CHEMIN DE SAINTETÉ

adveniat regnum tuum

LA MONTÉE DU CARMEL
 

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRES  23 - 24

CHAPITRE XXIII  
 
 

OÙ L'ON TRAITE DES RÉVÉLATIONS. ON DIT CE QU'ELLES SONT ET ON EXPOSE UNE DISTIN-CTION.  
 
 

 L'ordre que nous suivons nous amène à parler maintenant de la seconde sorte de connaissances spirituelles que nous avons appelées déjà révélations, et dont quelques-unes appartiennent proprement à l'esprit de prophétie.

 Et tout d'abord il faut savoir que la révélation n'est pas autre chose que la découverte de quelque vérité cachée, ou la manifestation de quelque secret ou mystère. Ainsi par exemple, Dieu fait comprendre à l'âme une chose; il lui manifeste une vérité; il lui découvre certaines de ses oeuvres passées, présentes ou futures.

 Cela posé, nous pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes consistent dans la manifestation de certaines vérités à l'entendement; et on les appelle proprement des connaissances ou des vues intellectuelles; les autres consistent dans la manifestation de secrets, et celles-ci s'appellent proprement, et à plus juste titre que les autres, des révélations; les premières, en effet, ne peuvent pas, à rigoureusement parler, s'appeler des révélations, parce qu'elles consistent dans la connaissance de la vérité dépouillée de tous ses accidents, que Dieu donne à l'âme sur les choses temporelles ou spirituelles d'une manière claire et manifeste. J'ai voulu en traiter sous le nom de révélation, d'abord parce qu'il a beaucoup de rapprochement et de rapport avec elles et ensuite pour ne point multiplier les divisions. Cela dit, nous pouvons fort bien distinguer maintenant les révélations en deux genres de connaissances; nous les appelleront les unes connaissances intellectuelles, et les autres manifestations des secrets et des mystères de Dieu. Nous en parlerons en deux chapitres le plus brièvement possible; et nous commencerons par les connaissances intellectuelles.  
 
 

CHAPITRE XXIV  
 
 

OÙ L'ON PARLE DES CONNAISSANCES DES VÉRITÉS PERÇUES EN ELLES-MÊMES PAR L'ENTEN-DEMENT. ON DIT QU'ELLES SONT DE DEUX SORTES ET ON EXPLIQUE LA CONDUITE DE L'ÂME À LEUR ÉGARD.  
 
 

 Pour parler convenablement de cette connaissance des vérités en elles-mêmes qui est perçue par l'entendement, il faut que Dieu me prenne la main et dirige ma plume. Vous saurez, en effet, cher lecteur, que toute parole est impuissante à dire ce qu'elles sont en elles-mêmes par rapport à l'âme. D'ailleurs mon intention n'est pas d'en parler ici d'une manière explicite. Mon but est seulement de montrer comment l'âme doit s'ingénier pour s'en servir et tendre à l'union divine. Qu'on me permette donc d'en parler brièvement et de dire en peu de mots ce qui utile à mon but.

 Ce genre de visions, ou pour mieux dire, de connaissances des vérités en elles-mêmes est très différent de celui dont nous venons de parler au chapitre XXII. Il ne ressemble pas à la vue que l'entendement a des choses temporelles, je veux dire corporelles; il consiste à comprendre et à voir avec l'entendement les vérités de Dieu ou des créatures, et d'une manière qui surpasse ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, et cela est très conforme à l'esprit de prophétie dont nous parlerons peut-être plus tard. Il faut donc remarquer que ce genre de connaissances se divise en deux catégories: les unes ont pour objet le Créateur, les autres les créatures, ainsi que nous l'avons dit. Les unes et les autres sont pleines de délices pour l'âme, mais les délices causées par celles qui ont Dieu pour objet sont telles qu'on ne sait à quoi les comparer; aucune expression, aucun terme ne pourrait en donner une idée; ces connaissances étant des connaissances de Dieu lui-même, les délices qu'elle produisent sont aussi les délices de Dieu lui-même. Comme nous l'enseigne David: Non est qui similis sit tibi: « Il n'y a rien qui soit semblable à vous, ô mon Dieu (Ps. XXXIX, 6). » Ces connaissances ayant Dieu pour objet, sont en effet accordées directement; elles donnent le sentiment le plus profond de quelque attribut de Dieu, de sa toute-puissance, ou de sa force, ou de sa bonté, ou de sa douceur; chaque fois qu'il se fait sentir à l'âme, il y grave ce qu'elle éprouve. Comme il s'agit ici de la pure contemplation, l'âme voit clairement qu'il n'y a aucun moyen de pouvoir en dire quelque chose, si ce n'est en quelques termes généraux que lui arrache l'abondance des délices et du bonheur qu'elle éprouve alors, mais qui sont impuissants à faire comprendre ce qu'elle a goûté et ressenti.

