CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

CHAPITRE II

La Jeune Fille
1592-1604


Madeleine
avait quatorze ans quand une maladie grave lui fit voir la mort de près. Une vive appréhension le P. Gibieuf  va jusqu'à dire « Un
épouvantement » — des jugements de Dieu, la saisit alors. « Et cette vue lui laissa une si forte impression en son cœur,... que ce lui fut, confia-t-elle depuis, comme un poids dont elle ne se sentit point déchargée jusqu'à ce qu'elle eût pris l'entière résolution de quitter le monde. » Grâce pénible mais précieuse, qui, sans doute, préserva la jeune fille de bien des fragilités à une heure tout lui souriait dans la vie.

Ces préoccupations sérieuses ne l'empêchèrent pas cependant délire alors quelques romans, entraînée qu'elle fut par son goût prononcé pour la lecture et par l'exemple de ses amies. Mais bientôt  on lui ouvrit les yeux sur le danger qu'offraient de semblables livres, et elle s'empressa de les abandonner, « tellement qu'elle faisait conscience d'en lire un mot ». Elle craignait « d'y trouver ce qu'elle n'aimait pas », disait-elle plus tard, livrant ainsi le secret de sa virginale délicatesse. Il y a plus : toute sa vie, mais surtout quand l'âge lui eut donné plus d'autorité, elle s'efforça de détourner les autres de ce genre de lectures.

Vers le même temps, Charlotte reprenait momentanément sa place au foyer domestique (2). Le relâchement s'était, en effet, introduit à Longchamp, comme en bien d'autres couvents, par suite des guerres civiles, les moniales prenant la liberté de sortir sous prétexte de chercher ailleurs plus de sécurité. Dans ces conditions, M. et Mme de Fontaines ne voulurent point prendre la responsabilité de laisser leur fille se lier par la profession, et la rappelèrent auprès d'eux.

Mais le cœur de la jeune franciscaine était resté dans son cloître, et pendant les quelques mois que dura son exil, « elle ne put jamais être détournée du désir qu'elle avait [d'y] retourner..., ayant grande dévotion à la bienheureuse Elisabeth de France, par le secours de laquelle elle espérait s'y rendre une vraie et parfaite religieuse, nonobstant qu'il y eût lors défaut en la régularité. Sa dévotion fut récompensée. » La Sainte lui apparut et lui donna l'assurance que ses vœux seraient exaucés, ce que Charlotte s'empressa de confier à Madeleine". On peut croire aussi qu'elle la pria d'intercéder en sa faveur auprès de leurs parents ; car tous les frères et sœurs en agissaient généralement ainsi, et employaient volontiers auprès de M. et de Mme de Fontaines le crédit de leur fille préférée. Quoi qu'il en soit, Charlotte vit bientôt son espérance réalisée ; ses parents, reconnaissant une vocation vraiment divine dans un attrait si persistant, la rendirent enfin à son abbaye. Le rôle d'aînée revenait en conséquence définitivement à Madeleine.

A cette époque, le vénérable grand-père, Austremoine du Bois, disparaissait aussi du cercle familial. En mourant il laissait
Fontaines à son fils Antoine, qui vint alors s'y installer. C'est donc que nous suivrons désormais la Servante de Dieu.

Elle avait quinze ou seize ans. Et déjà, dans la jeune fille s'annonçait la femme supérieure dont le P. Gibieuf trace ainsi le portrait : « Comme c'a été une âme éminente en la grâce, aussi a-t-elle été accomplie dans les dons naturels, ayant un esprit vif, pénétrant et lumineux, un jugement rare et singulier, une prudence plus divine qu'humaine, une mémoire heureuse, une gaieté, affabilité et bénignité qui s'insinuaient si doucement et si puissamment dans l'esprit de ceux avec qui elle conversait, qu'on avait peine à y résister. Elle était sérieuse et gaie, grave et douce, forte et accommodante, qui savait distinguer entre ce qui importait aux affaires et ce qui n'y importait pas ou ce qui importait peu, et qui, tenant ferme dans les choses principales et essentielles, s'accommodait facilement en tout le reste, sans que la force de son esprit la rendît arrêtée en cela même qu'elle avait proposé, quand elle voyait qu'elle s'en pouvait départir sans préjudice de l'œuvre qui lui était commis, ni que la douceur et grande facilité la fît relâcher dans les choses il fallait tenir ferme. Elle était naturellement courageuse, elle était patiente et constante dans les tribulations et adversités. Elle était persévérante dans ses desseins, et ayant entrepris une affaire, elle l'ache-
minait jusques à sa fin, sans se rebuter ni perdre courage pour les traverses et mauvaises rencontres. Et, par sa grande prudence, elle profitait de tout;- et savait changer de moyen sans changer de dessein, et parvenir à ses fins par les mêmes voies qui en eussent tourné plusieurs autres. Et combien que toutes ces qualités aient été; notablement augmentées et perfectionnées par la grâce, il est néanmoins vrai qu'elle en avait des semences et des commencements signalés dans la nature, et que Dieu la lui avait donnée telle pour accompagner et soutenir avec dignité la grâce excellente à laquelle il l'avait prédestinée. »

Faut-il, après cela, ajouter que Madeleine n'inclina jamais vers la mondanité, bien qu'elle possédât tout ce qu'il fallait pour briller dans les fêtes ? car, outre ses qualités morales, elle était physiquement, «fort agréable en sa jeunesse ». Mais sa modestie et sa réserve s'unissaient ici au sérieux de son caractère pour l'é
loigner des divertissements frivoles et de tout ce qui flatte plus ou moins la coquetterie féminine. Ainsi, elle ne voulait pas danser ; et lorsque ses parents désirèrent qu'elle apprît à le faire car ils tenaient à donner à leurs enfants une éducation conforme à leur rang —, la Vénérable se jeta au cou de son père, le suppliant de l'en dispenser, ce qu'elle finit par obtenir. Jamais non plus elle ne voulut « montrer sa gorge, encore qu'elle l'eût fort belle » et que ce fût alors une mode universellement adoptée; jamais « elle ne mit ni fard ni plâtre (sic) sur son visage ». Elle ne recherchait ni richesse ni élégance dans ses vêtements, désirant seulement qu'ils n'eussent rien de singulier et « ne fissent point parler le monde ». Et son étonnement était grand de voir qu'on pût « prendre plaisir à si peu de chose, ne trouvant pas que cela fût capable de satisfaire un esprit ».

