OÙ L'ON
TRAITE DE
LA PURIFICATION
ET DE
LA NUIT ACTIVE
DE LA MÉMOIRE ET
DE LA VOLONTÉ.
ON ENSEIGNE LA
CONDUITE QUE
L'ÂME DOIT TENIR À
L'ÉGARD
DES ACTES DE CES
DEUX PUISSANCES
POUR ARRIVER À
L'UNION AVEC
DIEU PAR LA
PERFECTION
DE L'ESPÉRANCE
ET DE LA CHARITÉ.
SOMMAIRE
Nous
avons déjà montré comment l'entendement, première
puissance de l'âme, doit se diriger dans toutes les connaissances
qu'il acquiert, d'après les lumières de la foi, qui est la
première des vertus théologales, afin qu'il puisse s'unir
à Dieu par la pureté de cette vertu. Il nous reste maintenant
à accomplir le même travail en parlant des deux autres puissances
de l'âme, qui sont la mémoire et la volonté, afin que,
purifiées elles aussi dans leurs rapports avec leurs connaissances
respectives, l'âme arrive à s'unir à Dieu par une espérance
et une clarté parfaite. C'est ce que nous ferons brièvement
dans ce troisième Livre. Ayant déjà établi
que l'entendement est le réservoir de tous les objets de ces puissances,
nous avons par le fait même accompli une grande partie de la tâche
que nous nous proposons. Il ne sera donc pas nécessaire de nous
étendre aussi longuement sur ces deux puissances que sur la première.
Il n'est pas possible en effet que l'homme adonné à la spiritualité,
qui a bien formé son entendement à suivre les enseignements
de la foi dont nous avons parlé, n'instruise pas en même temps
les deux autres puissances dans la pratique des deux autres vertus d'espérance
et de charité; car les opérations des unes dépendent
des opérations de autre. Cependant, pour nous conformer à
notre plan et pour mieux donner à comprendre ce sujet, il faut en
parler d'une manière précise et déterminée.
Nous parlerons donc ici des appréhensions propres de chacune de
ces facultés, et tout d'abord de celles de la mémoire. J'en
ferai les distinctions qui seront suffisantes pour le but que je me propose.
Or ces distinctions nous pouvons les tirer des objets mêmes de la
mémoire, qui sont au nombre de trois, à savoir: naturels,
surnaturels imaginaires, et spirituels; d'après ces trois objets,
il y a aussi trois sortes de connaissances pour la mémoire: les
naturelles, les surnaturelles imaginaires et les spirituelles. Avec l'aide
de Dieu, nous en traiterons ici, et nous commencerons par les connaissances
naturelles qui proviennent d'objets plus extérieurs. Nous traiterons
ensuite des affections de la volonté, et ainsi nous terminerons
ce troisième livre de la Nuit active de l'esprit.
CHAPITRE I
OÙ L'ON
TRAITE
DES CONNAISSANCES
NATURELLES
DE LA MÉMOIRE;
ON MONTRE
COMMENT ELLE
DOIT S'EN DÉTACHER
POUR QUE L'ÂME
PUISSE S'UNIR
À DIEU
PAR CETTE
PUISSANCE.
Il est
nécessaire au lecteur de ne point perdre de vue dans chacun de ces
livres le but que nous nous proposons. Sans cela bien des doutes pourraient
lui venir en lisant soit ce que nous venons de dire de l'entendement, soit
ce que nous dirons à présent de la mémoire et ensuite
de la volonté. En voyant comment nous réduisons à
néant les puissances à l'égard de leurs opérations
respectives, il lui semblera peut être qu'au lieu d'élever
l'édifice de la vie spirituelle, nous le détruisons. Et cela
serait vrai si nous ne nous adressions qu'à des commençants,
car il leur convient de se préparer encore par des méditations
discursives et des raisonnements. Mais notre but en ce moment est d'enseigner
le moyen de franchir ce degré pour arriver par la contemplation
à l'union divine; voilà pourquoi tous ces moyens et tous
ces exercices sensibles des puissances doivent être abandonnés
et mis dans le silence, afin que Dieu opère par lui-même dans
l'âme l'union avec lui. Il faut donc débarrasser les puissances,
les dépouiller, les priver de leur droit naturel et de leurs opérations;
c'est par là qu'elles seront disposées à recevoir
des grâces infuses et des lumières surnaturelles. Leur capacité
naturelle ne saurait les aider à accomplir un acte si élevé,
elle y serait plutôt un obstacle; les puissances doivent donc la
perdre de vue. S'il est vrai, comme il l'est en réalité,
que l'âme doit arriver peu à peu à connaître
Dieu plutôt parce qu'il n'est pas que parce qu'il est, il s'ensuit
nécessairement que, pour aller à lui, elle doit procéder
par le renoncement, le détachement complet et absolu de toutes ses
connaissances naturelles et surnaturelles.
