Chapitre I
Enfance de la
Vénérable Madeleine
1576-1592
Dieu, qui « fait voie à
là sainteté des enfants par la piété des parents », plaça le berceau
de celle doit nous écrivons l'histoire dans Une famille digne à tous
égards de produire une sainte.
Les du Bois,
originaires de Flandre, mais passés en France au milieu du XVe
siècle, y étaient devenus seigneurs de la terre de Fontaines, en
Touraine, dont ils avaient pris le nom. Une vertu et une dévotion
peu communes semblaient se transmettre chez eux de père en fils avec
la noblesse, les grands biens, la faveur royale.
Antoine, père de notre
Vénérable, bénéficia largement de cette heureuse hérédité. Grand
homme de bien – on le verra —, et plus peut-être qu'aucun de ses
ancêtres, il jouit comme eux dès bénédictions temporelles promises
aux patriarches. S'étant de bonne heure fait remarquer en haut lieu
par son jugement et sa prudence, il se vit chargé à vingt-deux ans
d'une ambassade très importante dans les Pays-Bas. Et il s'en
acquitta si bien que d'autres légations, en Angleterre et en
Allemagne, lui furent de même confiées :
A l'âge de trente ans
(1571), il épousa Marie Prudhomme, fille du seigneur de
Fontenay-en-Brie, qui l'égalait en mérite et sortait comme lui d'une
souche foncièrement chrétienne.
C'est à Paris, où ses
emplois à la cour le retenaient, qu'il se fixa d'abord avec sa jeune
compagne, et c'est là que naquirent leurs premiers enfants. Ils
devaient en avoir quinze, dont huit moururent au berceau. L'aîné des
autres, Pierre, que Dieu destinait à perpétuer sa race, vit le jour
en 1575 et fut bientôt suivi de Charlotte (1576).
En 1578, Mme de
Fontaines se trouvait pour la sixième fois sur le point d'être mère.
Tandis que son mari, contraint d'aller en Flandre pour le service du
roi, y recevait de Dieu « le pressentiment qu'il lui naîtrait une
fille et qu'elle serait avantagée du ciel par-dessus ses autres
enfants », la jeune femme se retirait chez une de ses tantes, la
présidente de Saint-Mesmin. C'est dans l'hôtel de celle-ci, situé
sur la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, que naquit la vénérable
Madeleine de Saint-Joseph, entre onze heures et minuit, le samedi
veille de la Pentecôte, 17 mai 1578.
Sa mère se sentit
aussitôt inspirée de l'offrir à la Sainte Vierge, qui, on peut le
croire, agréa le don. Quant à l'enfant, elle devait le ratifier si
bien toute sa vie, qu'on put à juste titre l'appeler plus tard « la
grande servante de Marie ».
Elle reçut le baptême
dans la chapelle de Bracque, qui était proche, le lundi suivant 19
mai, et cette date devint par la suite extrêmement chère à sa piété.
En 1581, elle put fêter
l'arrivée en ce monde d'une petite Catherine, en la personne de qui
Dieu lui donnait plus qu'une sœur : ce devait être une amie et une
confidente dont la destinée se trouverait liée à là sienne. Louise,
qui naquit quinze mois après, compléta le trio. La vie de Madeleine,
de Catherine et de Louise allait se fondre pendant plus de vingt
ans, et la faible santé de la cadette empêcha seule que cette
étroite union ne se continuât jusqu'à la mort dans l'Ordre du
Carmel.
