CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

Madeleine de Saint-Joseph
Première prieure française
du premier monastère des Carmélites
Déchaussées en France
(1578-1637)

Chapitre I

Enfance de la Vénérable Madeleine
1576-1592

Dieu, qui « fait voie à là sainteté des enfants par la piété des parents », plaça le berceau de celle doit nous écrivons l'histoire dans Une famille digne à tous égards de produire une sainte.

Les du Bois, originaires de Flandre, mais passés en France au milieu du XVe siècle, y étaient devenus seigneurs de la terre de Fontaines, en Touraine, dont ils avaient pris le nom. Une vertu et une dévotion peu communes semblaient se transmettre chez eux de père en fils avec la noblesse, les grands biens, la faveur royale.

Antoine, père de notre Vénérable, bénéficia largement de cette heureuse hérédité. Grand homme de bien – on le verra —, et plus peut-être qu'aucun de ses ancêtres, il jouit comme eux dès bénédictions temporelles promises aux patriarches. S'étant de bonne heure fait remarquer en haut lieu par son jugement et sa prudence, il se vit chargé à vingt-deux ans d'une ambassade très importante dans les Pays-Bas. Et il s'en acquitta si bien que d'autres légations, en Angleterre et en Allemagne, lui furent de même confiées :

A l'âge de trente ans (1571), il épousa Marie Prudhomme, fille du seigneur de Fontenay-en-Brie, qui l'égalait en mérite et sortait comme lui d'une souche foncièrement chrétienne.

C'est à Paris, où ses emplois à la cour le retenaient, qu'il se fixa d'abord avec sa jeune compagne, et c'est là que naquirent leurs premiers enfants. Ils devaient en avoir quinze, dont huit moururent au berceau. L'aîné des autres, Pierre, que Dieu destinait à perpétuer sa race, vit le jour en 1575 et fut bientôt suivi de Charlotte (1576).

En 1578, Mme de Fontaines se trouvait pour la sixième fois sur le point d'être mère. Tandis que son mari, contraint d'aller en Flandre pour le service du roi, y recevait de Dieu « le pressentiment qu'il lui naîtrait une fille et qu'elle serait avantagée du ciel par-dessus ses autres enfants », la jeune femme se retirait chez une de ses tantes, la présidente de Saint-Mesmin. C'est dans l'hôtel de celle-ci, situé sur la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, que naquit la vénérable Madeleine de Saint-Joseph, entre onze heures et minuit, le samedi veille de la Pentecôte, 17 mai 1578.

Sa mère se sentit aussitôt inspirée de l'offrir à la Sainte Vierge, qui, on peut le croire, agréa le don. Quant à l'enfant, elle devait le ratifier si bien toute sa vie, qu'on put à juste titre l'appeler plus tard « la grande servante de Marie ».

Elle reçut le baptême dans la chapelle de Bracque, qui était proche, le lundi suivant 19 mai, et cette date devint par la suite extrêmement chère à sa piété.

En 1581, elle put fêter l'arrivée en ce monde d'une petite Catherine, en la personne de qui Dieu lui donnait plus qu'une sœur : ce devait être une amie et une confidente dont la destinée se trouverait liée à là sienne. Louise, qui naquit quinze mois après, compléta le trio. La vie de Madeleine, de Catherine et de Louise allait se fondre pendant plus de vingt ans, et la faible santé de la cadette empêcha seule que cette étroite union ne se continuât jusqu'à la mort dans l'Ordre du Carmel.

