CHAPITRE IX
DU TROISIÈME
DOMMAGE QUI
EST CAUSÉ
À L'ÂME
PAR LE DÉMON QUAND
ON TIENT COMPTE
DES REPRÉSENTATIONS
IMAGINAIRES
DE
LA MÉMOIRE.
De tout
ce qui a été dit, on voit clairement à quels dommages
le démon expose l'âme quand elle suit la voie de ces connaissances
surnaturelles. Il peut lui représenter dans la mémoire et
l'imagination une foule de connaissances ou d'idées fausses qui
semblent bonnes et vraies. Il les imprime par ses suggestions dans l'esprit
et dans les sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude. L'âme
se persuade même qu'il ne peut en être autrement que ce qui
lui est alors représenté. Comme le démon en effet
se transforme en ange de lumière, il lui semble qu'elle possède
la lumière vraie.
Le démon
peut, en outre, la tenter de bien des manières dans les connaissances
vraies qui viennent de Dieu; il porte vers elles d'une façon désordonnée
les tendances ou les affections soit de l'esprit, soit des sens; car si
l'âme se complaît dans ces connaissances, il est très
facile au démon d'augmenter en elle ces tendances et ces affections
et de la faire tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle et dans
d'autres défauts. Pour mieux réussir, il a coutume de suggérer
et d'insinuer des goûts, des saveurs et des complaisances sensibles
dans les choses même qui regardent Dieu, afin que l'âme, éblouie
et fascinée par ces goûts sensibles, en soit aveuglée,
s'y attache plus qu'à aimer Dieu, ou du moins diminue son application
à aimer Dieu, fait plus de cas de ces communications que de l'abnégation
et du dénûment qu'il y a dans la foi, l'espérance et
la charité. Aussi la porte-t-il peu à peu dans la voie de
l'erreur et il lui fait croire ses mensonges avec la plus grande facilité.
Une fois, en effet, que l'âme est aveuglée, ce qui est faux
ne lui paraît plus faux, ce qui est mauvais ne lui paraît plus
mauvais, car les ténèbres lui semblent la lumière,
et la lumière les ténèbres; voilà pourquoi
elle tombe dans toutes sortes de folies au sujet de ce qui est naturel,
moral ou spirituel, et alors se vérifie l'adage: Le vin s'est changé
en vinaigre.
Tout
cela provient de ce qu'elle n'a pas, dès le début, repoussé
le plaisir qu'elle goûtait dans les communications surnaturelles.
Ce plaisir, au début, était peu de chose et ne se présentait
pas comme un grand mal; aussi l'âme ne s'en défiait-elle pas
beaucoup: elle le laissait subsister et grandir, comme le grain de sénevé
qui devient un grand arbre, car, ainsi qu'on le dit, une petite erreur
dans le principe devient grande à la fin.
Voilà
pourquoi, afin d'éviter ce grand danger qui peut venir du démon,
il convient beaucoup à l'âme de repousser les attraits qu'apportent
ces connaissances surnaturelles, car il est très certain qu'elle
s'aveuglerait peu à peu et ferait une chute. En effet, indépendamment
du démon, les goûts, les délices et les suavités
portent par leur nature à affaiblir l'âme et à l'aveugler.
C'est ce que David veut nous faire comprendre quand il dit: « Peut-être
que les ténèbres m'aveugleront au milieu de mes plaisirs,
et je prendrai la nuit pour la lumière (Ps. CLXXXVIII, 11). »
CHAPITRE X
DU QUATRIÈME
DOMMAGE QUE
LES CONNAISSANCES
SURNATURELLES
ET DISTINCTES
DE LA MÉMOIRE
PEUVENT
CAUSER À
L'ÂME ET QUI CONSISTE À
EMPÊCHER
L'UNION.
Il n'y
a pas grand'chose à dire sur ce quatrième dommage, vu tout
ce dont nous avons déjà parlé à chaque page
de ce troisième Livre. Nous avons prouvé, en effet, comment
l'âme, pour s'unir à Dieu par l'espérance, doit renoncer
à toutes les connaissances qu'elle possède dans sa mémoire;
car, pour que l'espérance en Dieu soit parfaite, la mémoire
ne doit rien posséder qui ne soit Dieu lui-même. Comme nous
l'avons montré encore, aucune des formes, figures, images ou représentations,
soit célestes ou terrestres, soit naturelles ou surnaturelles, qui
lui sont communiquées, n'est Dieu ou semblable à Dieu. C'est
ce que David nous enseigne en ces termes: « Seigneur, parmi les dieux,
il n'y en a aucun qui soit semblable à vous (Ps. LXXXV, 8). »
Aussi quand la mémoire veut en faire quelque cas, elle met une entrave
à son union avec Dieu, d'abord parce qu'elle se crée un embarras,
et ensuite parce que plus elle possède de ces connaissances, et
moins elle a d'espérance. Il est donc nécessaire qu'elle
soit dépouillée des formes et des connaissances distinctes
des choses surnaturelles, et les oublie pour ne pas empêcher son
union à Dieu par une parfaite espérance.