L'année qui précéda la
naissance de Louise marqua dans la vie de Madeleine. Elle avait
quatre ans, et sa raison commençait à s'éveiller, quand un jour,
assise à la porte du logis sur les genoux de sa gouvernante, elle
vit passer un convoi funèbre. Frappée de ce spectacle, elle en
demanda aussitôt l'explication : « C'est une petite « fille comme
vous qu'on va porter en terre, répond la gouvernante ; elle sera
mangée des vers, mais, si elle a été bonne, son âme sera en paradis,
là-haut dans le ciel ; si elle a été mauvaise, elle sera en enfer au
milieu d'un grand feu. — Mais mourrai-je aussi comme elle ? — Oui,
ma fille, car tout le monde mourra comme cette petite
fille. — Sera-t-elle longtemps dans le paradis ou l'enfer ? — Une
éternité. — Est-ce un jour que l'éternité ? — C'est toujours. » Ce
discours achevé ne prit pas fin dans son esprit, car jamais cette
pensée n'en est sortie depuis,... et elle était souvent des heures
entières à repasser... : « Une éternité en paradis ou en enfer. Il
nous faut tous mourir. » Ce qui fait voir, conclut le P. Gibieuf,
combien il y avait de poids en son esprit dès ce petit âge, et comme
la grâce commençait à y produire déjà ses effets; et même un rapport
spécial à l'esprit de la Mère sainte Thérèse, de laquelle elle
devait être un jour une des plus saintes Filles, et des plus
semblables en grâce, cette sainte étant pareillement entrée dans les
voies du ciel par la pensée profonde et les puissants sentiments de
l'éternité. »
On a souligné un autre
rapprochement : celte lumière initiale fut accordée à Madeleine
l'année même où mourut la Réformatrice du Carmel ; « comme si Dieu
avait voulu par là faire connaître qu'il avait choisi [l'une] pour
être héritière de l'esprit de [l'autre] pour le répandre un jour
dans les Carmélites de France. »
A partir de cet
incident, l'enfant devint d'une étonnante « sérieusité ». Les jeux
de son âge ne lui plaisaient plus. « A quoi sert cela ?
pensait-elle, aussi bien il faut mourir. » Lorsqu'on la voulait
habiller ou parer, elle disait en elle-même : « Mon Dieu, que toutes
ces choses sont inutiles, puisqu'il faut un jour être mangé des
vers ! » Et ces préoccupations de son âme, se reflétant jusque sur
son joli visage, lui donnaient un je ne sais quoi de profond qui
faisait dire : « Voilà une belle petite fille, mais elle rêve
bien ! »
Comme il arrive
souvent, son développement moral était hâté aussi par la souffrance
physique, déjà son lot à cette époque. Mais ni ses graves pensées,
ni son état maladif, ne lui rendaient l'humeur chagrine.
Docile à merveille et
nullement « contredisante », « ne répliquant jamais à qui que ce fût
qui la reprît », douce au point d'avoir toujours ignoré — selon son
propre aveu —, ce que c'était même qu'un premier mouvement de
colère ; avec cela gracieuse en ses manières, étonnante par la
vivacité d'esprit et la précoce maturité qui paraissait dans ses
petites réflexions, elle était Vraiment « les délices de la
maison ». Son père, se souvenant d'ailleurs de l'avertissement
mystérieux reçu avant la naissance de l'enfant lui portait quelque
respect, comme à un dépôt sacré que Dieu lui confiait ». Quant à sa
mère, elle ne pouvait s'en séparer et « la menait partout où elle
allait, ce qu'elle ne faisait pas [pour] ses autres filles ».
Prédilection très apparenté, mais qui, loin de provoquer de la
jalousie chez les frères et soeurs de Madeleine, était partagée par
eux et par tous ceux du logis.
Il se rencontra
pourtant une exception, pour donner à connaître que la, patience
comptait aussi parmi les vertus naissantes de cette petite. « En
l'âge de six à sept ans, raconte sa sœur Catherine, Madame sa mère
lui avait donné une jeune fille pour la servir, qui lui était fort
rude et même la battait et lui a quelquefois rompu des peignes sur
la tête en la peignant ; et encore qu'elle fût quasi toujours
malade..., elle l'endurait et n'en disait rien... Un matin, étant
fort ennuyée d'être ainsi rudoyée de cette servante, elle se mit à
genoux sur son lit et pria Dieu qu'elle s'en allât, ce qui arriva
ainsi », car Mme de Fontaines, ayant su la chose par ailleurs, se
hâta de congédier cette fille.
