CHAPITRE XXVI
OÙ L'ON
COMMENCE
À PARLER
DU QUATRIÈME
GENRE DE BIENS
QU'ON APPELLE LES
BIENS MORAUX.
ON MONTRE LEUR
NATURE ET
ON EXPOSE COMMENT LA
VOLONTÉ
PEUT LICITEMENT EN FAIRE
L'OBJET DE
SA JOIE.
Le quatrième
genre de biens où la volonté peut mettre sa joie comprend
les biens moraux. On entend par là les vertus et leurs habitudes,
en tant qu'habitudes morales, la pratique de toutes les vertus et des œuvres
de miséricorde, l'accomplissement de la loi divine et humaine, en
un mot, les œuvres qui proviennent d'un naturel heureux et d'une bonne
inclination. Ces biens moraux, quand on les possède et qu'on s'en
sert, méritent peut-être plus la joie de la volonté
qu'aucun des trois autres genres de biens dont nous avons parlé.
Il y a deux causes qui peuvent, chacune séparément ou toutes
les deux réunies, produire cette joie: on considère soit
ce qu'ils sont en eux-mêmes, soit l'avantage qu'ils nous procurent
comme moyens ou comme instruments. Et ainsi nous verrons que la possession
de ces trois genres de biens dont nous avons parlé ne mérite
pas la joie de la volonté.
Comme
nous l'avons vu, ils ne procurent à l'homme aucun avantage par eux-mêmes;
ils ne possèdent aucune valeur intrinsèque; ils sont, en
effet, si caducs et fragiles; et, nous le répétons, ils n'engendrent
et ne procurent que peine, douleur et affliction d'esprit. S'ils méritent
quelque joie à cause du second motif, c'est-à-dire quand
l'homme s'en sert pour aller à Dieu, ce résultat est si incertain,
que, comme on le voit communément, il procure à l'homme plus
de dommage que de profit. Les biens moraux, au contraire, méritent
déjà quelque estime de la part de celui qui les possède,
d'abord pour le premier motif, c'est-à-dire à cause de ce
qu'ils sont en eux-mêmes et de ce qu'ils valent. Et en effet, comme
ils apportent avec eux la paix et la tranquillité, la rectitude
et l'ordre dans l'usage de la raison, et la prudence dans la conduite,
l'homme ne peut, humainement parlant, rien posséder de meilleur
en cette vie. Ainsi donc, dès lors que les vertus par elles-mêmes
méritent d'être aimées et estimées, l'homme,
humainement parlant, peut bien se réjouir de les posséder
et de s'en servir, tant à cause de ce qu'elles sont en elles-mêmes,
qu'à cause de avantages humains et temporels qu'elles procurent.
C'est dans ce sens et pour ce motif que les philosophes, les sages et les
princes de l'antiquité les estimaient, en faisaient l'éloge,
les ont recherchées, en ont fait usage, tout païens qu'ils
étaient. Ils ne les envisageaient qu'au point de vue temporel et
pour les biens temporels, corporels et naturels qu'ils savaient devoir
en tirer. Or en agissant ainsi, non seulement ils obtenaient les biens
et la renommée passagère qu'ils poursuivaient, mais de plus,
comme Dieu aime tout ce qui est bon (même dans le barbare et le gentil)
et que rien, nous dit le Sage, ne peut l'empêcher de se montrer bon
(Sag. VII, 22), il prolongeait leur vie, augmentait leur renommée,
leur empire, et leur donnait une paix glorieuse. C'est ainsi qu'il agit
à l'égard des Romains, parce qu'ils avaient de justes lois;
il leur soumit pour ainsi dire tout l'univers; il récompensait ainsi
temporellement les coutumes louables de ces hommes qui, à cause
de leur infidélité, étaient incapables de recevoir
la récompense éternelle.
Dieu
aime extrêmement ces biens de l'ordre moral; Salomon, qui avait seulement
désiré la sagesse pour instruire son peuple, le gouverner
dans la justice et le former dans les bonnes mœurs, lui fut si agréable
que le Seigneur lui dit: « Puisque tu m'as demandé la sagesse
dans ce but, je te la donnerai, mais je t'accorderai encore ce que tu n'as
point demandé, c'est-à-dire des richesses et des honneurs,
tels qu'aucun roi n'en a jamais eus et n'en aura jamais (III Rois, III,
11-13). »
Sans
doute le chrétien doit se réjouir de cette première
manière des biens moraux et des bonnes œuvres qu'il accomplit temporellement,
puisque par là il se procure les biens temporels dont nous avons
parlé. Mais là ne doit pas s'arrêter sa joie comme
le faisaient les Gentils, avons-nous dit, dont le regard ne s'élevait
pas au-dessus des biens de cette vie mortelle. Dès lors qu'il possède
la lumière de la foi, par laquelle il espère la vie éternelle,
et que sans elle tous les biens d'ici ou de là ne lui serviront
de rien, il doit seulement et surtout se réjouir de la possession
et de la pratique de ces vertus morales, pour ce motif qu'il accomplit
ses œuvres par amour pour Dieu et qu'ainsi il acquiert la vie éternelle.