Tel est
le sujet dont nous allons nous occuper maintenant en parlant de la mémoire;
nous la tirerons des limites et des bornes de sa nature, nous l'élèverons
au-dessus d'elle-même, c'est-à-dire au-dessus de toute connaissance
distincte, de toute possession sensible, pour la placer dans la souveraine
espérance en Dieu qui est l'Être incompréhensible.
Je commence
donc par les connaissances naturelles. Je dis que ces connaissances naturelles
de la mémoire sont toutes celles qu'elle peut former des objets
à l'aide des cinq sens corporels: l'ouïe, la vue, l'odorat,
le goût et le tact, ainsi que toutes les autres de ce genre qu'elle
pourrait fabriquer et imaginer. Or elle doit se dépouiller et se
défaire de toutes ces connaissances et imaginations, travailler
même à en perdre le souvenir, de telle sorte qu'elle n'en
garde aucune impression ni aucune trace et soit dans le dénuement
absolu, comme si rien ne s'était passé en elle, dans l'oubli
et l'abstraction de tout. La mémoire ne peut faire moins que de
s'annihiler par rapport à toutes ces formes, si elle doit s'unir
à Dieu. Car l'amour avec Dieu ne saurait exister, tant qu'elle ne
sera pas complètement séparée de toutes les formes
qui ne sont pas Dieu. Dieu en effet, comme nous l'avons dit dans le nuit
de l'entendement, n'est pas renfermé dans quelque forme ou représentation
distincte. Or si, comme l'enseigne notre Rédempteur, « on
ne peut servir deux maîtres à la fois (Mat. VI, 24) »,
la mémoire ne saurait être parfaitement unie à Dieu,
si elle est encore unie à des formes et à des représentations
distinctes. Mais Dieu n'a ni forme ni image qui puissent être comprises
par la mémoire; il s'ensuit donc que quand l'âme est unie
à Dieu, comme le prouve l'expérience de chaque jour, elle
est comme si elle n'avait ni forme ni figure, l'imagination n'agit plus,
et la mémoire enivrée du souverain bien est dans l'oubli
de tout et ne se souvenant de rien. Cette divine union, en effet, opère
le vide dans l'imagination, qu'elle purifie de toutes les formes et connaissances
pour l'élever à un état surnaturel. C'est quelque
chose d'extraordinaire que ce qui se passe alors parfois. Il arrive en
effet quelquefois, quand Dieu accorde ces touches d'union à la mémoire,
qu'il se produit tout à coup dans le cerveau, à cette partie
où elle a son siège, un tressaillement si sensible qu'il
semble que l'on s'évanouit, que l'on perd absolument le jugement
et l'usage des sens. Cet effet est plus ou moins grand, selon la puissance
de la touche divine. Mais alors, je le répète, la mémoire
est dégagée et purifiée de toutes ses connaissances;
elle est comme hors d'elle-même, et parfois si oublieuse d'elle-même
qu'elle doit faire un grand effort pour se rappeler quelque chose. Cet
oubli de la mémoire et cette suspension de l'imagination sont tels
quelquefois, par suite de l'union de la mémoire avec Dieu, qu'il
s'écoule beaucoup de temps sans qu'on s'en aperçoive et sans
qu'on sache ce qui s'est passé. Et comme l'imagination est parfois
suspendue alors, viendrait-on à faire ce qui devrait lui causer
de la souffrance, elle ne le sent point, parce que sans imagination il
n'y a pas de sentiment; elle ne songe même pas, puisqu'il n'y a pas
de pensée.