Notre Vénérable connut
néanmoins quelque peu la fragilité enfantine. Sur le déclin de sa
vie, elle en parlait avec une contrition dont on ne peut s'empêcher
de sourire : « Mon Dieu ! que je suis méchante ! Hé ! ma Soeur, je
vous ai bien fait du mal ! » s'exclamait-elle, convaincue, répondant
à la Mère Catherine du Saint-Esprit sa sœur, qui, en récréation, lui
rappelait gaiement un de ces méfaits d'antan : il s'agissait d'une
légère ruse par laquelle Madeleine « l'avait une fois trompée, lui
donnant une épingle qu'elle disait être d'or pour avoir quelque
petite douceur ». A vrai dire, de pareils traits ont dû être rares
dans l'enfance de la Mère Madeleine, si l'on en juge par l'ensemble
des témoignages relatifs à cette période.
Cependant un changement
notable allait s'accomplir dans la vie familiale. Antoine du Bois
était « toujours bien voulu » à la cour, « tant de Leurs Majestés
que de toutes sortes de personnes » ; il pouvait se promettre un
avenir de grandeur et d'opulence, d'autant plus tentant pour lui
qu'il était père d'une famille déjà nombreuse. Mais à une « lumière
spéciale », assure le P. Gibieuf, il comprit la vanité des choses de
la terre... et combien il est difficile que, parmi tant de tracas et
d'empressement qui tiennent sans cesse l'esprit occupé, on puisse
vaquer sérieusement aux choses du salut ». Pleinement d'accord avec
sa pieuse femme, il brisa sa carrière pour vivre désormais retiré
dans ses terres. Et l'effort que fit peu après Henri III, « dans la
confusion de la Ligue », pour le rappeler à la cour et se l'attacher
comme secrétaire d'état, ne fut pas capable de le faire revenir sur
sa décision.
Les divers domaines de
la famille du Bois — Fontaines, Rouziers, Marans, Le Plessis-Barbe,
Sonzay, Bois-Bourdeil et autres — se trouvaient tous disséminés dans
cette partie nord de la Touraine prise entre la Loire et le Loir.
Vaste plateau vallonné, sillonné d'innombrables petits cours d'eau,
dits « Choisilles », semé dans les bas-fonds d'étangs à demi
desséchés, ce coin de terroir n'a rien dans son ensemble de bien
séduisant. Sa monotonie devait pourtant revêtir un certain charme au
temps dont nous parlons, alors que lès grandes forets, antiques
témoins dés mystères druidiques[1],
les landes incultes, les terrains couverts d'ajoncs, n'avaient pas
encore totalement fait place aux florissantes cultures que l'on voit
aujourd'hui.
D'ailleurs les
châtelains avaient sous leurs yeux, au Plessis, la vallée du Long,
qui prend par endroits un aspect escarpé et d'un pittoresque presque
sauvage. Et à Fontaines, ils jouissaient d'un parc immense, aux
incomparables futaies de chênes, qui s'inclinait en pente douce pour
aboutir à la source du Rouziers. Parc renommé, puisqu'il fut fait,
dit-on, « du commandement du roi Charles VIII, qui, excité par la
beauté et commodité de ce lieu, y venait prendre son plaisir et son
déduit quand il était en Touraine ».
Quant aux habitations,
ce que l'on en sait ou que l'on en peut voir encore fait juger
qu'elles portaient le cachet de la simplicité. Le manoir de
Fontaines formait un grand quadrilatère aux épaisses murailles,
flanqué de tourelles, entouré de fossés, et divisé en plusieurs
corps de logis séparés par des cours. Pas d'ornementation, aucun
déploiement d'architecture. A coup sûr, Jean du Bois, premier
seigneur du lieu, en construisant son château, n'avait eu en vue que
de se loger et de se défendre au besoin ; et ses successeurs ont
apparemment partagé ses idées et ses goûts, puisqu’ils n'ont point
cédé, comme tant d'autres alors, au désir d'embellir leur chez eux.