L'année qui précéda la naissance de Louise marqua dans la vie de Madeleine. Elle avait quatre ans, et sa raison commençait à s'éveiller, quand un jour, assise à la porte du logis sur les genoux de sa gouvernante, elle vit passer un convoi funèbre. Frappée de ce spectacle, elle en demanda aussitôt l'explication : « C'est une petite « fille comme vous qu'on va porter en terre, répond la gouvernante ; elle sera mangée des vers, mais, si elle a été bonne, son âme sera en paradis, là-haut dans le ciel ; si elle a été mauvaise, elle sera en enfer au milieu d'un grand feu. — Mais mourrai-je aussi comme elle ? — Oui, ma fille, car tout le monde mourra comme cette petite fille. — Sera-t-elle longtemps dans le paradis ou l'enfer ? — Une éternité. — Est-ce un jour que l'éternité ? — C'est toujours. » Ce discours achevé ne prit pas fin dans son esprit, car jamais cette pensée n'en est sortie depuis,... et elle était souvent des heures entières à repasser... : « Une éternité en paradis ou en enfer. Il nous faut tous mourir. » Ce qui fait voir, conclut le P. Gibieuf, combien il y avait de poids en son esprit dès ce petit âge, et comme la grâce commençait à y produire déjà ses effets; et même un rapport spécial à l'esprit de la Mère sainte Thérèse, de laquelle elle devait être un jour une des plus saintes Filles, et des plus semblables en grâce, cette sainte étant pareillement entrée dans les voies du ciel par la pensée profonde et les puissants sentiments de l'éternité. »

On a souligné un autre rapprochement : celte lumière initiale fut accordée à Madeleine l'année même où mourut la Réformatrice du Carmel ; « comme si Dieu avait voulu par là faire connaître qu'il avait choisi [l'une] pour être héritière de l'esprit de [l'autre] pour le répandre un jour dans les Carmélites de France. »

A partir de cet incident, l'enfant devint d'une étonnante « sérieusité ». Les jeux de son âge ne lui plaisaient plus. « A quoi sert cela ? pensait-elle, aussi bien il faut mourir. » Lorsqu'on la voulait habiller ou parer, elle disait en elle-même : « Mon Dieu, que toutes ces choses sont inutiles, puisqu'il faut un jour être mangé des vers ! » Et ces préoccupations de son âme, se reflétant jusque sur son joli visage, lui donnaient un je ne sais quoi de profond qui faisait dire : « Voilà une belle petite fille, mais elle rêve bien ! »

Comme il arrive souvent, son développement moral était hâté aussi par la souffrance physique, déjà son lot à cette époque. Mais ni ses graves pensées, ni son état maladif, ne lui rendaient l'humeur chagrine.

Docile à merveille et nullement « contredisante », « ne répliquant jamais à qui que ce fût qui la reprît », douce au point d'avoir toujours ignoré — selon son propre aveu —, ce que c'était même qu'un premier mouvement de colère ; avec cela gracieuse en ses manières, étonnante par la vivacité d'esprit et la précoce maturité qui paraissait dans ses petites réflexions, elle était Vraiment « les délices de la maison ». Son père, se souvenant d'ailleurs de l'avertissement mystérieux reçu avant la naissance de l'enfant lui portait quelque respect, comme à un dépôt sacré que Dieu lui confiait ». Quant à sa mère, elle ne pouvait s'en séparer et « la menait partout où elle allait, ce qu'elle ne faisait pas [pour] ses autres filles ». Prédilection très apparenté, mais qui, loin de provoquer de la jalousie chez les frères et soeurs de Madeleine, était partagée par eux et par tous ceux du logis.

Il se rencontra pourtant une exception, pour donner à connaître que la, patience comptait aussi parmi les vertus naissantes de cette petite. « En l'âge de six à sept ans, raconte sa sœur Catherine, Madame sa mère lui avait donné une jeune fille pour la servir, qui lui était fort rude et même la battait et lui a quelquefois rompu des peignes sur la tête en la peignant ; et encore qu'elle fût quasi toujours malade..., elle l'endurait et n'en disait rien... Un matin, étant fort ennuyée d'être ainsi rudoyée de cette servante, elle se mit à genoux sur son lit et pria Dieu qu'elle s'en allât, ce qui arriva ainsi », car Mme de Fontaines, ayant su la chose par ailleurs, se hâta de congédier cette fille.

