CHAPITRE XXXII
OÙ L'ON
COMMENCE
À TRAITER
DU SIXIÈME GENRE
DE BIENS DONT
LA VOLONTÉ PEUT SE
RÉ-JOUIR.
ON DIT QUELS SONT CES BIENS
ET ON EN FAIT
UNE
PREMIÈRE
DIVISION.
Le but
que nous poursuivons dans cet ouvrage est de conduire l'esprit par le moyen
des biens spirituels jusqu'à l'union parfaite de l'âme avec
Dieu. Maintenant nous devons traiter du sixième genre de biens,
c'est-à-dire des biens spirituels; ce sont ceux-là qui contribuent
le plus à la réalisation de notre dessein; nous devons donc,
le lecteur et moi, apporter toute notre attention à ce sujet. C'est
une chose très certaine et très fréquente que bien
des âmes, par défaut de science, ne se servent des choses
spirituelles que pour la satisfaction des sens et laissent leur esprit
sans profit. A peine en trouvera-t-on une à qui la satisfaction
des sens ne cause une grande perte en retenant pour eux l'eau de la grâce
avant qu'elle ait pu parvenir à l'esprit qui, par suite, demeure
dans la sécheresse et le vide.
Or pour
en venir à notre sujet, je dis que par biens spirituels j'entends
tous les biens qui nous aident et nous meuvent vers les choses divines,
ou les rapports soit de l'âme avec Dieu, soit de Dieu avec l'âme.
Commençant
donc à les diviser par les genres les plus universels, je dis que
les biens spirituels sont de deux sortes: les uns sont agréables
à l'âme, les autres lui sont pénibles. Chacun de ces
deux genres se divise à son tour en deux catégories, car,
parmi les biens qui sont agréables, il y en a que l'esprit comprend
clairement et distinctement, et d'autres qu'il ne comprend pas clairement
et distinctement. Parmi les biens qui sont pénibles, il y en a dont
l'objet est clair et distinct, et d'autres dont l'objet est obscur et confus.
Tous ces biens, nous pouvons encore les diviser d'après la distinction
des puissances de l'âme. Les uns, en effet, sont des connaissances
intellectuelles et appartiennent à l'entendement, d'autres sont
des affections et appartiennent à la volonté; et d'autres
sont imaginaires et appartiennent à la mémoire.
Pour
le moment, laissons de côté les biens pénibles; ils
font partie de la nuit passive; c'est là que nous en parlerons.
Ne parlons pas, non plus, des biens agréables qui, avons-nous dit,
ont pour objet des choses confuses et non distinctes; nous en parlerons
plus tard, parce qu'ils appartiennent à la connaissance générale,
confuse, amoureuse par laquelle s'accomplit l'union de l'âme avec
Dieu. Lorsque nous faisions la division des diverses conceptions de l'entendement
au second Livre, nous avons différé de parler de cette connaissance
confuse, parce que nous voulons en traiter à la fin, au traiter
de la Nuit obscure. Nous ne parlerons donc ici que des biens agréables
qui ont pour objet des choses claires et distinctes.
CHAPITRE XXXIII
DES BIENS SPIRITUELS
QUI SONT PERÇUS
DISTINCTEMENT
PAR L'ENTENDEMENT
ET LA MÉ-MOIRE.
ON MONTRE
COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT SE COMPORTER
PAR RAPPORT
À LA
JOIE QUI EN PROVIENT.
Nous
aurions beaucoup à faire ici, à cause de la multitude de
conceptions qui se forment dans la mémoire de l'entendement, si
nous devions marquer à la volonté quelles dispositions elle
doit avoir à l'égard de la joie que causent ces biens. Mais
nous en avons déjà parlé longuement dans le deuxième
Livre et le troisième. Mais comme nous avons déjà
marqué là de quelle manière il convenait à
ces deux puissances d'agir à l'égard de ces connaissances
pour les diriger à l'union avec Dieu, et que d'autre part, il convient
à la volonté d'agir de la même manière à
l'égard de la joie qui provient de ces biens, il n'est pas nécessaire
d'insister. Il suffit de prévenir que, partout où l'on dit
que ces deux premières puissances doivent se dépouiller de
telles et telles appréhensions, il faut dire également que
la volonté doit renoncer à la joie qui en découle.
Et s'il est établi que l'entendement et la mémoire doivent
être dégagés à l'égard de toutes ces
appréhensions, il en doit être de même pour la volonté.
L'entendement et les autres puissances ne peuvent rien accepter ni rejeter,
sans que la volonté les suive; il est donc clair que la doctrine
qui concerne les premières facultés concerne aussi la volonté.
