CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRES  20 - 21

CHAPITRE XX 
 
 

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST FRIVOLE DE PLACER LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS TEMPORELS, JE VEUX DIRE NATURELS, ET COMMENT IL FAUT S'EN SERVIR POUR MONTER VERS DIEU. 
 

 Par biens naturels nous entendons ici la beauté, la grâce, la distinction des manières, la complexion et toutes les autres qualités du corps; nous entendons aussi les qualités de l'âme qu'on appelle la belle intelligence, la discrétion, et les autres dons de la raison. Or si un homme met ses complaisances à considérer que lui ou les siens possèdent ces qualités, sans élever plus haut ses pensées, ni rendre grâces à Dieu qui ne concède ces dons que pour être mieux connu et aimé, s'il n'a pas d'autre but que ces complaisances, c'est une vanité et une illusion, comme le dit Salomon: « Trompeuse est la grâce, vaine est la beauté; la femme qui craint Dieu est celle qui mérite d'être louée (Pro. XXXI, 30). » Par ces paroles nous sommes prévenus que l'homme, au lieu de se glorifier de ces dons naturels, doit plutôt se tenir dans la crainte, car il peut facilement être entraîné à y trouver l'occasion de s'éloigner de l'amour de Dieu, de tomber dans la vanité et l'illusion. Voilà pourquoi le Sage nous dit que la grâce corporelle est trompeuse. Elle trompe l'homme, en effet, dans le chemin qu'il suit; elle l'entraîne à ce qui ne lui convient pas, et cela par suite de la vaine joie et de la complaisance qu'il en conçoit en lui-même ou en celui qui en est favorisé. Le Sage ajoute encore que la beauté est vaine; et, en effet, elle fait tomber l'homme de bien des manières quand il l'estime et y met ses complaisances; car il ne doit s'en réjouir que si elle l'aide, lui ou le prochain, à servir Dieu. Sans cela il doit craindre et se défier que ces dons et ces grâces de la nature ne soient peut-être pour lui une cause d'offense de Dieu, parce qu'il y mettra une vaine présomption ou les regardera avec une affection désordonnée. Aussi celui qui est favorisé de ces dons doit être prudent et veiller avec soin à n'être pour personne, par une vaine ostentation, la cause de s'éloigner tant soit peu de Dieu. Ces grâces et ces dons de la nature ont des charmes si attrayants et si provocateurs, pour celui qui les possède comme pour celui qui les regarde, qu'à peine s'en trouve-t-il un dont le cœur échappera à leurs filets et à leurs liens. Voilà pourquoi nous voyons beaucoup de personnes spirituelles qui, étant quelque peu favorisées de ces dons, vivaient dans la crainte et obtinrent par leurs prières d'en être dépourvues; elle ne voulaient être, ni pour elles-mêmes ni pour d'autres, la cause ou l'occasion de quelque vaine affection ou satisfaction frivole.

 L'homme spirituel doit donc purifier sa volonté de cette vaine complaisance et en détourner le regard; il saura que la beauté comme toutes les autres grâces naturelles ne sont que terre; c'est de la terre qu'elles viennent; c'est à la terre qu'elles retournent. Les bonnes grâces et les agréments extérieurs ne sont que fumée ou vapeur légère. Aussi, pour ne point tomber dans la vanité, doit-on les regarder et apprécier comme tels, élever le cœur vers Dieu dans la joie et l'allégresse, parce qu'il renferme éminemment toutes les beautés et toutes les grâces des créatures et les dépasse d'une manière infinie; car, ainsi que le dit David: « Toutes les créatures sont comme un vêtement qui vieillit et qui passe; Dieu seul est immuable et ne change pas (Ps. CI, 27). » Voilà pourquoi, si l'on ne surnaturalise pas la joie qui vient des créatures et si on ne l'élève pas à Dieu, elle sera toujours vaine et trompeuse. C'est évidemment d'une joie semblable et puisée dans les créatures que Salomon a prononcé cette parole: « J'ai dit à la joie: Pourquoi vous laissez-vous tromper vainement? (Eccl. II, 2) » C'est là ce qui se vérifie quand le cœur de l'homme se laisse séduire par les créatures. 
 
 

CHAPITRE XXI 
 
 

DES DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME QUAND SA VOLONTÉ SE PORTE AVEC JOIE AUX BIENS NATU-RELS. 
 

