CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE III

La Vocation
1602-1604
 

Au milieu de ses ferveurs et de ses bonnes œuvres, la Servante Dieu songeait toujours à son avenir, et implorait « avec soupirs et avec larmes" » grâce de connaître et d'accomplir parfaitement les vouloirs divins. Ils allaient enfin lui être manifestés.

Peu après la puissante motion qui l'avait entraînée à se donner tout à Dieu, elle reçut de si vives lumières sur ces paroles de Jésus : Je ne suis pas du monde,... je ne prie pas pour le monde ; et encore : Il y à beaucoup d'appelés et peu d'élus, qu'elle résolut rompre avec le siècle et avec sa famille.

Toutefois « comme cet appel intérieur ne la déterminait à rien particulier, dit la Mère Marie de Jésus", elle hésitait dans le. choix. Elle regardait d'un côté avec beaucoup de vénération la condition religieuse, mais son. humilité n'y trouvait pas tout le ravalement qu'elle eût souhaité, parce que l'état de religion est en estime même parmi les mondains qui ne peuvent pas s'empêcher de louer ceux qui s'y rangent ». Elle caressa donc quelque temps le projet d'imiter les abaissements du Sauveur en se mêlant aux mendiants. La condition « de saint Alexis lui plaisait fort, et elle se fût estimée bienheureuse de se cacher aux yeux des hommes pour vivre... dans le mépris et les misères la mendicité. Mais elle en fut détournée par le peu de sentiment de Dieu, par le débordement de vie et par le libertinage de paroles 0 » assez ordinaires à ceux auxquels elle voulait se joindre.

Ne pouvant donc adopter « cette sorte de vie... la plus abjecte et la plus contemptible », elle tourna ses regards vers les filles repenties, car « tout ce qu'elle cherchait lors c'était de faire un entier sacrifice à Dieu de l'estime et de la réputation que sa naissance et son bon esprit lui pouvaient justement faire espérer ». « Mais elle vit bien qu'on ne le lui permettrait pas », dit encore sa confidente. Ainsi, peu à peu, Dieu lui fil comprendre clairement qu'elle devait être religieuse. Dès lors elle eut hâte d'exécuter son dessein, « parce qu'elle ne voulait point perdre de temps dans le monde, et que, [pensait-elle], dans la religion elle eût déjà fait plusieurs pénitences et mortifications ».

Cependant, au témoignage du P. Gibieuf, ni à Paris, ni en Touraine ou dans les provinces voisines elle ne pouvait espérer trouver un couvent régulier et fervent; il fallait pour cela aller jusqu'aux Feuillantines de Toulouse. Aussi s'orienta-t-elle de ce côté. Mais le religieux auquel elle s'ouvrit de son projet la dissuada de le suivre. Peu après, elle apprit par les Pères Capucins qu'on préparait l'établissement à Paris de moniales de leur Ordre. Ce qu'on lui dit de la vie de ces saintes femmes lui sourit beaucoup, et elle résolut de les aller rejoindre dès que leur maison serait fondée.

Cette fois, la question semblait définitivement tranchée. Dieu, néanmoins, n'avait pas dit son dernier mot", et il allait se servir d'un incident en apparence fortuit pour montrer à sa Servante la place qu'il lui avait marquée par ses décrets éternels.

L'hiver i6o3 touchait à sa fin; M. de Fontaines, selon son habitude, était venu avec toute sa maison s'installer à Tours, afin d'y profiter des prédications de Carême. Vers le même temps arrivait dans la ville un jeune aumônier du roi, amené par dés négociations sur lesquelles nous aurons à revenir; on le nommait Pierre de Bérulle. par un simple motif de civilité, il vint se présenter à l'hôtel de la rue Traverseyne, afin de saluer celui que la renommée lui désignait comme l'un des hommes bien lés plus en vue de la contrée. Aimablement, M. de Fontaines retint son visiteur à dîner. Madeleine était là, faisant comme toujours les honneurs de la maison; Or il advint qu'à travers les mille propos d'une conversation sans doute d'abord assez banale, ces deux âmes, si bien faites pour se comprendre, eurent comme conscience de leur parenté spirituelle. Aussi, le repas fini, l'entretien prit-il, entre la Servante de Dieu et son hôte, un tour tout à fait intime. Entre autres sujets, elle s'ouvrit à lui de ses projets d'avenir, de la peine qu'elle avait eue longtemps à fixer son choix, et de la résolution elle était présentement de se faire Capucine. Lui, sans aucune pensée de l'en détourner, parla du dessein que l'on avait, à Paris, d'établir un monastère de Carmélites Déchaussées, dessein à l'accomplissement duquel il travaillait précisément dans ce voyage de Tour aine. A peine M. de Bérulle eut-il parlé de l'Ordre du Carmel, que Mlle de Fontaines « se sentit obligée de la part de Dieu d'y entrer ; et comme si quelque force, infiniment au-dessus de tout ce qu'elle était, l'eût transportée en un moment d'un endroit à l'autre, elle se vit étroitement liée à la religion dont elle venait d'avoir connaissance. M. de Bérulle ne lui avait parlé que cette seule fois... elle aussi n'avait jamais eu aucune connaissance de son esprit et de sa conduite; elle avait une très grande inclination et respect à la conduite des Pères Capucins; elle n'affectionnait pas seulement les Capucines, mais elle était toute résolue de se ranger parmi elles; c'était un esprit extrêmement sage et considéré... ferme dans ses résolutions et éloigné de toute inconstance. Et néanmoins, voilà qu'aussitôt que cette ouverture lui est faite, il faut qu'elle change..., il faut qu'elle se rende à la nouvelle lumière qui brille à ses yeux... Ce ne fut pas sans qu'il lui en coûtât..., et elle a depuis raconté à ses familiers qu'elle disait en elle-même : « Mais n'est-ce pas chose étrange qu'il vous vienne des avis quand « vous n'en cherchez plus ? »... Ce qui justifie clairement que ce fut un œuvre de Dieu, qui l'avait choisie en son conseil éternel pour être la pierre fondamentale de cet Ordre en France, et qu'à cette fin, il envoya M. de Bérulle en Touraine, en apparence pour une affaire temporelle,... mais en effet pour appeler de sa part cette sienne Servante, et l'engager à l'Ordre pour lequel il l'avait élue.