Ainsi donc, dans l'accomplissement des bonnes œuvres et dans l'exercice
des vertus, il n'aura en vue que Dieu et ne mettra sa joie qu'à
le servir et à le glorifier. Sans cela, toutes les vertus n'ont
aucune valeur devant Dieu, comme nous le démontre l'Évangile
par la parabole des dix vierges. Toutes avaient gardé la virginité
et accompli de bonnes œuvres. Mais cinq d'entre elles n'avaient pas su
chercher leur joie dans leurs vertus en les dirigeant vers Dieu; elles
se réjouirent vainement et se vantèrent de les posséder;
aussi elles furent bannies du ciel et ne reçurent de l'Époux
ni attention, ni récompenses (Mat. XXV).
Il y
eut également dans l'antiquité beaucoup d'hommes qui pratiquèrent
certaines vertus et accomplirent de bonnes œuvres. Nous voyons même
de nos jours beaucoup de chrétiens qui font de même; ils distinguent
par de hauts faits; et tout cela ne leur servira de rien pour la vie éternelle;
car ils n'ont pas en vue l'honneur et la gloire de Dieu seul et ne
mettent pas son amour au-dessus de tout. Le chrétien doit donc se
réjouir, non pas de faire de bonnes œuvres et d'avoir de saintes
coutumes, mais d'agir uniquement par amour pour Dieu, sans autre considération.
Plus, en effet, les œuvres faites pour Dieu seul méritent de récompense
et de gloire, plus aussi, quand elles sont accomplies pour d'autres considérations,
elles attirent de confusion devant Dieu.
Aussi
le chrétien, pour élever vers Dieu la joie qu'il trouve dans
les biens moraux, doit considérer que la valeur de ses bonnes œuvres:
jeûnes, aumônes, pénitences, oraisons, etc., ne repose
pas seulement sur leur nombre ou leur qualité intrinsèque,
mais sur l'amour de Dieu dont il s'anime alors; ses œuvres sont d'autant
plus excellentes qu'elles partent d'un amour de Dieu plus pur et plus parfait,
et qu'on y recherche moins un intérêt quelconque de joie,
de goût, de consolation ou de réjouissance pour ce monde et
pour l'autre. Voilà pourquoi le cœur ne doit pas s'attacher au
goût, à la consolation, à la saveur ni autres satisfactions
qui accompagnent d'ordinaire l'exercice de la vertu et la pratique des
bonnes œuvres; il doit rapporter sa joie à Dieu, désirer
travailler à la gloire de Dieu par ce moyen, renoncer à la
joie qu'il y trouve et s'en priver, vouloir que Dieu seul s'en réjouisse
et la savoure en secret, enfin il n'aura pas d'autre intérêt,
ni d'autre bonheur que de travailler à l'honneur et à la
gloire de Dieu. C'est ainsi qu'il concentrera en Dieu toute la force de
sa volonté en ce qui concerne les biens de l'ordre moral.
CHAPITRE XXVII
DES SEPT DOMMAGES
OÙ
PEUT TOMBER LA VOLONTÉ QUAND
ELLE MET SA
JOIE DANS LES BIENS
DE L'ORDRE
MORAL.
Les dommages
principaux où l'homme peut tomber quand il se complaît vainement
dans ses bonnes œuvres ou ses saintes pratiques sont, à mon avis,
au nombre de sept; ils sont très préjudiciables, parce qu'ils
sont spirituels. Je veux en parler ici brièvement.
Le premier
dommage est la vanité, l'orgueil, la vaine gloire et la présomption.
On ne peut, en effet, se réjouir de ses œuvres sans les estimer.
De là naissent la jactance et les autres vices dont nous venons
de parler. C'est là ce que faisait le Pharisien. L'Évangile
nous dit qu'il priait et, tout en remerciant Dieu, il se vantait de ses
jeûnes et autres bonnes œuvres (Luc, XVIII, 11-12).
Le second
dommage est ordinairement uni au précédent. Il consiste à
juger les autres mauvais et imparfaits par rapport à nous-mêmes.
