CHAPITRE XX
OÙ L'ON
MONTRE
COMBIEN IL
EST FRIVOLE
DE PLACER
LA JOIE DE LA VOLONTÉ
DANS LES BIENS
TEMPORELS, JE
VEUX DIRE
NATURELS, ET COMMENT
IL FAUT S'EN
SERVIR POUR
MONTER VERS
DIEU.
Par biens
naturels nous entendons ici la beauté, la grâce, la distinction
des manières, la complexion et toutes les autres qualités
du corps; nous entendons aussi les qualités de l'âme qu'on
appelle la belle intelligence, la discrétion, et les autres dons
de la raison. Or si un homme met ses complaisances à considérer
que lui ou les siens possèdent ces qualités, sans élever
plus haut ses pensées, ni rendre grâces à Dieu qui
ne concède ces dons que pour être mieux connu et aimé,
s'il n'a pas d'autre but que ces complaisances, c'est une vanité
et une illusion, comme le dit Salomon: « Trompeuse est la grâce,
vaine est la beauté; la femme qui craint Dieu est celle qui mérite
d'être louée (Pro. XXXI, 30). » Par ces paroles nous
sommes prévenus que l'homme, au lieu de se glorifier de ces dons
naturels, doit plutôt se tenir dans la crainte, car il peut facilement
être entraîné à y trouver l'occasion de s'éloigner
de l'amour de Dieu, de tomber dans la vanité et l'illusion. Voilà
pourquoi le Sage nous dit que la grâce corporelle est trompeuse.
Elle trompe l'homme, en effet, dans le chemin qu'il suit; elle l'entraîne
à ce qui ne lui convient pas, et cela par suite de la vaine joie
et de la complaisance qu'il en conçoit en lui-même ou en celui
qui en est favorisé. Le Sage ajoute encore que la beauté
est vaine; et, en effet, elle fait tomber l'homme de bien des manières
quand il l'estime et y met ses complaisances; car il ne doit s'en réjouir
que si elle l'aide, lui ou le prochain, à servir Dieu. Sans cela
il doit craindre et se défier que ces dons et ces grâces de
la nature ne soient peut-être pour lui une cause d'offense de Dieu,
parce qu'il y mettra une vaine présomption ou les regardera avec
une affection désordonnée. Aussi celui qui est favorisé
de ces dons doit être prudent et veiller avec soin à n'être
pour personne, par une vaine ostentation, la cause de s'éloigner
tant soit peu de Dieu. Ces grâces et ces dons de la nature ont des
charmes si attrayants et si provocateurs, pour celui qui les possède
comme pour celui qui les regarde, qu'à peine s'en trouve-t-il un
dont le cœur échappera à leurs filets et à leurs
liens. Voilà pourquoi nous voyons beaucoup de personnes spirituelles
qui, étant quelque peu favorisées de ces dons, vivaient dans
la crainte et obtinrent par leurs prières d'en être dépourvues;
elle ne voulaient être, ni pour elles-mêmes ni pour d'autres,
la cause ou l'occasion de quelque vaine affection ou satisfaction frivole.
L'homme
spirituel doit donc purifier sa volonté de cette vaine complaisance
et en détourner le regard; il saura que la beauté comme toutes
les autres grâces naturelles ne sont que terre; c'est de la terre
qu'elles viennent; c'est à la terre qu'elles retournent. Les bonnes
grâces et les agréments extérieurs ne sont que fumée
ou vapeur légère. Aussi, pour ne point tomber dans la vanité,
doit-on les regarder et apprécier comme tels, élever le cœur
vers Dieu dans la joie et l'allégresse, parce qu'il renferme éminemment
toutes les beautés et toutes les grâces des créatures
et les dépasse d'une manière infinie; car, ainsi que le dit
David: « Toutes les créatures sont comme un vêtement
qui vieillit et qui passe; Dieu seul est immuable et ne change pas (Ps.
CI, 27). » Voilà pourquoi, si l'on ne surnaturalise pas la
joie qui vient des créatures et si on ne l'élève pas
à Dieu, elle sera toujours vaine et trompeuse. C'est évidemment
d'une joie semblable et puisée dans les créatures que Salomon
a prononcé cette parole: « J'ai dit à la joie: Pourquoi
vous laissez-vous tromper vainement? (Eccl. II, 2) » C'est là
ce qui se vérifie quand le cœur de l'homme se laisse séduire
par les créatures.
CHAPITRE XXI
DES DOMMAGES
CAUSÉS
À L'ÂME QUAND
SA VOLONTÉ
SE PORTE AVEC JOIE
AUX BIENS
NATU-RELS.