Dans cette demeure imposante par ses proportions, et « bien bâtie »
au, dire d'un parisien du Grand. Siècle, mais d’aspect si sobre et
presque sévère, il y avait pourtant un lieu pour lequel on s'était
mis en frais, c'était la chapelle, dont se retrouvaient encore, il y
a soixante-dix ans, des sculptures gisantés dans les décombres ou
dans le parc.
Au reste, la présence
de l'Hôte divin sous leur toit n'empêchait pas les seigneurs de
Fontaines de fréquenter leur église paroissiale la vieille petite
église de Saint-Symphorien de Rouziers. Ils y avaient fait bâtir
pour leur famille la chapelle des Cinq-Plaies, dont les clés de
voûte armoriées témoignent encore de l'origine. C'est là que
plusieurs d'entre eux voulurent dormir leur dernier sommeil.
Du Plessis, la
tradition ne dit presque rien. Et sur le monticule s'avançant en
éperon au-dessus de la vallée du Long, où, dans une position assez
hardie, s'élevait naguère le château, seuls quelques arbres
séculaires demeurent, avec un tronçon de douves et des vestiges de
fondations qui permettent de deviner les vastes proportions des
bâtiments anciens.
La chapelle[1],
charmante construction du XVe siècle, a été démolie en
1846 ; perte irréparable pour l'archéologie et plus encore pour la
piété, étant donnés les souvenirs qui s'y rattachaient relativement
à la Mère Madeleine.
Heureusement l'église
paroissiale de Bueil, qui vit, très assidue à ses offices, la
famille de Fontaines, est encore là avec la belle collégiale
attenante pour transmettre à la postérité le parfum de tout ce
passé.
C'est au Plessis
qu'Antoine du Bois s'établit en quittant la Cour, et commença à
mener avec sa famille une existence patriarcale et quasi monastique,
bien faite pour développer les germes de sainteté déposés dans l'âme
de la petite Madeleine.
Levé à quatre heures,
ce grand chrétien récitait son bréviaire et faisait une longue
oraison, puis il entendait avec les siens la messe de son chapelain,
à laquelle il communiait presque tous les jours. La prière occupait
encore une place importante dans le reste de sa journée. Et au dire
de la Mère Marie-Madeleine de Jésus de Bains, il fit par le moyen de
l'oraison « tant de progrès en la vie intérieure que, depuis, il
aida utilement plusieurs âmes en leurs besoins spirituels ». Il
connut par expérience des états fort élevés, et reçut du ciel « des
faveurs très particulières ».
Mais il ne se laissait
pas absorber par son commerce avec Dieu au point d'oublier ce qu'il
devait à sa famille et à ses tenanciers. Il s'en occupait au
contraire avec intelligence, bonté et fermeté. Un de ses anciens
receveurs a laissé sur ce sujet des détails intéressants. M. de
Fontaines « donnait ordre, dit-il, qu'à toutes les grandes fêtes de
l'année tous ses domestiques fussent confessés et communies, faisant
venir à cet effet des religieux de la ville de Tours... Il n'en
souffrait point chez lui de débauchés ni d'hérétiques. Je n'ai
jamais vu en sa maison jouer aux dés ni aux cartes ; s'il arrivait à
quelqu'un ou de jurer ou de commettre quelque autre chose semblable
contre Dieu, il le faisait châtier, et si après il ne se corrigeait
pas, il le renvoyait. Enfin il tenait sa maison en paix et en bon
ordre... II avait encore le soin que dans le village de Rosiers, qui
était dépendant de son dit château, un chacun de ses vassaux menât
une bonne vie et bien chrétienne... Il avait défendu expressément
dans tout le village que personne ne demeurât aux jeux ou cabarets
pendant le service divin; et pour ce sujet avait donné ordre aux
sergents d'y veiller ; et même je l!y ai vu aller plusieurs fois en
personne, pour donner plus de crainte à ceux qui étaient en ces
lieux pendant que l'on célébrait l'office. En un mot, comme il
vivait bien et vertueusement, il voulait que tous ceux qui
dépendaient de lui fissent le même, et recherchait toutes sortes de
moyens pour ce sujet. » Parmi ces moyens, il employa surtout le plus
capable de lui concilier les coeurs et d'assurer son influence : une
inépuisable charité. C'est « la vertu, ce me semble, laquelle a eu
le plus d'éclat en lui », remarque le témoin déjà cité, de même
qu'elle avait brillé en ses ancêtres. « Leur maison était comme là
maison des pauvres, à raison des grandes aumônes qu'ils y
recevaient ;... et l'on tient dans le pays qu'il n'y à eu autre
chose qui l'ait particulièrement fait subsister : que les aumônes
que faisaient les seigneurs de celle-ci. » Lé père de notre
Vénérable paraît, en cela encore, avoir surpassé ses aïeux. Il
faisait faire régulièrement l'aumône à tous les indigents qui se
présentaient. Et l'on accourait de si loin à ces « données » que le
nombre des nécessiteux allait parfois jusqu'à deux cents et plus.