Il nous semble qu'ils n'agissent pas et ne se conduisent pas aussi bien
que nous. Nous avons peu d'estime pour eux dans notre cœur et nous le
montrons parfois dans nos paroles. Le Pharisien avait aussi ce défaut,
car dans sa prière il disait: « Je vous rends grâces
de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères
(Luc, XVIII, 11). » Aussi par un seul acte il tombait dans ces deux
défauts, l'estime de soi et le mépris des autres. C'est là
ce que font aujourd'hui beaucoup de gens; ils disent: Je ne suis pas comme
celui-ci; je n'agis pas comme celui-là, ni comme tel ou tel autre.
Beaucoup d'entre eux sont pires que le Pharisien. Celui-ci méprisait
tout le monde en général, et il avait aussi un mépris
particulier pour le Publicain; aussi il disait: Je ne suis pas comme cet
homme; mais ceux dont nous parlons ne se contentent pas de faire l'un et
l'autre; ils en viennent à se fâcher et à être
remplis de jalousie quand ils voient que d'autres sont loués, qu'ils
agissent mieux et valent mieux qu'eux-mêmes.
Le troisième
dommage consiste en ce que, comme ces personnes ne recherchent dans leurs
œuvres que leur propre satisfaction, elles ne les accomplissent généralement
que quand elles voient qu'elles vont en retirer quelque satisfaction ou
quelque louange. Aussi Notre-Seigneur a-t-il dit d'elles: « Tout
ce qu'elles font, elles le font afin d'être vues des hommes (Mat.
XXIII, 5) », et elles n'agissent pas uniquement pour Dieu.
Le quatrième
dommage découle de ce dernier, et il consiste en ce que ces personnes
ne recevront pas de Dieu leur récompense parce qu'elles ont voulu
l'avoir dès cette vie dans la jouissance, les consolations, l'honneur
et d'autres intérêts qu'elles ont recherchés dans leurs
œuvres; voilà pourquoi le Sauveur a dit d'elles que de la sorte
elles ont reçu leur récompense (Mat. VI, 2). Aussi ne retireront-elles
de leurs œuvres que la peine et la confusion, sans récompense aucune.
Quelle misère que celle qui découle de ce dommage parmi les
enfants des hommes! Je suis persuadé que la plupart des œuvres
qu'il font en public sont vicieuses, sans valeur, imparfaites ou défectueuses
devant Dieu, parce qu'ils ne sont pas détachés de tout intérêt
et de tout respect humain. Quel autre jugement peut-on porter sur ceux
qui accomplissent certaines œuvres, ou élèvent des monuments
commémoratifs dans le seul but de manifester les honneurs et les
vains hommages dont ils ont été l'objet durant leur vie?
Ne veulent-ils pas par là perpétuer leur nom, la célébrité
et la noblesse de leurs familles? Est-ce qu'ils ne vont pas jusqu'à
mettre leurs âmes et leurs blasons dans les églises? Ne dirait-on
pas qu'ils veulent se mettre là à la place des images des
Saints, devant lesquelles tout le monde doit fléchir le genou? On
peut bien dire que quelques-unes de ces personnes, en agissant de la sorte,
s'estiment elles-mêmes plus que Dieu. Et cela est vrai quand elles
font ces œuvres dans ce but, et que sans cette intention elles ne les
auraient pas accomplies.
Mais
laissons de côté ceux qui arrivent à un pareil excès.
Combien n'y en a-t-il pas qui tombent dans le même défaut
d'une foule de manières? Les uns veulent être loués
pour leurs œuvres, d'autres veulent qu'on leur en témoigne de la
reconnaissance, qu'on les raconte, ou qu'elles soient connues de telle
ou telle personne, ou même de tout le monde; parfois même ils
veulent que leurs aumônes ou autres bonnes œuvres se fassent par
l'intermédiaire d'un tiers pour qu'elles soient mieux divulguées;
d'autres font même toutes ces choses à la fois. Voilà
ce qui s'appelle sonner de la trompette; c'est, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ
dans l'Évangile, ce que font les âmes vaines qui, pour ce
motif, ne recevront de Dieu aucune récompense de leurs œuvres (Mat.
VI, 2).
Il faut
donc, pour éviter un pareil dommage, cacher nos bonnes œuvres,
afin que Dieu seul en soit le témoin, et vouloir que personne n'en
fasse cas. Non seulement nous devons les cacher à tout le monde,
mais encore à nous-mêmes, c'est-à-dire que nous ne
devons pas y mettre de complaisance ni les estimer comme si elles avaient
quelque valeur, ni en tirer la moindre joie. C'est là le sens spirituel
que Notre-Seigneur a donné à cette parole: « Que votre
main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite (Ibid, VI, 3) »,
c'est-à-dire: Ce n'est pas avec un œil terrestre et charnel que
vous devez regarder et estimer l'œuvre spirituelle que vous accomplissez.
