CHAPITRE XXVIII
DES AVANTAGES
QU'IL Y A
POUR L'ÂME À
RENONCER AUX
JOIES QUI VIENNENT
DES BIENS
TEMPORELS.
Il y
a de très grands avantages pour l'âme à refuser d'appliquer
la vaine joie de la volonté à cette sorte de biens.
Le premier,
c'est qu'elle se délivre d'une foule de tentations et de pièges
du démon qui se trouvent cachés sous la joie qui provient
des bonnes œuvres. Nous pouvons le comprendre par ces paroles de Job:
« Il dort à l'ombre dans le secret des roseaux, dans des lieux
humides (Job. XL, 16). » Il désigne ainsi le démon,
qui trompe l'âme par la joie et la vanité des œuvres, figurées
par l'humilité des lieux et la fragilité du roseau. Or il
n'y a rien d'étonnant à ce que le démon nous trompe
secrètement sous le couvert de cette joie; car avant même
que ses suggestions se produisent, cette vaine joie est elle-même
une illusion; et cela a lieu surtout quand il y a dans le cœur une certaine
jactance au sujet de cette joie. Jérémie nous le dit clairement
en ces termes: « L'arrogance de votre cœur vous a séduit:
Arrogantia tua deceptit te (Jér. . XLIX, 16). » Et, en effet,
quelle plus grande illusion que celle de la jactance? Or l'âme ne
peut s'en délivrer qu'en renonçant à cette joie.
Le second
avantage, c'est que l'on accomplit ses œuvres avec plus de sagesse et
de perfection, car s'il y a la passion de la joie et du plaisir, on n'y
donne pas lieu. Cette passion de la joie, en effet, excite extrêmement
ces tendances que l'on appelle irascible et concupiscible; la raison perd
son autorité et ordinairement se montre versatile dans ses œuvres
et ses projets, laisse les uns pour les autres, les commence et les abandonne
sans jamais rien achever. Comme l'homme agit alors à cause du goût
qu'il trouve dans ces œuvres, et que ce goût est très variable,
et beaucoup plus encore dans certaines natures, il en résulte que,
là où ce goût vient à cesser, les œuvres et
les projets cessent aussi, malgré toute leur importance. Pour ces
sortes de personnes, la jouissance qu'elles trouvent dans leurs œuvres
en est comme l'âme et toute la force. Dès que la jouissance
vient à cesser, c'en est fait de l'œuvre; elles l'abandonnent,
et ne persévèrent pas. Notre-Seigneur Jésus-Christ
a dit de ces personnes qu' « elles reçoivent la parole divine
avec joie, mais bientôt le démon la leur ravit, pour qu'elles
ne persévèrent pas (Lc, VIII, 12) ». Ce malheur arrive
parce que la parole divine n'avait pas d'autre force et d'autre racine
que la joie que l'on en avait conçue. Quand donc on enlève
cette joie à la volonté et qu'on l'en sépare, on lui
donne un motif de persévérance et de succès. Aussi
cet avantage est très grand, comme est très grand le dommage
qui lui est opposé. Le Sage jette ses regards sur la substance de
l'œuvre et ses avantages, et non sur la saveur et le plaisir qu'il y goûterait.
Aussi n'agit-il pas en l'air, il tire de ses œuvres une joie durable,
sans rechercher le tribut des saveurs qu'elles pourraient apporter...
Le troisième
avantage est divin. Il a lieu quand on étouffe la vaine joie que
l'on trouve dans les bonnes œuvres, et que l'on se fait pauvre d'esprit.
C'est là l'une des béatitudes dont a parlé le Fils
de Dieu quand il a dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce
que le royaume des cieux est à eux (Mat. V, 3). »
Le quatrième
avantage, c'est que celui qui renoncera à cette joie sera doux,
humble et prudent dans sa conduite. Il n'agira pas avec précipitation
ou impétuosité, et ne se laissera pas entraîner à
la joie par la partie de son âme que l'on appelle concupiscible et
irascible; il ne sera pas présomptueux, ni affecté par une
estime exagérée de ses œuvres à cause du goût
qu'il y trouve, il ne sera point non plus imprudent jusqu'à se laisser
aveugler par cette joie.
Le cinquième
avantage est qu'on se rend agréable à Dieu et aux hommes;
on se délivre de l'avarice, de la gourmandise, de la paresse spirituelle,
de l'envie spirituelle et de mille autres vices.
CHAPITRE XXIX
OÙ L'ON
COMMENCE
À TRAITER
DU CINQUIÈME
GENRE DE BIENS,
C'EST-À-DIRE DES
BIENS SURNATURELS
DONT LA VOLONTÉ
PEUT SE RÉJOUIR.
ON EN EXPLIQUE LA NATURE,
ON MONTRE
COMMENT ILS SE DISTINGUENT
DES BIENS
SPIRITUELS ET COMMENT ON DOIT
DIRIGER VERS
DIEU LA JOIE
QU'ON EN ÉPROUVE.