Aussi,
pour que Dieu vienne produire ces touches d'union, il convient à
l'âme de purifier la mémoire, comme nous l'avons dit, de toutes
les connaissances sensibles. Mais nous devons remarquer que ces suspensions
dont il vient d'être parlé n'existent plus ainsi chez les
parfaits, car ils sont arrivés à l'union parfaite, et ces
suspensions n'ont lieu que dans les commencements de l'union.
Vous
me direz peut-être: Tout cela est bon, mais ce qui en découle,
c'est qu'on détruit l'usage naturel et le cours régulier
des puissances; c'est que, de plus, l'homme devient semblable à
la bête, oublieux de tout, et ce qui est pire encore, il ne raisonne
plus et ne songe plus aux exigences et aux opérations de la nature.
Or Dieu ne détruit pas la nature; au contraire, il la perfectionne;
mais d'après vos principes il s'ensuit nécessairement que
vous la détruisez, car l'homme ne se souvient plus des principes
de la moralité et de la raison pour agir, ni de sa nature pour les
mettre en pratique; car il ne peut se souvenir de rien de tout cela, dès
lors qu'il se dégage de toutes les connaissances et perceptions
qui sont les moyens de réminiscences.
A cette
objection je réponds qu'il en est vraiment ainsi. Plus la mémoire
s'unit à Dieu, et plus les connaissances distinctes qu'elle avait
s'affaiblissent, jusqu'à ce qu'elles se perdent complètement.
Cela a lieu quand par sa perfection elle est parvenue à l'état
même de l'union. Au début de l'union, quand le travail de
l'union se fait, il ne peut manquer d'y avoir un grand oubli de toutes
choses, puisque leurs formes et leurs perfections s'effacent peu à
peu de la mémoire. Aussi fait-on beaucoup de fautes dans les rapports
extérieurs que l'on a avec le prochain; on ne se souvient plus de
manger ou de boire; on oublie si l'on a fait une chose ou non, si on l'a
vue ou non, si on a dit une parole ou non; la mémoire est absorbée
en Dieu. Mais quand l'âme a déjà l'habitude de l'union,
ce qui est pour elle le souverain bien, elle n'a plus d'oublis de ce genre
dans ce qui concerne sa vie morale et naturelle. Au contraire, elle manifeste
une perfection supérieure dans toutes les actions qui sont convenables
ou nécessaires, bien que ces actions ne proviennent plus des connaissances
et des perceptions de la mémoire; car, je le répète,
quand il y a l'habitude de l'union, ce qui est déjà un état
surnaturel, la mémoire et les autres puissances perdent complètement
leurs opérations naturelles; elles sont élevées de
leur être naturel à celui de Dieu qui est surnaturel. La mémoire,
étant donc ainsi transformée en Dieu, ne peut plus recevoir
l'impression des formes et des connaissances naturelles. Dans cet état,
toutes les opérations de la mémoire et des autres puissances
sont divines. Dieu, en effet, les possède, comme un Maître
absolu, par suite de leur transformation en lui; c'est lui qui les meut
et leur commande divinement, selon son Esprit et sa volonté et cela
s'accomplit de telle sorte que les opérations de Dieu et de ces
puissances de l'âme ne sont pas distinctes, et que celles de l'âme
sont celles de Dieu. Ce sont donc des opérations divines, en tant
que « celui qui s'unit à Dieu ne fait qu'un Esprit avec lui
(I Cor. VI, 17) ». De là il résulte que les opérations
de l'âme qui est dans l'union proviennent du Saint-Esprit et par
conséquent sont divines. Il en résulte encore que les œuvres
de ces âmes sont les seules qui soient convenables et conformes à
la raison, sans être jamais défectueuses; car l'Esprit de
Dieu leur donne à connaître ce qu'elles doivent connaître,
et les laisse ignorer ce qu'elles doivent ignorer, ou se rappeler ce dont
elles doivent se souvenir à l'aide de représentations ou
non, ou bien oublier ce qu'il faut oublier, ou aimer ce qu'elles doivent
aimer, et ne pas aimer ce qui n'est pas en Dieu. Ainsi donc tous les premiers
mouvements des puissances de ces âmes sont divins. Il ne faut donc
pas s'étonner si les mouvements et les opérations de ces
puissances sont divins, dès lors qu'ils sont transformés
dans l'être de Dieu.