Notre Vénérable connut néanmoins quelque peu la fragilité enfantine. Sur le déclin de sa vie, elle en parlait avec une contrition dont on ne peut s'empêcher de sourire : « Mon Dieu ! que je suis méchante ! Hé ! ma Soeur, je vous ai bien fait du mal ! » s'exclamait-elle, convaincue, répondant à la Mère Catherine du Saint-Esprit sa sœur, qui, en récréation, lui rappelait gaiement un de ces méfaits d'antan : il s'agissait d'une légère ruse par laquelle Madeleine « l'avait une fois trompée, lui donnant une épingle qu'elle disait être d'or pour avoir quelque petite douceur ». A vrai dire, de pareils traits ont dû être rares dans l'enfance de la Mère Madeleine, si l'on en juge par l'ensemble des témoignages relatifs à cette période.

Cependant un changement notable allait s'accomplir dans la vie familiale. Antoine du Bois était « toujours bien voulu » à la cour, « tant de Leurs Majestés que de toutes sortes de personnes » ; il pouvait se promettre un avenir de grandeur et d'opulence, d'autant plus tentant pour lui qu'il était père d'une famille déjà nombreuse. Mais à une « lumière spéciale », assure le P. Gibieuf, il comprit la vanité des choses de la terre... et combien il est difficile que, parmi tant de tracas et d'empressement qui tiennent sans cesse l'esprit occupé, on puisse vaquer sérieusement aux choses du salut ». Pleinement d'accord avec sa pieuse femme, il brisa sa carrière pour vivre désormais retiré dans ses terres. Et l'effort que fit peu après Henri III, « dans la confusion de la Ligue », pour le rappeler à la cour et se l'attacher comme secrétaire d'état, ne fut pas capable de le faire revenir sur sa décision.

Les divers domaines de la famille du Bois — Fontaines, Rouziers, Marans, Le Plessis-Barbe, Sonzay, Bois-Bourdeil et autres — se trouvaient tous disséminés dans cette partie nord de la Touraine prise entre la Loire et le Loir. Vaste plateau vallonné, sillonné d'innombrables petits cours d'eau, dits « Choisilles », semé dans les bas-fonds d'étangs à demi desséchés, ce coin de terroir n'a rien dans son ensemble de bien séduisant. Sa monotonie devait pourtant revêtir un certain charme au temps dont nous parlons, alors que lès grandes forets, antiques témoins dés mystères druidiques[1], les landes incultes, les terrains couverts d'ajoncs, n'avaient pas encore totalement fait place aux florissantes cultures que l'on voit aujourd'hui.

D'ailleurs les châtelains avaient sous leurs yeux, au Plessis, la vallée du Long, qui prend par endroits un aspect escarpé et d'un pittoresque presque sauvage. Et à Fontaines, ils jouissaient d'un parc immense, aux incomparables futaies de chênes, qui s'inclinait en pente douce pour aboutir à la source du Rouziers. Parc renommé, puisqu'il fut fait, dit-on, « du commandement du roi Charles VIII, qui, excité par la beauté et commodité de ce lieu, y venait prendre son plaisir et son déduit quand il était en Touraine ».

Quant aux habitations, ce que l'on en sait ou que l'on en peut voir encore fait juger qu'elles portaient le cachet de la simplicité. Le manoir de Fontaines formait un grand quadrilatère aux épaisses murailles, flanqué de tourelles, entouré de fossés, et divisé en plusieurs corps de logis séparés par des cours. Pas d'ornementation, aucun déploiement d'architecture. A coup sûr, Jean du Bois, premier seigneur du lieu, en construisant son château, n'avait eu en vue que de se loger et de se défendre au besoin ; et ses successeurs ont apparemment partagé ses idées et ses goûts, puisqu’ils n'ont point cédé, comme tant d'autres alors, au désir d'embellir leur chez eux. Dans cette demeure imposante par ses proportions, et « bien bâtie » au, dire d'un parisien du Grand. Siècle, mais d’aspect si sobre et presque sévère, il y avait pourtant un lieu pour lequel on s'était mis en frais, c'était la chapelle, dont se retrouvaient encore, il y a soixante-dix ans, des sculptures gisantés dans les décombres ou dans le parc.