CHAPITRE XI
DU CINQUIÈME
DOMMAGE QUE
PEUVENT
CAUSER À
L'ÂME LES FORMES ET
LES CONNAISSANCES
IMAGINAIRES
SURNATURELLES,
ET QUI CONSISTE À JUGER
DE DIEU D'UNE
MANIÈRE
BASSE ET IMPROPRE.
Le cinquième
dommage qui suit n'est pas moins grave que les précédents.
Il consiste à vouloir retenir dans la partie imaginative de la mémoire
les formes et les images des choses qui lui sont communiquées surnaturellement,
et cela spécialement dans le but de s'en servir comme d'un moyen
pour s'unir à Dieu. Il est très facile, en effet, de juger
de l'être et de la grandeur de Dieu d'une manière moins digne
et moins profonde que celle qui convient à son incompréhensibilité.
Sans doute, la raison et le jugement ne lui disent pas expressément
que Dieu est semblable à quelqu'une de ces images, mais l'estime
que l'âme porte à ces images fait qu'elle n'a pas cette connaissance
profonde et ces sentiments élevés de la foi dont les enseignements
nous révèlent un Dieu incomparable et incompréhensible...
Or non seulement l'âme enlève ici à Dieu toute l'estime
qu'elle donne à la créature, mais elle se fait naturellement
en elle-même par l'estime qu'elle accorde à ces connaissances
une certaine comparaison entre elles et Dieu, et cette comparaison ne la
laisse pas concevoir de Dieu une idée et une estime aussi relevée
qu'il faudrait. Car, ainsi que nous l'avons dit, toutes les créatures
de la terre et du ciel, toutes les connaissances et images distinctes soit
naturelles soit surnaturelles qui peuvent être communiquées
aux puissances de l'âme, quelque élevées qu'on puisse
les avoir ici-bas, n'ont de rapport ni de comparaison avec l'être
de Dieu: Dieu, en effet, n'est contenu ni dans un genre ni dans une espèce,
comme l'est la créature, ainsi que s'expriment les théologiens.
L'âme en cette vie n'est capable de recevoir d'une manière
claire et distincte que ce qui est renfermé dans un genre ou dans
une espèce. Aussi saint Jean a dit: « Personne n'a vu Dieu
(Jean, I, 18) »: Deum nemo vidit unquam, et Isaïe, que «
l'homme ne saurait concevoir comment Dieu est (Is. LXIV, 4; I Cor. II,
9) ». Et Dieu a dit à Moïse que « personne ne pouvait
le voir en cette vie (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi celui
qui surcharge sa mémoire et les autres puissances de l'âme
de ce qu'elles peuvent comprendre est incapable d'avoir sur Dieu les idées
et les sentiments qu'il faudrait. Voici une comparaison simple. Il est
clair que plus on jette les regards sur les serviteurs du roi ou plus on
leur accorde d'estime et de respect, et moins on accorde d'attention ou
d'égard au roi lui-même. Si l'on n'a pas cette intention formelle
et explicite dans l'esprit, on la montre toutefois dans la pratique. Et,
en effet, plus on accorde d'attention aux serviteurs, plus on en retranche
à leur maître. On n'a donc pas alors des sentiments très
élevés du roi, puisque les serviteurs semblent être
quelque chose en présence de leur seigneur. Ainsi en est-il de l'âme
dans ses rapports avec Dieu, quand elle fait cas des souvenirs dont nous
avons parlé. Sans doute cette comparaison est très grossière,
car, ainsi que nous l'avons dit, Dieu est un être tout autre que
toutes les créatures et leur est infiniment supérieur. Voilà
pourquoi il faut les perdre de vue et ne porter aucune attention au souvenir
de quelqu'une d'entre elles, afin de pouvoir tourner les yeux vers Dieu
avec une foi et une espérance parfaites. Aussi ceux qui non seulement
en font cas, mais s'imaginent que Dieu ressemble à ces images ou
pourront s'unir à lui par ce moyen, sont dans une erreur profonde;
ils perdront peu à peu la lumière de la foi, qui est le moyen
par lequel l'entendement s'unit à Dieu, et n'atteindront pas la
hauteur de l'espérance qui, nous le répétons, est
le moyen par lequel la mémoire s'unit à Dieu, à la
condition d'être dégagée de toutes les conceptions
imaginaires.
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