Je veux
apporter quelques exemples de ces opérations. En voici un. Une personne
demande à une autre qui est en état de la recommander à
Dieu. Or cette dernière ne conserve dans sa mémoire aucune
impression, aucune connaissance de ce qui lui a été demandé.
Mais, s'il convient de la recommander à Dieu, et si Dieu veut agréer
la prière qui lui sera faite, il agira sur la volonté de
cette personne, et lui inspirera le désir de faire ce qui lui a
été demandé. Si Dieu ne veut pas de cette prière,
l'âme aura beau s'efforcer de la faire, elle n'y réussira
pas, elle n'en aura même pas le désir. Parfois même
Dieu lui suggérera de prier pour d'autres qu'elle ne connaît
point ou dont elle n'a jamais entendu parler. Cela vient de ce que c'est
Dieu seul, comme je l'ai dit, qui meut de pareilles âmes à
accomplir les œuvres qui sont conformes à sa volonté ou
à ses desseins, sans qu'elles puissent se porter à d'autres;
voilà pourquoi les œuvres et les prières de ces âmes
sont toujours couronnées de succès.
Telles
étaient celles de l'auguste Mère de Dieu. Dès le premier
instant de son existence, elle fut élevée à cet état
suprême. Elle n'eut jamais dans son âme l'impression quelconque
d'une créature qui pût la détourner de Dieu; elle ne
se dirigea jamais d'après une impression de cette sorte, et l'Esprit-Saint
fut son guide.
Voici
un autre exemple. Une personne doit à tel moment fixé s'occuper
d'une affaire nécessaire. Elle n'en a aucun souvenir qui lui vienne
par la voie d'une forme imaginaire; mais, sans qu'elle sache comment, sa
mémoire recevra cette motion dont nous avons parlé au moment
et de la manière qu'il convient pour agir avec succès. L'Esprit-Saint
lui donne ses lumières non seulement dans ces circonstances, amis
encore dans une foule d'autres faits ou d'événements qui
arrivent ou arriveront, alors même qu'elle en serait éloignée.
Ces connaissances, qui parfois lui viennent par la voie des formes intellectuelles,
lui sont très souvent communiquées sans aucune forme sensible;
l'âme elle-même ignore comment elle les a reçues; mais
elles lui sont données par la Sagesse divine; car, les âmes
de cette sorte s'exercent à ne savoir comprendre par leurs puissances
naturelles aucune des choses qui seraient pour elles un obstacle à
l'union; aussi elles en viennent généralement, comme nous
l'avons dit à l'occasion de la montagne figurée au commencement
de ce livre, à tout connaître, selon que le dit le Sage: «L'auteur de toutes choses, la Sagesse, m'a tout appris (Sg. VII, 21)».
Mais,
me direz-vous peut-être, il est impossible à l'âme de
dégager sa mémoire et de la dépouiller si bien des
images et représentations qu'elle puisse arriver à un état
si élevé. Il y a, en effet, ici deux difficultés qui
sont au-dessus des forces et de la capacité de l'homme: la première
qui est de se dépouiller de sa nature et de ses aptitudes naturelles,
ce qui ne saurait se réaliser; et la seconde, qui est encore plus
ardue, est d'atteindre le surnaturel et de s'unir à lui. En réalité,
il est impossible d'arriver à ce résultat avec les seules
forces de la nature. Il est certain que c'est Dieu qui doit élever
l'âme à cet état surnaturel. Quant à l'âme,
elle doit ne rien négliger pour s'y disposer, et cela, elle le peut
naturellement, surtout avec les secours que Dieu lui donne progressivement.
