CHAPITRE XXII
DES AVANTAGES
QUE
L'ÂME
RETIRE À NE POINT METTRE SA
JOIE DANS
LES BIENS NATURELS.
Nombreux
sont les avantages que l'âme retire à éloigner son
cœur de cette joie. Non seulement cette abnégation la dispose implicitement
à l'amour de Dieu et aux autres vertus, mais il la porte directement
à pratiquer l'humilité vis-à-vis d'elle-même,
ainsi qu'à la charité d'une façon générale
vis-à-vis du prochain. En effet, quand elle ne s'affectionne à
personne en particulier à cause des biens naturels apparents qui
sont trompeurs, elle est libre et indépendante pour aimer tous les
hommes d'une manière raisonnable et spirituelle, comme Dieu veut
qu'ils soient aimés. Par là on reconnaît que personne
ne mérite d'être aimé, si ce n'est à cause de
la vertu qui est en lui. Quand on aime de la sorte, on aime selon Dieu
et en toute liberté, et si cet amour attache à la créature,
c'est qu'il attache surtout à Dieu; car alors plus grandit l'amour
du prochain, plus aussi grandit l'amour de Dieu; et de même, plus
l'amour de Dieu grandit, plus aussi grandit l'amour du prochain. L'amour
du prochain procède de celui de Dieu; ils ont la même raison
d'être; ils ont la même cause.
Il en
résulte un autre avantage excellent: c'est que l'âme, par
ce détachement, accomplit et observe avec perfection le conseil
de Notre-Seigneur qui nous dit: « Que celui qui veut me suivre renonce
à lui-même (Mat. XVI, 24). » Ce conseil, l'âme
ne pourrait nullement l'accomplir si elle se complaisait dans ses biens
naturels. Car celui qui fait quelque cas de lui-même ne se renonce
pas, et ne marche pas à la suite du Christ.
Il y
a un autre grand avantage à renoncer à ce genre de joie:
c'est que par là on établit l'âme dans une grande tranquillité,
on met fin aux divagations d'esprit, et on établit le recueillement
des sens, et surtout des regards. Dès lors, en effet, que l'âme
ne veut pas mettre ses complaisances dans les biens naturels, elle ne veut
pas y appliquer ses regards ni les autres sens afin de ne pas y être
attirée, ni enlacée, comme aussi afin de ne pas perdre le
temps à y penser; elle est devenue « semblable au rusé
serpent qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs
et ne pas en éprouver quelque funeste impression (Ps. LVII, 5) ».
Quand, en effet, on garde les sens qui sont les portes de l'âme,
on la garde bien, et on augmente sa tranquillité et sa pureté.
Un autre
avantage qui n'est pas moindre chez ceux dont les progrès dans la
mortification de ce genre de joie sont déjà considérables,
c'est que les objets et les pensées obscènes ne leur font
plus ces impressions impures auxquelles sont assujettis ceux qui conservent
encore quelque affection pour les biens naturels. Aussi la privation et
la négation de cette complaisance apportent au spirituel la pureté
de l'âme et du corps, c'est-à-dire de l'esprit et des sens,
lui confèrent une vie tout angélique dans ses rapports avec
Dieu; son âme et son corps deviennent le digne temple de l'Esprit-Saint.
Or une telle pureté ne peut exister quand le cœur se complaît
dans les grâces et les biens naturels. Il n'est même pas nécessaire
que l'on consente formellement à une chose impure ou qu'on s'en
souvienne; la complaisance seule provenant de la connaissance de cette
chose suffit pour causer l'impureté de l'âme et du sens. Le
Sage, en effet, a dit que « l'Esprit-Saint s'éloignera des
pensées qui sont sans intelligence (Sag. I, 5) », c'est-à-dire
qui ne sont pas ordonnées à Dieu par une raison éclairée.
Voici
encore un autre avantage; il est général. Non seulement l'âme
est délivrée des dangers et des maux dont nous avons parlé,
mais elle se préserve, en outre, de frivolités sans nombre
et de beaucoup d'autres dangers tant spirituels que temporels, et surtout
elle évite le peu d'estime où tombent ceux que l'on voit
se réjouir et se complaire dans leurs qualités naturelles
ou celles des autres. Voilà pourquoi on estime et on apprécie
comme des gens prudents et sages, car ils le sont en vérité,
tous ceux qui ne font pas cas de ces biens naturels, et ne s'attachent
qu'à ce qui plaît à Dieu.
