l'estomac ! » car il était question de Marie de Jésus en même temps que de Madeleine de Saint-Joseph —. La Servante de Dieu resta donc à Paris. A Marie de la Trinité, qu'elle retrouvait avec joie pour quelques mois, elle confia le secret de son indifférence et de sa paix en une conjoncture qui en eût troublé ou moins préoccupé plus d'une autre. Et c'est alors qu'elle lui dit ces paroles déjà citées au chapitre précédent : « Si j'avais à faire « quelque élection par moi-même pour quoi que ce fût, ce serait ; de me réduire en cendres selon l'état de mort auquel Dieu oblige « mon âme. »

L'action divine se faisait alors sentir bien puissamment à elle ; la Vénérable le confiait familièrement en ces termes : « Dieu met « en moi sa grâce tout d'un coup et ne fait pas les choses peu à « peu ; j'ai après Un grand travail pour l'établir. Cela me consommé toute ! »

Elle trouvait heureusement un secours efficace pour ce « grand travail » dan s la direction de M. de Bérulle. De 16o4 à
1611, le saint prêtre consacra meilleure partie son temps aux Carmélites, tant pour leur gouvernement de concert avec ses collègues que pour la direction particulière de beaucoup d'entre elles. Au dire de son premier historien, il tira du reste lui-même grand profit de ce ministère, en particulier de ses rapports avec la vénérable Madeleine de Saint-Joseph, car, « si elle recevait de lui beaucoup de lumières, ce n'était pas sans lui en rendre plusieurs en échange ».

   

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