 Aussi David, après avoir éprouvé quelque chose de cette faveur, n'en parle qu'en termes vagues et généraux: Judicia Domini vera, justificata in semetipsa Desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super mel et favum: « Les jugements que nous nous formons de Dieu, c'est-à-dire les vertus et les attributs que nous reconnaissons en Dieu, sont vrais et se manifestent par eux-mêmes; ils sont plus désirables que l'or et que les pierres les plus précieuses, ils sont plus doux que le miel le plus pur (Ps. XVIII, 10-11). »

 Moïse, comme nous le lisons, ayant été élevé à une très haute connaissance de Dieu lui donna une fois de lui-même lorsqu'il passa devant lui, n'exprima cet état que par ces termes généraux dont nous avons parlé; aussi, élevé à cette connaissance, il se prosterna au moment où le Seigneur passait et s'écria: Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, et multae miserationis ac verax. Qui custodis misericordiam in millia: « Dominateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément, patient et plein de miséricorde, et véritable, qui gardez à des milliers de créatures les miséricordes que vous avez promises (Ex. XXXIV, 6-7). » Par là nous voyons que, dans l'impuissance d'exprimer ce qu'il avait connu de Dieu dans cette seule connaissance, il le dit et le répète par toutes ces expressions générales. Si parfois l'âme élevée à ces hautes connaissances fait entendre des paroles , elle voit bien qu'elle n'a rien dit de ce qu'elle a éprouvé; elle comprend qu'il n'y a aucune parole qui soit capable de l'exprimer.

 De même, saint Paul, favorisé de cette haute connaissance de Dieu, ne se préoccupe pas d'en parler; il dit seulement qu'il n'est pas permis à l'homme de traiter ce sujet (II Cor. XII, 4).

 Ces connaissances divines, ou connaissances qui ont Dieu pour objet, ne sont jamais restreintes à des choses particulières. Dès lors qu'elles regardent le principe souverain, on n'en peut rien dire de particulier; j'excepte le cas où on le pourrait d'une certaine manière quand il s'agit de quelque vérité concernant un objet inférieur à Dieu que l'on connaîtrait alors en même temps; mais s'il s'agit des connaissances divines elles-mêmes, cela est absolument impossible.

 Or ces hautes connaissances pleines d'amour ne peuvent être accordées qu'à l'âme parvenue à l'union avec Dieu; car elles sont cette union même; cette union consiste à les posséder par une certaine touche qui se fait de l'âme à la divinité; et ainsi c'est Dieu lui-même qui est alors senti et goûté; cette union n'est pas claire et manifeste comme dans la gloire; mais la touche de cette connaissance et suavité est si élevée et si profonde qu'elle pénètre la substance de l'âme. Le démon est impuissant à s'immiscer dans une pareille faveur ou à produire quelque chose de semblable, puisque rien n'en approche et ne saurait lui être comparé; il ne peut non plus infuser de pareilles jouissances et de pareils délices. Ces connaissances ont le goût de l'essence divine et de la vie éternelle, et le démon n'a pas le pouvoir de singer une faveur si élevée. Il pourrait cependant en simuler quelque apparence en représentant à l'âme certaines grandeurs ou majestés qui l'impressionneraient vivement, en cherchant à lui persuader que c'est là une faveur de Dieu, mais son intervention n'entre pas dans la substance de l'âme, ne la renouvelle pas et ne l'enflamme pas subitement d'amour comme le font les connaissances de Dieu.