De la sorte, la force de la volonté se recueille tout entière
en Dieu, et l'œuvre quelle accomplit a de la valeur à ses yeux.
Sans cela, comme nous l'avons dit, non seulement elle perd le fruit de
ses bonnes œuvres, mais très souvent par sa jactance et sa vanité
elle se rend grandement coupable devant Dieu. C'est dans ce sens qu'il
faut entendre cette parole de Job: « Si mon cœur s'est réjoui
dans le secret, si j'ai donné à ma main un baiser de ma bouche,
j'ai commis une iniquité et un grand péché (Job, XXXI,
26-28). » Par la main Job signifie l'œuvre que l'on accomplit, et
par la bouche, la volonté qui se complaît dans cette œuvre.
Comme cela, ainsi que nous l'avons expliqué, est de la complaisance
en soi-même, Job dit: « Si mon cœur s'est réjoui dans
le secret, il a commis une grande iniquité »; il ajoute même
que c'est là une négation de Dieu. Et en effet, quand on
se donne à soi-même et qu'on s'attribue une bonne œuvre,
on refuse de la donner à Dieu, qui est l'auteur de tout bien; on
suit les traces de Lucifer, qui, se complaisant en lui-même, refusa
à Dieu ce qui lui appartenait, et se l'attribua, ce qui fut la cause
de sa perte.
Le cinquième
dommage consiste à ne pas faire de progrès dans le chemin
de la perfection. C'est le cas de ceux, en effet, qui s'attachent aux goûts
et aux consolations qu'ils trouvent dans les bonnes œuvres. Dès
qu'ils ne trouvent plus dans leurs bonnes œuvres ou exercices de piété
ni goûts ni consolations, ils ne comprennent pas que cela arrive
ordinairement quand Dieu, pour les élever plus haut, leur donne
le pain dur destiné aux parfaits, et les sèvre du lait des
enfants; il éprouve leurs forces et purifie leurs désirs
encore faibles, il veut leur faire goûter le pain qui convient aux
hommes mûrs. Mais le plus souvent ces âmes sont déconcertées,
et perdent courage parce qu'elles ne trouvent plus de douceur dans leurs
bonnes œuvres. Il faut leur appliquer dans le sens spirituel cette parole
du Sage: « Les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent
la suavité (Eccl. X, 1). » Quand en effet, il s'offre quelques
mortifications à ces âmes, elles ne les accomplissent pas;
elles perdent courage et ne goûtent pas la suavité de l'esprit
et la consolation intérieure qui étaient renfermées
dans ces œuvres.
Le sixième
dommage vient de ce que l'on se trompe généralement quand
on regarde comme meilleures les choses et les œuvres qui plaisent que
celles qui ne plaisent pas; on loue et on estime les unes, tandis que l'on
critique et déprécie les autres. Et cependant, on peut dire
qu'en général, les œuvres qui, par elles-mêmes, procurent
plus de mortification à l'homme, surtout quand il n'est pas très
avancé dans la perfection, sont plus agréables à Dieu
et plus précieuses devant lui par suite de l'abnégation de
soi que l'homme doit y pratiquer, que celle où il trouve sa consolation
et où il peut très facilement se rechercher. Le prophète
Michée dit à ce sujet: « Ils ont appelé bien
le mal qu'ils font (Mich. VII, 3) », c'est-à-dire que ce qui
dans les œuvres est mauvais, ils l'appellent bon. Cela vient de ce qu'ils
mettent leur joie dans leurs œuvres, et non dans l'unique désir
de plaire à Dieu.
Ce dommage
règne à un tel point chez les personnes adonnées à
la spiritualité, comme chez les personnes communes, qu'il serait
trop long de le raconter. A peine peut-on trouver une seule personne qui
consente à n'agir que pour Dieu, sans jamais s'attacher à
une consolation, jouissance ou intérêt pour soi-même.
Le septième
dommage consiste en ce que l'homme qui n'a pas étouffé en
lui la vaine joie qui provient des biens de l'ordre moral, est incapable
de recevoir les bons conseils et les enseignements sages qui lui seraient
nécessaires pour les œuvres qu'il doit accomplir. Cette habitude
de faiblesse qu'il a de rechercher dans ses œuvres une vaine jouissance
comme son bien propre l'enchaîne de telle sorte qu'il ne regardera
pas le conseil des autres comme meilleur, ou du moins, s'il le trouve tel,
il ne voudra pas le suivre, faute de courage. La charité alors devient
très faible soit pour Dieu soit pour le prochain. Car l'amour-propre
que l'on apporte dans les œuvres refroidit la vertu de charité.
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