Par ailleurs, la jeune fille gardait toutes les qualités de cœur qui avaient paru dans l'enfant. Aussi chacun subissait-il le charme de cette nature exquise.

Les parents et voisins aimaient la trouver au logis, dont elle, devait souvent, du reste, faire seule les honneurs, sa mère étant malade. Ou bien ils l'emmenaient pour quelque temps, afin de jouir davantage de sa compagnie. Madeleine s'y prêtait avec bonne grâce, mais ces villégiatures n'avaient guère d'attrait pour
elle. Les fêtes et frivolités mondaines ne lui plaisaient pas ; les curiosités de l'art ou de la nature la laissaient indifférente, surtout depuis sa grande maladie : l'inanité de ce qui passe l'avait tellement frappée que, de son propre aveu, elle n'eût pas alors fait un pas pour contempler un beau monument, un site pittoresque.
Enfin, « parmi les passe-temps que les autres trouvaient fort agréables, elle s'ennuyait bien fort et ne demandait qu'à retourner chez elle ».

Du moins se dédommageait-elle en pratiquant, au milieu dès salons élégants, une charité qu'ils ne connaissent pas toujours.

Aimable et prévenante pour tous, elle se montrait surtout telle envers les pauvres êtres disgracieux, aux dépens desquels on s'amuse trop souvent. Elle « se mettait auprès d'eux... et leur témoignait tant d'affection, qu'ils croyaient que Dieu leur avait donnée pour refuge dans le temps que tous ne contribuaient qu'à leur déplaisir ».

Cependant les rapports de société avaient pour Madeleine un autre attrait moins surnaturel. Ils la rapprochaient de gens distingués par leur savoir, leurs, talents, leur valeur intellectuelle ou morale. Or la conversation de telles personnes lui faisait goûter une véritable jouissance, et elle mit à se procurer un empressement qu'elle déplora plus tard « comme une des grandes vanités de sa vie».

Un péril plus grave la menaçait. Consciente des dons reçus .d'En Haut, elle avait un peu de peine, ainsi qu'elle l'avoua depuis, à comprendre et à pratiquer l'humilité intérieure. « Cette vertu était en elle une production de grâce et de sa fidélité à grâce, a déclaré la Mère Marie de Jésus, car encore qu'elle eût l'esprit naturel assez bon pour mépriser les sujets de vanité auxquels lés personnes de sa condition et de son sexe s'attachent ordinairement, elle ne l'avait pas assez soumis pour concevoir un vrai mépris de soi-même et de son esprit... Il n'y eut que l'exemple du Fils de Dieu qui gagna cela sur elle; et ces saintes paroles : Apprenez de moi qui suis doux et humble de cœur, entrèrent si avant dans son âme, que depuis... elle n'est jamais tombée ni en complaisance de soi-même ni en aucune vanité. » Elle fit même « un si parfait sacrifice de son esprit et de son jugement qu'elle s'accoutuma à soumettre en toutes occasions à celui dès autres; et elle y acquit tant de facilité que, pendant tout le cours de sa vie, on à souvent admiré qu'une personne qui avait un si grand sens en fût si parfaitement dégagée 0 ». Cette grâce victorieuse ne lui fut accordée qu'un peu plus tard. Toutefois dès lors, elle cherchait de tout son cœur à plaire à Dieu, et veillait avec le plus grand
soin à la pureté de son âme, allant promptement se confesser dès qu'elle croyait avoir commis la plus petite faute.

Au reste, si elle appréciait les personnes très cultivées, elle en était elle-même « fort estimée et recherchée ». Malgré sa jeunesse, on consultait déjà sur des questions importantes, et ses réponses paraissaient «si pertinentes, qu'elles étaient reçues: comme de petits oracles », assure le grave P. Gibieuf. Il lui advint même de ce chef une aventure qui dut singulièrement alarmer sa modestie. Deux gentilshommes de marque ayant eu un démêlé ensemble, la querelle s'envenima au point qu'un duel allait s'ensuivre, quand les deux adversaires résolurent d'un commun accord de s'en remettre à l'arbitrage de Mlle de Fontaines, Elle avait lors seize ans. On devine aisément ses efforts pour se récuser; Mais le rang des solliciteurs exigeant des égards, et des personnes d'autorité ayant fait remarquer à Servante de Dieu qu'il y allait peut-être du salut de ces âmes, elle finit par se rendre. Avec la maturité qu'on lui connaît elle se fit instruire à fond de l'affairé, et après avoir tout pesé, elle dit humblement sa pensée. Les intéressés furent si satisfaits de ce verdict que, se réconciliant aussitôt, ils s'embrassèrent en présence de leur jeune arbitre, à la grande admiration de tous, et vécurent depuis « en bonne paix ».

Enfin Mlle de Fontaines était à juste titre considérée dans toute la région comme « la perle » de sa famille. Ce mérite personnel, joint à la noblesse et à la fortune, faisait d'elle un beau parti, aussi fut-elle « recherchée fort jeune par « quantité de braves gens », nonobstant l'extrême simplicité de sa mise et de sa
vie. Quant à elle, elle n'eut jamais aucune inclination pour le mariage ; toutefois nul appel spécial à une vocation plus parfaite
ne s'étant fait entendre encore à son âme, elle s'en remettait à ses parents pour disposer de son avenir. Dieu sut bien la garder pour lui seul.