Pendant cette conversation, dont le P. Gibieuf vient de nous dire les graves résultats, l'aiguille courait sur Je cadran, lés gens de la maison traversaient sans cessé la salle, d'aucuns y venaient même ainsi que Renée Michel l'avoue ingénument « pour admirer et considérer par grande estime » les deux interlocuteurs, car
ils se parlaient « en vérité... plutôt comme les anges que comme les mortels » ; rien de tout cela ne fut capable de les interrompre ni de les distraire, et les serviteurs venant remettre le couvert pour le souper les retrouvèrent encore occupés à leur « céleste discours ».

« Mon dit sieur de Bérulle, conclut le P. Gibieuf, demeura si satisfait, du succès de son voyage, et de l'heureuse rencontre qu'il avait l'aile d'une personne si utile pour l'avancement de l'Ordre dont Dieu l'avait chargé, que, depuis ce temps-là, il pria tous les jours Sa Divine Majesté pour elle, comme il lui dit à elle-même plusieurs années après. »

Quelle était donc cette famille religieuse à laquelle notre Vénérable était désormais acquise ? Quel était le jeune prêtre qui venait servir ici d'instrument à la Providence ?

L'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, dont les membres aiment à faire remonter leur origine jusqu'au saint prophète Élie, florissait en Palestine dès les premiers siècles de l'ère chrétienne. Introduit en Europe à la suite des Croisades, il ne larda pas à s'y relâcher de sa ferveur première, en même temps qu'il disparais-
sait de l'Orient sous le cimeterre musulman. Bien que les adoucissements apportés à l'observance eussent été légitimés par le Saint-Siège (1431), des religieux de haute vertu essayèrent à diverses reprises de ramener leur Ordre à son antique perfection. Mais ces tentatives n'eurent que des résultats restreints.

Dieu réservait le succès à celle qui reste l'une des gloires de l'Église comme de l'Espagne : la séraphique Thérèse de Jésus. Doña Teresa de Ahumada naquit à Avila, en Castille, l'année même (1515) Luther se révoltait contre l'Église. Merveilleusement douée sous tous rapports, elle puisa au sein d'une famille chrétienne une piété qui donna bonne heure les plus belles espérances. Un instant, cependant, le monde parut la captiver. Mai s'se ressaisissant bientôt, elle se consacrait à Dieu, dans la fleur de sa jeunesse, chez lés Carmélites mitigées de sa ville natale. Elle y. connut les épreuves de la maladie et des peines intérieures, et aussi des alternatives de ferveur et de quasi-tiédeur. Enfin Notre-Seigneur, qui ne cessait de lui faire des avances, resta maître absolu de son cœur. Désormais Thérèse vola dans les voies de la plus haute sainteté : elle était mûre pour sa mission.

Le désir d'une vie moins facile et surtout plus retirée lui inspira alors le projet de fonder un monastère elle pût, en compagnie de quelques âmes éprises du même idéal, pratiquer la règle primitive du Carmel et garder une étroite clôture. Forte dés encouragements que lui prodiguait son divin Maître, soutenue aussi par l'approbation et lés conseils d'hommes éminents, entre autres de saint Pierre d'Alcantara, elle aborda l'entreprise, et, le 2 août 1562  jeta, au petit couvent de Saint-Joseph d'Avila « les fondements de sa Réforme. L'opposition s'éleva bientôt, violente ; mais la Réforme subsista ; et lorsque vingt ans plus tard le 4 octobre 1582, à Albe, la Sainte Mère exhalait son âme dans un dernier élan d'amour elle laissait à l'Espagne dix-sept monastères de religieuse et quatorze de religieux. Car elle avait également, aidée de saint Jean de la Croix, restauré l'observance primitive chez les Carmes.

Un détail important reste à dire sur les origines de l'œuvre thérésienne. Vers le temps la Sainte achevait de fonder son premier monastère, elle entendit parler des ravages de toutes sortes que l'hérésie causait en France. Profondément émue, elle se mit à chercher le moyen de dédommager son céleste Epoux ainsi outragé, d'aider les défenseurs de l'Église, de secourir tant d'âmes exposées à la perdition. D'où un nouvel élan de générosité demandé à ses religieuses : pauvreté plus stricte, clôture plus sévère, oraisons plus prolongées, macérations multipliées, et, au-dessus de tout cela, animant tout cela* un esprit apostolique formant, au témoignage même de la Sainte, le second caractère distinctif de sa Réforme.

C 'est donc un mouvement d'amour et de compassion pour la France qui détermina Thérèse à donner à son œuvre sa dernière perfection. La France n'allait pas tarder à payer de retour l'illustre Réformatrice en accueillant ses Filles.

Dès 1583, un gentilhomme normand d'origine espagnole, M. de Brétigny, entamait des pourparlers à cet effet. La situation politique et religieuse du pays devait, il est vrai, les prolonger vingt ans. Mais pendant ce délai, la Providence préparait ses instruments et les groupait insensiblement autour de celle qui, l'heure venue, devait être la « maîtresse roue » l'entreprise : la bienheureuse Marie de l'Incarnation, dite alors Mme Acarie.