Au reste, la présence de l'Hôte divin sous leur toit n'empêchait pas les seigneurs de Fontaines de fréquenter leur église paroissiale la vieille petite église de Saint-Symphorien de Rouziers. Ils y avaient fait bâtir pour leur famille la chapelle des Cinq-Plaies, dont les clés de voûte armoriées témoignent encore de l'origine. C'est là que plusieurs d'entre eux voulurent dormir leur dernier sommeil.

Du Plessis, la tradition ne dit presque rien. Et sur le monticule s'avançant en éperon au-dessus de la vallée du Long, où, dans une position assez hardie, s'élevait naguère le château, seuls quelques arbres séculaires demeurent, avec un tronçon de douves et des vestiges de fondations qui permettent de deviner les vastes proportions des bâtiments anciens.

La chapelle[1], charmante construction du XVe siècle, a été démolie en 1846 ; perte irréparable pour l'archéologie et plus encore pour la piété, étant donnés les souvenirs qui s'y rattachaient relativement à la Mère Madeleine.

Heureusement l'église paroissiale de Bueil, qui vit, très assidue à ses offices, la famille de Fontaines, est encore là avec la belle collégiale attenante pour transmettre à la postérité le parfum de tout ce passé.

C'est au Plessis qu'Antoine du Bois s'établit en quittant la Cour, et commença à mener avec sa famille une existence patriarcale et quasi monastique, bien faite pour développer les germes de sainteté déposés dans l'âme de la petite Madeleine.

Levé à quatre heures, ce grand chrétien récitait son bréviaire et faisait une longue oraison, puis il entendait avec les siens la messe de son chapelain, à laquelle il communiait presque tous les jours. La prière occupait encore une place importante dans le reste de sa journée. Et au dire de la Mère Marie-Madeleine de Jésus de Bains, il fit par le moyen de l'oraison « tant de progrès en la vie intérieure que, depuis, il aida utilement plusieurs âmes en leurs besoins spirituels ». Il connut par expérience des états fort élevés, et reçut du ciel « des faveurs très particulières ».

Mais il ne se laissait pas absorber par son commerce avec Dieu au point d'oublier ce qu'il devait à sa famille et à ses tenanciers. Il s'en occupait au contraire avec intelligence, bonté et fermeté. Un de ses anciens receveurs a laissé sur ce sujet des détails intéressants. M. de Fontaines « donnait ordre, dit-il, qu'à toutes les grandes fêtes de l'année tous ses domestiques fussent confessés et communies, faisant venir à cet effet des religieux de la ville de Tours... Il n'en souffrait point chez lui de débauchés ni d'hérétiques. Je n'ai jamais vu en sa maison jouer aux dés ni aux cartes ; s'il arrivait à quelqu'un ou de jurer ou de commettre quelque autre chose semblable contre Dieu, il le faisait châtier, et si après il ne se corrigeait pas, il le renvoyait. Enfin il tenait sa maison en paix et en bon ordre... II avait encore le soin que dans le village de Rosiers, qui était dépendant de son dit château, un chacun de ses vassaux menât une bonne vie et bien chrétienne... Il avait défendu expressément dans tout le village que personne ne demeurât aux jeux ou cabarets pendant le service divin; et pour ce sujet avait donné ordre aux sergents d'y veiller ; et même je l!y ai vu aller plusieurs fois en personne, pour donner plus de crainte à ceux qui étaient en ces lieux pendant que l'on célébrait l'office. En un mot, comme il vivait bien et vertueusement, il voulait que tous ceux qui dépendaient de lui fissent le même, et recherchait toutes sortes de moyens pour ce sujet. » Parmi ces moyens, il employa surtout le plus capable de lui concilier les coeurs et d'assurer son influence : une inépuisable charité. C'est « la vertu, ce me semble, laquelle a eu le plus d'éclat en lui », remarque le témoin déjà cité, de même qu'elle avait brillé en ses ancêtres. « Leur maison était comme là maison des pauvres, à raison des grandes aumônes qu'ils y recevaient ;... et l'on tient dans le pays qu'il n'y à eu autre chose qui l'ait particulièrement fait subsister : que les aumônes que faisaient les seigneurs de celle-ci. » Lé père de notre Vénérable paraît, en cela encore, avoir surpassé ses aïeux. Il faisait faire régulièrement l'aumône à tous les indigents qui se présentaient. Et l'on accourait de si loin à ces « données » que le nombre des nécessiteux allait parfois jusqu'à deux cents et plus. Une brave femme du pays affirme même que, en une certaine année de cherté, la file en « eût bien duré une lieue s'ils n'eussent été qu'en un rangs ». Hyperbole, sans doute, mais qui révèle la réputation acquise par le charitable gentilhomme.