Voilà pourquoi, au fur et à mesure qu'elle avance dans le
renoncement et ce détachement de toutes formes sensibles, Dieu lui
donne une plus grande possession de l'union. Or ce résultat, s'opère
en elle passivement, comme nous le dirons, s'il plaît à Dieu,
lorsque nous traiterons de la Nuit passive de l'âme. Et ainsi, c'est
quand Dieu le jugera bon et selon la disposition où l'âme
sera parvenue qu'il lui donnera l'union parfaite par mode d'habitude.
Quant
à ces divins effets que produit l'union lorsqu'elle est parfaite,
tant du côté de l'entendement que du côté de
la mémoire et de la volonté, nous n'en parlerons pas dans
cette nuit et purification active; car elle seule ne suffit pas pour faire
l'union divine. Nous en reparlerons dans la nuit passive par laquelle s'opère
l'union de l'âme à Dieu. Je ne traiterai donc maintenant que
du moyen nécessaire pour que la mémoire se dispose activement,
et autant que cela dépend d'elle, à entrer dans cette nuit
ou purification active.
Ce moyen
consiste en ce que l'âme adonnée à la vie spirituelle
observe bien l'avis suivant: Tout ce qui frappera la vue, l'ouïe,
l'odorat, le goût ou le tact, elle veillera à ne pas s'y attacher
et à n'en rien conserver dans sa mémoire; elle s'appliquera
à l'oublier tout de suite, et y travaillera même, s'il le
faut, avec ce zèle que l'on met à se rappeler d'autres souvenirs.
Elle ne doit laisser dans sa mémoire aucun connaissance ou impression
des choses d'ici-bas, qu'elle considérera comme si elles n'existaient
pas; sa mémoire en sera absolument dégagée et libérée;
elle ne s'arrêtera à aucune considération, soit d'en
haut, soit d'en bas; qu'elle se conduise comme si cette faculté
de la mémoire n'existait pas, et la laisse librement se perdre dans
l'oubli, comme une chose qui trouble si elle ne disparaît pas. Car
tout ce qui est naturel est plutôt un obstacle qu'un recours, si
l'on veut s'en servir dans ce qui est surnaturel.
[(Les éditions
antérieures donnaient ici le paragraphe suivant tout différent
des Ms. c, A, B, C, D, P : « Qu'elle laisse passer ces
connaissances et s'établisse dans un saint oubli à leur égard;
qu'elle n'y réfléchisse pas, si ce n'est quand il le faudra
pour de bonnes pensées et de pieuses méditations. Toutefois
cette application à oublier et à rejeter les connaissances
et les souvenirs ne s'entend jamais du Christ et de son Humanité.
Si parfois l'âme élevée à une très haute
contemplation et à la vue simple de la Divinité ne se souvient
pas de la sainte Humanité du Christ, cela provient de ce que Dieu
a, par un moyen spécial élevé l'âme à
cette connaissance comme confuse mais très surnaturelle. Mais s'appliquer,
de propos délibéré, à l'oublier, voilà
ce qui ne convient sous aucun rapport. Car la vue et la méditation
amoureuse de cette sainte Humanité est une aide pour toutes sortes
de biens, et par elle l'âme monte plus facilement et au plus haut
degré de l'union. Il est clair que si toutes les choses visibles
et corporelles doivent être laissées dans l'oubli, parce qu'elles
sont un obstacle, il ne faut pas considérer comme tel Celui qui
s'est fait homme pour nous guérir de nos maux, Celui qui est la
vérité, la porte, la voie, le guide qui mène à
tous les biens. »
«
Cela supposé, l'âme doit s'appliquer à faire abstraction
de tout le reste et à l'oublier, de telle sorte que, autant que
possible, il n'y ait plus dans sa mémoire une connaissance ou un
souvenir quelconque des choses créées et les considère
comme n'existant même pas; que la mémoire en soit libérée
et dégagée pour aller à Dieu, et qu'ainsi elle soit
comme perdue dans un saint oubli. »
Que ce
texte ne soit pas le texte original du docteur mystique, cela, à
mon avis, ne fait aucun doute pour ces trois raisons très fortes:
la première, c'est qu'on ne le trouve pas dans les cinq manuscrits
que nous citons; la deuxième, parce que l'on ne trouve pas,
dans ces manuscrits ni plusieurs autres, trois petits paragraphes où
l'on enseigne la même doctrine, comme on peut le voir au chapitre
précédent, au chapitre XIV de ce livre et au chapitre X du
livre premier de la Nuit obscure; la troisième, parce que l'enchaînement
du texte des Manuscrits est plus parfait.