 Il y a, en effet, certaines connaissances, certaines touches surnaturelles que Dieu produit dans la substance de l'âme, et celles-là l'enrichissent de telle sorte, que non seulement une seule d'entre elles suffit pour la délivrer complètement de toutes les imperfections dont elle n'avait pu se corriger dans tout le cours de sa vie, mais pour la combler de biens et de vertus célestes. Ces touches divines sont si pleines de saveurs et de délices intimes que, pour une seule d'entre elles, l'âme se trouverait bien payée de tous les travaux de la vie, si nombreux qu'ils fussent. Elle demeure en outre animée d'un tel courage et d'une telle ardeur de souffrir beaucoup pour Dieu que ce lui est un tourment particulier de voir le peu qu'elle souffre.

 De si hautes connaissances ne peuvent pas parvenir à l'âme par quelque comparaison ou imagination de sa part, comme nous l'avons dit. Ces connaissances dépassent de pareils moyens, et Dieu les produit dans l'âme sans qu'elle y concoure par son habileté. Aussi est-ce parfois quand elle y pense le moins et qu'elle est le plus éloignée d'y prétendre qu'elle a coutume de recevoir ces touches célestes que lui impriment certains souvenirs ineffables de Dieu. Parfois ces souvenirs se réveillent subitement en elle à la seule pensée de choses même de très minime importance; ils se font sentir avec tant d'efficacité que parfois ce n'est pas seulement l'âme mais le corps qui en tressaille de joie. D'autres fois ils se font sentir quand l'esprit se trouve dans un calme profond: il n'y a pas de tressaillement, mais un sentiment élevé d'allégresse et un rafraîchissement pour l'esprit. D'autres fois ces faveurs arrivent à l'occasion d'une parole de la sainte Écriture que l'on a dite ou entendue, ou à l'occasion de tout autre chose, mais elles n'ont pas toujours la même efficacité et ne se font pas sentir avec la même puissance; souvent en effet elles sont très faibles, mais, si faibles qu'elles soient, une seule de ces réminiscences ou de ces touches divines est plus précieuse pour l'âme qu'un grand nombre de connaissances ou de considérations sur les créatures et les oeuvres de Dieu.

 Comme ces connaissances sont données à l'âme à l'improviste, ainsi que nous l'avons dit, et sans le concours de sa volonté, elle n'a rien à faire soit pour les vouloir soit pour les refuser. Elle n'a qu'à se tenir humble, et à être détachée à leur égard; Dieu fera son oeuvre quand il voudra et comme il voudra.

 Je ne dis pas cependant qu'il faille se conduire négativement à l'égard de ces connaissances, comme à l'égard des autres connaissances; car, nous l'avons dit, elles font partie de l'union divine vers laquelle nous conduisons l'âme. C'est dans ce but que nous lui enseignons à se dépouiller et à se détacher de toutes les autres connaissances; et le moyen que nous devons employer pour les obtenir de Dieu, c'est d'être humble, de souffrir par amour pour Dieu avec patience et d'être désintéressé par rapport à toute récompense. Ces faveurs, en effet, ne s'accordent pas à l'âme qui n'est pas détachée; elles proviennent de l'amour tout particulier de Dieu parce que l'âme lui porte à lui-même un amour absolument désintéressé. C'est là ce que le Seigneur a voulu signifier quand il nous dit dans saint Jean: Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo, et ego diligam eum et minifestabo ei meipsum: « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, je l'aimerai et je me manifesterai moi-même à lui (Jean, XIV, 21). » Ces paroles renferment les connaissances et les touches dont nous parlons, et par lesquelles Dieu se manifeste à l'âme qui s'approche de lui et qui l'aime véritablement.

