AVANT-PROPOS
Le nom de la vénérable
Madeleine de Saint-Joseph eut jadis sa célébrité. Aujourd'hui, il
n'est guère connu que des érudits ou des Carmélites de France.
Encore, parmi celles-ci, il y en est peut-être qui l'ignorent, car
les vieilles biographies de la Servante de Dieu sont des livres
devenus rares et dont le style ne plaît pas à tous.
Il a paru désirable de
combler cette lacune et de rendre en quelque sorte aux Filles de
sainte Thérèse une de leurs gloires les plus pures.
C'est donc à elles que
s'adressent avant tout ces pages, où l'on a cru devoir en
conséquence faire une large place à ce qui touche la vie intérieure.
Cependant, le caractère
attirant de la Mère Madeleine, l'équilibre de son tempérament
spirituel, les qualités qui firent d'elle une éminente
supérieure — toutes choses qui seront toujours d'actualité — ont
donné à penser que sa Vie pourrait être lue avec intérêt et profit
en dehors même des cloîtres thérésiens. Dans cette vue, comme aussi
pour servir, si peu que ce soit, à l'histoire religieuse de ce XVIIe
siècle auquel ne se lassent pas de revenir nos contemporains, on n'a
pas craint d'élargir le cadre nécessairement restreint d'une
biographie de moniale, et d'y insérer des développements parfois
considérables sur les rapports de la Servante de Dieu avec un grand
nombre de personnalités de son temps.
Les sources auxquelles
sont empruntés les éléments de ce travail sont nombreuses. On ne
parlera ici que des principales. Et d'abord des deux biographies
imprimées de la Vénérable.
La première, qui parut
en 1645, avec cette indication semi-anonyme : par un prêtre de
l'Oratoire, est en réalité l'œuvre commune des Pères Gibieuf et
Senault. « L'auteur de la première impression de la Vie de notre
bienheureuse Mère, écrivait une Carmélite de cette époque, était
notre R. P. Gibieuf, qui en avait dressé l'histoire sur les mémoires
qu'on lui en avait fournis de céans ;... il pria le P. Senault, à
présent général de l'Oratoire, de la mettre en style, parce que
notre susdit P. Gibieuf crut que les personnes du monde le
goûteraient mieux que le sien. Néanmoins beaucoup de gens de nos
amis avaient su la part que notre R. P. Gibieuf avait à cette
histoire, et c'est de lui dont parle Mgr l'évêque de Saint-Papoul
dans son approbation — disant « Saint Hyérome nous présente sainte
Poule », etc. — ; mais en l'imprimant, on supprima le nom du R. P.
Gibieuf, à cause du travail du R. P. Senault, et on mit seulement :
composé par un Père de l'Oratoire ».
De nombreux passages du
même document répètent ces dires sous une forme ou une autre, et il
est facile, aujourd'hui encore, de les contrôler en comparant le
texte de la biographie imprimée en 1645 avec celui du P. Gibieuf,
dont une précieuse copie, due à son secrétaire, se conserve au
monastère de l'Incarnation. On n'a là, en effet, qu'une œuvre
inachevée. D'abord, elle s'arrête au chapitre vu du livre II, et un
papier volant avertit que l'auteur n'en composa pas davantage. Puis,
le style dénote en maints endroits une rédaction hâtive et de
premier jet. Néanmoins ces cahiers sont loin d'être de simples
mémoires, comme les qualifie la Préface de 1645 ; ils forment un
livre aux trois quarts fait, où l'on reconnaît de prime abord le
fond de l'ouvrage de Senault, lequel suit presque partout la
narration de son confrère et souvent même l'adopte textuellement.
On peut regretter que
la modestie du P. Gibieuf l'ait empêché de finir et de publier son
œuvre personnelle, car nul n'était mieux qualifié que lui pour faire
connaître la Mère Madeleine à la postérité.
Oratorien de la
première heure et vraiment « bras droit » du P. de Bérulle,
Guillaume Gibieuf († 1650) était en effet entré de bonne heure en
rapports avec la Servante de Dieu et, les huit dernières années de
la vie de celle-ci, il avait été son supérieur et son directeur.