Le motif
pour lequel on a introduit ce paragraphe ainsi que les autres est, à
mon avis, celui de montrer comment saint Jean de la Croix ne partageait
pas l'opinion de certains mystiques d'après lesquels l'âme,
arrivée à la contemplation, doit éloigner de sa mémoire
tout ce qui est corporel, et même la très Sainte Humanité
de Notre-Seigneur Jésus-Christ; mystiques qui avaient déjà
été victorieusement réfutés par sainte Thérèse
(Vie, ch. 22 et Château de l'âme, Dem. 6E, ch.7). Certainement
le Saint pensait ainsi. Mais, pour le prouver, il n'y avait pas de nécessité
pour celui qui édita ses œuvres de recourir à de telles fictions.
La dévotion toute particulière que le Saint avait pour l'Humanité
du Christ, le souvenir constant qu'il gardait de la Passion, bien qu'il
fût déjà arrivé à la plus haute contemplation,
sont une preuve plus que suffisante pour réfuter d'une façon
péremptoire ces mystiques outrés et montrer qu'il n'était
pas de leur bord. L'auteur de l'interpolation a quelque excuse. Son but
était de fournir des textes comme preuves, et vraisemblablement
il ignorait encore ceux que nous connaissons. On peut voir dans le Senteciaro
les Sentences 1er, 2e, 74e et 78e, etc.; dans les Dictamenes de espiritu
la règle 11e, qui dit littéralement: « Il disait (le
saint) que deux choses servent d'ailes à l'âme pour s'élever
à l'union à Dieu: la compassion affective à la Passion
de Jésus-Christ et l'amour du prochain. » (Homenaje a S. Juan
de la Cruz, p. 195, et au tome 3e de la présente édition.)
Si l'on désire des preuves plus claires et qui touchent directement
cette question, on peut les voir dans le traité intitulé:
Espinas de espiritus et dans le Conocimiento oscuro de Dios, qui sont,
l'un et l'autre, du docteur mystique, comme nous le prouverons.
D'ailleurs,
le Saint n'était pas obligé de traiter ce point de théologie
mystique, et il y en a beaucoup d'autres dont il n'a pas parlé.
Voilà pourquoi nous répondrons à ceux qui n'admettent
pas l'authenticité de ces deux derniers traités que, d'après
nous le Saint s'en occupe d'une manière toute spéciale dans
son livre intitulé Reglas para conocer el buen y mal espiritu, qui
s'est perdu.)]
Si les
doutes et les objections dont il a été parlé au sujet
de l'entendement venait à se produire encore, et si l'on disait
que l'entendement ne fait rien alors et perd son temps, que l'âme
se prive des biens spirituels qu'elle peut recevoir en s'aidant de la mémoire,
nous disons que nous avons déjà donné alors une réponse
à toutes ces difficultés et que nous en traiterons de nouveau
dans la Nuit passive. Ainsi il n'y a pas de motif pour nous y arrêter
en ce moment.
Il faut
remarquer toutefois que si, durant quelque temps, l'âme ne constate
pas le progrès produit par cette suspension de toutes les connaissances
et de tous souvenirs, elle ne doit pas pour cela se décourager.
Dieu ne manquera pas de la soutenir à temps; et quand il s'agit
d'acquérir un bien aussi grand, il est souverainement convenable
de supporter sa peine et de souffrir avec patience et confiance en Dieu.
