CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRES  9 - 10 - 11

CHAPITRE IX 
 
 

DU TROISIÈME DOMMAGE QUI EST CAUSÉ À L'ÂME PAR LE DÉMON QUAND ON TIENT COMPTE DES REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE.  
 

 De tout ce qui a été dit, on voit clairement à quels dommages le démon expose l'âme quand elle suit la voie de ces connaissances surnaturelles. Il peut lui représenter dans la mémoire et l'imagination une foule de connaissances ou d'idées fausses qui semblent bonnes et vraies. Il les imprime par ses suggestions dans l'esprit et dans les sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude. L'âme se persuade même qu'il ne peut en être autrement que ce qui lui est alors représenté. Comme le démon en effet se transforme en ange de lumière, il lui semble qu'elle possède la lumière vraie.

 Le démon peut, en outre, la tenter de bien des manières dans les connaissances vraies qui viennent de Dieu; il porte vers elles d'une façon désordonnée les tendances ou les affections soit de l'esprit, soit des sens; car si l'âme se complaît dans ces connaissances, il est très facile au démon d'augmenter en elle ces tendances et ces affections et de la faire tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle et dans d'autres défauts. Pour mieux réussir, il a coutume de suggérer et d'insinuer des goûts, des saveurs et des complaisances sensibles dans les choses même qui regardent Dieu, afin que l'âme, éblouie et fascinée par ces goûts sensibles, en soit aveuglée, s'y attache plus qu'à aimer Dieu, ou du moins diminue son application à aimer Dieu, fait plus de cas de ces communications que de l'abnégation et du dénûment qu'il y a dans la foi, l'espérance et la charité. Aussi la porte-t-il peu à peu dans la voie de l'erreur et il lui fait croire ses mensonges avec la plus grande facilité. Une fois, en effet, que l'âme est aveuglée, ce qui est faux ne lui paraît plus faux, ce qui est mauvais ne lui paraît plus mauvais, car les ténèbres lui semblent la lumière, et la lumière les ténèbres; voilà pourquoi elle tombe dans toutes sortes de folies au sujet de ce qui est naturel, moral ou spirituel, et alors se vérifie l'adage: Le vin s'est changé en vinaigre.

 Tout cela provient de ce qu'elle n'a pas, dès le début, repoussé le plaisir qu'elle goûtait dans les communications surnaturelles. Ce plaisir, au début, était peu de chose et ne se présentait pas comme un grand mal; aussi l'âme ne s'en défiait-elle pas beaucoup: elle le laissait subsister et grandir, comme le grain de sénevé qui devient un grand arbre, car, ainsi qu'on le dit, une petite erreur dans le principe devient grande à la fin.

 Voilà pourquoi, afin d'éviter ce grand danger qui peut venir du démon, il convient beaucoup à l'âme de repousser les attraits qu'apportent ces connaissances surnaturelles, car il est très certain qu'elle s'aveuglerait peu à peu et ferait une chute. En effet, indépendamment du démon, les goûts, les délices et les suavités portent par leur nature à affaiblir l'âme et à l'aveugler. C'est ce que David veut nous faire comprendre quand il dit: « Peut-être que les ténèbres m'aveugleront au milieu de mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour la lumière (Ps. CLXXXVIII, 11). »  
 
 

CHAPITRE X 
 
 

DU QUATRIÈME DOMMAGE QUE LES CONNAISSANCES SURNATURELLES ET DISTINCTES DE LA MÉMOIRE PEUVENT CAUSER À L'ÂME ET QUI CONSISTE À EMPÊCHER L'UNION. 
 
 

 Il n'y a pas grand'chose à dire sur ce quatrième dommage, vu tout ce dont nous avons déjà parlé à chaque page de ce troisième Livre. Nous avons prouvé, en effet, comment l'âme, pour s'unir à Dieu par l'espérance, doit renoncer à toutes les connaissances qu'elle possède dans sa mémoire; car, pour que l'espérance en Dieu soit parfaite, la mémoire ne doit rien posséder qui ne soit Dieu lui-même. Comme nous l'avons montré encore, aucune des formes, figures, images ou représentations, soit célestes ou terrestres, soit naturelles ou surnaturelles, qui lui sont communiquées, n'est Dieu ou semblable à Dieu. C'est ce que David nous enseigne en ces termes: « Seigneur, parmi les dieux, il n'y en a aucun qui soit semblable à vous (Ps. LXXXV, 8). » Aussi quand la mémoire veut en faire quelque cas, elle met une entrave à son union avec Dieu, d'abord parce qu'elle se crée un embarras, et ensuite parce que plus elle possède de ces connaissances, et moins elle a d'espérance. Il est donc nécessaire qu'elle soit dépouillée des formes et des connaissances distinctes des choses surnaturelles, et les oublie pour ne pas empêcher son union à Dieu par une parfaite espérance.
 
