CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRES  30 - 31

CHAPITRE XXX 
 
 

DES DOMMAGES OÙ L'ÂME TOMBE QUAND ELLE MET LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS CE GENRE DE BIENS.
 

 Trois dommages principaux peuvent, ce me semble, arriver à celui qui met sa joie dans les biens surnaturels: il se trompe ou il est trompé ; il subit un détriment de la foi ; et il s'expose à la vaine gloire ou à quelque vanité.

 Quant à ce qui concerne le premier, il est très facile de tromper les autres et de se tromper soi-même, lorsque l'on met sa joie dans ces sortes d'œuvres. La raison en est que pour discerner quand ces œuvres sont fausses ou quand elles sont véritables, comme on doit les accomplir et à quel moment, il faut une grande prudence et beaucoup de lumière de Dieu. Or ces deux qualités sont entravées par la joie que l'on a de ces œuvres et l'estime que l'on en fait; et cela pour deux motifs: le premier, parce que la joie émousse le jugement et l'obscurcit; le second, parce que cette joie, non seulement entraîne à accomplir l'œuvre plus tôt, mais encore pousse à l'accomplir en dehors du temps voulu. Supposé même que les vertus et les œuvres qui en découlent viennent de Dieu, il suffit des deux défauts que nous venons de signaler pour que l'on se trompe souvent; ou bien on ne les comprendra pas comme il faudrait, ou bien on n'en profitera pas comme il faut et quand ce serait plus convenable. Sans doute, il est vrai que, lorsque Dieu confère ces dons et ces grâces, il communique aussi la lumière et l'impulsion pour en user de la manière et dans le temps voulu. Mais par suite de l'attachement et de l'imperfection que l'on peut avoir par rapport à ces faveurs, on peut se tromper grandement et ne pas en user avec la perfection que Dieu veut, ni comme il veut, ni quand il veut. Telle était, lisons-nous, la conduite de Balaam ; il voulait, contre la volonté de Dieu, maudire le peuple d'Israël, et Dieu irrité le menaça de mort (Nb. XXII, 22, 23). Telle fut aussi la conduite de saint Jacques et de saint Jean. Se laissant entraîner par leur zèle, ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains, parce qu'ils ne donnaient pas l'hospitalité à Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais Notre-Seigneur les en reprit (Luc, IX, 54).

 Ces exemples montrent clairement que les imparfaits dont nous parlons se déterminent à accomplir ces œuvres en dehors du temps voulu, par suite de quelque passion imparfaite qui provient de la joie et de l'estime qu'elles ont de ces sortes de faveurs. Quand il n'y a pas d'imperfection de cette sorte, on n'agit et on ne se détermine à user de ces dons que quand et comme il plaît à Dieu, jusqu'alors cela ne conviendrait pas. Voilà pourquoi Dieu se plaint de certains prophètes par la bouche de Jérémie et dit: « Je n'envoyais pas ces prophètes, et ils couraient; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient (Jr. XXIII, 21) ». Il dit encore un peu plus loin: « Ils ont trompé mon peuple par leurs mensonges et leurs miracles, quand je ne leur avais rien commandé et que je ne les avais pas envoyés (Jr. XXIII, 32) ». Dans le même endroit, il ajoute: Ils avaient des visions appropriées au goût de leur cœur, et ce sont celles-là qu'ils divulguaient; ce qui n'aurait pas eu lieu s'ils n'avaient pas eu cette abominable défaut d'une attache à ces faveurs extraordinaires.

 Ces textes nous font comprendre que le danger de cette joie non seulement mène une âme à user d'une façon inique et perverse des dons de Dieu, comme le fit Balaam et les autres dont nous avons parlé qui opéraient des miracles à l'aide desquels ils trompaient le peuple, mais encore à prétendre user de ce pouvoir sans l'avoir reçu de Dieu, comme ceux qui faisaient des prophéties de leur invention et les publiaient, ou donnaient celles que le démon leur représentait. Comme le démon, en effet, les voit affectionnés à ces faveurs extraordinaires, il leur fournit un vaste champ et une matière abondante; il exerce son influence d'une foule de manières. Aussi ces infortunés déploient-ils leurs voiles, montrent une audace sans pudeur et s'adonnent à la pratique de ces œuvres prodigieuses. Ils ne s'arrêtent pas là. Leur joie pour ces œuvres extraordinaires, le désir de les pratiquer, peut arriver à tel point que s'ils avaient déjà fait un pacte secret avec le démon (car c'est le cas de beaucoup d'entre eux), ils ont l'audace de contracter avec lui un pacte formel et explicite. Ils se constituent de plein gré ses disciples et ses adeptes. De là viennent les sorciers, les maléfices des enchantements et de la magie, les augures et les devins. La joie de pouvoir pratiquer ces choses extraordinaires arrive même à un tel excès, que non seulement on veut acheter ces dons et ces faveurs pour de l'argent, comme le voulait Simon le Magicien, afin de servir le démon, mais que l'on cherche encore à se procurer les choses sacrées et ce que l'on ne peut dire sans frémir, les choses divines elles-mêmes: c'est ainsi que ces infâmes se sont procuré le corps sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour leurs pratiques d'impiétés et leurs abominations. Oh! Que Dieu manifeste ici les profondeurs et les richesses de sa miséricorde! Il n'est personne qui ne comprenne aisément combien ces malheureux se font tort à eux-mêmes et sont préjudiciables à la société. Aussi doit-on se rappeler que tous ces mages et ces devins qu'il y avait parmi les enfants d'Israël et que Saül fit mettre à mort, parce qu'ils avaient voulu imiter les vrais prophètes du Seigneur étaient tombés dans toutes ces abominations et ces illusions étranges.