Beaucoup
de ces dommages et profits dont je parle ici dans ces divers genres de
joies, au nombre de six, sont communs à tous: cependant, parce qu'ils
viennent directement de l'adhésion ou du renoncement à la
joie qui appartient à l'un ou à l'autre de ces genres, ce
que j'exposerai de chacun d'eux s'appliquera également aux autres
à cause de leur connexion mutuelle. Mais mon but principal est d'exposer
les dommages ou profits particuliers qui reviennent à l'âme
quand elle se réjouit ou non des biens naturels. Je les appelle
particuliers parce qu'ils proviennent premièrement et immédiatement
de telle sorte de joie, mais secondairement et médiatement de telle
autre. Voici un exemple. La tiédeur de l'esprit est un dommage qui
provient directement de tous les genres de joie et de chacun d'eux en particulier;
et ainsi il est commun aux six genres de joie; mais la sensualité
est un dommage spécial qui ne provient directement que de la joie
que l'on met dans les biens naturels et corporels dont nous parlons.
Or les
dommages spirituels et corporels causés directement et effectivement
à l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels se
réduisent à six dommages principaux.
Le premier
est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil et le mépris
du prochain. Et, en effet, on ne peut pas donner une estime exagérée
à un objet, sans la refuser aux autres. Il en découle, au
moins d'une manière réelle et implicite, un mépris
de tout le reste; car il est naturel que si l'on porte son estime vers
un objet, le cœur se retire des autres pour aller à celui qu'il
préfère; et de ce mépris réel, il est très
facile d'arriver à un mépris formel et volontaire de quelqu'une
de ces autres choses en particulier ou en général; cette
disposition existe non seulement dans le cœur, mais elle se traduit par
les paroles et on dit: Telle chose ou telle personne n'est pas comme telle
ou telle autre...
Le second
dommage consiste à exciter les sens; il porte à des complaisances
sensuelles et à la luxure.
Le troisième
dommage est de porter à l'adulation et aux vaines louanges qui sont
remplies de mensonges et d'illusions, comme le dit Isaïe: «
Mon peuple, celui qui te flatte et te trompe (Is. III, 12). » La
raison, c'est que, si parfois on dit la vérité en faisant
l'éloge des bonnes grâces et de la beauté du corps,
il est bien rare qu'il n'en résulte quelque inconvénient;
ou bien on fait tomber le prochain dans la vaine complaisance ou la joie
frivole, ou bien on y porte de l'attachement et des intentions imparfaites.
Le quatrième
dommage est général; il consiste à émousser
la raison et aussi le sens de l'esprit, comme cela arrive quand on se réjouit
des biens temporels, et même le dommage est ici beaucoup plus grave.
Les biens naturels, en effet, nous étant plus intimes que les biens
corporels, la joie qu'on en ressent est aussi plus efficace et plus prompte;
elle laisse une trace plus profonde dans les sens et fascine plus fortement
l'esprit. La raison et le jugement perdent leur liberté; ils sont
comme dans les ténèbres par suite de cette affection de joie
qui leur est si intime.
De là
naît le cinquième dommage qui est une distraction de la mémoire,
je veux dire une divagation de l'esprit vers les créatures d'où
découlent et proviennent la tiédeur et la langueur spirituelle.
C'est
là le sixième dommage qui, lui aussi, est général.
Il arrive ordinairement à tel point qu'il engendre un grand ennui
et une profonde tristesse pour les choses de Dieu, et qu'il porte même
à les avoir en horreur. Quand on a cette joie dans les biens naturels,
on perd infailliblement la pureté de l'esprit, du moins au début.
Si l'on ressent quelque mouvement de ferveur, ce ne sera qu'une ferveur
toute sensible et grossière, très peu spirituelle, peu intérieure
et peu recueillie; elle consistera plutôt dans la jouissance du sens
que dans la vigueur de l'âme. L'âme est si basse et si faible,
qu'elle n'étouffe pas l'habitude de cette joie; il suffit, pour
n'avoir pas la pureté de l'esprit, qu'elle ait cette habitude imparfaite,
alors même que dans certaines occasions elle ne consentirait pas
à certains actes de complaisance. Mais sa ferveur réside
en quelque sorte plutôt dans la faiblesse des sens que dans la force
de l'esprit. C'est ce que manifesteront la perfection et la force que l'on
déploiera dans les occasions. Je ne nie pas qu'il ne puisse y avoir
de hautes vertus à côté de nombreuses imperfections;
mais quand ces joies pour les biens naturels ne sont pas réprimées,
l'esprit intérieur n'est ni pur ni savoureux; car ici règne
en quelque sorte la chair qui milite contre l'esprit, et bien que l'esprit
ne se rende pas compte du dommage qui en résulte, il est du moins
la victime d'une discrète dissipation.
Mais
revenons au second dommage, qui en renferme d'autres en grand nombre; on
ne saurait décrire avec la plume ni exprimer avec les paroles une
chose qui n'est ni voilée ni secrète, jusqu'à quel
point arrive ce dommage et combien est grand le malheur qui provient de
la complaisance que l'on met dans les bonnes grâces et la beauté
naturelle. Que de meurtres ne compte-t-on pas, chaque jour, pour ce motif?