Barbe Avrillot avait été attirée dès sa jeunesse vers la vie religieuse. Mais par déférence pour ses parents, elle épousa à seize ans Pierre Acarie comme elle issu d'une famille distinguée et riche de capitale qui, à côté de qualités foncières, avait certains défauts assez faits pour exercer la vertu de sa femme. Celle-ci ne s'en montra pas moins une épouse modèle, en même temps qu'une admirable mère de famille elle eut six enfants et une habile maîtresse de maison. Ses devoirs d'état ne l'empêchaient pas, du reste, de vivre dans une union à Dieu qui allait fréquemment jusqu'à l'extase, et s'accompagnait de dons exceptionnels pour la conduite des âmes.

La pieuse femme avait ainsi peu à peu fixé l'attention des gens de bien, et dès les dernières années du XVI
e siècle, elle était considérée comme une sainte. Chez elle affluaient une multitude de personnes en quête de conseil ou d'assistance, soit pour des besoins privés, soit relativement aux bonnes œuvres. On peut donc avancer que l'hôtel Acarie fut à Paris l'un des foyers les plus actifs du renouveau religieux qui signala cette glorieuse époque.

Ce fut aussi que se rencontrèrent et s'unirent ceux et celles qui, à des titres divers, devaient concourir à la fondation en France du Carmel réformé. Et d'abord les trois prêtres éminents appelés à en être les premiers Supérieurs : MM. Gallemant, du Val et de Bérulle.

De Thérèse, il conçut le désir de propager son Ordre et y travailla toute sa vie. Il contribua à la fondation de Lisbonne, amena les Carmélites en France, puis en Belgique il fut quelque temps leur supérieur ; et médita jusque dans ses dernières années une fondation au Congo. Il avait été ordonné prêtre en 1588 et mourut à Rouen en 1634. Nous n'avons aucun renseignement sur les rapports spéciaux qu'a pu avoir avec la Mère Madeleine ; ce grand zélateur des fondations carmélitaines.

Jacques Gallemant était alors curé d'Aumale. Homme de doctrine mais homme d'oraison plus encore, il vivait depuis sa petite enfance dans un commerce plus qu'ordinaire avec Dieu, et pratiquait une austère pénitence. Ce contemplatif se doublait d'un apôtre, et il se dépensa non seulement pour sa propre paroisse, il opéra des merveilles, mais encore pour beaucoup d'autres il prêchait et confessait avec grand fruit. Vers 1697, Mme Acarie lui avait confié le soin de sa conscience. M. de Brétigny s'était également mis sous sa conduite, et, en lui communiquant ses projets relatifs au Carmel, il lui avait fait partager ses désirs.

Assez différent apparaît le docteur André du Val. « Du Val était la théologie faite homme », a-t-on écrit de nos jours ; le mot -est heureux. Servir la cause de Dieu par la science, telle fut l'unique ambition de ce digne ecclésiastique qui fait encore honneur à la vieille Sorbonne. « C'était un des plus illustres jurisconsultes sacrés de son temps, et de qui les décisions se répandaient le plus loin par le christianisme (sic) »; aussi saint Vincent de Paul et ses premiers missionnaires recoururent-ils assidûment à ses lumières. Mais surtout, « il a été recommandable par un insigne zèle pour la défense du Siège Apostolique ». Théologien par attrait
et par profession, il se montra en même temps prédicateur distingué, et prêcha plus de dix-huit stations de carême. Aussi est-ce bien à propos que saint François de Sales le disait « bon à tout ». Henri IV eût voulu attirer un tel homme à la cour. Mais M. du Val joignait à son mérite une grande modestie, et refusa toujours les évêchés ou les bénéfices qui lui furent offerts. pauvre, « il se tint [toute sa vie] dans la simplicité avec les pauvres et les petits, dont il cherchait le salut par ses prédications ».

Le nom de M. de Bérulle reviendra plus souvent que ceux de ses collègues dans l'histoire delà vénérable Madeleine. Il nous arrêtera donc ici davantage. Pierre de Bérulle naquit au château de Sérilly en Champagne, en 1576. Exceptionnellement doué du côté de l'intelligence, il avait aussi reçu de nature un cœur noble et généreux, un caractère doux allié à une forte volonté, une gravité précoce trahissant le sang de magistrat qu'il tenait de sa mère, Louise Séguier. Mais plus encore que ses qualités naturelles, on avait, dès son enfance, remarqué sa piété. A sept ans, il reçut sur Dieu et pureté une lumière si vive, qU'il fît vœu de virginité, et se prescrivit certaines prières et pénitences pour obtenir la grâce d'être fidèle à cet engagement. Vers le même temps, à l'occasion de la mort de son père, il remplit auprès de sa vertueuse mère l'office de consolateur avec une maturité et un esprit de foi bien au-dessus de son âge. Chez les Jésuites, sous la conduite desquels il fit ses études ; maîtres et élevés admirèrent sa vie vraiment angélique comme ses succès scolaires, Lui, de son côté, voua à la Compagnie de Jésus un attachement qui eut bientôt l'occasion de se traduire en actes. Car les Jésuites ayant été bannis par y le Parlement en 1594, il leur rendit de multiples et importants services. Si grandes étaient l'estime et la confiance qu'inspirait cet étudiant de dix-neuf ans, que le provincial, en partant, s'en reposa sur lui du soin d'examiner et d'admettre les jeunes gens désireux d'entrer dans l'Ordre, et ceux qu'il y jugea propres furent en effet reçus. Des grâces particulières vinrent à cette époque accroître encore sa piété et donner à sa spiritualité une orientation définitive : amour pour. Dieu très dégagé de toutes choses, contemplation du Verbe dans les anéantissements de son Incarnation, union avec lui par Marie sa Mère.