De tous
ces avantages découle le dernier. C'est un bien incomparable pour
l'âme et qui lui est absolument nécessaire pour servir Dieu:
c'est la liberté d'esprit; avec elle elle surmonte facilement les
tentations, elle sanctifie les épreuves et réalise les plus
heureux progrès dans toutes les vertus.
CHAPITRE XXIII
OÙ IL
EST PARLÉ
DE LA TROISIÈME
SORTE DE
BIENS, OU
DES BIENS SENSUELS
DANS LESQUELS
LA VOLONTÉ PEUT
SE COMPLAIRE.
ON EN DIT LA
NATURE ET
LES DIVERSES ESPÈCES,
ET ON MONTRE
COMMENT LA VOLONTÉ
DOIT FAIRE
ABNÉGATION DE TOUTE
JOIE EN CES
BIENS POUR S'ÉLEVER VERS DIEU.
Il faut
traiter maintenant de la joie qui regarde les biens sensuels. C'est, avons-nous
dit, la troisième sorte de biens dont la volonté peut se
réjouir. Notons tout d'abord que par biens sensuels nous entendons
ici tout ce qui, durant cette vie, peut tomber sous le sens de la vue,
de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher, ou encore tout
ce que forme intérieurement le raisonnement imaginaire, tout ce
qui en un mot dépend des sens corporels intérieurs et extérieurs.
Or pour
mettre la volonté dans la nuit par rapport à cette joie des
objets sensibles, pour l'en purifier et la diriger alors vers Dieu, il
est nécessaire de rappeler comme nous l'avons dit souvent, que le
sens de la partie inférieure de l'homme dont nous nous occupons
n'est pas et ne peut être capable de comprendre Dieu tel qu'il est.
Voilà pourquoi l'œil ne peut ni le voir, ni voir un objet qui lui
ressemble; l'oreille ne peut entendre sa voix ni aucune voix qui lui ressemble;
l'odorat ne saurait respirer un parfum aussi suave que le sien, ni le goût
savourer une douceur aussi élevée et aussi délectable,
ni le toucher éprouver des sensations aussi délicates; d'autre
part, ni l'esprit ni l'imagination ne pourront se former une idée
de lui ou une figure quelconque qui le représente. Isaïe l'a
dit: « L'œil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point
entendu, et son cœur ne l'a point goûté (Is. LXIV, 4 ; I
Cor. II, 9) ». Mais il faut remarquer ici que les sens peuvent percevoir
des goûts et des délices, soit de l'esprit moyennant quelque
communication qui lui vient de Dieu intérieurement, soit des choses
extérieures qui impressionnent les sens eux-mêmes. Et d'après
ce que nous avons dit, le partie sensible ne peut connaître Dieu
tel qu'il est ni par la voie de l'esprit ni par la voie des sens. Elle
n'a pas d'aptitude pour arriver à cette hauteur; ce qui est spirituel
et intelligible, elle le reçoit d'une manière sensible; elle
est impuissante à monter plus haut. Par conséquent arrêter
la volonté dans la jouissance que produisent quelques-unes de ces
perceptions sensibles est au moins une vanité: par là encore
on empêche la volonté d'employer toutes ses forces pour Dieu
et de mettre sa joie en lui seul. Elle ne pourrait le faire complètement
qu'en se mettant dans la nuit par rapport à ce genre de joie, et
en s'en purifiant comme de tout le reste.