Que de réputations perdues! Que d'insultes faites! Que de fortunes
dissipées! Que de jalousies! Que de contestations! Que d'adultères,
crimes honteux, ou fornications! Et enfin que de saints tombés!
Leur nombre est comparé à cette troisième partie des
étoiles du ciel qui ont été renversées sur
la terre par la queue du serpent de l'Apocalypse (Apoc. XII, 4). Et Jérémie
nous dit: « Comment l'or s'est-il obscurci, et comment a-t-il perdu
son éclat et sa beauté? Comment les pierres précieuses
du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de
toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si illustres
et si nobles, qui étaient revêtus de l'or le plus pur, ont-ils
été traités comme des vases d'argile brisés
comme des tessons? (Lament. IV, 1) »
Jusqu'où
n'arrive-t-il pas, le poison provenant de ce quatrième dommage?
Quel est celui qui n'approche pas plus ou moins ses lèvres de ce
calice doré de la femme de Babylone dont nous parle l'Apocalypse,
qui est assise sur ce monstre à sept têtes et dix cornes ?
(Apoc. XVII, 3). Ces paroles nous donnent à entendre que c'est à
peine si parmi les grands ou les petits, les saints ou les pécheurs,
il s'en trouve un seul auquel elle ne donne à boire de son vin,
en gagnant quelque peu son cœur, puisque, comme on le raconte dans ce
texte, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution.
Elle s'attaque à toutes les conditions; elle ne respecte même
pas la condition suprême et illustre du sanctuaire et du divin sacerdoce;
et, comme dit Daniel, elle place sa coupe abominable dans le lieu saint
(Dan. IX, 27). A peine y a-t-il quelque fort auquel elle ne donne plus
ou moins à boire du vin de ce calice, c'est-à-dire de cette
joie frivole des biens naturels dont nous parlons. Voilà pourquoi,
d'après ce texte, tous les rois de la terre, ont été
enivrés de ce vin: et en effet il y en a bien peu, même parmi
les plus saints, qui n'aient été quelque peu fascinés
et séduits par ce vin de la joie et du plaisir qu'offrent la beauté
et les charmes naturels. Aussi devons-nous bien remarquer cette expression:
« ils se sont enivrés ». Car dès que l'on boit
du vin de cette joie, le cœur est fasciné et charmé; la
raison, de son côté, est obscurcie comme chez ceux qui sont
pris de vin. L'ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque
antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l'âme elle-même
est en danger.
Quand,
en effet, la faiblesse spirituelle augmente, l'état de l'âme
arrive à un état aussi déplorable que celui de Samson
quand on lui eut crevé les yeux et coupé les cheveux qui
faisaient sa première force. L'âme se voit alors, elle aussi,
obligée de tourner la meule du moulin; elle est captive au milieu
de ses ennemis, et peut-être mourra-t-elle de la seconde mort, la
mort spirituelle, comme Samson mourut de la mort temporelle avec ses ennemis.
La cause de tous ces malheurs, c'est que l'âme s'est enivrée
de cette joie; elle produit dans l'ordre spirituel ce qu'elle a produit
chez Samson dans l'ordre temporel, et ce qu'elle produit aujourd'hui chez
un grand nombre. Les ennemis de l'âme viendront peut-être lui
dire, comme les Philistins le disaient à Samson pour le couvrir
de confusion: N'est-ce pas vous qui rompiez les triples liens de vos chaînes?
N'est-ce pas vous qui mettiez les lions en pièces? N'est-ce pas
vous qui mettiez à mort des milliers de Philistins? Qui enleviez
de leurs gonds les portes des villes, et échappiez à tous
vos ennemis?
Enfin
pour conclure, indiquons le remède nécessaire contre ce poison
mortel. Le voici. Dès que le cœur se sent ému par cette
joie frivole des biens naturels, il doit se rappeler combien il est vain
de se réjouir de quoi que ce soit en dehors de Dieu, et combien
cela est dangereux et pernicieux. Il doit considérer quelle catastrophe
ce fut pour les anges de se réjouir et de se complaire dans leur
beauté et leurs biens naturels, puisqu'ils furent pour cette faute
précipités dans les horreurs de l'abîme. Qu'ils réfléchisse
encore à ces maux sans nombre que cette même vanité
cause chaque jour à l'homme. Aussi doit-on s'encourager à
prendre à temps le remède conseillé par le poète
à ceux qui commencent à sentir en eux l'affection pour les
biens naturels: Hâtez-vous maintenant et dès le début
de prendre le remède, parce que si vous laissez au mal le temps
de croître dans le cœur, il sera trop tard d'y apporter le remède.
Le Sage d'ailleurs a dit: « Ne faites pas attention au vin quand
sa couleur est rose et qu'il brille dans la coupe, car on le boit avec
plaisir, mais à la fin il mord comme la couleuvre et il distille
son venin comme le basilic (Pro. XXIII, 31-32).
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