M. de Fontaines se montrait difficile, car il ne voulait livrer « sa perle qu'à bon escient. Nombre de prétendants furent donc évincés. Enfin, il s'en présenta un à la fois mieux avantagé que les autres et plus passionnément épris de la jeune fille. C'était un conseiller du roi : le comte de Sancerre". Il ne voulut s'en remettre à personne du soin de négocier celte affaire, et fit pour cela le voyage de Paris en Touraine. Il réussit du moins à gagner l'estime de Madeleine : « Il m'a dit », confia-t-elle à Catherine, « qu'il semblait que Dieu l'eût conduit et amené par la main vers moi. « Cela me plaît de parler de Dieu en parlant de mariage ; cela « montre de la sagesse et de la piété. » Néanmoins tout se rompit, M. de Fontaines n'ayant pu s'accorder avec le jeune homme et cela « pour un sujet très petit » —, ce qui causa de vifs regrets dans l'entourage de l'intéressée mais la laissa elle-même parfaitement indifférente.

Vers la même époque, une cruelle épreuve atteignait la famille. Mme de Fontaines, qui traînait, depuis trois ans surtout, une vie languissante, était enfin ravie à l'affection des siens. On ne saurait dire la tendresse et le dévouement dont la Servante de Dieu fit preuve pendant cette dernière maladie de sa mère. Elle couchait toujours dans sa, chambre, et passait naturellement une grande partie de ses nuits sans sommeil. Durant le jour, elle ne la quittait pas davantage, s'ingéniant à la soulager, et ne prenant elle-même aucun divertissement. Son faible tempérament, miné encore par le chagrin, aurait cent fois succomber à tant de fatigues; mais l'amour filial lui donnait des forces et lui fit « faire en cette occasion des choses qui ne sont pas imaginables ».

Tant de soins et d'affection ne purent prolonger une existence si chère et humainement si nécessaire : Mme de Fontaines mourut le 5 juin 1600, regrettée de tous et laissant la imputation d'une sainte.

Désolée, mais pleinement soumise à Dieu, Madeleine se tourna, avec élan vers la divine Consolatrice des affligés, et la supplia de lui tenir lieu de mère puisqu'elle n'en avait plus ici-bas. Elle avait double besoin d'assistance, car sa tâche d'aînée s'aggravait
singulièrement. Mme de Fontaines laissait sept enfants. La Vénérable alors âgée de vingt-deux ans devait essayer de la remplacer auprès d'eux : rendre le foyer aimable à Pierre, se faire de plus en plus l'amie et le soutien de Catherine, veiller sur le dernier épanouissement de la jeunesse chez Louise qui commençait sa dix-huitième année; surtout se donner avec un cœur maternel à l'éducation des deux benjamins : Jean, à peine âgé de onze ans, et la petite Marie, qui n'en comptait pas sept.

La frêle santé de la jeune fille porta peu après le contrecoup de son chagrin et des fatigues excessives qui l'avaient précédé. Elle tomba gravement malade. Mais bien loin de se plaindre, elle estimait que ses souffrances étaient un bon moyen de remercier Dieu de la faveur qu'il lui avait faite en lui permettant de se dépenser au chevet de sa mère mourante. Sentiment digne de cette âme délicate et généreuse! Elle donna aussi un nouveau témoignage de son amour pour les pauvres, enjoignant à l'une de ses sœurs de demander à leur père que, si elle mourait de ce mal, il distribuât aux indigents les biens qu'il comptait lui assigner en dot.

Elle était rétablie quand s'ouvrit quelques mois plus tard le grand jubilé. Si vif fut son désir de profiter de cette indulgence qu'elle voulut l'aller gagner à Orléans se publiait l'ouverture de l'année sainte sans attendre que la même faveur fût communiquée à la ville de Tours. Elle partit donc, au cœur de l'hiver, avec son frère aîné, ses sœurs, et leurs « filles servantes », sous la conduite d'un sage et vertueux prêtre. Les pèlerinages ne se faisaient pas alors avec la célérité et le confort modernes, et cette « dévote troupe" » fut en route plusieurs jours, mais le temps se trouva bien employé. Le premier soin de Madeleine, « en arrivant le soir aux hôtelleries, était de donner lès ordres nécessaires pour faire célébrer la sainte messe le lendemain de grand matin, elle communiait pour l'ordinaire ; ensuite elle se retirait en quelque église pour y adorer le Saint-Sacrement et pour donner à la prière tout le temps qu'il lui était possible... S'il lui restait quelque moment de loisir... dans les bourgades l'on passait, ce docte ecclésiastique et elle ramassaient les pauvres et les ignorants, leur faisaient le catéchisme et leur donnaient l'aumône. Au même temps qu'elle fut arrivée à Orléans, sans se donner le moindre repos, elle voulut aller visiter l'église de Sainte-Croix et les autres étaient les stations du jubilé... Et dans ces saints lieux, son extérieur parut si recueilli et son oraison si continuelle
et si élevée, qu'à peine s'apercevait-on qu'elle eût de mouvement ni de vie », ce qui jeta dans l'admiration le prêtre qui l'accompagnait. « Je n'ai point vu jusqu'ici une fille qui égale Mlle de Fontaine, confia-t-il en cette occasion. Je la regarde comme la plus épurée de toutes les âmes que j.'aie jamais connues, et je ne doute point que Dieu ne s'en veuille servir comme d'un grand flambeau pour éclairer beaucoup de monde. »

« Après avoir demeuré neuf ou dix jours à Orléans, elle retourna à Fontaines avec toute sa compagnie, faisant par les chemins les mêmes exercices de piété et de charité qu'elle avait pratiqués en y allant. »

Le cœur de Madeleine se portait donc de plus en plus vers Dieu. Et pourtant, ce Dieu qui l'attirait si fort et qu'elle servait avec tant d'amour ne lui avait pas encore fait connaître ce qu'il voulait d'elle. Celle incertitude la préoccupait.