Il appelait aussi chaque année des tailleurs, qui travaillaient chez lui plusieurs mois durant à confectionner des habits pour les pauvres.

De plus, il exerçait largement l'hospitalité envers ceux-ci, et surtout envers les religieux, à qui un quartier spécial était réservé dans le château. Ils s'y trouvaient parfois « en si grand nombre, qu'un d'entre eux dit un jour fort agréablement qu'on l'aurait pris... pour un petit monastère, mais un petit monastère de commodité, parce qu'ils y étaient un peu mieux traités qu'il ne leur serait permis de l'être dans leurs propres maisons ».

Du reste, le passage de ces serviteurs de Dieu était pour M. de Fontaines l'occasion d'une double bonne œuvre, car s'il les hébergeait, il les faisait souvent, en retour, prêcher et catéchiser dans ses domaines.

Enfin, sa générosité était si notoire, qu'en un temps de grande sécheresse et disette, où il avait augmenté encore ses aumônes — selon sa coutume en pareil cas —, un prédicateur de la région ne craignit pas de déclarer en chaire, jouant sur les mots, que, dans cette dure année, « la bonne source de Fontaines seule n'avait pas tarie ».

La Mère Madeleine aura donc quelque raison de dire plus tard à ses Filles, comme pour excuser ses propres largesses : « Je crois que je tiens cela de race. »

Les revenus de M. de Fontaines, bien que considérables, n'auraient pas suffi aux charges assumées par sa charité, s'il n'avait également pratiqué la modération chrétienne et la mortification. Aucune dépense superflue dans sa maison, aucun luxe, aucune recherche dans le vêtement ou la table ; et tandis qu'il traitait si libéralement les pauvres, il observait lui-même une continuelle sobriété et des jeûnes fréquents.

La charité réglait de même ses conversations, et il ne fuyait rien tant que la médisance. Son aménité se remarquait non moins, « particulièrement... à l'endroit de ses serviteurs, car il les traitait comme ses propres enfants; il ne les méprisait ni ne les dédaignait point, il appelait toujours un chacun d'eux : Mon ami. Et avec cette douceur, on le craignait plus que s'il eût frappé, déclare encore son ancien receveur... Il était aussi fort patient ; et quand il lui arrivait quelque affliction, il en remerciait Dieu, ayant toujours cette parole en bouche : « Dieu soit loué. »

Quant à Mme de Fontaines, les contemporains, il est vrai, en parlent peu ; mais leurs courts éloges permettent de conclure qu'elle ne le cédait à son mari ni en piété ni en vertu, « d'où naissait entre eux la parfaite amitié qu'ils se portaient, et la bonne intelligence en laquelle ils vécurent toujours ».