C'était en même temps un homme fort intérieur, un théologien de
marque et un écrivain au-dessus du médiocre. Sans parler d'un traité
latin sur la liberté (1630), il avait publié, à la requête de la
Mère Madeleine elle-même, un livre de valeur sur Là vie et les
grandeurs de la Sainte Vierge (1637) et composa plus tard, à la
demande d'une autre Carmélite de Paris, son excellent opuscule :
Catéchèse de la vie parfaite, qu'on imprima après sa mort.
Quant au P.
Jean-François Senault (1601-1672), orateur et écrivain d'une
surprenante fécondité, il fut très apprécié de son temps. Et si,
comme on l'a vu, il ne peut revendiquer l'entière paternité de la
Vie connue sous son nom, il serait pourtant injuste de ne pas lui
attribuer la part qui lui en revient. Car, non seulement il « mit en
style » le travail de son docte confrère, mais encore il acheva
lui-même le second livre, après avoir introduit dans l'autre
quelques traits complémentaires. Il reste donc bien le premier
historien officiel de Madeleine de Saint-Joseph, et à ce
titre — quoique rarement cité dans cette nouvelle biographie — il
méritait une courte mention.
Son livre connut un
grand succès et fut rapidement épuisé. Quand il s'agit de le
rééditer, les Carmélites songèrent, pour satisfaire de nombreux
désirs, à en amplifier le texte, le procès de béatification de leur
Mère, ouvert en 1647, ayant permis de recueillir beaucoup de
renseignements nouveaux.
Sur ces entrefaites, le
P. Senault fut élu général de l'Oratoire (1663). Il s'excusa, à
cause de ses occupations, d'entreprendre lui-même cette réédition,
mais il « donna » le P. Talon pour y travailler à sa place.
Jacques Talon
(1598-1671) n'était du reste pas un inconnu pour les religieuses du
Grand Couvent. Outre qu'il était resté de longues années secrétaire
dans la famille de l'une d'elles, on avait déjà eu recours à lui
pour « dresser » des dépositions lors du procès apostolique sur la
renommée de sainteté de Madeleine de Saint-Joseph (1655).
« Homme d'esprit et de
belles lettres », « écrivain exact et poli » — tel le juge Batterel —,
il n'a pas laissé cependant une œuvre littéraire bien personnelle,
puisqu'elle ne compte guère que des traductions, avec la Vie de la
vénérable Madeleine.
Pour ce dernier
ouvrage, il reprit le livre du P. Senault, dont il garda à peu près
l'ordonnance et très souvent le texte, mais il l'augmenta de moitié
à l'aide des mémoires fournis par les Carmélites.
Celles-ci, on le voit
par des documents certains, collaborèrent même très activement au
travail, surtout Marie de Jésus de Gourgues ; elles firent de plus
réviser et retoucher encore l'ouvrage par d'autres prêtres de leurs
amis, en envoyèrent de leur initiative des copies de divers côtés
pour solliciter les quatorze lettres: d'approbation, le donnèrent
elles-mêmes, semble-t-il, à l'imprimeur quand : le moment leur parut
favorable, enfin gardèrent jusqu'au bout l'affaire en mains.
Le P. Talon paraît
d'ailleurs avoir accepté de la meilleure grâce le rôle un peu effacé
qu'on lui attribuait, car c'était un saint homme, humble et simple
comme un enfant, malgré a la vie agitée et tumultueuse qu'il avait
naguère menée à la suite du cardinal de La Valette. D'ailleurs sa
mauvaise santé et l'impuissance ou une attaque de paralysie le
réduisit un moment, au milieu de son travail, devaient lui 'faire
apprécier une collaboration intelligente.
Quoi qu'il en soit, il
fut reconnu par les Carmélites pour auteur de la Vie de 1670, et
dans les pages qui vont suivre On le considérera toujours ainsi.
Tels sont, les
écrivains qui, au XVIIe
siècle, s'employèrent à perpétuer la mémoire de Madeleine de
Saint-Joseph; telle est l'origine de leur œuvre respective.