Une brave femme du pays affirme même que, en une certaine année de
cherté, la file en « eût bien duré une lieue s'ils n'eussent été
qu'en un rangs ». Hyperbole, sans doute, mais qui révèle la
réputation acquise par le charitable gentilhomme.
Il appelait aussi
chaque année des tailleurs, qui travaillaient chez lui plusieurs
mois durant à confectionner des habits pour les pauvres.
De plus, il exerçait
largement l'hospitalité envers ceux-ci, et surtout envers les
religieux, à qui un quartier spécial était réservé dans le château.
Ils s'y trouvaient parfois « en si grand nombre, qu'un d'entre eux
dit un jour fort agréablement qu'on l'aurait pris... pour un petit
monastère, mais un petit monastère de commodité, parce qu'ils y
étaient un peu mieux traités qu'il ne leur serait permis de l'être
dans leurs propres maisons ».
Du reste, le passage de
ces serviteurs de Dieu était pour M. de Fontaines l'occasion d'une
double bonne œuvre, car s'il les hébergeait, il les faisait souvent,
en retour, prêcher et catéchiser dans ses domaines.
Enfin, sa générosité
était si notoire, qu'en un temps de grande sécheresse et disette, où
il avait augmenté encore ses aumônes — selon sa coutume en pareil
cas —, un prédicateur de la région ne craignit pas de déclarer en
chaire, jouant sur les mots, que, dans cette dure année, « la bonne
source de Fontaines seule n'avait pas tarie ».
La Mère Madeleine aura
donc quelque raison de dire plus tard à ses Filles, comme pour
excuser ses propres largesses : « Je crois que je tiens cela de
race. »
Les revenus de M. de
Fontaines, bien que considérables, n'auraient pas suffi aux charges
assumées par sa charité, s'il n'avait également pratiqué la
modération chrétienne et la mortification. Aucune dépense superflue
dans sa maison, aucun luxe, aucune recherche dans le vêtement ou la
table ; et tandis qu'il traitait si libéralement les pauvres, il
observait lui-même une continuelle sobriété et des jeûnes fréquents.
La charité réglait de
même ses conversations, et il ne fuyait rien tant que la médisance.
Son aménité se remarquait non moins, « particulièrement... à
l'endroit de ses serviteurs, car il les traitait comme ses propres
enfants; il ne les méprisait ni ne les dédaignait point, il appelait
toujours un chacun d'eux : Mon ami. Et avec cette douceur, on le
craignait plus que s'il eût frappé, déclare encore son ancien
receveur... Il était aussi fort patient ; et quand il lui arrivait
quelque affliction, il en remerciait Dieu, ayant toujours cette
parole en bouche : « Dieu soit loué. »
Quant à Mme de
Fontaines, les contemporains, il est vrai, en parlent peu ; mais
leurs courts éloges permettent de conclure qu'elle ne le cédait à
son mari ni en piété ni en vertu, « d'où naissait entre eux la
parfaite amitié qu'ils se portaient, et la bonne intelligence en
laquelle ils vécurent toujours ».