Du ciel toutefois sa mère, veillait. Un an environ après sa mort, la jeune fille, pressée d'une inquiétude plus grande qu'à l'ordinaire au sujet de sa vocation, s'ouvrit au P. Challuau, Minime, son confesseur. « Je crois, disait-elle, que Dieu désire quelque chose de moi que je ne lui rends pas. Je vous prie me dire comme je pourrais savoir sa volonté. » Le religieux l'engagea à faire pour cela des prières spéciales et la communion quotidienne pendant l'octave de la Pentecôte qui approchait, et à se dégager en même temps de toute pensée personnelle pour écouter ce que Dieu lui dirait au fond du cœur. Madeleine suivit ce conseil, et la réponse divine ne se fit pas attendre. Dans la huitaine, sa mère lui apparut en songe, au milieu d'une « grande chambre garnie de toutes sortes de belles choses » entre lesquelles elle lui disait de choisir. La jeune fille prit successivement « un collier de fort belles perles,... une enseigne de diamants,... un grand vase de Vermeil » ; mais, ô surprise ! ces brillants objets s'évanouissaient au fur et à mesure entre ses mains. Et elle de dire à sa mère : « C'est grand cas que rien ne me demeure de ce que vous me donnez ! Cherchez, ma fille », répondit Mme de Fontaines, puis elle ajouta, lui montrant une petite croix d'ébène : « Voici qui est bien plus beau. » Alors la Servante de Dieu s'écria : « Ma mère, s'il vous plaît me donner cette croix, peut-être qu'elle me demeurera. » Et comme elle la prenait, elle la vit se changer  en une croix d'or luisant à merveille, qui avait quatre pierres précieuses... aux quatre extrémités. C'était un songe, mais un songe divin, comme il y en a un très grand nombre dans l'Écriture Sainte », remarque le P. Gibieuf. Notre Vénérable en demeura vivement impressionnée, ne doutant point que Dieu ne lui eût par manifesté le secret de sa destinée. Aussi quand le P. Challuau, mis au courant, lui demanda : « Que vous semble de cela ? elle lui répondit hardiment : « Il n 'y a point à deviner : Dieu me veut à la croix; tous les fatras, toutes les bagatelles du monde ne me seront jamais rien. » Le confesseur, après avoir encore sondé la volonté de sa pénitente, confirma l'appel de Dieu. Lui-même demeura persuadé que le ciel destinait cette âme à de grandes choses, ainsi qu'il le confia à une vertueuse fille nommée Renée Michel, plus tard dame des Rochers alors attachée à la personne de Madeleine.

Quant à celle-ci, elle avait conté son rêve mystérieux à son père et à ses sœurs, et M. de Fontaines en avait été « tout réjoui ». Il ne voyait pour sa fille qu'une nouvelle invitation à la piété, et « ce lui était une consolation particulière que ses enfants servissent à
Dieu ». Aussi se fit-il un plaisir de lui offrir une croix semblable à celle qu'elle avait vue en esprit. Il fut peut-être moins charmé la suite du moins le laisse à penser lorsque, peu de temps après, il eut occasion d'entrevoir la portée réelle de cette touche de grâce.

Le comte de Sancerre, en effet, n'avait pu oublier Madeleine. Depuis la rupture, ses désirs n'avaient même fait que croître. Il en vint à faire déclarer à M. de Fontaines qu'il accepterait quelque condition que ce fût pour obtenir la main de sa fille. Mais la Vénérable, certaine maintenant de la volonté divine, répondit sans hésiter « qu'elle ne captiverait jamais sa liberté sous le pouvoir d'un homme et que, si elle se résolvait à l'engager, ce ne serait que pour Dieu qui en est l'auteur* ». Pourtant elle ne pensait, pas encore à se faire religieuse. Le songe de la croix ne l'avait éclairée qu'à demi, et elle crut pendant quelque temps qu'elle pourrait répondre à cet appel spécial tout en remplissant la mission qui paraissait lui incomber au foyer domestique.

Cependant, elle s'était donnée avec tout l'élan d'une volonté qui ne devait jamais se reprendre. Elle commença par affirmer sa résolution au dehors par le genre d'habillement qu'elle adopta en quittant le deuil de sa mère. Sa mise, on le sait, avait toujours été exempte de recherche. Mais désormais, elle fut d'une sévère modestie. Plus de bijoux ses perles furent données pour parer les autels—, plus de soie, mais seulement de « l'étamine sans aucun enrichissement, un cotillon de camelot, un collet tout plain (12) fort petit, une coiffe de taffetas à pointe fort basse sur sa tête ». Elle aurait même souhaité un genre de coiffure cachant entièrement ses cheveux, mais son père s'y opposa. « Elle donna beaucoup à Dieu en prenant [ce costume], parce qu'en ce temps-là c'était une chose fort extraordinaire de voir des filles de sa condition, ainsi vêtues, et que d'ailleurs elle n'aimait point de paraître singulière. Outre cela, elle porta plusieurs mépris à ce sujet, du commencement. Mais pour tout cela, elle ne laissa pas de s'habiller ainsi en dévote jusques à ce qu'elle entrât en religion. »

Son genre de vie répondait à sa mise. « J'avais l'honneur de coucher en sa chambre, raconte Renée Michel' ;.sitôt qu'elle était
levée, qui était sur les six heures, elle entrait en son cabinet... pour y faire oraison ; son heure étant passée, elle se venait habiller. Pendant qu'on la peignait, elle faisait lecture de quelque livre spirituel, tant pour elle que pour celle qui la servait. Après, elle allait donner le bonjour à Monsieur son père ; de là, s'en allait à chapelle se préparer à l'audition de la sainte messe et à la sainte communion qu'elle faisait tous les jours », sur la recommandation de son confesseur, bien que ce fût alors une très rare exception.

Les longues heures parfois deux, ou trois de suite consacrées à la prière par la Servante de Dieu, l'attitude toujours mortifiée et profondément recueillie qu'elle y gardait, les larmes qu'elle y versait, tout cela excitait autour d'elle un respectueux étonnement. « Je l'ai maintes fois admirée, continue Renée Michel, la voyant à genoux un si long temps, vu sa faiblesse naturelle, voyant sortir de ses yeux si grande quantité de larmes sans aucun mouvement extérieur. » Aussi son « mouchoir de col » en était-il souvent si « trempé » qu'il le lui fallait changer, ce que toutefois sa discrète camériste « faisait sans lui en témoigner la raison, laquelle son humilité n'eût pu souffrir ».