 Beaucoup de ces dommages et profits dont je parle ici dans ces divers genres de joies, au nombre de six, sont communs à tous: cependant, parce qu'ils viennent directement de l'adhésion ou du renoncement à la joie qui appartient à l'un ou à l'autre de ces genres, ce que j'exposerai de chacun d'eux s'appliquera également aux autres à cause de leur connexion mutuelle. Mais mon but principal est d'exposer les dommages ou profits particuliers qui reviennent à l'âme quand elle se réjouit ou non des biens naturels. Je les appelle particuliers parce qu'ils proviennent premièrement et immédiatement de telle sorte de joie, mais secondairement et médiatement de telle autre. Voici un exemple. La tiédeur de l'esprit est un dommage qui provient directement de tous les genres de joie et de chacun d'eux en particulier; et ainsi il est commun aux six genres de joie; mais la sensualité est un dommage spécial qui ne provient directement que de la joie que l'on met dans les biens naturels et corporels dont nous parlons.

 Or les dommages spirituels et corporels causés directement et effectivement à l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels se réduisent à six dommages principaux.

 Le premier est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil et le mépris du prochain. Et, en effet, on ne peut pas donner une estime exagérée à un objet, sans la refuser aux autres. Il en découle, au moins d'une manière réelle et implicite, un mépris de tout le reste; car il est naturel que si l'on porte son estime vers un objet, le cœur se retire des autres pour aller à celui qu'il préfère; et de ce mépris réel, il est très facile d'arriver à un mépris formel et volontaire de quelqu'une de ces autres choses en particulier ou en général; cette disposition existe non seulement dans le cœur, mais elle se traduit par les paroles et on dit: Telle chose ou telle personne n'est pas comme telle ou telle autre...

 Le second dommage consiste à exciter les sens; il porte à des complaisances sensuelles et à la luxure.

 Le troisième dommage est de porter à l'adulation et aux vaines louanges qui sont remplies de mensonges et d'illusions, comme le dit Isaïe: « Mon peuple, celui qui te flatte et te trompe (Is. III, 12). » La raison, c'est que, si parfois on dit la vérité en faisant l'éloge des bonnes grâces et de la beauté du corps, il est bien rare qu'il n'en résulte quelque inconvénient; ou bien on fait tomber le prochain dans la vaine complaisance ou la joie frivole, ou bien on y porte de l'attachement et des intentions imparfaites.

 Le quatrième dommage est général; il consiste à émousser la raison et aussi le sens de l'esprit, comme cela arrive quand on se réjouit des biens temporels, et même le dommage est ici beaucoup plus grave. Les biens naturels, en effet, nous étant plus intimes que les biens corporels, la joie qu'on en ressent est aussi plus efficace et plus prompte; elle laisse une trace plus profonde dans les sens et fascine plus fortement l'esprit. La raison et le jugement perdent leur liberté; ils sont comme dans les ténèbres par suite de cette affection de joie qui leur est si intime.

 De là naît le cinquième dommage qui est une distraction de la mémoire, je veux dire une divagation de l'esprit vers les créatures d'où découlent et proviennent la tiédeur et la langueur spirituelle.

 C'est là le sixième dommage qui, lui aussi, est général. Il arrive ordinairement à tel point qu'il engendre un grand ennui et une profonde tristesse pour les choses de Dieu, et qu'il porte même à les avoir en horreur. Quand on a cette joie dans les biens naturels, on perd infailliblement la pureté de l'esprit, du moins au début. Si l'on ressent quelque mouvement de ferveur, ce ne sera qu'une ferveur toute sensible et grossière, très peu spirituelle, peu intérieure et peu recueillie; elle consistera plutôt dans la jouissance du sens que dans la vigueur de l'âme. L'âme est si basse et si faible, qu'elle n'étouffe pas l'habitude de cette joie; il suffit, pour n'avoir pas la pureté de l'esprit, qu'elle ait cette habitude imparfaite, alors même que dans certaines occasions elle ne consentirait pas à certains actes de complaisance. Mais sa ferveur réside en quelque sorte plutôt dans la faiblesse des sens que dans la force de l'esprit. C'est ce que manifesteront la perfection et la force que l'on déploiera dans les occasions. Je ne nie pas qu'il ne puisse y avoir de hautes vertus à côté de nombreuses imperfections; mais quand ces joies pour les biens naturels ne sont pas réprimées, l'esprit intérieur n'est ni pur ni savoureux; car ici règne en quelque sorte la chair qui milite contre l'esprit, et bien que l'esprit ne se rende pas compte du dommage qui en résulte, il est du moins la victime d'une discrète dissipation.