 La seconde espèce de connaissances, de visions, ou de vérités intérieures, est très différente de celles dont nous venons de parler, parce qu'elle se rapporte à des objets inférieurs à Dieu. Elle regarde la connaissance de la vérité des choses en soi, des faits et des événements qui se passent parmi les hommes. Cette connaissance est de telle sorte que les vérités connues alors se gravent d'une manière admirable dans le plus intime de l'âme sans le concours d'une parole étrangère. Viendrait-on à lui dire le contraire, elle ne pourrait, malgré ses efforts, y donner son assentiment intérieur, parce que son esprit voit alors, outre cette connaissance, quelque chose qu'il lui représente en même temps. Elle le voit pour ainsi dire dans toute sa clarté. Cette vue, avons-nous dit, appartient à l'esprit de prophétie, ou à ce don que saint Paul appelle le don de discernement des esprits (I Cor. XII, 10). Cependant, bien que l'âme regarde cette connaissance comme absolument certaine et vraie, ainsi que nous l'avons dit, et ne puisse pas ne pas avoir cette persuasion intime qu'elle reçoit passivement, elle ne doit pas pour cela manquer d'ajouter foi à son maître spirituel et de soumettre sa raison à ce qu'il lui dira et commandera, alors même que ce serait complètement opposé à ce qu'elle éprouve. De la sorte elle marche dans le sentier de foi qui la conduira à l'union divine; tel est le but où elle doit tendre plus par la foi que par le raisonnement.

 Nous avons de cette double connaissance des témoignages très clairs dans la sainte Écriture. Le Sage, parlant de la connaissance particulière que l'on peut avoir des choses, dit ces paroles: « Dieu m'a donné la science vraie des choses; il a voulu que je connaisse la disposition du globe terrestre et la vertu des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, ainsi que les changements de saisons, le cours de l'année, la disposition des étoiles, la nature des animaux, les moeurs des bêtes sauvages, la force des vents, les pensées des hommes, la diversité des plantes et des arbres et la propriété de leurs racines, en un mot j'ai appris tout ce qu'il y a de caché et d'inconnu; et je l'ai appris, parce que la Sagesse, qui est l'auteur de toutes les choses créées, me l'a fait connaître (Sag. VII, 21). »

 Sans doute cette connaissance de toutes choses dont parle ici le Sage et que Dieu lui donna était infuse et générale, mais cette citation prouve suffisamment la réalité de toutes les connaissances particulières que Dieu infuse, quand il lui plaît, par voie surnaturelle. Il ne donne pas la science générale et habituelle de ces objets, comme il le fit pour Salomon, mais il découvre peu à peu, de temps en temps, certaines vérités au sujet de ces choses créées dont le Sage vient de nous parler. Il est  vrai cependant que Dieu accorde à beaucoup d'âmes des habitudes infuses par rapport à une foule de choses, bien que ces habitudes ne soient jamais aussi générales qu'elles ne l'étaient chez Salomon. Ces habitudes varient selon la diversité des dons que Dieu accorde et que saint Paul énumère; parmi ces dons il place la sagesse, la science, la foi, la prophétie, l'intelligence des langues, l'interprétation des paroles (I Cor. XII, 8 sv.). Toutes ces connaissances sont des habitudes infuses que Dieu donne gratuitement à qui il veut, d'une manière naturelle ou surnaturelle; il l'a fait d'une manière naturelle à Balaam et à d'autres prophètes idolâtres ainsi qu'à beaucoup de sibylles à qui il a conféré le don de prophétie; il l'a fait d'une manière surnaturelle aux saints Apôtres et Prophètes et à d'autres Saints.