 

CHAPITRE XI 
 
 

DU CINQUIÈME DOMMAGE QUE PEUVENT CAUSER À L'ÂME LES FORMES ET LES CONNAISSANCES IMAGINAIRES SURNATURELLES, ET QUI CONSISTE À JUGER DE DIEU D'UNE MANIÈRE BASSE ET IMPROPRE. 
 

 Le cinquième dommage qui suit n'est pas moins grave que les précédents. Il consiste à vouloir retenir dans la partie imaginative de la mémoire les formes et les images des choses qui lui sont communiquées surnaturellement, et cela spécialement dans le but de s'en servir comme d'un moyen pour s'unir à Dieu. Il est très facile, en effet, de juger de l'être et de la grandeur de Dieu d'une manière moins digne et moins profonde que celle qui convient à son incompréhensibilité. Sans doute, la raison et le jugement ne lui disent pas expressément que Dieu est semblable à quelqu'une de ces images, mais l'estime que l'âme porte à ces images fait qu'elle n'a pas cette connaissance profonde et ces sentiments élevés de la foi dont les enseignements nous révèlent un Dieu incomparable et incompréhensible... Or non seulement l'âme enlève ici à Dieu toute l'estime qu'elle donne à la créature, mais elle se fait naturellement en elle-même par l'estime qu'elle accorde à ces connaissances une certaine comparaison entre elles et Dieu, et cette comparaison ne la laisse pas concevoir de Dieu une idée et une estime aussi relevée qu'il faudrait. Car, ainsi que nous l'avons dit, toutes les créatures de la terre et du ciel, toutes les connaissances et images distinctes soit naturelles soit surnaturelles qui peuvent être communiquées aux puissances de l'âme, quelque élevées qu'on puisse les avoir ici-bas, n'ont de rapport ni de comparaison avec l'être de Dieu: Dieu, en effet, n'est contenu ni dans un genre ni dans une espèce, comme l'est la créature, ainsi que s'expriment les théologiens. L'âme en cette vie n'est capable de recevoir d'une manière claire et distincte que ce qui est renfermé dans un genre ou dans une espèce. Aussi saint Jean a dit: « Personne n'a vu Dieu (Jean, I, 18) »: Deum nemo vidit unquam, et Isaïe, que « l'homme ne saurait concevoir comment Dieu est (Is. LXIV, 4; I Cor. II, 9) ». Et Dieu a dit à Moïse que « personne ne pouvait le voir en cette vie (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi celui qui surcharge sa mémoire et les autres puissances de l'âme de ce qu'elles peuvent comprendre est incapable d'avoir sur Dieu les idées et les sentiments qu'il faudrait. Voici une comparaison simple. Il est clair que plus on jette les regards sur les serviteurs du roi ou plus on leur accorde d'estime et de respect, et moins on accorde d'attention ou d'égard au roi lui-même. Si l'on n'a pas cette intention formelle et explicite dans l'esprit, on la montre toutefois dans la pratique. Et, en effet, plus on accorde d'attention aux serviteurs, plus on en retranche à leur maître. On n'a donc pas alors des sentiments très élevés du roi, puisque les serviteurs semblent être quelque chose en présence de leur seigneur. Ainsi en est-il de l'âme dans ses rapports avec Dieu, quand elle fait cas des souvenirs dont nous avons parlé. Sans doute cette comparaison est très grossière, car, ainsi que nous l'avons dit, Dieu est un être tout autre que toutes les créatures et leur est infiniment supérieur. Voilà pourquoi il faut les perdre de vue et ne porter aucune attention au souvenir de quelqu'une d'entre elles, afin de pouvoir tourner les yeux vers Dieu avec une foi et une espérance parfaites. Aussi ceux qui non seulement en font cas, mais s'imaginent que Dieu ressemble à ces images ou pourront s'unir à lui par ce moyen, sont dans une erreur profonde; ils perdront peu à peu la lumière de la foi, qui est le moyen par lequel l'entendement s'unit à Dieu, et n'atteindront pas la hauteur de l'espérance qui, nous le répétons, est le moyen par lequel la mémoire s'unit à Dieu, à la condition d'être dégagée de toutes les conceptions imaginaires.

   

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