Voilà
pourquoi on aura soin de se conformer à ce que nous avons déjà
dit pour le cas présent; car l'âme tombera dans tous les dommages
et tous les dangers que nous avons signalés alors, si elle ne sait
pas au milieu de toutes ces connaissances élever vers Dieu la joie
de la volonté.
CHAPITRE XXXIV
DES BIENS SPIRITUELS
AGRÉABLES
QUI PEUVENT ÊTRE L'OBJET
DISTINCT DE
LA VOLONTÉ. ON EXPOSE
COMBIEN DE
SORTES IL Y EN A.
Nous
pouvons réduire à quatre tous les genres de biens spirituels
dont la volonté peut distinctement se réjouir: ils motivent
la dévotion, ils la provoquent, ils la dirigent et la perfectionnent.
Nous allons en parler séparément et dans l'ordre énoncé.
Et tout
d'abord les biens qui motivent la dévotion sont les images, les
portraits des Saints, les oratoires et les cérémonies.
Quant
à ce qui regarde les images et les portraits des Saints, il peut
y avoir beaucoup de vanité et de joie frivole. Ils sont cependant
très importants pour le culte divin, et même très nécessaires
pour porter la volonté à la dévotion. La preuve, c'est
que la sainte Église, notre Mère, les approuve et en fait
usage. Aussi est-il toujours convenable que nous les mettions à
profit pour secouer notre tiédeur. Et cependant, il y a beaucoup
de personnes qui se complaisent plutôt dans la peinture et les ornements
de ces images que dans le sujet qu'elles représentent.
L'Église
s'est proposé deux fins principales en nous prescrivant le culte
des images: d'abord d'honorer les Saints par ce moyen, et ensuite de mouvoir
la volonté pour réveiller la dévotion à leur
égard. Or en tant qu'elles servent à ce double but, elles
sont très utiles et l'usage en est nécessaire. Aussi devons-nous
choisir celles qui représentent le mieux et le plus exactement leur
objet et portent davantage la volonté à la dévotion.
C'est là le point sur lequel nous devons jeter les yeux, et non
sur la valeur de l'image, la délicatesse du travail ou de l'ornementation.
Il y a, je le répète, certaines personnes qui s'attachent
plus à la beauté de l'image et à sa valeur qu'à
ce qu'elle représente. Quant à la dévotion intérieure
et spirituelle qu'elles devraient avoir pour le Saint que l'on ne voit
pas, que devient-elle? On oublie immédiatement l'image, puisqu'elle
n'a servi qu'à donner une émotion; on l'emploie comme un
objet de curiosité, ou un ornement extérieur. Par là,
les sens sont flattés et satisfaits, et là s'arrêtent
la joie et l'affection de la volonté. Mais une telle conduite détruit
complètement la véritable ferveur qui requiert le renoncement
absolu à l'affection pour tous les objets particuliers. Nous en
avons une preuve dans cet usage abominable que certaines personnes ont
introduit de nos jours. Elles n'ont pas horreur des modes profanes du monde;
elles ornent les images de ces costumes que les mondains inventent périodiquement
pour s'en faire des passe-temps et satisfaire leurs propres légèretés;
or ces costumes qui sont répréhensibles chez eux leur servent
à couvrir les images, quand les Saints qu'elles représentent
les avaient en horreur, et à juste titre. Ils sont d'accord avec
le démon pour canoniser ainsi leurs vanités en les imposant
aux Saints, comme si ce n'était pas là leur faire une grave
injure. De la sorte la vraie et solide piété, qui rejette
et repousse bien loin toute vanité et toute apparence même
de vanité, a disparu. La dévotion ne consiste plus, pour
ainsi dire, qu'à parer des poupées. Pour quelques-uns l'image
est devenue une idole, dans laquelle ils mettent leur complaisance.
Aussi
vous verrez certaines personnes qui ne se lassent pas d'entasser images
sur images; ces images devront être faites de telle sorte et de telle
manière; elles ne seront placées que de telle façon,
afin de plaire aux sens. La dévotion du cœur sera bien peu de chose.
On a autant d'attachement à ces images que Michas et Laban à
leurs idoles. Le premier sortit de sa maison en criant qu'on les lui avait
enlevées (Jug. XVIII, 24), et le second, après avoir couru
longtemps et s'être emporté, bouleversa tous les meubles de
Jacob pour les retrouver (Gen. XXXI, 34).
