CHAPITRE XXIX
OÙ L'ON
TRAITE DES
PAROLES SUBSTANTIELLES
QUI SONT COMMUNIQUÉES
INTÉRIEUREMENT
À L'ESPRIT.
ON MONTRE LA DIFFÉRENCE
QU'IL Y A
ENTRE CES PAROLES
ET LES PAROLES
FOR-MELLES,
LE PROFIT
QU'ELLES PROCURENT,
L'ABNÉGATION
ET LE RESPECT OÙ
L'ÂME
DOIT SE TENIR
A LEUR ÉGARD.
La troisième
catégorie de paroles intérieures, avons-nous dit, comprend
les paroles substantielles; bien qu'elles soient formelles comme les précédentes,
puisqu'elles se gravent dans l'âme d'une manière très
distincte, elles en diffèrent parce qu'elles produisent un effet
vif et profond, ce qui n'existe pas pour les paroles qui ne sont que formelles.
S'il est vrai de dire que toute parole substantielle est formelle, il ne
s'ensuit pas que toute parole formelle soit substantielle, mais seulement
celle-là qui, comme nous l'avons dit déjà, imprime
substantiellement dans l'âme ce qu'elle signifie. Il en serait ainsi,
par exemple, si Notre-Seigneur disait formellement à une âme:
« Sois bonne », et qu'immédiatement elle fût essentiellement
bonne. Ou encore s'il lui disait: « Aime-moi », et qu'aussitôt
elle possédât et sentît en elle-même la substance
de l'amour, c'est-à-dire le véritable amour de Dieu; ou encore
si, la voyant en proie à une crainte excessive, il lui disait: «
Ne crains pas », et qu'elle se sentît tout à coup pleine
d'énergie et en paix. Car la parole de Dieu, comme dit le Sage,
est pleine de puissance (Eccl. VIII. 4). Elle produit substantiellement
dans l'âme ce qu'elle signifie. C'est là ce qu'indique David
dans le Psaume: « Le Seigneur donnera à sa voix une vertu
pleine de force (Ps. LXVII, 34). » C'est ce qu'il fit pour Abraham
quand il lui dit: « Marche en ma présence et sois parfait
(Ge. XVII, 1). » Et aussitôt Abraham fut parfait, et ne cessa
de se tenir plein de respect sous le regard de Dieu. Telle est la puissance
que Notre-Seigneur, d'après le saint Évangile, manifesta
dans ses paroles; il ne disait qu'un mot et aussitôt il guérissait
les malades et ressuscitait les morts. C'est de cette sorte que sont les
paroles substantielles qu'il adresse à certaines âmes. Elles
sont d'une telle importance et d'un si haut prix qu'elles communiquent
à l'âme la vie, la vertu et un bien incomparable. Parfois
même une seule de ces paroles lui procure plus de bien que tout ce
qu'elle a pu acquérir de méritoire dans toute sa vie.
Lorsque
l'âme entend une parole de ce genre, elle n'a rien à faire
par elle-même, ni à désirer, ni à refuser, ni
à rejeter, ni à craindre. Elle n'a pas à se préoccuper
d'accomplir ce qu'elles signifient. Car Dieu n'adresse jamais à
l'âme ces paroles substantielles pour qu'elle les mette en œuvre,
mais pour les réaliser lui-même dans cette âme; et c'est
là ce qui les différencie des paroles formelles et des paroles
successives. Je dis que l'âme n'a pas à vouloir ou non ici,
car son consentement n'est pas nécessaire pour que Dieu agisse,
comme sa résistance ne suffirait pas à empêcher l'effet
que Dieu produit. Mais elle doit se résigner et se tenir dans l'humilité.
L'âme
n'a pas à rejeter ces faveurs, car leur effet est déjà
substantiellement gravé en elle, et il est enrichi de biens divins;
car elle le reçoit passivement, et n'y contribue en rien. Elle n'a
pas non plus à craindre quelque illusion. Car ni l'entendement ni
le démon ne peuvent intervenir ici; ce malin esprit n'arrivera jamais
à produire passivement dans une âme quelconque un effet substantiel
de manière à graver en elle l'effet habituel de sa parole.
J'excepte le cas où elle se serait donnée à lui par
un pacte volontaire et où la possédant en maître, il
y imprimerait non des effets de bien mais des effets pleins de malice.
Dès lors que cette âme lui est unie par une perversité
volontaire, il est très facile au démon d'imprimer en elle
les effets des paroles pleines de perversité. L'expérience
nous montre encore qu'il agit même sur les âmes bonnes par
des suggestions nombreuses et puissantes et produit en elles d'étranges
effets; mais quand les âmes sont mauvaises, il est capable de consommer
le mal en elles.