On conçoit aisément l'effet que de tels exemples et un tel genre d'existence devaient produire sur les enfants. Aussi tous firent-ils honneur à l'éducation qu'ils avaient reçue, mais Madeleine plus encore que les autres.

Elle avait six ou sept ans quand elle fut amenée en Touraine ; et c'est vers cette époque qu'elle commença à recevoir le don d'oraison. On la vit alors, telle jadis sainte Thérèse, bâtir dans le parc du Plessis de petits ermitages, où elle se retirait pour prier et méditer. Où bien elle s'installait à la chapelle et s'y dissimulait derrière un pilier, « afin, disait-elle, de ne voir personne ». Et le bonheur qu'elle goûtait dans ses contemplations lui faisait parfois perdre la notion du temps. Un jour, elle demeura ainsi sept heures de suite. « Dans l'instant qu'elle se fut mise à genoux, elle sentit un effet de Dieu si grand qui lui fit voir ce que c'était que le péché, et une âme privée de la grâce », qu'elle se prit à pleurer au point d'en être « toute baignée de ses larmes ». Le soir venu et l'enfant ne reparaissant pas, ses parents, très inquiets, la firent chercher partout. On la trouva enfin à la chapelle, « en prière et en larmes en la même place où elle s'était premièrement mise ». Et comme le domestique lui disait « qu'on était bien en peine d'elle et qu'elle revînt maintenant, [la petite] le regardant, fit un grand soupir et lui dit : « Je vous prie, laissez-moi ici ! Je ne puis plus faire autre chose que pleurer mes péchés ! » Elle avoua plus tard « que depuis cet effet-là, elle avait eu charité très grande à prier pour les pécheurs ».

La piété de la Servante de Dieu, remarquons-le, a dès ce moment la teinte qu'elle aura toujours : avec un ardent amour, un profond respect de la majesté et sainteté de Dieu, et une componction d'autant plus admirable qu'elle part d'un coeur plus pur.

Elle cherchait aussi à joindre la pénitence à la vie intérieure et eût volontiers jeûné si on le lui eût permis. Du moins profitait-elle des occasions de se mortifier qu'elle trouvait à sa portée, entendant par exemple toujours la messe à genoux, à moins d'être vraiment malade.

Une âme si proche de Dieu ne peut manquer de le rayonner au dehors. Aussi l'influence de cette enfant se faisait-elle déjà sentir dans son entourage. Rien qu'à la voir prier, chacun se sentait ému et recueilli. Sa seule présence commandait la pudeur et la retenue. Elle-même confia plus tard qu'une personne extrêmement libre de paroles, et avec laquelle elle se rencontrait alors fort souvent, n'osa jamais rien dire d'inconvenant devant elle, ce qu'elle attribuait à une spéciale protection de Dieu.

Les fillettes qui la fréquentaient ne tardèrent pas à se modeler sur ses exemples. Madeleine, dans les divertissements, faisait tout son possible pour éviter que Dieu fût tant soit peu offensé. Mais cela ne lui suffisait pas. Elle cherchait encore à faire part à ses petites amies du trésor qu'elle avait trouvé dans l'intimité divine. « Qu'il fait bon de communiquer avec Dieu ! » leur disait-elle. « Oh ! si vous saviez ce que c'est, vous voudriez dès à présent faire oraison ! » Et elle leur expliquait que « faire oraison, c'est parler du cœur avec Dieu », puis elle les emmenait dans des lieux écartés, où, séparant les unes des autres ces ermites improvisées, elle leur faisait passer une heure en prière.