Sans
doute, et c'est là un fait certain, à peine trouvera-t-on
une âme qui soit mue par Dieu en tout et toujours, et qui lui soit
si constamment unie que sans l'intermédiaire d'aucune forme ses
facultés soient toujours mues divinement; cependant il y a des âmes
qui très ordinairement sont mues par Dieu; ce ne sont pas elles
qui se meuvent, mais c'est Dieu lui-même qui les dirige, selon cette
parole de saint Paul: « Les enfants de Dieu », c'est-à-dire
ceux qui sont transformés en Dieu et unis à lui, «
sont mus par l'Esprit de Dieu (Rom. VIII, 14) », qui pousse leurs
facultés à accomplir des œuvres divines. Il ne faut pas
s'étonner que leurs œuvres soient divines, dès lors que
l'union de l'âme avec Dieu est une union divine.
CHAPITRE II
OÙ L'ON
PARLE
DE TROIS SORTES
DE DOMMAGES
QUI SONT CAUSÉS
À L'ÂME,
QUAND ELLE
NE FAIT PAS LA NUIT
EN ELLE EN
REJETANT DE SA MÉMOIRE
TOUTES LES
CONNAISSANCES ET TOUTES
LES CONSIDÉRATIONS.
ON
PARLE DU PREMIER.
L'homme
adonné à la spiritualité est exposé à
trois sortes de dommages ou inconvénients, lorsqu'il veut user encore
des connaissances et des discours naturels de la mémoire pour aller
à Dieu ou pour accomplir un autre but. Deux de ces inconvénients
sont positifs, et le troisième est privatif. Le premier résulte
du contact avec les choses du monde, le second vient du démon; le
troisième, qui est privatif, est un obstacle, un trouble qu'ils
produisent et causent dans l'âme pour empêcher son union avec
Dieu.
Le premier
inconvénient, qui résulte du contact avec les choses du monde,
est d'être exposé à toutes sortes de dangers par suite
des connaissances et des discours de la mémoire; ce sont des faussetés,
des imperfections, des convoitises, des jugements, des pertes de temps,
et beaucoup d'autres choses encore qui produisent dans l'âme une
foule de souillures. Or il est clair que l'on tombera nécessairement
dans une foule de faussetés, si l'on donne prise à ces connaissances
et à ces discours; car très souvent le vrai paraîtra
faux, et au contraire ce qui est certain paraîtra douteux; c'est
à peine si nous pouvons connaître à fond une seule
vérité. Or l'âme se préserve de toutes ces erreurs
en fermant les yeux de la mémoire à tout discours et à
toute connaissance.
On tombe
à chaque pas dans des imperfections si on occupe la mémoire
de ce que l'on a entendu, vu, senti, touché ou goûté;
chaque objet lui procure quelque impression d'amour, de douleur, de crainte,
de haine, de vaine espérance, de fausse joie, ou de vaine gloire,
etc... Toutes ces impressions sont au moins des imperfections, et parfois
même des péchés véniels manifestes: toutes choses
qui troublent la pureté parfaite de l'âme et sa très
simple union avec Dieu.
Il est
clair, en outre, que de là proviennent des désirs frivoles,
car ils naissent tout naturellement de ces connaissances et de ces discours
de la mémoire; d'ailleurs le fait seul de vouloir posséder
ces connaissances et de s'y entretenir est déjà une tendance
de la convoitise.
On voit
très bien encore que les jugements téméraires seront
sans nombre: la mémoire, en effet, ne peut manquer de s'occuper
du bien ou du mal d'autrui; or bien souvent ce qui est mal lui paraît
bon, et ce qui est bon lui semble mal. Or personne, à mon avis,
ne pourra se préserver de tous ces inconvénients si la mémoire
n'est pas tenue dans la nuit la plus profonde par rapport à toutes
ces choses.
Vous
me direz peut-être que l'homme pourra surmonter toutes ces difficultés,
à mesure qu'elles se présenteront; pour moi, il ne le pourra
pas d'une manière complète, s'il fait cas des connaissances
que lui fournit la mémoire; car ces connaissances engendrent mille
imperfections; quelques-unes même sont si subtiles, si cachées,
que, sans qu'on s'en aperçoive elles s'attachent d'elles-mêmes
à l'âme, comme la poix à celui qui la touche, et le
meilleur moyen de remporter la victoire, c'est que la mémoire en
finisse une bonne fois avec toutes les connaissances qui sont en elle.