 Mais outre ces habitudes ou grâces gratuites qui sont accordées, nous disons qu'il y a des personnes parfaites, ou du moins qui font des progrès dans la perfection, et qui reçoivent très ordinairement des illustrations et des connaissances sur les choses présentes ou absentes. Cette faveur leur vient par une lumière qui se communique à leur esprit déjà éclairé et purifié. Nous pouvons bien appliquer ici cette parole des Proverbes: Quomodo in aquis resplendent vultus prospicientium, sic corda hominum manifesta sunt prudentibus: « Comme on voit se refléter dans l'eau le visage et la forme de ceux qui s'y regardent, ainsi le coeur de l'homme se montre à celui qui est prudent (Pro. XXVII, 19) », c'est-à-dire à celui qui possède déjà la sagesse des Saints que la sainte Écriture appelle prudence.

 De plus, ces esprits ainsi purifiés connaissent parfois d'autres vérités: ce n'est pas cependant toujours quand ils le veulent; car cela est le partage seulement des âmes qui en ont l'habitude infuse, et encore ne l'ont-elles pas toujours en tout, puisque ces faveurs dépendent du bon plaisir de Dieu.

 Néanmoins nous devons savoir que ceux dont l'esprit est complètement purifié peuvent les uns plus que les autres, mais, avec la plus grande facilité et comme naturellement, connaître ce qu'il y a dans le coeur ou les pensées intimes, les inclinations et les qualités des autres. Ils le connaissent par des indices extérieurs, même très minimes; comme les paroles, les mouvements et autres signes. De même que le démon a ce pouvoir, parce qu'il est esprit, de même aussi l'homme spirituel le possède selon cette parole de l'Apôtre: Spiritualis autem judicat omnia: « L'homme spirituel juge de tout (I Cor. II, 15). » Il dit encore: Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei: « L'esprit pénètre tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu (Ibid. II, 10). » Sans doute les personnes spirituelles ne peuvent pas naturellement connaître les pensées, ni le fond des coeurs, mais, aidées de la lumière surnaturelle, elles peuvent le découvrir dans les indices extérieurs. Elles peuvent, il est vrai, se tromper souvent en suivant ces indices, mais ordinairement elles sont dans le vrai. Toutefois il ne faut pas se fier à ce moyen de connaissance, car le démon s'y insinue d'une manière spéciale et avec beaucoup de subtilité, comme nous le dirons bientôt. Voilà pourquoi on doit renoncer à ces connaissances et illustrations.

 Quant aux faits et aux événements qui se passent parmi les hommes, le spirituel peut aussi en avoir connaissance, alors même qu'ils seraient éloignés. Nous en avons un exemple au quatrième livre des Rois. Giezi, serviteur d'Élisée, voulait lui cacher l'argent qu'il avait reçu de Naaman le Syrien. Mais Élisée lui dit: Nonne cor meum in praesenti erat, quando reversus est homo de curru suo in occursum tui? « Est-ce que par hasard mon coeur n'était pas présent quand Naaman revînt de son char à ta rencontre? ((IV Vulg.) II Rois, V, 26). » Cela se passait spirituellement. Le prophète avait tout vu en esprit, comme s'il avait été présent de corps.

 Nous en avons dans le même livre un autre exemple du même prophète. Élisée savait tout ce que le roi de Syrie traitait dans le secret avec ses princes, et il le révélait au roi d'Israël. Aussi les conseils du roi de Syrie demeuraient sans effet; et, voyant que tout se savait, il dit à ses conseillers: Quare non indicatis mihi, quis proditor mei sit apud regem Israel? « Pourquoi ne m'avez-vous pas révélé quel est celui d'entre vous qui me trahit près du roi d'Israël? (Ibid. VI, 11) » Et alors un de ses serviteurs répondit: Nequaquam, Domine mi rex, sed Eliseus propheta qui est in Israel, indicat regi Israel omnia verba quaecumque locutus fueris in conclavi tuo: « Non, Seigneur mon Roi, il n'en est pas ainsi: c'est le prophète Élisée qui est en Israël et qui découvre au roi tout ce que vous dites dans le secret de votre conseil (Ibid, VI, 12). »

 Ce double mode de connaissance des choses est encore comme les autres communiqué à l'âme passivement, sans le moindre concours de sa part. Il arrive en effet que l'âme, étant parfois fort loin de pensées de cette sorte et à une grande distance, reçoit la connaissance profonde de ce qu'elle entend ou de ce qu'elle lit, et le comprend beaucoup mieux que par le son des paroles; quelquefois même elle ne comprend pas ces paroles, comme par exemple si elle sont en latin et qu'elle l'ignore, et malgré cela elle en a une parfaite intelligence.