 Mais revenons au second dommage, qui en renferme d'autres en grand nombre; on ne saurait décrire avec la plume ni exprimer avec les paroles une chose qui n'est ni voilée ni secrète, jusqu'à quel point arrive ce dommage et combien est grand le malheur qui provient de la complaisance que l'on met dans les bonnes grâces et la beauté naturelle. Que de meurtres ne compte-t-on pas, chaque jour, pour ce motif? Que de réputations perdues! Que d'insultes faites! Que de fortunes dissipées! Que de jalousies! Que de contestations! Que d'adultères, crimes honteux, ou fornications! Et enfin que de saints tombés! Leur nombre est comparé à cette troisième partie des étoiles du ciel qui ont été renversées sur la terre par la queue du serpent de l'Apocalypse (Apoc. XII, 4). Et Jérémie nous dit: « Comment l'or s'est-il obscurci, et comment a-t-il perdu son éclat et sa beauté? Comment les pierres précieuses du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si illustres et si nobles, qui étaient revêtus de l'or le plus pur, ont-ils été traités comme des vases d'argile brisés comme des tessons? (Lament. IV, 1) »

 Jusqu'où n'arrive-t-il pas, le poison provenant de ce quatrième dommage? Quel est celui qui n'approche pas plus ou moins ses lèvres de ce calice doré de la femme de Babylone dont nous parle l'Apocalypse, qui est assise sur ce monstre à sept têtes et dix cornes ? (Apoc. XVII, 3). Ces paroles nous donnent à entendre que c'est à peine si parmi les grands ou les petits, les saints ou les pécheurs, il s'en trouve un seul auquel elle ne donne à boire de son vin, en gagnant quelque peu son cœur, puisque, comme on le raconte dans ce texte, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution. Elle s'attaque à toutes les conditions; elle ne respecte même pas la condition suprême et illustre du sanctuaire et du divin sacerdoce; et, comme dit Daniel, elle place sa coupe abominable dans le lieu saint (Dan. IX, 27). A peine y a-t-il quelque fort auquel elle ne donne plus ou moins à boire du vin de ce calice, c'est-à-dire de cette joie frivole des biens naturels dont nous parlons. Voilà pourquoi, d'après ce texte, tous les rois de la terre, ont été enivrés de ce vin: et en effet il y en a bien peu, même parmi les plus saints, qui n'aient été quelque peu fascinés et séduits par ce vin de la joie et du plaisir qu'offrent la beauté et les charmes naturels. Aussi devons-nous bien remarquer cette expression: « ils se sont enivrés ». Car dès que l'on boit du vin de cette joie, le cœur est fasciné et charmé; la raison, de son côté, est obscurcie comme chez ceux qui sont pris de vin. L'ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l'âme elle-même est en danger.

 Quand, en effet, la faiblesse spirituelle augmente, l'état de l'âme arrive à un état aussi déplorable que celui de Samson quand on lui eut crevé les yeux et coupé les cheveux qui faisaient sa première force. L'âme se voit alors, elle aussi, obligée de tourner la meule du moulin; elle est captive au milieu de ses ennemis, et peut-être mourra-t-elle de la seconde mort, la mort spirituelle, comme Samson mourut de la mort temporelle avec ses ennemis. La cause de tous ces malheurs, c'est que l'âme s'est enivrée de cette joie; elle produit dans l'ordre spirituel ce qu'elle a produit chez Samson dans l'ordre temporel, et ce qu'elle produit aujourd'hui chez un grand nombre. Les ennemis de l'âme viendront peut-être lui dire, comme les Philistins le disaient à Samson pour le couvrir de confusion: N'est-ce pas vous qui rompiez les triples liens de vos chaînes? N'est-ce pas vous qui mettiez les lions en pièces? N'est-ce pas vous qui mettiez à mort des milliers de Philistins? Qui enleviez de leurs gonds les portes des villes, et échappiez à tous vos ennemis?

 Enfin pour conclure, indiquons le remède nécessaire contre ce poison mortel. Le voici. Dès que le cœur se sent ému par cette joie frivole des biens naturels, il doit se rappeler combien il est vain de se réjouir de quoi que ce soit en dehors de Dieu, et combien cela est dangereux et pernicieux. Il doit considérer quelle catastrophe ce fut pour les anges de se réjouir et de se complaire dans leur beauté et leurs biens naturels, puisqu'ils furent pour cette faute précipités dans les horreurs de l'abîme. Qu'ils réfléchisse encore à ces maux sans nombre que cette même vanité cause chaque jour à l'homme. Aussi doit-on s'encourager à prendre à temps le remède conseillé par le poète à ceux qui commencent à sentir en eux l'affection pour les biens naturels: Hâtez-vous maintenant et dès le début de prendre le remède, parce que si vous laissez au mal le temps de croître dans le cœur, il sera trop tard d'y apporter le remède. Le Sage d'ailleurs a dit: « Ne faites pas attention au vin quand sa couleur est rose et qu'il brille dans la coupe, car on le boit avec plaisir, mais à la fin il mord comme la couleuvre et il distille son venin comme le basilic (Pro. XXIII, 31-32).

   

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