J'ai
dit à dessein que si la volonté fixe sa joie dans quelqu'un
de ces biens sensibles dont il a été question, c'est au moins
une vanité. Quand elle ne s'y arrête pas, mais que dès
le premier moment où elle perçoit de la joie de ce qu'elle
voit, entend, touche... l'âme s'élève vers Dieu et
lui offre cette joie, qui lui sert de motif et de stimulant pour atteindre
ce but, elle agit très bien. Non seulement on ne doit pas alors
éviter ces impressions quand elles produisent cette oraison et cette
dévotion, mais au contraire on peut s'en servir, on le doit même
dès lors qu'elles favorisent un si saint exercice. Il y a des âmes,
en effet, qui tirent des objets sensibles un grand secours pour aller à
Dieu. Néanmoins elles doivent agir avec beaucoup de prudence sur
ce point et bien examiner quels effets elles en retirent; car très
souvent un grand nombre de personnes adonnées à la spiritualité
usent des récréations susdites que donnent les sens sous
le prétexte de se donner à l'oraison et au service de Dieu,
mais en réalité elles se conduisent de telle sorte qu'elles
recherchent une récréation plutôt que l'oraison, et
leur propre satisfaction plutôt que le service de Dieu. Leur intention,
semble-t-il, est de servir Dieu, mais l'effet n'est autre qu'une récréation
sensible, et, au lieu de stimuler la volonté et de la porter vers
Dieu, on ne retire que plus de faiblesse et d'imperfection. Voilà
pourquoi je veux donner ici une règle qui servira à découvrir
quand les satisfactions sensibles sont utiles ou non. Voici un exemple.
Si toutes les fois que l'on entend de la musique ou des choses agréables,
que l'on respire de suaves parfums, que l'on goûte quelques saveurs
ou que l'on éprouve des touches délicates, on dirige de suite
la pensée et les affections vers Dieu, si l'âme estime plus
ce souvenir de Dieu que l'impression sensible qui l'a provoqué,
si même elle n'apprécie cette impression que pour cette fin,
c'est un signe qu'elle en tire profit, et cette impression sensible est
utile à l'âme. Dans ce cas elle peut s'en servir, car alors
les objets sensibles nous aident à obtenir la fin pour laquelle
Dieu les a créés et nous les a donnés, et cette fin
est qu'ils nous servent à le mieux connaître et aimer.
Il faut
savoir ici que celui à qui ces impressions sensibles produisent
uniquement l'effet spirituel dont nous parlons ne les désire pas
néanmoins pour cela et ne s'en soucie pour ainsi dire point, bien
que, quand elles s'offrent à lui, il en éprouve une grande
joie, à cause de ce plaisir d'aimer Dieu dont il a été
question et qu'elles lui procurent. Aussi ne les recherche-t-il point,
et, quand elles se présentent, sa volonté, je le répète,
les dépasse aussitôt et les abandonne pour se fixer en Dieu.
Le motif pour lequel il ne se préoccupe pas beaucoup de ces impressions,
bien qu'elles l'aident pour s'élever vers Dieu, c'est qu'il est
habitué à aller vers lui, en tout et pour tout; il est tellement
attiré, absorbé, captivé par l'esprit de Dieu, que
rien ne lui manque et qu'il ne désire rien. Si néanmoins
il lui arrive de les désirer dans ce but, il passe outre aussitôt,
il les oublie et n'en fait aucun cas.
Quand,
au contraire, on ne sent point cette liberté d'esprit, ou lorsqu'on
éprouve ces impressions et ces goûts sensibles, et que la
volonté s'y arrête ou s'y attache, il en résulte un
dommage pour l'âme; elle doit donc éviter de s'en servir.
Car si la raison lui dicte d'y chercher un aide pour aller à Dieu,
cependant quand on y trouve l'occasion d'une jouissance sensible, et que
l'effet est toujours conforme à cette jouissance, il est plus certain
qu'il y a là un obstacle plutôt qu'un secours, et plus de
dommage que de profit. L'âme vient-elle à constater que le
désir de ces sortes d'agréments règne en elle, elle
doit le mortifier, car plus il est fort, plus il cause d'imperfections
et de faiblesses. L'homme adonné à la vie spirituelle doit
dont, lorsqu'il éprouve des satisfactions dans les sens, qui lui
viennent par hasard ou qu'il a recherchées, s'en servir uniquement
pour Dieu et élever jusqu'à lui la jouissance qu'il y trouve,
pour qu'elle soit utile et parfaite. Il doit savoir que toute jouissance,
fût-elle d'après les apparences, de l'ordre le plus élevé,
et qui ne serait pas de cet nature, ni fondée sur le renoncement
et sur la destruction de toute autre jouissance, est vaine et sans profit;
elle est un obstacle à l'union de la volonté avec Dieu.
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