Vous
m'objecterez encore que par cette méthode on prive l'âme d'une
foule de bonnes pensées et de considérations qui lui attireraient
les faveurs de Dieu. A cela je réponds qu'il ne faut point rejeter
ce qui se rapporte purement à Dieu et peut favoriser cette connaissance
confuse, universelle, pure et simple de Dieu. Ce qu'il faut rejeter, ce
sont les images, formes, figures ou ressemblances des créatures.
Et puisque nous parlons de purification qui prépare aux faveurs
divines, la meilleure est la pureté de l'âme; elle consiste
dans le détachement de toute affection aux créatures, aux
choses du temps et au souvenir volontaire qu'on en garde, car cette affection,
à mon avis, ne peut manquer de s'attacher fortement à l'âme,
à cause de l'imperfection que ses puissances apportent d'elles-mêmes
dans leurs opérations. Aussi n'y a-t-il rien de mieux que de s'appliquer
à les réduire au silence et à ne plus dire un mot,
mais à laisser la parole à Dieu. Car, ainsi que nous l'avons
dit, si l'âme veut arriver à l'état d'union, l'âme
doit perdre de vue ses opérations naturelles; elle y parvient quand,
selon la parole du prophète, elle entre avec toutes ses puissances
dans la solitude (Osée, II, 3), et que Dieu parle à son cœur.
Vous
répliquerez peut-être, et vous direz que l'âme n'acquerra
aucun bien si la mémoire ne considère pas les choses de Dieu
et n'en discourt pas, et que, de plus, elle sera exposée à
mille distractions et faiblesses. Je réponds que si la mémoire
rejette à la fois tous les souvenirs d'ici ou de là, il lui
est impossible d'être sujette à un mal quelconque, aux distractions,
aux autres divagations ou vices, car ces misères n'arrivent jamais
que par suite des extravagances de la mémoire; or il n'y a pas alors
d'entrée pour elles dans cette faculté, ni rien qui les y
introduise. Cela arriverait cependant si, tout en fermant la porte aux
considérations et aux discours sur les choses d'en haut, on l'ouvrait
sur les choses d'en-bas. Mais ici nous fermons la porte à toutes
les choses qui peuvent être un obstacle à l'union divine ou
procurer des distractions à la mémoire; nous voulons que
cette faculté reste dans le silence, se taise, et prête seulement
l'oreille de l'esprit pour écouter Dieu à qui elle dit par
la voix du prophète: « Parlez, Seigneur, car votre serviteur
écoute (Rois, III – Vulgate – , 10). » Telles devaient être
les dispositions de l'Épouse des Cantiques, puisque son Époux
divin disait: « Ma sœur est un jardin fermé, une fontaine
scellée (Cant. IV, 12) », c'est-à-dire que nulle créature
ne peut y pénétrer. Que l'âme reste donc fermée
ainsi, et demeure sans préoccupation ni chagrin. Celui qui entra
corporellement dans le cénacle où étaient ses disciples,
bien que les portes fussent fermées, et qui leur donna sa paix,
tandis qu'eux-mêmes ignoraient et ne pouvaient imaginer que cela
fût possible, entrera aussi spirituellement dans l'âme sans
qu'elle-même en sache le moment ou y coopère, et cela alors
qu'elle aura fermé les portes de ses trois connaissances: mémoire,
entendement et volonté, à toutes les connaissances. Il remplira
de paix ses puissances, et répandra sur elle-même, comme dit
le prophète, un fleuve de paix pour dissiper les défiances
et les incertitudes, les troubles et les ténèbres qui lui
faisaient craindre d'être perdue. Utinam attendisses mandata mea:
facta fuisset sicut flumen pax tua (Is. XLVIII, 18).
Que l'âme
donc ne se lasse point de crier et d'espérer dans le dénuement
et le détachement complet; car celui qui est son Bien ne tarde pas.
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