L'admiration redoublait quand on constatait qu'à l'issue de ces communications si intimes avec le ciel, la jeune fille montrait « un esprit aussi égal et aussi gai que si elle fût sortie de la plus grande récréation du monde" », et se donnait avec une liberté entière à tout ce que son devoir réclamait d'elle. Fallait-il pourvoir au gouvernement d'une maison considérable? car son père s'en reposait sur elle elle le faisait avec soin et intelligence, mais sans empressement et avec sa douceur et sa paix accoutumées. Venait-il des « compagnies » ? elle se montrait aussi accueillante, aussi aimable que si elle n'eût eu autre chose à faire qu'à
les entretenir. Sa dévotion ne la rendait vraiment ni morose, ni même d'un abord trop austère ; au contraire, elle savait à merveille se faire toute à tous, et, bien que son inclination la portât à parler toujours des choses de Dieu, elle prenait part « facilement et sans peine, et même avec gaîté et de bonne grâce 0 », aux conversations indifférentes, lorsque la charité le requérait ; seulement, avec une adresse merveilleuse qui restera toujours son apanage, elle détournait « les entretiens de vanité pour en faire naître d'autres... qui élevassent les cœurs à Dieu ». Toutefois, lorsqu'on abordait des sujets de piété, quelque familièrement et fréquemment qu'on le fît, elle voulait que ce fût toujours sur un ton de respect convenable. Ce lui était une souffrance d'entendre un certain « Père de religion, qui hantait au logis », mêler souvent des plaisanteries aux questions de spiritualité, et elle regrettait cette façon de faire comme quelque peu injurieuse à la Majesté divine et dommageable aux âmes, surtout à celles qui ne font que débuter dans la voie de la vertu.

Du reste Madeleine recherchait le plus possible la solitude et le silence; elle ne s'accordait même pas quelques moments de détente après ses repas, mais rentrait aussitôt dans son cabinet. Son frère Pierre, qui l'aimait extrêmement, aurait bien désiré jouir davantage de sa société. Il fit au commencement tout ce qu'il put pour la détourner d'une existence aussi retirée. Mais elle lui exposa si bien ses raisons, que le jeune homme, très vertueux lui-même, finit par l'approuver entièrement.

Elle lisait beaucoup et travaillait aussi de ses mains, aimant à confectionner des linges ou des ornements d'autel. On en conservait encore avec vénération cinquante ans plus tard dans les églises de Bueil et de Rouziers. C'était d'ordinaire en compagnie de ses sœurs et des nombreuses filles attachées à leurs personnes qu'elle s'occupait ainsi de travaux à l'aiguille. Et toute cette jeunesse, formée à une si sage école, ne s'ennuyait point d'entendre, pendant de longues séances, la lecture de quelque « bon livre » faite à tour de rôle par chacune. La charité, l'humeur charmante de Madeleine, suffisaient à donner des attraits à cette vie presque claustrale ; aussi entendait-on plus tard les survivantes de cet heureux temps redire d'un ton ému les éloges de l'angélique jeune fille, que l'on voyait « toujours prête à servir et contenter tout le monde avec joie, paix et douceur », et qui faisait de « la maison de Fontaines une maison de bénédiction... de paix et d'union ».

L'avancement de ces âmes restait, au surplus, son grand objectif, car la flamme apostolique grandissait en elle à mesure que s'intensifiait son amour. Aussi fit-elle à cette époque promesse à Dieu de ne passer aucun jour sans essayer de le faire mieux connaître et mieux servir. succès couronna ses efforts : ses deux sœurs furent gagnées par elle à la vie parfaite, avec deux de ses filles de chambre ; ses autres familières restèrent dans le monde des chrétiennes exemplaires.

En dehors du sanctuaire domestique, soit à la campagne, soit à Tours car Antoine du Bois y venait de temps en temps avec les siens habiter son hôtel de la rue Traverseyne —, les jeunes personnes en relation avec Mlle de Fontaines bénéficiaient aussi de son influence. Par son exemple, elle prêchait déjà la vertu, mais elle s'efforçait encore par ses entretiens d'arracher les cœurs à la fascination de la bagatelle, et ce fut une de ses bonnes œuvres jusqu'à son entrée au Carmel.

Sa sollicitude redoublait quand elle apercevait en ses amies les indices d'une élection spéciale de Dieu. Elle se faisait près d'elles saintement persuasive, et tâchait en outre de leur procurer des secours spirituels, si elle les en voyait dépourvues. Pour cela, son père lui prêtait un concours édifiant. « La maison de M. de Fontaines, raconte à ce sujet la Mère Marie de la Trinité d'Hannivel, étant, toujours ouverte aux bons religieux et autres personnes de grande piété, les âmes que Dieu tirait à lui, et [qui] n'avaient pas moyen d'en communiquer, pour crainte de leurs parents ou autres respects, allaient à la dite maison pour découvrir leurs désirs et leurs besoins à ces personnes de piété qui y allaient comme à la leur propre. Notre bienheureuse Mère les conseillait, encourageait, et parlait [d'elles] à ces bons Pères... Et même quelquefois, selon les personnes que c'était, cherchait quelque prétexte pour les faire demeurer [au château]. Il y en a plusieurs... qu'elle a tenues [de la sorte] près d'elle jusqu'à ce qu'elles fussent assez fortes pour correspondre au dessein de Dieu, et gagner volonté de ceux qui les en empêchaient. » Entre les âmes qui lui durent ainsi d'avoir fidèlement répondu à l'appel divin, il faut citer deux jeunes tourangelles, dont l'Une surtout était des plus mondaines, et qui devinrent à peu de temps de les pierres fondamentales de l'Ordre des Capucines en France.