On comprend qu'une telle âme aspirât au service des autels. Après avoir brillamment fait sa théologie en Sorbonne, il fut ordonné prêtre le 5 juin 1599. Mme Acarie s'adressa aussitôt à lui en confession. Elle était sa parente, et avait souvent loué Dieu des merveilles qu'il opérait en celui qu'avec d'autres elle appelait le « petit saint ». Depuis plusieurs années déjà, le zèle du jeune Bérulle l'avait porté à s'employer au bien des âmes. Le sacerdoce lui ouvrait plus largement la porte. Il se donna donc tout entier soit à courir, comme le Bon Pasteur, à recherché des brebis égarées dans l'hérésie ou le désordre, soit à guider dans les voies de Dieu les âmes choisies qui, chaque jour plus nombreuses, se groupèrent autour de lui. C'est qu'il possédait à un rare degré art divin de la direction; sa manière rappelle quelque peu celle de saint François de Sales. Aussi bien, dans ce même hôtel Acarie, nous allons voir l'évoque de Genève entrer, lui aussi, en rapport avec Pierre de Bérulle, et lui vouer d'emblée estime et amitié. « Il est tout tel que je saurais désirer d'être moi-même, écrira-t-il, de retour dans ses montagnes ; je n'ai guère vu d'esprit qui me revienne comme celui-là,
même si je n'en ai point vu ni rencontré. » Après un tel éloge, il ne reste rien à ajouter, sinon qu'un autre Saint, Vincent de Paul, venant à Paris peu d'années après, fera de M. de Bérulle le même cas que François de Sales et le prendra pour directeur.

A la fin de 1601, tandis que Mme Acarie faisait l'édification de la capitale et y travaillait au bien de beaucoup d'âmes et de beaucoup d'œuvres, « la sainte Mère Thérèse lui apparut visiblement et l'avertit que Dieu voulait qu'elle s'employât à fonder en France des monastères de son Ordre ». La Bienheureuse soumit cette révélation à Dom Beaucousin, prieur des Chartreux, son directeur, qui lui-même en voulut conférer avec les trois prêtres dont il vient d'être parlé. « L'affaire étant proposée, écrit l'un d'eux, on y trouva de si grandes difficultés qu'on la jugea totalement impossible, et dit-on à cette Bienheureuse qu'elle ôtât cela de son esprit, au moins jusques à ce que Dieu eût détourné les grands empêchements qu'il y avait lors... Mais voici que sept ou huit mois après, la Sainte Mère lui apparut pour la seconde fois, plus
fortement et puissamment qu'à la première, lui commandant de mettre derechef sur le bureau cette affaire, l'assurant que, nonobstant toutes les difficultés qu'on y trouvait, elle réussirait. Celte seconde révélation étant communiquée au Père Chartreux, il convoqua les mêmes personnes qui avaient assisté à la première assemblée, et avec eux M. de Sales, évêque de Genève, qui prêchait lors à Paris. » Mme Acarie s'y trouva également. Cette fois, tous lés avis se réunirent en faveur du projet. On décida en outre que le monastère se ferait à Paris; que l'érection canonique en serait demandée au Saint-Siège; qu'on appellerait d'Espagne,-pour effectuer cette fondation, des Carmélites ayant reçu de sainte Thérèse même ou de ses Filles immédiates la formation religieuse et l'esprit de la Réforme; enfin que, la situation politique du royaume catholique vis-à-vis de la France rendant absolument impossible d'en faire venir des religieux en même temps que les religieuses, on solliciterait du Souverain Pontife pour celles-ci un gouvernement analogue à celui que le même Clément VIII venait d'approuver pour un Carmel fondé à Rome. Les trois supérieurs proposés à cet effet étaient MM. Gallemant, du Val et de Bérulle.

Pendant que se tenaient aux Chartreux (juillet 1602) ces assemblées mémorables, Dieu intervenait encore pour doter l'
œuvre d'une fondatrice temporelle : la princesse Catherine de Longueville, et d'un soutien précieux. : Michel de Marillac.

Ce dernier était en outre destiné à contracter avec la Mère Madeleine à la famille de laquelle la sienne s'alliait du reste une de ces amitiés surnaturelles et profondes, riches de tous les dévouements et survivant à toutes les disgrâces. A ce titre, il doit retenir ici notre attention. à Paris en 1563 d'une famille originaire
d'Auvergne, il aspira dès l'enfance à « servir l'Eglise », et s'il ne le fil pas dans l'état ecclésiastique ou religieux, comme il y songea d'abord, du moins chercha-t-il toute sa vie à réaliser son programme dans le monde. Ces principes le donnèrent à la Ligue ; mais la rectitude de son jugement, sa prudence, sa modération, le préservèrent des entraînements se précipitèrent tant d'autres. Bien qu'il ne fût alors que jeune conseiller au parlement, il résista de tout son courage à la faction espagnole et contribua beaucoup à ramener les esprits à Henri IV. Aussi ce prince eut-il tout de suite en estime, et sans que Marillac fît rien pour cela, les honneurs commencèrent à venir au devant de lui. A l'heure nous sommes arrivés, il est maître des requêtes ; en 1612, alors qu'il méditera sa retraite, il sera appelé à la charge de conseiller d'état, puis en 162A à celle de surintendant des finances, enfin en 1626 à celle de gardé dés sceaux. Par son rôle politique, Michel de Marillac appartient à l'histoire et a été diversement jugé. Ici, nous n'avons à considérer qu'au point de vue spirituel, et, sous ce rapport, il s'est imposé au respect de tous ses contemporains. Toujours, en: effet, on vit ce grand homme dominer ses emplois et ce milieu de la cour il était forcé de vivre. L'intégrité semblait être née avec lui ; si parfois elle l'obligeait à rebuter les solliciteurs, sous ces dehors un peu froids, rudes même à l'occasion, il cachait un cœur excellent. Enfin, époux, père de trois enfants, tuteur d'une de ses nièces, homme d'état, il conservait au milieu du tracas des affaires et des séductions qui l'entouraient une vertu austère, un désintéressement des plus rares et une vie d'oraison intense. Aussi mérita4-il parfois des visites du ciel. C'est par une de ces touches spéciales qu'il fut incité, en 1602, pendant qu'il lisait les œuvres de sainte Thérèse, à s'occuper d'introduire en France les Filles la grande Réformatrice.