 Si je parlais des artifices que le démon peut employer et emploie réellement dans ces sortes de connaissances et de communications, il y aurait beaucoup à dire, car ils sont très nombreux et très subtils. Il peut en effet, en usant de suggestion et en se servant des sens corporels, représenter à l'âme une foule de connaissances intellectuelles, et les graver si bien qu'elles semblent résolument véritables. Si l'âme n'est pas humble et défiante d'elle-même, le démon lui fera croire certainement mille mensonges. Les suggestions, en effet, sont parfois très fortes, surtout quand l'âme participe encore à la faiblesse des sens; il y grave les connaissances avec tant de force, de persuasion et de poids, que l'âme a besoin alors de beaucoup de prières et d'énergie pour les repousser.

 Il a coutume parfois de représenter les péchés d'autrui, le mauvais état des consciences, ou la perversité des âmes; et il le fait avec fausseté dans une lumière abondante. Son but unique est de ternir la réputation du prochain, et d'inspirer le désir de découvrir ce mal, sous le beau prétexte qu'il faut recommander ces âmes à Dieu, mais en réalité il cherche par là à ce que le péché se commette.

 Sans doute Dieu représente quelquefois à de saintes âmes les nécessités du prochain, pour qu'on prie pour lui ou qu'on y porte remède. Ainsi par exemple, nous lisons qu'il découvrit à Jérémie la faiblesse du prophète Baruch pour qu'il lui montrât la conduite à suivre (Jér. XLV, 3). Mais très souvent c'est le démon qui, contre toute vérité, manifeste les défauts du prochain; il cherche à détruire sa réputation, à faire commettre des péchés et à jeter dans les angoisses, comme l'expérience nous l'apprend. D'autres fois il donne un grand poids à d'autres connaissances et il en inspire la conviction.

 Toutes ces connaissances, qu'elles viennent de Dieu ou non, sont d'un très faible secours à l'âme qui voudrait s'en servir pour aller à Dieu. Au contraire, si elle ne veille pas à s'en détacher, non seulement ces connaissances la troubleront, mais lui porteront un grand tort et la feront tomber dans une foule d'erreurs. Car tous les dangers et tous les inconvénients qui peuvent se trouver dans les communications surnaturelles dont nous avons parlé jusqu'à présent peuvent se trouver ici; il y en a même de plus nombreux. Voilà pourquoi je n'ajoute qu'un mot. Il faut veiller avec le plus grand soin à renoncer à de pareilles connaissances et s'appliquer à monter vers Dieu par le non-savoir, rendre toujours compte de son état au confesseur ou directeur spirituel, et s'en tenir constamment à ses conseils. Quant à lui, qu'il porte rapidement l'âme à s'affranchir de ces connaissances et à ne leur accorder aucune importance, car elles ne servent pas dans le chemin de l'union à Dieu, et, je le répète, comme ces choses sont reçues passivement dans l'âme, leur effet voulu par Dieu est toujours produit en elle, sans qu'elle y concoure. Voilà pourquoi il me paraît inutile de parler de l'effet que produisent les connaissances véritables ou les connaissances fausses; ce serait une peine superflue et on n'en finirait plus: on ne saurait d'ailleurs exposer cette doctrine en peu de mots. Car, comme ces connaissances sont très nombreuses et variées, leurs effets le sont également. Sans doute les connaissances bonnes produisent des effets qui sont bons et conduisent au bien, tandis que les connaissances mauvaises produisent des effets qui sont mauvais et conduisent au mal. Mais quand je dis ce qu'il faut les repousser toutes, j'ai dit ce qu'il faut pour qu'on évite de tomber dans l'erreur.

   

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