On conçoit aisément
l'effet que de tels exemples et un tel genre d'existence devaient
produire sur les enfants. Aussi tous firent-ils honneur à
l'éducation qu'ils avaient reçue, mais Madeleine plus encore que les
autres.
Elle avait six ou sept
ans quand elle fut amenée en Touraine ; et c'est vers cette époque
qu'elle commença à recevoir le don d'oraison. On la vit alors, telle
jadis sainte Thérèse, bâtir dans le parc du Plessis de petits
ermitages, où elle se retirait pour prier et méditer. Où bien elle
s'installait à la chapelle et s'y dissimulait derrière un pilier,
« afin, disait-elle, de ne voir personne ». Et le bonheur qu'elle
goûtait dans ses contemplations lui faisait parfois perdre la notion
du temps. Un jour, elle demeura ainsi sept heures de suite. « Dans
l'instant qu'elle se fut mise à genoux, elle sentit un effet de Dieu
si grand qui lui fit voir ce que c'était que le péché, et une âme
privée de la grâce », qu'elle se prit à pleurer au point d'en être «
toute baignée de ses larmes ». Le soir venu et l'enfant ne
reparaissant pas, ses parents, très inquiets, la firent chercher
partout. On la trouva enfin à la chapelle, « en prière et en larmes
en la même place où elle s'était premièrement mise ». Et comme le
domestique lui disait « qu'on était bien en peine d'elle et qu'elle
revînt maintenant, [la petite] le regardant, fit un grand soupir et
lui dit : « Je vous prie, laissez-moi ici ! Je ne puis plus faire
autre chose que pleurer mes péchés ! » Elle avoua plus tard « que
depuis cet effet-là, elle avait eu charité très grande à prier pour
les pécheurs ».
La piété de la Servante
de Dieu, remarquons-le, a dès ce moment la teinte qu'elle aura
toujours : avec un ardent amour, un profond respect de la majesté et
sainteté de Dieu, et une componction d'autant plus admirable qu'elle
part d'un coeur plus pur.
Elle cherchait aussi à
joindre la pénitence à la vie intérieure et eût volontiers jeûné si
on le lui eût permis. Du moins profitait-elle des occasions de se
mortifier qu'elle trouvait à sa portée, entendant par exemple
toujours la messe à genoux, à moins d'être vraiment malade.
Une âme si proche de
Dieu ne peut manquer de le rayonner au dehors. Aussi l'influence de
cette enfant se faisait-elle déjà sentir dans son entourage. Rien
qu'à la voir prier, chacun se sentait ému et recueilli. Sa seule
présence commandait la pudeur et la retenue. Elle-même confia plus
tard qu'une personne extrêmement libre de paroles, et avec laquelle
elle se rencontrait alors fort souvent, n'osa jamais rien dire
d'inconvenant devant elle, ce qu'elle attribuait à une spéciale
protection de Dieu.
Les fillettes qui la
fréquentaient ne tardèrent pas à se modeler sur ses exemples.
Madeleine, dans les divertissements, faisait tout son possible pour
éviter que Dieu fût tant soit peu offensé. Mais cela ne lui
suffisait pas. Elle cherchait encore à faire part à ses petites
amies du trésor qu'elle avait trouvé dans l'intimité divine. « Qu'il
fait bon de communiquer avec Dieu ! » leur disait-elle. « Oh ! si
vous saviez ce que c'est, vous voudriez dès à présent faire
oraison ! » Et elle leur expliquait que « faire oraison, c'est
parler du cœur avec Dieu », puis elle les emmenait dans des lieux
écartés, où, séparant les unes des autres ces ermites improvisées,
elle leur faisait passer une heure en prière.