De leur côté, les femmes du logis se plaisaient à la consulter et à lui poser de petits cas de conscience; elle les résolvait « sagement et prudemment, comme une personne qui eût eu de la science ! ». Du reste, en certaines rencontres, son zèle la poussait à faire spontanément ses petites remarques, voire ses répréhensions. Un jour, elle entendit quelqu'un dire d'un prêtre, avec quelque dédain, qu'il n'était plus bon qu'à dire la messe. Madeleine, à qui sa foi donnait une haute idée des saints mystères et de ceux qui en sont les ministres, releva le propos; elle parla « avec tant de jugement » à celui qui s'était oublié, « qu'il demeura tout confus et les autres ravis 0 ». Une autre l'ois, une jeune fille se moquait un peu devant elle d'une dame vénérable tombée dans une grande pauvreté. « Il ne faut pas parler ainsi, mais il faut honorer la vieillesse », fit l'enfant « avec une façon si grave qu'il semblait d'une personne fort âgée ». Notons en passant que le sérieux de son caractère, se joignant à sa charité, lui donnait dès lors pour la raillerie une aversion qui a duré toute sa vie.

Mais c'était surtout sur ses deux soeurs cadettes que Madeleine exerçait son bienfaisant ascendant, remplissant à leur égard son rôle d'aînée avec le tempérament de gravité et de simplicité, de zèle et de prudence, de fermeté et d'exquise douceur, que l'on admirera toujours en elle et qui lui donnera tant d'empire sur les âmes.

Charlotte, en effet, avait quitté la maison paternelle. Prémices des dons que cette famille privilégiée devait offrir au Seigneur, elle était déjà au monastère de Longchamp. Madeleine, plus jeune qu'elle de deux ans, la remplaçait donc au foyer, où Catherine et Louise s'habituèrent bientôt à la considérer comme une seconde mère. On peut croire aussi que Mme de Fontaines, fréquemment arrêtée par sa santé, commençait dès lors à se reposer de bien des choses sur sa fille de prédilection. Ainsi, ce fut elle qui prépara Catherine à sa première confession, « l'instruisant de tout ce qu'elle devait dire avec une gravité si grande » — c'est l'intéressée elle-même qui en témoigne — « qu'elle semblait une personne fort âgée, encore qu'elle n'eût lors qu'environ dix ans ».

Elle ne laissait passer aucune faute à ses soeurs, mais ses reproches étaient assaisonnés de tant de grâce qu'on l'en aimait davantage. Tantôt, remarquant « quelque petite action de jeunesse », elle feignait de ne pas connaître la coupable « pour ne pas lui faire honte », et disait seulement : « Quiconque a fait cela n'a pas « bien fait 6! » Tantôt, entendant une des enfants tenir « par gaîté » quelque propos déplacé, « elle l'avisait sagement, lui disant : « Vous feriez conscience de vous entretenir en des pensées « conformes à ce que vous dites 0. » D'ailleurs, elle les entourait d'affection, surtout dans leurs petits chagrins. Ainsi M. ou Mme de Fontaines témoignaient-ils plus de tendresse à l'une qu'à l'autre? Madeleine redoublait de prévenances pour celle qui pouvait se croire moins aimée, son inclination la portant déjà vers toute souffrance.

Son bon coeur se manifestait également à l'égard des domestiques. En attendant de pouvoir — comme elle le fera, devenue plus grande, — les soigner dans leurs maladies, pourvoir à ce que leur ordinaire soit suffisant et bon, veiller aussi avec sollicitude sur leur conduite> elle les consolait déjà dans leurs peines, lés excusait dans leurs torts ou leurs maladresses, les accordait même entre eux au besoin, car dès cet âge « elle mettait la paix partout par sa grande douceur et prudence* ». Don si évident qu'elle ne le pourra nier quand, plus tard, on la mettra sur le chapitre de son ; enfance. Seulement, à la façon des saints, elle s'efforcera dé donner le change, « disant agréablement... : « Ils venaient à moi me « faire leurs petites plaintes, et je faisais l'entendue, leur répondant comme si j'eusse eu beaucoup de capacité". » C'est à sa délicate sollicitude qu'une jeune servante de la maison dut aussi de savoir lire : Madeleine s'était constituée son professeur bénévole, et aussitôt qu'elle-même avait appris sa leçon, elle courait la répéter à son élève.