Quant
à imprimer dans l'âme par ses paroles des effets qui soient
assimilés à ces bons effets dont nous avons parlé,
il en est incapable. Car il n'y a pas de comparaison possible entre ses
paroles et celles de Dieu; toutes ne sont rien à côté
de celles de Dieu, et leur effet n'est rien à côté
de l'effet produit par celles de Dieu. Voilà pourquoi Dieu nous
dit par Jérémie « Quelle comparaison y a-t-il entre
la paille et le blé? Est-ce que mes paroles ne sont pas comme le
feu, ou comme le marteau qui brise les pierres? (Jer. XXIII, 28-29) »
Ces paroles
substantielles servent donc beaucoup à l'union de l'âme avec
Dieu. Plus elles sont intérieures et plus elles sont substantielles,
et par suite plus elles apportent de bien. Heureuse l'âme à
qui Dieu les adresse! « Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur
écoute (Rois, III, 10) ».
CHAPITRE XXX
OÙ L'ON
TRAITE
DES CONNAISSANCES
QUE
L'ENTENDEMENT
REÇOIT PAR VOIE
SURNATURELLE;
ON EN EXPLORE LA
CAUSE, AINSI
QUE L'ATTITUDE QUE
L'ÂME
DOIT TENIR POUR NE PAS Y
TROU-VER UN
OBSTACLE A SON
UNION AVEC
DIEU.
Il nous
faut traiter maintenant de la quatrième et dernière catégorie
des connaissances intellectuelles. Ces connaissances, avons-nous dit, peuvent
être communiquées à l'entendement par les sentiments
spirituels qui se manifestent très souvent d'une manière
surnaturelle à l'homme intérieur. Nous les classons parmi
les connaissances distinctes de celles de l'entendement.
Ces sentiments
spirituels distincts peuvent être de deux sortes. La première
comprend les sentiments qui résident dans l'affection de la volonté;
la seconde, les sentiments qui résident dans la substance de l'âme
(Les éditions antérieures disaient: « La seconde comprend
les sentiments qui, tout en étant dans la volonté, sont si
intenses, si élevés, si profonds et si intérieurs,
qu'ils semblent ne pas la toucher, mais se produire dans la substance même
de l'âme ». Cette phrase est ajoutée, comme le prouve
l'autorité des manuscrits et ce qu'ils disent immédiatement,
ce qui d'ailleurs sera répété un peu plus loin. Édition
P. Gerardo). L'une et l'autre peuvent renfermer une grande variété.
Les premiers
sentiments, quand ils viennent de Dieu, sont très élevés;
mais les seconds, qui résident dans la substance de l'âme,
les surpassent et produisent les plus grands biens et les plus grands avantages.
Ni l'âme ni son guide ne peuvent savoir ni comprendre la cause d'où
elles procèdent, ni par quelles voies ni pour quelles œuvres Dieu
accorde de pareilles faveurs; car elles ne dépendent nullement des
œuvres que l'âme accomplit, ni des considérations qu'elle
fait, bien que ces œuvres et ces considérations soient de bonnes
dispositions pour les recevoir. Dieu les donne à qui il veut, comme
il veut et pour le but qu'il veut. Une personne aura pratiqué beaucoup
de bonnes œuvres, et Dieu ne lui donnera pas de ces touches; une autre
aura fait beaucoup moins, et elle recevra des touches très élevées
et en très grande abondance. Il n'est donc pas nécessaire
que l'âme soit actuellement occupée de choses spirituelles
pour que Dieu lui donne de ces touches qui provoquent les sentiments dont
nous parlons; cependant, si elle en était occupée, elle serait
bien mieux préparée à recevoir ces faveurs. Mais le
plus souvent ces faveurs lui sont accordées au moment où
elle y pense le moins.
Or parmi
ces touches divines, il y en a qui sont bien caractérisées
mais qui passent promptement, et il y en a d'autres qui ne sont pas aussi
distinctes et qui durent plus longtemps.
Ces sentiments,
tels que nous les comprenons ici, n'appartiennent pas seulement à
l'entendement, mais à la volonté. Aussi mon intention n'est
pas d'en traiter maintenant d'une façon expresse. Je me réserve
de le faire lorsque dans le troisième Livre je traiterai de la nuit
de la volonté et de la purification qu'elle doit apporter dans ses
affections. Mais comme bien souvent, et même la plupart du
temps, ils procurent à l'entendement une connaissance, une notice
ou une lumière, il convient d'en faire mention ici sous ce rapport
seulement.
Nous
devons donc savoir que de tous ces sentiments, aussi bien ceux de la volonté
que ceux de la substance de l'âme, bien qu'ils soient durables et
successifs, rejaillit, je le répète, sur l'entendement une
impression de connaissance et de lumière. Cette impression est ordinairement
une touche très élevée de Dieu et pleine de suavité
pour l'entendement; on ne saurait l'exprimer, non plus que le sentiment
qui en et la source. Ces connaissances sont tantôt d'une sorte, tantôt
d'une autre; elles sont parfois plus élevées et plus claires,
parfois elles le sont moins; cela dépend des touches de Dieu, qui
causent les sentiments d'où elles procèdent et de la qualité
de ces sentiments.