Il convient
maintenant de parler du cinquième genre de biens dans lesquels l'âme
peut mettre sa joie et que nous avons appelés surnaturels. Nous
entendons par là tous les dons et toutes les grâces qui viennent
de Dieu, qui dépassent les facultés et les forces de la nature,
et que l'on appelle (gratis datae) grâces données gratuitement;
tels sont les dons de sagesse et de science qui ont été accordés
à Salomon; telles sont aussi les grâces dont parle saint Paul:
« la foi, le don des guérisons, le don des miracles, l'esprit
de prophétie, la connaissance et le discernement des esprits, l'interprétation
des paroles et aussi le don des langues (I Cor. XII, 9-10) ». Ces
biens sont sans doute spirituels, comme ceux du sixième genre dont
nous traiterons bientôt; mais comme il y a beaucoup de différence
entre eux, j'ai voulu en traiter à part. L'exercice de ces biens
regarde immédiatement l'utilité du prochain: c'est dans ce
but et pour cette fin, dit saint Paul (Ibid, XII, 7), que Dieu les accorde.
L'Esprit surnaturel ne se donne à personne, si ce n'est pour le
bien du prochain, et cela s'entend de ces grâces. Quant aux grâces
spirituelles, leur exercice comprend seulement les rapports de l'âme
à Dieu et de Dieu à l'âme, dans une communication d'intelligence,
de volonté, etc., comme nous le dirons plus tard. Il y a donc une
différence dans l'objet, puisque les dons spirituels regardent Dieu
et l'âme, tandis que les faveurs surnaturelles dont nous parlions
sont ordonnées aux autres créatures et pour leur utilité.
Elles diffèrent aussi dans leur substance et par suite dans leurs
opérations, et par conséquent, elles diffèrent nécessairement
dans la doctrine.
Nous
allons donc parler maintenant des dons et des grâces surnaturelles
dans le sens où nous les entendons ici. Or, pour surnaturaliser
la vaine joie qui en provient, il convient de signaler deux avantages qu'il
y a dans ce genre de biens, c'est-à-dire l'un temporel, l'autre
spirituel. Le temporel regarde la santé rendue aux malades, la vue
restituée aux aveugles, la résurrection des morts, la délivrance
des possédés du démon, la prophétie de l'avenir
qui avertit les hommes de se tenir sur leur gardes, et autres choses de
ce genre. L'avantage spirituel et éternel consiste en ce que Dieu
est connu et glorifié par ces œuvres, par celui qui les accomplit,
par ceux en faveur de qui ou en présence de qui elles s'accomplissent.
Quant
au premier avantage, qui est l'avantage temporel, les œuvres et les miracles
surnaturels ne méritent que peu ou même nullement la joie
de la part de l'âme, car, si on exclut le second avantage, ils n'ont
pas beaucoup d'importance pour l'âme; ils n'en ont même aucune,
puisqu'ils ne sont pas par eux-mêmes le moyen qui unit l'âme
à Dieu; c'est là l'œuvre exclusive de la charité.
Ces œuvres ou grâces surnaturelles peuvent même être
accomplies par quelqu'un qui n'est pas en état de grâce et
ne possède pas la charité, car ou bien Dieu confère
véritablement ces dons et ces grâces comme il le fit à
l'impie prophète Balaam et à Salomon, ou bien le démon
les falsifie, comme cela eut lieu avec Simon le Magicien, ou enfin cela
provient d'une vertu secrète de la nature.
Or si
parmi ces œuvres et ces merveilles, il y en avait qui fussent de quelque
profit à celui qui les accomplit, ce serait les véritables,
celles qui viennent de Dieu. Et si vous voulez savoir ce qu'elles valent
quand elles sont privées du second avantage, écoutez ce que
nous dit saint Paul: « Si je parlais le langage des hommes et des
anges, et que je n'eusse pas la charité, je ne serais qu'un airain
sonnant ou une cymbale retentissante. Si j'avais le don de prophétie,
si je connaissais tous les mystères et toutes les sciences; si j'avais
une foi à transporter les montagnes et que je n'eusse pas la charité,
je ne suis rien (I Cor. XIII, 1-2). » Aussi quand un grand nombre
de ceux qui auront ainsi estimé leurs œuvres demanderont à
Notre-Seigneur pour récompense la gloire et lui diront: Domine,
nonne in nomine tuo prophetavimus... et virtutes multas fecimus? «
Seigneur, est-ce que nous n'avons pas prophétisé en votre
nom et accompli beaucoup de miracles? » Notre Seigneur répondra:
Discedite a me qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi,
vous qui avez accompli l'iniquité (Mat. VII, 22-23). »
L'homme
doit donc se réjouir, non de la possession de ces grâces extraordinaires
et de l'usage qu'il en fait, mais du fruit spirituel qu'il peut en retirer
en servant Dieu avec une véritable charité, car c'est elle
qui nous donne droit à la vie éternelle. Voilà pourquoi
notre Sauveur reprit ses disciples qui revenaient tout joyeux d'avoir chassé
les démons et leur dit: « Gardez-vous de vous réjouir
de ce que les démons vous sont soumis, mais plutôt de ce que
vos noms sont inscrits dans le livre de vie (Luc, X, 20) ». En bonne
théologie cela veut dire: Réjouissez-vous de ce que vos noms
sont inscrits dans le livre de vie. Par conséquent l'homme ne doit
se réjouir que s'il est dans la voie qui conduit à cette
vie, voie qui consiste à accomplir ses œuvres dans la charité
de Dieu; car de quoi sert ce qui n'est pas amour de Dieu? Quelle en est
la valeur? Or cet amour n'est pas parfait, s'il n'a pas assez de force
et de sagesse pour purifier l'âme de toutes les joies qui viennent
de la créature et pour ne se complaire que dans l'accomplissement
de la volonté de Dieu. C'est à cette condition que la volonté
s'unit à Dieu par le moyen de ces biens surnaturels.
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