Toute petite, elle manifesta encore son amour pour les pauvres et son penchant à les assister. Quelle sainte joie lui procuraient les « données » établies par son père ! Elle tâchait de venir elle-même faire les distributions; et quand, parmi les indigents, il s'en trouvait de blessés ou de malades, elle n'avait pas de plus grand bonheur que de les panser de ses petites mains, apportant à cette bonne oeuvre, assurent ceux qui l'ont vue faire, « autant de zèle et de courage que les personnes consommées au service des hôpitaux ». Souvent, elle s'échappait pour cela de la compagnie des proches ou amis venus pour visiter sa mère. Et ceux qui s'en apercevaient auguraient que Dieu réservait cette enfant pour de grandes choses.

Ses parents le pressentaient également. C'est pourquoi, dérogeant à l'usage, ils firent approcher leur fille de la Sainte Table avant même sa dixième année. Elle « reçut tant de faveurs » du ciel en cette première communion, qu'elle resta pénétrée d'un amour toujours croissant pour l'Eucharistie.

Elle ne fut confirmée qu'un peu plus tard, à Tours, en même temps que Catherine, et demeura très frappée de la grandeur de ce sacrement et des rites qui l'accompagnent. On rapporte à ce propos un trait où paraît son estime des moindres coutumes de l'Église. Gomme elle était déjà « fille faite », l'archevêque lui offrit, à la fin de la cérémonie, de lui ôter, ainsi qu'à sa soeur, le bandeau porté généralement par les enfants pendant trois jours. Mais elle n'accepta qu'après s'être assurée « qu'il n'y avait point de conscience ».

La dévotion à Marie se développait de même en son coeur, et dès qu'elle sut lire, elle récita chaque jour le Petit Office ; pratique à laquelle elle ne manqua pas jusqu'à son entrée en religion.

Cependant, avec les consolations de la piété, Madeleine connut de bonne heure l'épreuve des peines intérieures. « C'est une croix qu'elle a portée depuis sa basse jeunesse », assure sa meilleure confidente". Elle n'était encore « quasi qu'une enfant » quand il lui fallut traverser une de ces crises douloureuses ; et comme «elle en dévorait le mal toute seule 0 », sa souffrance en était double. Enfin, profitant, d'un voyage à Longchamp, « elle se fit une grande violence » pour tout exposer à sa soeur aînée, et Dieu récompensa cet effort en inspirant à la novice, malgré son inexpérience, une réponse « fort à propos ».

A côté des peines intimes il y avait les peines de famille. Les naissances se succédaient au foyer ; mais la mort enleva presque aussitôt nés trois des cinq enfants mis au monde par Mme de Fontaines depuis son arrivée en Touraine. Madeleine avait été marraine de l'un d'eux, ce qui dut lui rendre ce deuil plus sensible encore.

Son coeur aimant souffrait aussi de voir souvent malade sa mère qu'elle chérissait autant qu'elle en était chérie. De bonne heure, elle se constitua sa garde fidèle, « ne bougeant d'auprès d'elle pour la servir et essayer de la divertir par ses entretiens », car elle avait <( remarqué que sa bonne mère agréait fort son assiduité ». Quant à elle, à l'en croire, « elle ne s'ennuyait point de passer ainsi ses jours, et même elle trouvait plus de contentement en cette occupation — qui de soi était très capable de lasser des personnes de son âge, — qu'en tous les divertissements qu'elle eût pu prendre » ailleurs.

Ainsi, à travers les mille détails de cette existence d'enfant, se dessinent déjà, bien nets, les traits principaux de la physionomie de notre Vénérable : gravité, douceur et paix, avec le noble besoin de s'oublier toujours et de « bien faire à tout le monde ». 

   

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