Mme Acarie avait donc maintenant sous la main tous les collaborateurs que Dieu lui destinait : l'affaire de la fondation allait être activement poussée tant à Paris qu'à Rome. Il s'agissait d'obtenir les lettres patentes, la bulle d'érection et la cession du prieuré de Notre-Dame-des-Champs, dans lequel on avait résolu d'installer le nouveau monastère.

Ce prieuré, dépendant de l'abbaye bénédictine de Marmoutier, était situé au sud de la capitale, dans le faubourg Saint-Jacques et sur la paroisse du même nom. Le bon air de ce quartier un peu élevé, la solitude relative qui y régnait, le voisinage d'autres couvents, tout cela avait plu à Mme Acarie et à ses auxiliaires. Mais leur choix fui surtout fixé par les grands souvenirs qui se rattachaient à ce coin de terre. Sous l'église, une longue crypte creusée dans le roc avait, « selon la tradition tenue de toute antiquité à Paris », servi de retraite à saint Denis. L'illustre martyr aurait même, dit-on, consacré le lieu à Marie. Quoi qu'il en soit, la Vierge Mère était, de temps immémorial, reine et maîtresse de céans. Dans une chapelle mi-souterraine, pratiquée au-dessus de la précédente, on honorait deux de ses statues, dont l'une surtout, considérée comme miraculeuse. El sur l'autel même de l'église trônait une troisième madone de pierre, dite Notre-Dame des Champs ou la Belle Dame, fort chère aux paysannes d'alentour, et à qui la maison empruntait son nom. Enfin, le corps du bienheureux Réginald avait, durant trois siècles, attiré une foule de pèlerins et de malades en quête de guérison. Bref, l'endroit était vénérable.

Les dernières guerres avaient été funestes au prieuré. En 1602, trois moines seulement y vivaient tant bien que mal dans des locaux presque en ruines. Néanmoins, le cardinal de Joyeuse, abbé commendataire de Marmoutier, et plus encore le chapitre de l'abbaye, refusèrent longtemps d'accepter la transaction. Henri IV dut intervenir, et c'est pour terminer cette affaire que M. de Bérulle se rendit à Tours en mars i6o3. Nous avons vu comment Dieu lui fit, dans ce voyage, trouver ce qu'il n'avait point cherché : la pierre fondamentale de la future communauté.

Les choses une fois réglées de ce côté, et tandis qu'on poursuivait à Rome, en vue d'obtenir la bulle d'érection, des démarches qui aboutirent en novembre suivant, Mme Acarie s'occupait simultanément, à Paris, de la construction du nouveau monastère et de la direction des jeunes personnes qui aspiraient à s'y consacrer à Dieu. A peine, en effet, le projet de fondation avait-il été divulgué, qu'un petit noyau de sujets remarquables s'était formé autour de la Bienheureuse. Elle accepta d'en prendre soin et de préparer ainsi aux religieuses des novices sûres et déjà éprouvées, service dont le Carmel profita beaucoup et lui garda bonne reconnaissance. Réunies avec la permission de l'évêque de Paris, au nombre d'une douzaine, dès la fin de l'été 1602, ces prétendantes vécurent quelque temps chez leur sainte directrice. Mais le maître du logis troublait souvent leurs exercices, et laissait paraître du mécontentement on le comprend un peu de voir son hôtel transformé en noviciat. Aussi la petite colonie fût-elle transférée auprès de Sainte-Geneviève, d'où le surnom qui lui demeura de « congrégation de Sainte-Geneviève ». C'est à l'un de ses membres, la sympathique Mme Jourdain, devenue depuis la Mère Louise de Jésus, que revient en partie l'honneur d'avoir obtenu pour le Carmel de France des fondatrices qui fussent Filles directes de sainte Thérèse.

M. de Brétigny s'était, dès octobre 1602, mis en peine de reprendre à cette fin ses relations avec les Carmes d'Espagne. Mais ses efforts restaient vains. « La fausse prévention sont tous les Espagnols que la vertu ne peut pas se pratiquer avec autant de ferveur chez les autres nations que parmi eux, leur fit croire que les observances de la Réforme étaient trop rigoureuses pour être gardées... dans des climats qu'ils s'imaginaient être différents du leur. » En conséquence le Père général, François de la Mère-de-Dieu, refusait de laisser ses sujets sortir de la Péninsule. L'infatigable solliciteur avait beau y mettre toute l'humilité en même temps que toute l'instance possibles, il avait beau faire remarquer que ce ne serait, si le Général le voulait, qu'un prêt pour peu d'années, et que la France prenait à sa charge tous les frais comme
toute-la peine de l'établissement, il était toujours éconduit. On passa pendant près d'un an par bien des alternatives. Tantôt on était résolu, à poursuivre coûte que coûte les pourparlers avec l'Espagne ; tantôt on était prêt à se tourner vers l'Italie, ou bien à envoyer des Françaises faire leur noviciat dans des Carmels d'Espagne, ou encore, de guerre lasse, on en revenait à la pensée fonder avec les seules constitutions de sainte Thérèse, en confiant pendant quelque temps la direction de la maison à une pieuse abbesse de France. Un jour d'automne i6o3, Mme Acarie parlait de ses perplexités avec Mme Jourdain et paraissait pencher vers cette dernière solution. « Vous n'avez rien fait jusqu'à présent, « répondit la jeune veuve avec sa rondeur ordinaire, et ne ferez « rien bien si vous ne faites que l'on ait des religieuses d'Espagne. Mais nous n'avons personne qui ira les quérir. Ce sera moi, répliqua l'intrépide Louise. Ce mot trancha la question.