Ce délicat apostolat mit plusieurs fois la Vénérable en contact avec des personnes « trompées par des illusions ». Elle faisait alors preuve d'un discernement remarquable pour les remettre dans la bonne voie. « J'en sais une, dit encore Marie de la Trinité, qui a été délivrée [grâce à elle] et est à présent religieuse à un Ordre réformé, laquelle elle prit sous prétexte de servir une de ses sœurs. » Elle découvrit de même qu'une autre donnait dans les filets de l'ennemi, par sa « dévotion lâche et fainéante ». Cette pauvre fille était pourtant réputée sainte par tous ceux qui la connaissaient, parmi lesquels il y en avait de fort éclairés. Mais sa maîtresse, la voyant « aimer ses aises et les petits accommodements qui se permettent dans le monde », n'en put jamais avoir bonne opinion; et le temps lui donna raison.

ses charitables offices ne rencontraient pas de correspondance, elle essayait du moins d'empêcher de plus grands maux. Elle en agit ainsi envers une servante qui, malgré ses remontrances, restait un peu trop libre et fut congédiée pour ce sujet par M. de Fontaines. Sentant le péril que cette âme allait courir, Madeleine essaya d'abord de faire revenir son père sur sa décision. Mais n'ayant pu réussir, elle s'occupa activement de mettre la jeune fille en sûreté.

Les calvinistes n'échappaient pas non plus à son zèle. Elle en coudoyait constamment, car l'hérésie marchait alors tête haute et comptait beaucoup d'adeptes dans la noblesse. Devant leur obstination, elle disait parfois à sa bonne Renée : « Allons, ma « fille, travailler à la conversion des infidèles dans les Indes; l'on en viendrait plus facilement à bout que de la conversion de nos hérétiques ! » Et véritablement, ajoute Mme des Rochers, elle eût entrepris courageusement cet emploi si l'on l'eut jugé à propos. »

Sa douleur était grande encore de rencontrer parfois des prêtres ignorants ou licencieux, « disant les larmes aux yeux : « O mon Dieu, quelle bonté et humilité est la vôtre de vous soumettre « à telles personnes ! » Enfin, rien de ce qui intéressait la gloire de Dieu et le salut du prochain ne la laissait indifférente.

Un autre champ d'action de la Vénérable à cette époque fut la visite des pauvres. « Elle n'avait pas accoutumé de faire cela elle-même, remarque Catherine", jusqu'à tant qu'elle eut eu désir de servir à Dieu, qui lui fit trouver cette manière là. » Oui, c'était bien pour « servir à Dieu » et « dans un excès d'amour et de charité », qu'elle abordait ainsi les taudis beaucoup d'indigents vivaient alors dans une malpropreté et une misère inexprimables. Parfois, en y entrant, elle se sentait défaillir. Mais « pour se vaincre encore davantage, elle embrassait aucunes fois les pauvres les plus sales et les plus pleins de vermine, se faisant une si grande violence que tout le corps lui en tremblait ». On cite en particulier ses assiduités auprès d'une cancéreuse, aux plaies horribles et fétides.

Pour ces randonnées charitables au village ou dans les environs, Madeleine s'en allait « à pied,... accompagnée seulement d'une servante ou d'un laquais 0 », chose bien insolite au XVI
e siècle pour une fille de noble maison. Elle portait des provisions, du linge, des vêtements, tout ce que la libéralité de son père mettait entre ses mains. D'aucuns prétendent même que, ne trouvant pas ses largesses suffisantes Dieu sait pourtant s'il était généreux ! elle lui « dérobait tout... pour faire des aumônes ».

Sa bonté la rendait ingénieuse, « Un jour d'hiver, la saison... ne permettait plus de cultiver la terre, comme elle était en l'une des maisons de son père, elle assembla ce qu'elle trouva de pauvres paysans, et, après les avoir assurés de leur récompense, elle les envoya travailler à un ouvrage qu'elle leur marqua. Le receveur de cette maison, voyant qu'elle faisait une dépense certaine pour un travail inutile, l'en avertit et lui dit que c'était de l'argent perdu. Mais comme elle avait d'autres pensées, et qu'elle voulait en même temps bannir l'oisiveté et exercer la charité, elle lui répondit agréablement : « Si nous perdons de l'argent, nous gagnons le paradis ! »

A ceux que tendrement elle nommait « ses frères », la sainte jeune fille s'efforçait de donner ou procurer en outre les consolations et les secours de la religion. Elle se faisait pour cela accompagner parfois de quelqu'un des religieux hospitalisés chez son père. C'est ainsi qu'au moment du bannissement des Jésuites, un certain P. Christofle fut longtemps retenu par elle à Fontaines pour évangéliser les paysans des alentours.

La Providence lui ménagea vers le même temps une occasion doublement méritoire d'exercer la charité. Un frère de sa mère vint à tomber, « par quelque disgrâce, dans le dernier besoin ». Ce gentilhomme avait, semble-t-il, gravement offensé M. de Fontaines, et ils ne se voyaient plus. Néanmoins, pressé par la nécessité, il se résolut d'avoir recours à lui et voulut d'abord le faire sonder. L'intermédiaire s'adressa à la Servante de Dieu. Celle-ci prit aussitôt la chose à cœur et répondit avec élan « qu'il vînt, et . qu'elle engagerait jusques à sa robe pour l'assister ». L'oncle arriva donc, amenant deux filles. Son beau-frère, chargé lui-même de nombreux enfants, « n'inclinait pas à [les] prendre », et de fait, il finit « au bout d'un temps » par en renvoyer une. Mais Madeleine fit tant qu'il garda toujours l'autre. Cette petite, que l'on nommait Mlle de Freschine, lui parut d'autant plus digne d'intérêt qu'elle était plus malheureuse et plus délaissée. Elle la considéra aussitôt comme sa fille et lui voua une profonde affection. L'enfant pouvait avoir une douzaine d'années; sa grande cousine s'efforça de combler les lacunes de son éducation et d'élever d'autant plus ses pensées vers le ciel que la terre semblait ne lui réserver que des épines. Souvent, en la caressant, « elle lui disait amoureusement : « Vous donnez-vous pas à Dieu ? » Autres fois la prenant par la tête : « Dieu vous bénisse, mon enfant. » Autres fois : « Allons à Dieu avec confiance et rien ne nous manquera. » Lorsque notre bienheureuse Mère louchait sa tête ou son visage en lui disant [ces choses], l'on voyait manifestement que cela imprimait dans cette petite fille de grandes dispositions et désirs d'être à Dieu. Et bien qu'elle lui parlât peu, [l'enfant] ne laissait pas de l'aimer extrêmement ; et dans les lieux elle se trouvait avec elle, elle la regardait incessamment... Elle a reçu de grands trésors par les prières de notre Bienheureuse », comme nous aurons occasion de le constater plus tard.