Quant au mérite de
cette œuvre on ne peut le méconnaître, surtout quand, documents en
main, on constate le soin avec lequel fut utilisée l'abondante
matière mise à la disposition dès biographes. L'ouvrage de Talon
surtout — beaucoup plus complet que les autres : — a, au double
point de vue historique et spirituel, une grande valeur, et certains
lecteurs, sans doute, le parcourront encore avec plaisir, s'ils ont
la bonne fortune d'en rencontrer un exemplaire.
Toutefois, on peut
adresser à ce Père, ainsi qu'au P. Senault, mais plus encore qu'à
lui, deux reproches sérieux. Le premier, de n'avoir pas respecté
assez scrupuleusement le texte original des pièces qu'il cite. Le
second, de s'être montré trop avare de dates et de noms propres,
comme aussi de ces traits familiers à travers lesquels se révèle si
bien un caractère, en un mot, de n'avoir pas donné assez de vie à
son récit.
Faire vivre la
vénérable Madeleine sous les yeux du lecteur a au contraire été le
but constamment visé au cours du présent ouvrage. C'est pourquoi,
sans négliger les deux livres dont il vient d'être parlé, on a
presque toujours préféré puiser aux sources originales.
De toutes, les plus
précieuses, au moins pour la partie spirituelle, eussent été les
autographes mêmes de la Servante de Dieu. Malheureusement, ils ont
disparu. On les avait recueillis en grand nombre au monastère de.
l'Incarnation peu après la mort de la Mère Madeleine; mais l'examen
juridique n'en ayant pas été fait en temps voulu, il fallut plus
tard remédier à cette lacune. À la fin du XVIIIe
siècle, quand fui reprise pour lu dernière fois la Cause de la
Vénérable, on envoya donc à Rome tout ce que l'on possédait en fait
d'écrits de sa main, outre des copies et des recueils, soit de
lettres, soit d'exhortations et d'avis : Or lés événements qui
bouleversèrent peu après la France et l'Italie occasionnèrent
vraisemblablement la perte de ces précieux papiers.
Des notes intimes de la
Mère Madeleine, on n'a donc plus que les divers passages cités dans
les dépositions ou les biographies. Quant aux lettres, un certain
nombre avaient été copiées; et quoique ces transcriptions paraissent
presque toutes tronquées et un peu retouchées pour le style, elles
n'en constituent pas moins une collection remarquable qui sera
publiée ultérieurement avec les Avis et les fragments d'exhortations
de la vénérable Mère.
A défaut d'autographes,
et malgré les vicissitudes subies par la communauté depuis un siècle
et demi, les archives du Carmel de l'Incarnation restent riches en
ce qui concerne la Servante de Dieu. On y trouve d'abord les
dépositions pour les trois phases du procès de béatification, celles
surtout de 1647 et 1655, émanées de témoins oculaires et dont
l'autorité s'impose. Puis avec quelques minutes de dépositions
proprement dites, des mémoires rédigés par les Carmélites, mémoires
qui, dans l'ensemble, sont des dépositions ébauchées, et ainsi
qualifiées par leurs auteurs.
En effet, dans le désir
de faire court pour le procès In génère (1655), selon les
recommandations du postulateur, onze Carmélites seulement déposèrent
juridiquement, — encore n'y eut-il que les témoignages de cinq
d'entre elles admis au libellé définitif — ; mais beaucoup d'autres
s'étaient préparées à le faire. Quelques-unes aussi peut-être
s'attendaient à déposer, et plus au long, pour le procès In specie
que l'on croyait devoir suivre de près le premier. De là les
mémoires dont il est ici question.
Tout incomplet qu'il
soit maintenant, un tel dossier est pour l'historien une source
inappréciable d'information, car ces pièces offrent moralement la
même garantie de vérité que les dépositions juridiques mêmes, et
elles ont sur ces dernières le grand avantage d'être plus abondantes
en détails, et généralement plus naturelles dans leur rédaction.
D'où les fréquents emprunts qu'on a cru devoir y faire au cours de
ce récit.
Enfin, on a pu utiliser
encore des renseignements inédits et variés provenant d'extraits de
correspondances et autres pièces, classés par une professe de la
Mère Madeleine, Sœur Marguerite de Jésus d'Anglure, en onze séries
d'in-folio : Registres de divers. |