Le 26 septembre suivant, Mme Jourdain quittait Paris avec plusieurs compagnes et compagnons, dont naturellement M. de Brétigny. On décida M. de Bérulle à les rejoindre au bout de quelques mois, estimant sa présence indispensable pour mener l'affaire à bonne fin, car elle était ardue. « Sa divine Majesté, dit la bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy, témoin oculaire, éprouvait leur courage [des Français] en toutes sortes de manières, mais ils étaient si fidèles à Dieu en leurs desseins que rien ne les abattait... Ils travaillèrent presque un an avant d'obtenir de l'Ordre ce qu'ils demandaient; ils eurent à souffrir de grands travaux et injures, car on ne les connaissait pas pour tant serviteurs de Dieu qu'ils l'étaient. » Ce qui les soutenait, c'était l'attitude des Carmélites, dont les sentiments exprimés depuis vingt ans à M. de Brétigny se démentaient pas; Ces bonnes Carmélites étaient ravies et abîmées en admiration de la Providence divine, laquelle envoyait de si loin des personnes pour travailler à l'augmentation de l'Ordre. Toutes avaient tant d'affection aux fondations de France, qu'elles s'offraient volontiers à faire le voyagé et à y travailler de tout leur pouvoir ». Les longs pourparlers multiplièrent les occasions de contact entre ces saintes filles et les Français, et l'estimé de ceux-ci pour la Réforme thérésienne devint de ce chef plus grande encore, plus vif aussi leur désir de l'implanter chez eux dans son entière pureté. « Je reçois consolation particulière d'être employé en cette affaire », écrivait M. Bérulle à Mme Acarie, car celle-ci restait de loin « le premier mobile qui donnait mouvement à tout le reste » ; « il y à sujet de grande édification, spécialement les monastères de filles, il se pratique « une très grande perfection. Que celles qui prétendent à cet Ordre sachent deux mots en espagnol, qui est que, en ces monastères, on fait profession d'obedienza EN TODO, pobreza EN TODO, et qu'elles fassent provision d'une grande humilité et docilité d'esprit pour recevoir parfaitement l'esprit ce saint Ordre, qui leur sera communiqué selon leurs dispositions et par le mérite des saintes âmes que j'espère devoir venir en France. » Cette espérance devint enfin une réalité, et le 20 août 1604, l'exode des Carmélites fondatrices commençait. « Tous nos voyageurs français étaient persuadés qu'ils avaient en leur possession un grand trésor, c'est ainsi qu'ils regardaient les Mères qu'ils amenaient en France. »

Mais laissant la petite caravane gagner Paris à travers mille péripéties, il est temps d'en revenir à notre Vénérable.

Depuis qu'elle était résolue de se donner au Carmel, elle ne pensait plus qu'à préparer son départ. Toutefois, il lui restait auparavant à soutenir contre son père une lutte douloureuse. Perdre la « perle » de son foyer, l'appui de sa vieillesse, la seconde mère de ses derniers enfants, Antoine du Bois, ne pouvait s'y résigner. Longtemps il employa contre sa fille les raisonnements, les témoignages de tendresse, même les menaces qui ne lui seyaient guère vis-à-vis d'elle. Puis, voyant que Madeleine, bien que très sensible à ces procédés, n'en demeurait pas moins inébranlable, il s'aigrit tellement contré elle qu'il se prit à « la contredire en toutes choses » et « à lui faire éprouver plusieurs duretés ». Pourtant elle avait toujours mis et mettait encore tous ses soins à lui complaire, car elle l'aimait on dirait volontiers avec passion, si le terme ne paraissait impropre à la personne. Elle souffrit donc beaucoup, elle pria* elle attendit, elle tâcha aussi de faire jouer l'adresse sainte que Seigneur lui avait départie pour
« gouverner l'esprit de ce bon vieillard », et essaya de l'amener au moins à consentir au voyage de Paris.

Mme Acarie — que des liens de parenté unissaient à la famille de Mme de Fontaines travaillait de loin dans le même sens. M. de Bérulle lui avait dit, en effet, dès son retour de Touraine, « l'estime qu'il faisait en toutes manières [de Madeleine], et qu'il fallait la demander à Dieu pour l'Ordre de sa sainte Mère ». Ce que la Bienheureuse avait aussitôt pris à cœur, entrant en outre en correspondance avec la jeune fille: L'hiver suivant, le mariage de Pierre lui fournit l'occasion de représenter à M. de Fontaines qu'il pouvait désormais abandonner la gestion de ses domaines à son fils, et venir habiter la capitale, il « aurait beaucoup plus de retraite et consolation spirituelle... Elle faisait cela pour avoir moyen de le gagner poUr donner sa fille à Dieu », avoue Marie de la Trinité, qui était elle-même dans le complot, Mais les insinuations n'eurent pas plus de succès que les instances.

Cependant, l'opposition d'un chrétien de la trempe d'Antoine du Bois ne pouvait se prolonger indéfiniment. Il avait déjà consulté « plusieurs Pères religion » sans qu'aucun d'eux ait réussi à le persuader, quand il résolut enfin de s'en remettre absolument à .l'avis d'un certain Minime, favorisé, disait-on, de lumières extraordinaires. Le Minime pria, puis répondit que cette vocation venait d'En Haut, et qu'on ne pouvait y mettre obstacle sans culpabilité. Le pauvre père essaya de se débattre encore. Alors le religieux lui confia que, pendant sa messe, Jésus-Christ lui était apparu et lui avait dit, parlant de Madeleine : « Je l'ai élue, et je lui montrerai combien il faut qu'elle souffre pour ma gloire et l'honneur de ma Mère. » M. de Fontaines n'osa résister davantage, et le départ pour Paris fut décidé.