Ce n'était pas seulement, on s'en souvient, à une vie de piété et de bonnes œuvres, mais à une vie crucifiée que Dieu avait appelé sa servante, et sur ce point comme sur les autres, elle répondit dès le début généreusement à sa vocation. Saint Jean-Baptiste « à qui elle a toujours été très dévote » l'encouragea
encore « puissamment » dans cette voie, par une apparition dont on ne sait pas bien le détail, mais qui suivit de près le songe symbolique de la croix.

Jeûnes, veilles, cilices, disciplines, tous les genres d'austérités devinrent donc familiers à Madeleine. Pour les disciplines, « bien qu'elle les prît fort gaiement en esprit, raconte Renée Michel, la faiblesse de son corps les appréhendait, et elle s'en riait. Au commencement, elle ne pouvait dire le Miserere en la prenant, et elle
me le faisait dire tout haut... Quelquefois, me faisant pitié, je me pressais... et elle me disait : « Dites plus bellement, je vous prie! » On peut juger par ce trait du mérite qu'eut la généreuse jeune fille en embrassant la pénitence corporelle, car apparemment ses autres macérations ne devaient guère moins coûter que la discipline à la « faiblesse de son corps ». Et cependant, sans la défense de son confesseur, elle en aurait tant fait qu' 'elle « y eût couru hasard de sa vie ».

Mais en dépit de cette sage intervention, le plus sanctifiant des instruments de pénitence lui resta ; nous voulons dire sa mauvaise santé, abîmée encore, on peut bien le penser, par les pieux excès qu'elle s'était permis. Elle souffrait de fréquents accès de fièvre; la débilité de son estomac l'obligea plusieurs mois durant
à garder une immobilité complète après ses repas, parce que le moindre mouvement provoquait des vomissements ; elle commença aussi à cette époque à endurer les cruels maux de tête qui devaient lui être toute sa vie une source de mérites. Cependant, elle tenait toujours, « cachant son mal autant qu'elle pouvait aux autres et à soi-même" » ; et tant de misères « ne purent jamais affaiblir son courage ni ralentir son zèle; elle les portait sans s'en empêcher, comme si le corps auquel elle souffrait eût été un autre corps que le sien, tant la vigueur de l'esprit soutenait puissamment l'infirmité de la chair.

Au printemps 1602, le P. Ghalluau ayant quitté le pays, Madeleine prit à sa place comme directeur — ainsi que toute la famille un certain P. Laurent, Capucin, qui prêchait alors à Tours avec grand succès. Ce religieux reconnut aussitôt à quelle âme d'élite il avait affaire, et s'appliqua de son mieux à seconder en elle l'œuvre de grâce; S'il mit des bornes aux austérités de sa pénitente, estimant « qu'il fallait conserver ce faible corps pour, servir à la force de son esprit »;, il ne lui en prodigua que plus lès épreuves destinées a mortifier son amour -propre-. Or il aimait la manière forte; on en jugera par les deux traits suivants, glanés, paraît-il, entre « quantité d'autres ».

Un jour de carême, il enjoignit à la Servante de Dieu
« de prendre le collet de sa femme de chambre, d'ôter son vertugadin, et de  s'en aller ainsi, mal habillée et sans masque afin qu'on la connût », à la cathédrale affluait pour le sermon l'élite de la société tourangelle. Madeleine obéit. A son entrée dans l'église, son étrange accoutrement fut salué de chuchotements désobligeants et de rires mal contenus. « Madame la gouvernante », en particulier, n'en pouvait croire ses yeux. « Quoi! est-ce Mlle de « Fontaines ? disait-elle tout haut; quelle fantaisie ! a-t-elle perdu l'esprit ? » La jeune fille dévorait en silence son humiliation, mais sa générosité voulut davantage : en sortant de l'office, elle s'arrangea pour passer auprès de cette femme railleuse et salua gracieusement. ne s'arrêta pas sa mortification. Quand elle revit le P. Laurent, elle lui rendit compte de sa conduite, et le terrible confesseur la blâma fort, disant qu'on la prendrait pour une folle et qu'il s'était moqué d'elle comme tout le monde.

Pour l'autre épreuve, le bon Père prit occasion de la charité même que Mlle de Fontaines exerçait envers lui et ses Frères en religion. Partageant en effet les sentiments dévoués de son père à l'égard des Capucins, Madeleine se chargeait volontiers de faire la quête pour eux. Or, à un certain moment, le P. Laurent s'avisa de l'envoyer « quêter par toutes les hôtelleries de la ville, elle reçut beaucoup plus de confusion que d'aumônes ».