Celui
qui est vraiment pieux met surtout sa dévotion dans l'objet invisible
que représentent ces images. Il n'a pas besoin de beaucoup d'images;
très peu lui suffisent; et encore, il ne se sert que de celles qui
rappellent plus le divin que l'humain. Ce sont celles-là qu'il veut
voir, comme lui-même d'ailleurs, en conformité avec cet extérieur
qui élève la pensée vers le ciel et les Saints qui
l'habitent, plutôt que vers la terre. De la sorte non seulement il
se garde des vanités de ce monde, mais il n'en a même pas
la pensée quand il a sous les yeux ce qui leur ressemble, ou quelque
chose de ce genre. Il y a plus: son cœur n'a aucune attache aux images
dont il se sert. Vient-on à les lui enlever, il ne s'en préoccupe
pas beaucoup; il cherche, en effet, cette image vivante qu'il porte en
lui-même, c'est-à-dire Jésus crucifié. Voilà
pourquoi, par amour pour lui, il est plutôt heureux de ce qu'on lui
enlève tout et de ce que tout lui manque, même les moyens
qui semblaient les plus aptes à l'élever vers Dieu; il est
alors dans la paix. Il y a d'ailleurs plus de perfection pour l'âme
à garder la paix et la joie quand on la prive de ces moyens que
quand elle les possède avec attachement et avec passion. Sans doute,
c'est une chose bonne que de se réjouir quand on a ces images ou
ces moyens qui favorisent la dévotion; aussi doit-on choisir toujours
celles qui y portent le plus; mais ce n'est pas une perfection que d'y
être tellement attaché qu'on les possède avec un esprit
de propriété, et que si on nous les enlève nous en
soyons attristés. Il faut même regarder comme certain que
plus on est attaché avec esprit de propriété à
une image ou à un secours sensible, moins la dévotion et
l'oraison s'élèveront vers Dieu. Évidemment parmi
ces images, il y en a qui représentent mieux que d'autres leur objet,
elles porteront aussi beaucoup plus à la dévotion; et ce
motif seul suffit pour les estimer davantage, comme nous venons de le dire,
mais nous ne devons pas y apporter cet esprit d'attache et de propriété
dont nous avons parlé. Ce moyen, en effet, doit aider l'âme
à prendre son vol vers Dieu, et il doit être mis aussitôt
de côté; mais si le sens absorbe ce moyen pour y concentrer
sa joie, ce qui devait être un secours pour l'âme devient un
obstacle et n'est rien moins quelquefois par son imperfection que cet attachement
personnel ou cet esprit de propriété que l'on a pour toute
autre chose.
Si cette
question des images vous suggère quelques difficultés, cela
vient de ce que vous ne comprenez pas bien le dénuement et l'esprit
de pauvreté que requiert la perfection; du moins vous reconnaîtrez
l'imperfection que l'on apporte généralement dans l'usage
des chapelets. On trouvera à peine une personne qui n'ait quelque
faiblesse à leur sujet; on veut qu'ils soient de telle sorte plutôt
que de telle autre, de telle couleur, de tel métal, ou avec tel
ou tel ornement; or il importe peu qu'ils soient d'une façon ou
d'une autre. Dieu n'écoute pas mieux la prière qu'on fait
avec ce chapelet que celle qu'on fait avec un autre; il a pour agréable
celle qu'on lui adresse avec un cœur simple et droit, avec l'unique but
de lui être agréable, sans se préoccuper de ce chapelet
plutôt que d'un autre, à moins qu'il ne soit indulgencié.
Notre
nature est tellement avide de jouissance qu'elle cherche à s'attacher
à tout; elle est semblable au ver rongeur, qui s'attaque à
ce qui est sain et n'épargne pas plus le bon que le mauvais. Voyons.
N'est-ce pas là ce que vous faites, quand vous prenez plaisir à
avoir un beau chapelet, de telle matière plutôt que de telle
autre? Est-ce que vous ne mettez pas votre joie dans ce qui n'est qu'un
instrument? Et quand vous préférez cette image à une
autre, vous ne considérez pas si elle réveillera davantage
en vous l'amour de Dieu, mais si elle est plus précieuse et plus
belle. Évidement si vous n'aviez d'autre désir et d'autre
joie que de plaire à Dieu, vous ne tiendriez aucun compte de ces
accessoires. Aussi est-il vraiment fâcheux de voir certaines personnes
pieuses attachées si fortement à la forme, au travail, à
la beauté de ces moyens ou accessoires, et au plaisir frivole qu'elles
y mettent. Vous ne les verrez jamais contentes, elles ne font que laisser
les uns pour les autres; elles les changent encore, et de la sorte elles
oublient la dévotion spirituelle pour rechercher ces objets sensibles
auxquels elles s'attachent avec cet esprit de propriété qui
ressemble parfois à celui qu'elles ont pour les biens temporels.
De là résultent pour elles toutes sortes de dommages.
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