On devine désolation des habitants de la contrée, dés pauvres surtout, quand ils surent que la Servante de Dieu allait les quitter. « Tout le monde pleura à son départ », rappelait quarante ans âpres une bonne femme du pays. Et Madeleine, qui
« était d'un naturel fort affectif [et] aimait si tendrement ceux qui l'aimaient », avouait de son côté « qu'elle avait eu autant de sacrifices à faire qu'elle avait laissé de personnes qui pensaient en elle (sic) ». De plus, elle fut alors assaillie d'une tentation à laquelle elle ne s'at-
tendait guère. Cette campagne qui jusque-là ne lui avait jamais plu, cette demeure familiale pleine de tant de souvenirs, ce parc, ce clocher du village, en Un mot, tout ce à quoi elle allait dire adieu, lui parut soudain si charmant qu'il lui .semblait abandonner un paradis.

Néanmoins, elle sut si bien se dominer que nul parmi les siens ne s'aperçut du combat qu'elle avait à soutenir. Au contraire, durant le voyage, « c'était elle qui divertissait, mais saintement, toute la compagnie; surtout elle prit un soin extrême d'entretenir et de consoler [son père], et joignant la piété à cette humeur agréable elle fil en sorte que le carrosse qui les -conduisait devint comme un petit oratoire; l'oraison et les prières vocales y avaient leurs heures réglées, et il paraissait tant de modestie en toutes ces personnes que, sous les habits séculiers, chacun les eût prises pour des religieux les plus réformés ».

Par un heureux présage, les voyageurs arrivèrent à Paris le 20 juillet, « jour de Saint Élie père et patron de l'Ordre » du Carmel. Mme Acarie avait été prévenue d'avance, et même priée de trouver un logement ; elle l'avait choisi tout proche de son hôtel afin de faciliter ses communications avec Madeleine. Dès leurs premiers contacts, la Bienheureuse reconnut son mérite et, de concert avec M. de Bérulle, se réjouit grandement à la pensée qu'une telle postulante « serait un jour aux religieuses Carmélites de France ce que sainte Thérèse était à celles d'Espagne ». Aussi engagea-t-elle les autres aspirantes à s'ouvrir à la nouvelle venue de leurs besoins spirituels, « disant que, pour elle, elle ne lui voudrait rien celer 0 ». Elle la vit fort souvent et intimement au cours de ces quelques mois, et M. de Bérulle de même. Pendant leurs conférences « au logis de M. Acarie, crainte que mon dit sieur Acarie ne les troublât, raconte Renée Michel non peut-être sans une pointe de malice —, ils m'envoyaient l'entretenir, ce que je faisais quelquefois deux ou trois heures durant ».

Mlle de Fontaines avait encore, par devoir de famille, d'autres visites à faire, en particulier chez Mme de Sillery, sa tante, qui l'aimait beaucoup. M. de Sillery partageait cette affection.

Homme d'état, très absorbé par les affaires, il prenait néanmoins le temps d'assister aux visites de sa nièce autant qu'il le pouvait. « Il avait une satisfaction non pareille à l'entretenir », mais comme Madeleine, par modestie et respect, restait assez silencieuse en sa présence, parfois le futur chancelier « se cachait derrière sa chaise pour l'écouter lorsqu'elle [parlait] avec quelqu'autre personne avec qui elle était plus libre ». A mesure qu'il la voyait, il l'estimait davantage, et « disait qu'il n'avait jamais connu d'esprit plus digne d'être régente en France 0 ». Aussi ne pouvait-il se résoudre à la voir s'ensevelir dans un cloître et lit-il tout ce qu'il
put pour lui persuader de se marier. Elle resta ferme, comme bien l'on pense, mais appréhendant l'influence possible de son oncle sur son père, elle lui fit adroitement entendre que, si elle se trouvait, forcée de demeurer dans le monde, « ce serait pour y vivre dans l'habit et les exercices humbles et bas des personnes qui y ont renoncé ». Sillery, bien qu'excellent homme, ne se souciait pas de conserver à sa famille une personne qui ne lui ferait pas honneur en société : il laissa donc désormais sa nièce en paix.

Elle eut à subir un autre assaut. Le comte de Sancerre, bien qu'évincé deux fois, nourrissait toujours dans son cœur un amour passionné pour elle. La sachant à Paris, il tenta un suprême effort pour obtenir sa main, et « lui fit dire qu'il la prendrait en la façon qu'il lui plairait, soit en habit d'une personne de sa naissance, soit en son habit de fille dévote, l'estimant et honorant par-dessus tout cela. A quoi elle répondit que, Jésus-Christ l'ayant choisie pour son épouse, elle ne le pouvait changer avec un homme mortel. Et cette réponse et ce refus ne laissa pas d'être de bénédiction à ce gentilhomme, d'autant qu'il résolut de vivre dans le célibat et de ne se marier jamais, ce qu'il a fidèlement accompli,... estimant plus de demeurer lié à elle par honneur et par respect à sa vertu éminente, que de s'engager par mariage avec aucune autre ».

Peu de temps après, Mme Acarie conseilla à Madeleine de se retirer aux « filles Sainte Geneviève » ; « ce fut, remarque sa sœur Catherine, pour commencer d'en dégager Monsieur son père, qui portait une si grande peine de la perdre qu'à son âge il y avait grand sujet de craindre qu'il n'en fût malade » Mais l'expédient n'obtint pas succès escompté. Au contraire, M. de Fontaines s'affligea plus encore de voir sa fille entrer au couvent ; aussi n'y demeura-t-elle que trois semaines. C'en fut assez du reste pour faire voir qu'elle était capable de bien obéir. Car celle des futures religieuses qui conduisait alors la petite communauté, croyant sa nouvelle prosélyte entièrement neuve dans vertu et vie spirituelle, lui prodigua lès pénitences et les humiliations « avec Une merveilleuse facilité », sans que cependant jamais Madeleine. « n'en dit une seule parole de plainte ni n'en fît paraître le moindre ressentiment ».