Un succès inopiné suivait cependant quelquefois de tels actes de renoncement, comme une marque sensible de la bénédiction divine. Ainsi, dans une de ses tournées, la jeune quêteuse, passant devant une maison de jeu assez mal famée, fit mine d'y entrer. « N'allons point ! » se récria la respectable dame qui l'accompagnait. Mais la Servante de Dieu lui répondit : « O Dieu ! empêcherons-nous de donner occasion à ces Messieurs de songer à leur conscience ? » Ainsi elles entrèrent; et avec sa majesté et sa parole efficace, [elle] leur demanda pour ce bon œuvre, en sorte que, tout remplis de respect et de touchement, ils lui firent
une bonne aumône. Ce qui fut admiré par la ville, qui connaissait ces personnes-là pour être bien éloignées de faire du bien. » La direction du P. Laurent et des autres religieux de saint François auxquels la Vénérable remit à cette époque le soin de son âme allait donc toute à la destruction de l'estime qu'elle pouvait concevoir d'elle-même. Et comme elle avait compris maintenant la véritable humilité de cœur, et qu'elle sentait un « désir violent » de marcher sur les traces de Jésus humilié, elle se prêtait avec joie à toutes les mortifications qu'on lui imposait. Elle en embrassait même de son propre mouvement, disant, par exemple,
« dans les compagnies... certaines paroles pour se faire croire grossière et ignorante ». Tout ce qui pouvait la rabaisser à ses yeux et à ceux d'autrui lui souriait. Aussi enviait-elle la condition des petits selon le monde. Un jour, voyant une pauvre fille de ferme qui travaillait beaucoup, était fort mal traitée, et souffrait
tout avec patience : « Je me tiendrais heureuse d'être en sa place s'exclama-t-elle ; il me semble que je ne suis rien en comparaison de cette fille ° ! » Une autre fois, elle dit confidemment à Catherine, comme elles partaient en famille pour une petite villégiature : « Je voudrais que l'on me laissât ici avec cette gardeuse de poules, à la charge de ne manger que des croûtes ! » Tandis que Madeleine s'adonnait ainsi à la pratique des solides vertus, sa vie intérieure s'intensifiait.

A cette époque, elle fit de longues et ferventes prières pour demander à Dieu de le connaître davantage. Et en effet, « Dieu lui accorda... des lumières plus hautes... que toutes celles qu'il lui avait données auparavant... [sur] son Etre infini et ses divines perfections ». Mais du même coup, il lui fit comprendre « que la connaissance est peu sans l'amour ». Aussi recommença-t-elle ses supplications afin d'obtenir un accroissement de charité. On parlait alors.de mariage pour Pierre, et tout naturellement, le frère -devisait avec la sœur de ses espérances, de ses amours, de ses joies.
Sur quoi cette Servante de Dieu prit un jour le sujet de sa prière et dit à Notre-Seigneur dans la ferveur de l'oraison : « Mon Dieu, voilà mon frère qui reçoit tant de contentement en la poursuite d'une créature, et à moi qui ne veux plus chercher que vous, ne me donnerez-vous rien ? Le divin Maître l'exauça libéralement encore, et lui octroya quelque chose de particulier ».
Ainsi le dit-elle à Catherine, sans s'expliquer davantage ; « mais la manière dont elle lui en parla vu l'extrême retenue qu'elle avait dès lors à découvrir ce qui la regardait fit juger... que ce qu'[elle]..avait reçu était quelque chose de grand ».

On conçoit qu'attirée de la sorte, Madeleine « aimât tant de s'occuper à l'oraison ou de parler de Dieu ». Elle confiait à ce propos à sa sœur : « Un tel Père dit qu'il se faut quelquefois divertir à parler de choses indifférentes, et que l'on se pourrait lasser de parler toujours de dévotion. Mais pour moi, je ne trouve pas cela; l'on y a plus de plaisir et on ne s'en lasse point. » Avec ses intimes, ne pouvant dissimuler le feu qui la dévorait, elle s'écriait souvent les larmes aux yeux,... dans un saint transport : Oh ! qu'il fait bon aimer Dieu ! Qu'il fait bon aimer Dieu ! et ces divins sentiments l'occupaient si fort qu'elle n'en pouvait rien dire davantage ».

Elle paraît avoir connu dès lors des états mystiques très élevés. « En ce temps qu'elle se donnait tant à Dieu, dit le P. Gibieuf, il plut à Sa Divine Majesté de se donner aussi à elle fort extraordinairement, et il la favorisa de sa sainte... présence, en sorte qu'elle se trouvait toute occupée et remplie de lui, ou pour mieux dire, toute plongée et abîmée en lui, ce qui était cause qu'elle ne pouvait faire autre usage de son esprit que de l'abandonner à Celui qui la possédait si pleinement. » Le souverain Maître « la mit dès ce moment, affirme à son tour la Mère Catherine, dans un anéantissement intérieur et empêchement de pouvoir opérer, lui seul
se le réservant et prenant pouvoir sur son âme, tellement que tout ce qu'elle pouvait faire était plutôt de donner et laisser le lieu à Dieu que de faire des actes... ou de suivre des manières d'oraison dont les personnes qui s'adonnent à la piété se servent ordinairement... Il hantait de bons Pères au logis ; elle leur parlait par un grand désir de profiter de leur communication. Il y en eut un qui, par faute non de vertu ni de piété... mais d'expérience, la voulut contraindre à faire plusieurs actes vers Dieu, et suivre les manières ordinaires; à quoi elle se rendit fort simplement et humblement, et se fit de grands efforts pour faire ce que l'on lui conseillait. Mais Dieu qui, dès ce temps-là, usait de sa puissance sur elle, ne lui en laissa pas le pouvoir, en sorte que cela ne servit qu'à lui faire un grand mal de tête. »

Parfois le Seigneur « usait de sa puissance » sur sa Servante avec plus de souveraineté encore, et l'élevait jusqu'aux ravissements. C'est ainsi qu'elle fut surprise un jour dans la chapelle du Plessis, par une dame de sa connaissance ; elle était à genoux devant une figure du Christ au tombeau, légèrement appuyée contre le mur, la tête inclinée, les mains jointes et étendues. La visiteuse émerveillée la contempla deux heures et essaya en vain, durant ce temps, de lui faire retrouver l'usage de ses sens. Une autre fois, pendant qu'elle visitait une malade pauvre, Dieu, voulant sans doute montrer combien sa charité lui était agréable, fondit à l'improviste sur son âme et la tint dans une longue extase. Elle avait justement amené avec elle ce jour-là, comme elle le faisait souvent, sa cousine de Freschine. La pauvre petite, voyant Madeleine en cet état, « crut qu'elle était morte ou bien proche de mourir ; elle la pleura amèrement, et lorsqu'elle la vil revenir, elle en eut autant d'étonnement que de joie ».

   

Pour toute suggestion, toute observation ou renseignement sur ce site,
adressez vos messages à :

 voiemystique@free.fr