 Que celui donc qui aura reçu de Dieu des grâces et des dons surnaturels se garde bien du désir et de la joie de s'en servir, qu'il n'en parle pas; car Dieu, qui les lui confère surnaturellement pour l'utilité de l'Église et de ses membres, lui inspirera aussi surnaturellement d'en user de la manière et au moment qu'il faut. Il recommandait à ses disciples de ne pas se préoccuper de ce qu'ils auraient à dire, parce que leurs réponses devaient être l'effet surnaturel de la foi; or il veut également, puisque l'usage de ces faveurs n'est pas moins surnaturel, que l'homme attende que Dieu lui-même meuve intérieurement son cœur pour agir, car c'est par sa vertu que doit se produire toute vertu. Voilà pourquoi nous voyons dans les Actes des Apôtres que les disciples, bien qu'ayant déjà reçu ces grâces et ces dons surnaturels, priaient Dieu et le suppliaient de daigner étendre sa main afin d'opérer par eux des miracles et des guérisons et de répandre dans les cœurs la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Act. IV, 29-30).

 Le second dommage peut venir du précédent; c'est un détriment de la foi qui peut avoir lieu de deux manières. Et tout d'abord chez les autres. Si un homme se propose de faire des miracles ou des prodiges en dehors du temps voulu ou de la nécessité, non seulement il tente Dieu, ce qui est un grand péché, mais il peut se faire qu'il ne réussisse pas, et dans ce cas il engendre dans les cœurs une diminution et un mépris de la foi; et quand parfois, il réussit, parce que Dieu le permet ainsi pour d'autres motifs et d'autres causes, comme il le fit pour la pythonisse de Saül (Rois, XXVIII, 12) (si toutefois, c'est bien l'ombre de Samuel qui apparut alors à Saül), il n'en sera pas toujours ainsi. Mais alors même qu'ils réussissent, ils sont vraiment dans l'illusion et sont coupables de vouloir user de ces dons quand cela ne convient pas.

 En second lieu, l'âme qui se réjouit de ces faveurs peut recevoir en elle-même un détriment sous le rapport du mérite de la foi. Quand elle fait grand cas des miracles, elle se détourne beaucoup de l'habitude substantielle de la foi, qui est une habitude obscure; aussi plus il y a de miracles et de prodiges, moins il y a de mérite à croire. Aussi saint Grégoire dit que la foi est sans mérite lorsque la raison lui donne des preuves humaines et palpables. Voilà pourquoi Dieu n'accomplit jamais ces merveilles que quand elles sont absolument nécessaires pour la foi, ou pour d'autres fins qui intéressent sa propre gloire et celle des Saints. C'est pour ce motif et aussi afin que ses disciples ne fussent pas privés du mérite de la foi s'ils constataient par eux-mêmes sa Résurrection qu'il fit beaucoup de choses avant de se montrer à eux, afin de leur inculquer tout d'abord la foi. C'est pour ce motif qu'il fit montrer à Marie-Madeleine tout d'abord son sépulcre vide; ensuite, il voulut lui annoncer sa résurrection par la voix des anges (car la foi vient de l'ouïe, dit saint Paul (Rm. X, 17)), et qu'ainsi elle crût en lui avant de l'avoir vu. Et même lorsqu'elle le vit, c'est sous la figure d'un jardinier. Le Sauveur voulait par là achever de la perfectionner dans la foi qui lui manquait encore par suite de son attachement à sa présence sensible. Quant à ses disciples, il leur envoya tout d'abord les saintes femmes pour leur annoncer sa résurrection, et c'est alors qu'ils vont au sépulcre et le trouvent vide. Voyez ce qu'il fait aux disciples d'Emmaüs. Il se joint à eux sous la forme d'un voyageur et il commence tout d'abord par enflammer leur cœur de la foi la plus vive. Et finalement, il reproche à tous ses disciples de n'avoir pas cru à ceux qui leur avaient annoncé sa Résurrection (Lc, XXIV, 15). Voyez ce qu'il dit à saint Thomas, qui avait voulu voir ses plaies comme preuve de sa Résurrection: « Bienheureux ceux qui auront cru en lui sans l'avoir vu (Jn, XX, 29) ». Ainsi donc Dieu n'aime pas qu'il se fasse des miracles; car s'il les fait, c'est, comme l'on dit, qu'il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi il adressait des reproches aux Pharisiens qui ne croyaient que parce qu'ils voyaient des prodiges; il leur dit: « Si vous ne voyez pas des prodiges et des miracles, vous ne croyez pas (Jn, IV, 48) ». Ils perdent donc beaucoup du mérite de la foi ceux qui se complaisent dans ces faits surnaturels.