Enfin le 18 octobre, les six Carmélites fondatrices arrivaient à Paris. Sur leur désir, on les conduisit d'abord en pèlerinage à Saint-Denis, et le lendemain « aux Martyrs, qui n'étaient alors qu'une petite chapelle dans les champs ». C'est en ce lieu vénérable, et au pied des
autels, que se fit la première rencontre entre les Filles de sainte Thérèse et celle qui devait être la plus illustre de leurs disciples. « La joie fut grande de part et d'autre et celle de la Sœur Anne de Saint-Barthélemy fut d'autant plus surprenante, qu'elle reconnut Mlle de Fontaines pour l'une des plus remarquables entre ces bienheureuses épouses que Notre-Seigneur lui avait fait voir en Espagne [deux ans auparavant] et qu'il avait la bonté de venir chercher jusques en France»

Le 17, les Mères firent leur entrée à Notre-Dame-des-Champs sous les regards curieux et sympathiques d'une foule énorme. Puis le 18, l'évêque de Paris envoya son premier aumônier célébrer la messe et poser solennellement le Saint-Sacrement, consommant ainsi la fondation du monastère. On plaça celui-ci sous le vocable de l'Incarnation de noire Sauveur ; mais, par la suite, beaucoup le dénommèrent aussi le Grand Couvent, surtout après l'établissement d'un autre Carmel à Paris (1617). C'est sous l'une ou l'autre de ces deux appellations que nous le désignerons désormais.

Les Mères espagnoles se mirent aussitôt à examiner les postulantes, qui se présentèrent en grand nombre. Notre Vénérable se montra des plus empressées, et fut reçue « à bras ouverts dès sa première demande ». Une « grande liaison d'esprit » s'était formée en effet de prime abord entre elle et les fondatrices; en outre
Mme Acarie plaidait chaleureusement sa cause, la donnant comme « un sujet digne qu'on l'allât rechercher jusques aux extrémités du royaume ». Cependant les violents maux de tête de la jeune fille firent naître ensuite quelques inquiétudes. On se prit à hésiter. Mais Mme Acarie assura derechef, dans un esprit prophétique, que celte postulante « était un don de Dieu » et se rendrait « très utile à l'Ordre », dont elle deviendrait « le soutien, la gloire et l'honneur ». Elle fut en conséquence décidément acceptée.

Chacun souhaitait même qu'elle « prît l'habit avant toutes les autres ». Mais M. de Fontaines, qui avait jusque-là conservé l'arrière espoir de voir l'entrée du cloître refusée à sa fille — parce que trop faible —; fut si ému en réalisant l'imminence la séparation, qu'il en tomba malade. Terrible épreuve pour l'amour filial Madeleine ! Elle-même, du reste, se trouva « si incommodée en sa santé qu'elle fut obligée de tenir le lit » les derniers jours d'octobre. Alors l'austérité de la Règle qu'elle allait embrasser lui apparut comme insoutenable. Elle entendait aussi maintes personnes de sa connaissance traiter sa vocation de folie et « faire gageure qu'elle ne serait pas trois mois dans le couvent ». Enfin tout semblait se conjurer pour l'entraîner à un recul. Mais rien n'ébranla sa résolution. Et son père s'étant remis, on fixa la prise d'habit au 11 novembre, fête de saint Martin, patron de la Touraine.

Les derniers jours, le souper dès adieux, furent durs pour la Servante de Dieu. Les siens multipliaient à son égard les témoignages de tendresse et de regret. Sa plus jeune sœur surtout lui répétait désolée : « Vous me laissez toute seule ! Et qui aura soin de moi ? » — Ce qui navrait Madeleine à tel point que souvenir en restait encore tout vif en sa mémoire plus de vingt ans après. « Vous me faisiez bien de la peine, avouait-elle depuis à ses  sœurs, et je vous assure que, quelque bonne mine que je fisse, je ne laissais pas de ressentir vivement tout ce que vous me disiez ».

Son amour généreux et le désir de ne rien diminuer de son holocauste lui fit ainsi faire « bonne mine » jusqu'au bout, bien que ses répugnances et ses angoisses aient aussi persisté jusqu'au pas décisif. Elle-même le raconta ensuite : en partant pour le Carmel, « elle était comme les criminels qu'on mène au supplice ».

Tous ses proches l'accompagnèrent au monastère, en cette matinée du n novembre. Elle n'avait pas voulu être parée selon coutume, mais se contenta de sa mise ordinaire : « sa robe d'élamine, une jupe de camelot violet, une coiffe à pointe sur sa tête ».

Pendant la messe, la pauvre postulante se trouva si faible qu'elle dut s'asseoir. Alors, tremblant de peur que les Mères espagnoles ne s'aperçussent de son malaise et ne vinssent à retirer leur parole, elle fit, par une ruse innocente, placer sa fidèle Renée entre elle et la grille des religieuses, afin de se trouver un peu masquée. Quant à M. de Fontaines, résigné et vaillant malgré ses larmes, il conduisit sa fille à la porte conventuelle il lui donna sa bénédiction et assista ensuite à toute la cérémonie.

Madeleine, elle, franchit sans pleurer le seuil du cloître ; son attitude était à la fois pleine de courage et de modestie. Selon le cérémonial du Carmel, ses nouvelles Sœurs l'attendaient, rangées en procession, cierges en mains, et lui présentèrent solennellement un grand crucifix. On devine avec quelle ferveur elle fléchit les genoux et le baisa; puis la porte se referma sur elle : désormais elle était morte au monde.

Conformément à l'usage établi par sainte Thérèse, la novice dut changer de nom. M. de Bérulle aurait voulu qu'elle s'appelât Madeleine de Jésus, « et lui dit pour [l'en] persuader... : « Madeleine est inséparable de Jésus ! » Mais elle lui remontra humblement qu'elle avait promis à saint Joseph de prendre son nom s'il lui
obtenait la grâce d'être... Carmélite » .Elle devint donc alors Sœur Madeleine de Saint-Joseph.

   

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