De leur côté, les
femmes du logis se plaisaient à la consulter et à lui poser de
petits cas de conscience; elle les résolvait « sagement et
prudemment, comme une personne qui eût eu de la science ! ». Du
reste, en certaines rencontres, son zèle la poussait à faire
spontanément ses petites remarques, voire ses répréhensions. Un
jour, elle entendit quelqu'un dire d'un prêtre, avec quelque dédain,
qu'il n'était plus bon qu'à dire la messe. Madeleine, à qui sa foi
donnait une haute idée des saints mystères et de ceux qui en sont
les ministres, releva le propos; elle parla « avec tant de jugement
» à celui qui s'était oublié, « qu'il demeura tout confus et les
autres ravis 0 ». Une autre l'ois, une jeune fille se moquait un peu
devant elle d'une dame vénérable tombée dans une grande pauvreté. «
Il ne faut pas parler ainsi, mais il faut honorer la vieillesse »,
fit l'enfant « avec une façon si grave qu'il semblait d'une personne
fort âgée ». Notons en passant que le sérieux de son caractère, se
joignant à sa charité, lui donnait dès lors pour la raillerie une
aversion qui a duré toute sa vie.
Mais c'était surtout
sur ses deux soeurs cadettes que Madeleine exerçait son bienfaisant
ascendant, remplissant à leur égard son rôle d'aînée avec le
tempérament de gravité et de simplicité, de zèle et de prudence, de
fermeté et d'exquise douceur, que l'on admirera toujours en elle et
qui lui donnera tant d'empire sur les âmes.
Charlotte, en effet,
avait quitté la maison paternelle. Prémices des dons que cette
famille privilégiée devait offrir au Seigneur, elle était déjà au
monastère de Longchamp. Madeleine, plus jeune qu'elle de deux ans,
la remplaçait donc au foyer, où Catherine et Louise s'habituèrent
bientôt à la considérer comme une seconde mère. On peut croire aussi
que Mme de Fontaines, fréquemment arrêtée par sa santé, commençait
dès lors à se reposer de bien des choses sur sa fille de
prédilection. Ainsi, ce fut elle qui prépara Catherine à sa première
confession, « l'instruisant de tout ce qu'elle devait dire avec une
gravité si grande » — c'est l'intéressée elle-même qui en témoigne —
« qu'elle semblait une personne fort âgée, encore qu'elle n'eût lors
qu'environ dix ans ».
Elle ne laissait passer
aucune faute à ses soeurs, mais ses reproches étaient assaisonnés de
tant de grâce qu'on l'en aimait davantage. Tantôt, remarquant
« quelque petite action de jeunesse », elle feignait de ne pas
connaître la coupable « pour ne pas lui faire honte », et disait
seulement : « Quiconque a fait cela n'a pas « bien fait 6! » Tantôt,
entendant une des enfants tenir « par gaîté » quelque propos
déplacé, « elle l'avisait sagement, lui disant : « Vous feriez
conscience de vous entretenir en des pensées « conformes à ce que
vous dites 0. » D'ailleurs, elle les entourait d'affection, surtout
dans leurs petits chagrins. Ainsi M. ou Mme de Fontaines
témoignaient-ils plus de tendresse à l'une qu'à l'autre? Madeleine
redoublait de prévenances pour celle qui pouvait se croire moins
aimée, son inclination la portant déjà vers toute souffrance.
Son bon coeur se
manifestait également à l'égard des domestiques. En attendant de
pouvoir — comme elle le fera, devenue plus grande, — les soigner
dans leurs maladies, pourvoir à ce que leur ordinaire soit suffisant
et bon, veiller aussi avec sollicitude sur leur conduite> elle les
consolait déjà dans leurs peines, lés excusait dans leurs torts ou
leurs maladresses, les accordait même entre eux au besoin, car dès
cet âge « elle mettait la paix partout par sa grande douceur et
prudence* ». Don si évident qu'elle ne le pourra nier quand, plus
tard, on la mettra sur le chapitre de son ; enfance. Seulement, à la
façon des saints, elle s'efforcera dé donner le change, « disant
agréablement... : « Ils venaient à moi me « faire leurs petites
plaintes, et je faisais l'entendue, leur répondant comme si j'eusse
eu beaucoup de capacité". » C'est à sa délicate sollicitude qu'une
jeune servante de la maison dut aussi de savoir lire : Madeleine
s'était constituée son professeur bénévole, et aussitôt qu'elle-même
avait appris sa leçon, elle courait la répéter à son élève.