 Le troisième dommage consiste en ce que la joie que l'on a de ces faits surnaturels jette l'âme dans la vaine gloire ou quelque vanité. La joie elle-même que l'on conçoit de ces faits, n'étant pas purement en Dieu et pour Dieu, est déjà une vanité. La preuve nous en est donnée par Notre-Seigneur lorsqu'il a reproché à ses disciples de s'être réjouis de la puissance qu'ils avaient sur les démons (Luc, X, 20): si cette joie n'avait pas été vaine, jamais le Sauveur ne leur en aurait fait un reproche. 
 
 

CHAPITRE XXXI 
 
 

DE DEUX AVANTAGES QUE L'ON SE PROCURE QUAND ON RENONCE À LA JOIE QUI VIENT DES GRÂCES SURNATURELLES. 
 

 Indépendamment des avantages qu'il y a pour l'âme à s'affranchir des dommages dont nous venons de parler lorsqu'elle s'abstient de se complaire dans les grâces surnaturelles, elle en acquiert deux autres excellents. Le premier est de glorifier et d'exalter Dieu; le second est de s'exalter elle-même.

 L'âme peut exalter Dieu de deux manières. La première, lorsqu'elle retire son cœur et la joie de sa volonté de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les mettre en lui seul. C'est là ce que David a voulu dire dans ce texte que nous avons rapporté au début du traité sur la Nuit de cette puissance: « L'homme élèvera son cœur, et Dieu sera exalté (Ps. LXIII, 8) ». En effet, quand le cœur s'élève au-dessus de toutes les créatures, l'âme s'élève comme lui au-dessus de tout. Comme elle met alors toutes ses affections en Dieu seul, Dieu en est exalté et glorifié; il lui manifeste son excellence et sa grandeur; et comme elle s'élève au-dessus de toutes les joies créées, il lui donne un témoignage de ce qu'il est. Cette faveur n'a pas lieu sans que la volonté soit sevrée de toute joie et de toute consolation par rapport aux choses créées comme le dit encore David: « Laissez tout, et considérez que c'est moi votre Dieu (Ps. XLV, 11). » Et ailleurs il dit encore: « C'est par une terre déserte, aride et sans chemin que je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire pour y contempler votre puissance et votre gloire (Ps. LXII, 3). » Or, s'il est vrai que Dieu est exalté quand on renonce à toute la joie qui provient des créatures, il l'est beaucoup plus quand on renonce à la joie de toutes ces faveurs si extraordinaires pour la reporter en lui seul, car, dès lors qu'elles sont surnaturelles, elles sont de beaucoup plus élevées que les autres biens; aussi quand on y renonce pour ne se réjouir qu'en Dieu seul, on attribue beaucoup plus de gloire et plus d'excellence à Dieu qu'à elles; et en effet, plus les choses que l'on méprise pour un autre sont élevées et supérieures, plus on montre l'estime que l'on a pour lui et plus on l'exalte.

 De plus, Dieu est glorifié d'une autre manière, lorsque la volonté se détache de ce genre de faits extraordinaires; car plus on croit en lui et plus on le sert sans avoir des témoignages ou des faits extraordinaires, et plus on le glorifie; l'âme alors a par sa foi une connaissance de Dieu plus grande que ne pourraient lui en donner les prodiges et les miracles.

 Le second avantage est celui qui grandit l'âme. Quand l'âme dégage sa volonté de toute affection aux témoignages et signes sensibles, elle s'élève à une foi plus pure que Dieu lui infuse et élève à un degré beaucoup plus éminent. Il augmente en même temps en elle les deux autres vertus théologales : l'espérance et la charité. Elle jouit alors de connaissances divines très élevées par le moyen de cette habitude obscure et nue de la foi. Elle jouit des délices les plus suaves de l'amour par le moyen de la charité, à l'aide de laquelle la volonté ne se complaît que dans le Dieu vivant ; elle jouit enfin du repos de sa volonté par le moyen de l'espérance. Ces faveurs constituent un avantage admirable qui a une importance essentielle et directe pour l'union parfaite de l'âme avec Dieu.

   

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