Il n'est
pas nécessaire ici de multiplier les paroles pour donner un avis
et pour porter, au milieu de ces connaissances, l'entendement à
se tenir dans la foi s'il veut parvenir à l'union avec Dieu. Car
dès lors que les sentiments dont nous avons parlé se produisent
d'une manière passive dans l'âme, sans qu'elle contribue en
rien pour les recevoir, de même les connaissances qui en résultent
sont reçues passivement dans l'entendement que les philosophes appellent
intellect passible, sans qu'il fasse rien personnellement dans ce but.
Aussi afin d'éviter toute erreur qui proviendrait de son intervention
et serait un obstacle à ces faveurs, il ne doit y rien faire, garder
une attitude passive, et ne pas y intervenir par ses aptitudes naturelles.
Car, comme nous l'avons dit en traitant des paroles successives, l'entendement
pourrait très facilement, avec son activité, troubler et
dissiper ces connaissances si délicates qui sont des lumières
surnaturelles pleines de délices, que par sa nature il ne peut comprendre,
mais qu'il peut seulement recevoir. Voilà pourquoi il ne doit pas
chercher à se les procurer, ni avoir même le désir
de les recevoir. De la sorte, il n'en formera pas d'autres qui seraient
de son propre fond; de plus, il ne s'exposera pas à ce que le démon
vienne à son tour lui suggérer d'autres connaissances et
formes; car le démon s'entend très bien à en former
par l'influence des sens corporels, lorsque l'âme les recherche par
l'intermédiaire des sentiments dont nous avons parlé.
L'âme
doit donc se tenir dans le détachement et l'humilité et garder
une attitude passive; c'est passivement qu'elle reçoit de Dieu ces
faveurs. Dieu les lui communique quand il le juge bon, dès lors
qu'il la trouve humble et détachée de tout. Si elle agit
de la sorte, elle ne mettra pas obstacle aux avantages que ces connaissances
procurent pour l'union divine et qui sont très grands, car toutes
ces connaissances sont des touches de l'union divine qui s'accomplit d'une
manière passive dans l'âme.
(Toutes les
éditions antérieures à celles de P. Gerardo,
1912 plaçaient ici un long paragraphe qui ne se trouve pas dans
les principaux manuscrits. Nous le donnons cependant en note. Le P. Silverio
attribue ce paragraphe au P. Jérôme de Saint-Joseph.
«
Nous avons parlé, dans ce livre, du renoncement absolu et de la
contemplation passive; nous avons montré que l'âme doit se
laisser conduire par Dieu dans l'oubli de tout le créé et
le détachement de toute image ou figure, s'arrêter avec une
vue simple sur la vérité suprême. Or toute cette doctrine
s'applique non seulement à cet acte de contemplation très
parfaite dont la quiétude sublime et complètement surnaturelle
est empêchée encore par les filles de Jérusalem, c'est-à-dire
par les pieux discours et les méditations, si on voulait en user
alors, mais aussi à tout le temps durant lequel Notre-Seigneur communique
à l'âme cette attention simple, générale et
pleine d'amour dont nous avons parlé, ou durant lequel l'âme,
aidée de la grâce, s'y applique elle-même. Car alors
elle doit toujours veiller à garder le calme de l'esprit, sans s'occuper
d'autres formes, images ou connaissances particulières, à
moins que ce ne soit d'une manière tout à fait transitoire,
et sans les rechercher, positivement, et qu'on y porte un amour suave dans
le but de s'embraser de plus en plus de charité. Mais, en dehors
de cet état, l'âme doit, dans tous ses exercices, tous ses
actes et toutes ses œuvres, s'aider de pieux souvenirs et de saintes méditations,
qui soient de nature à augmenter sa dévotion et à
procurer son avancement, et surtout considérer la vie, la Passion
et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin d'y conformer ses
actions, ses exercices et sa vie. »)
Terminons
là ce traité des connaissances surnaturelles de l'entendement
et de la manière dont il doit les considérer pour marcher
par le chemin de la foi à l'union divine. Il me semble en avoir
dit assez pour que l'âme, quelles que soient les connaissances qui
lui adviennent, trouve la doctrine et les précautions qui lui sont
nécessaires dans l'enseignement que nous avons donné sur
les diverses sortes de connaissances. Et supposé le cas qui ne paraîtrait
pas compris dans l'une des quatre catégories dont il a été
parlé, il me semble néanmoins qu'il n'y en a pas un seul
que l'on ne puisse ramener à l'une d'elles. On pourra donc trouver
la lumière et les conseils dans ce qui a été exposé
pour des circonstances semblables. Cela dit, nous allons passer au troisième
Livre, où, avec l'aide de Dieu, nous parlerons de la purification
spirituelle intérieure de la volonté, par rapport à
ses affections intérieures, que nous appelons ici la nuit active
(Les anciennes éditions ajoutaient ici le paragraphe suivant: «
Je vous prie donc, sage lecteur, de me prêter une attention bienveillante
et soutenue. Car sans cette condition tout enseignement, si élevé
et si parfait qu'il soit, ne procurerait pas le profit qu'il contient,
et on n'en aurait pas l'estime qu'il mérite; à plus forte
raison en serait-il de la sorte, à cause de mon style qui est si
souvent fort défectueux. »).
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