Toute petite, elle
manifesta encore son amour pour les pauvres et son penchant à les
assister. Quelle sainte joie lui procuraient les « données »
établies par son père ! Elle tâchait de venir elle-même faire les
distributions; et quand, parmi les indigents, il s'en trouvait de
blessés ou de malades, elle n'avait pas de plus grand bonheur que de
les panser de ses petites mains, apportant à cette bonne oeuvre,
assurent ceux qui l'ont vue faire, « autant de zèle et de courage
que les personnes consommées au service des hôpitaux ». Souvent,
elle s'échappait pour cela de la compagnie des proches ou amis venus
pour visiter sa mère. Et ceux qui s'en apercevaient auguraient que
Dieu réservait cette enfant pour de grandes choses.
Ses parents le
pressentaient également. C'est pourquoi, dérogeant à l'usage, ils
firent approcher leur fille de la Sainte Table avant même sa dixième
année. Elle « reçut tant de faveurs » du ciel en cette première
communion, qu'elle resta pénétrée d'un amour toujours croissant pour
l'Eucharistie.
Elle ne fut confirmée
qu'un peu plus tard, à Tours, en même temps que Catherine, et
demeura très frappée de la grandeur de ce sacrement et des rites qui
l'accompagnent. On rapporte à ce propos un trait où paraît son
estime des moindres coutumes de l'Église. Gomme elle était déjà «
fille faite », l'archevêque lui offrit, à la fin de la cérémonie, de
lui ôter, ainsi qu'à sa soeur, le bandeau porté généralement par les
enfants pendant trois jours. Mais elle n'accepta qu'après s'être
assurée « qu'il n'y avait point de conscience ».
La dévotion à Marie se
développait de même en son coeur, et dès qu'elle sut lire, elle
récita chaque jour le Petit Office ; pratique à laquelle elle ne
manqua pas jusqu'à son entrée en religion.
Cependant, avec les
consolations de la piété, Madeleine connut de bonne heure l'épreuve
des peines intérieures. « C'est une croix qu'elle a portée depuis sa
basse jeunesse », assure sa meilleure confidente". Elle n'était
encore « quasi qu'une enfant » quand il lui fallut traverser une de
ces crises douloureuses ; et comme «elle en dévorait le mal toute
seule 0 », sa souffrance en était double. Enfin, profitant, d'un
voyage à Longchamp, « elle se fit une grande violence » pour tout
exposer à sa soeur aînée, et Dieu récompensa cet effort en inspirant
à la novice, malgré son inexpérience, une réponse « fort à propos ».
A côté des peines
intimes il y avait les peines de famille. Les naissances se
succédaient au foyer ; mais la mort enleva presque aussitôt nés
trois des cinq enfants mis au monde par Mme de Fontaines depuis son
arrivée en Touraine. Madeleine avait été marraine de l'un d'eux, ce
qui dut lui rendre ce deuil plus sensible encore.
Son coeur aimant
souffrait aussi de voir souvent malade sa mère qu'elle chérissait
autant qu'elle en était chérie. De bonne heure, elle se constitua sa
garde fidèle, « ne bougeant d'auprès d'elle pour la servir et
essayer de la divertir par ses entretiens », car elle avait <(
remarqué que sa bonne mère agréait fort son assiduité ». Quant à
elle, à l'en croire, « elle ne s'ennuyait point de passer ainsi ses
jours, et même elle trouvait plus de contentement en cette
occupation — qui de soi était très capable de lasser des personnes
de son âge, — qu'en tous les divertissements qu'elle eût pu prendre
» ailleurs.
Ainsi, à
travers les mille détails de cette existence d'enfant, se dessinent
déjà, bien nets, les traits principaux de la physionomie de notre
Vénérable : gravité, douceur et paix, avec le noble besoin de
s'oublier toujours et de « bien faire à tout le monde ». |