CHAPITRE XXI
OÙ L'ON
COMMENCE
A PARLER DES
CONNAISSANCES
DE L'ENTENDEMENT
QUI SONT
PUREMENT SPIRITUELLES.
ON EN
DÉCRIT
LA NATURE.
La doctrine
que nous avons donnée sur les connaissances de l'entendement qui
nous viennent par la voie des sens est très laconique, vu ce qu'il
y aurait à dire. Néanmoins, je n'ai pas voulu m'étendre
davantage sur ce sujet, car, pour atteindre le but que je me propose ici,
qui est d'en détacher l'entendement et de l'introduire dans la Nuit
de la foi, je comprends même que j'ai été trop long.
Nous
allons donc parler maintenant des quatre genres de connaissances purement
spirituelles de l'entendement, qui sont, avons-nous dit au chapitre IX,
les visions, les révélations, les paroles et les sentiments
spirituels. Nous les appelons purement spirituelles, car, à la différence
des connaissances corporelles et imaginaires, elles ne se communiquent
pas à l'entendement par la voie des sens corporels; mais sans qu'il
y ait une intervention quelconque d'un sens corporel extérieur ou
intérieur, elles s'offrent à l'entendement clairement et
distinctement par voie surnaturelle d'une manière passive, sans
que l'âme pose un acte quelconque ou agisse personnellement et se
conduise d'une manière active et comme par elle-même.
Il faut
donc savoir, pour parler dans un sens large et général, que
ces quatre connaissances peuvent toutes s'appeler visions de l'âme;
car lorsqu'on parle de l'âme, comprendre et voir sont une seule et
même chose. Dès lors, en effet, que ces quatre connaissances
sont du domaine intelligible et appartiennent à l'entendement, elles
sont aussi visibles spirituellement. L'intelligence qui s'en forme dans
l'entendement peut s'appeler vision intellectuelle. Tous les objets des
autres sens qui peuvent être perçus par la vue, l'ouïe,
l'odorat, le goût, le tact, sont du domaine de l'entendement en tant
qu'ils sont vrais ou faux; et si tout ce que voient les yeux du corps leur
cause une vision corporelle, tout ce qui est intelligible aux yeux spirituels
de l'âme ou à l'entendement lui cause une vision spirituelle.
Car, nous le répétons, pour lui, comprendre et voir sont
une même chose. Ainsi donc ces quatre connaissances, nous pouvons,
pour parler d'une manière générale, les appeler des
visions; tandis que nous ne pouvons nous exprimer ainsi quand il s'agit
des autres sens, car l'objet de l'un n'est pas le même que l'objet
de l'autre. Mais comme ces connaissances se présentent à
l'âme sous une forme analogue à celle qui frappe les autres
sens, il en résulte, pour employer le langage propre et spécifique,
que nous appelons visions ce que l'entendement perçoit sous forme
de vue, car il peut voir les choses spirituelles, comme les yeux du corps
voient les choses corporelles. Ce qu'il perçoit comme s'il l'apprenait
ou comme s'il s'agissait d'une chose nouvelle, à l'instar de l'ouïe
qui entend des choses qu'il n'avait jamais entendues, nous l'appelons révélations;
ce qu'il connaît comme en l'entendant, nous l'appelons locution;
ce qu'il connaît enfin d'une manière analogue à celle
des autres sens, comme, par exemple, une odeur suave et spirituelle, un
goût spirituel, un plaisir spirituel que l'âme peut goûter
surnaturellement, nous l'appelons sentiment spirituel. De toutes ces conceptions,
comme nous l'avons dit, l'entendement tire une connaissance ou vision spirituelle,
qui est indépendante de toute représentation, forme, image,
figure imaginaire ou représentation naturelle; toutes ces communications
se produisent dans l'âme immédiatement par une voie surnaturelle,
par un moyen surnaturel. Or on agira à leur égard comme nous
avons dit qu'il faut faire à l'égard des connaissances corporelles
et imaginaires; il convient d'en détacher l'entendement et de le
diriger et conduire par leur moyen à travers la nuit spirituelle
de la foi jusqu'à l'union divine et substantielle de l'amour de
Dieu. Sans cela sa marche serait embarrassée et entravée
dans ce chemin d'isolement et de détachement qui lui est nécessaire
en tout. Sans doute ces connaissances sont plus nobles, plus utiles et
beaucoup plus sûres que les connaissances corporelles et imaginaires;
comme elles sont déjà intérieures et purement spirituelles,
le démon y a moins de prise; l'âme les reçoit d'une
manière plus pure et plus subtile, sans aucun travail de sa part
ni de l'imagination, ou du moins sans coopération active. Néanmoins,
si l'entendement n'avait soin de se surveiller, il pourrait encore trouver
des obstacles sur ce chemin et tomber dans une foule d'erreurs.
Nous
pourrions d'une certaine manière terminer en même temps ces
quatre sortes de connaissances. Ce serait de donner pour toutes à
la fois le conseil que nous donnons pour toutes les autres, de ne point
les rechercher et de ne point les accepter. Néanmoins, afin de mieux
éclairer la route à suivre, et comme il y a certaines choses
spéciales à dire sur chacune d'elles, il est bon d'en parler
séparément. Nous commencerons donc par les premières,
qui sont les visions spirituelles ou intellectuelles.
CHAPITRE XXII
OÙ L'ON
TRAITE
DE DEUX SORTES
DE
VISIONS SPIRITUELLES
QUI VIENNENT
PAR LA
VOIE SURNATURELLE.
Nous
allons parler maintenant d'une manière spéciale des visions
spirituelles qui se forment dans l'entendement sans l'intermédiaire
d'un sens corporel quelconque. Ces visions sont de deux sortes: il y a
les visions des substances corporelles, et les visions des substances simples
et immatérielles. Les premières concernent toutes les choses
matérielles qu'il y a au ciel et sur la terre; l'âme peut
les voir, tout en étant dans son corps, par le moyen d'une certaine
lumière surnaturelle qui lui vient de Dieu et lui permet de voir
les choses absentes du ciel et de la terre. C'est ce que saint Jean a vu,
comme nous le lisons dans « l'Apocalypse » (Apoc. XXI, q. s.
v.), où il nous fait la description et nous raconte la beauté
de la Jérusalem céleste dont il a eu la vision. On lit également
que saint Benoît a été favorisé d'une vision
spirituelle où le monde tout entier lui a été dévoilé.
Cette vision, dit saint Thomas dans ses Quodlibet (Quodlibet I), consistait
dans une lumière qui, comme nous l'avons dit, lui venait d'en haut.
Les autres
visions des substances immatérielles ne peuvent avoir lieu, même
avec le secours de cette lumière dérivée de Dieu,
dont nous parlons; il faut alors une lumière plus élevée
que l'on appelle la lumière de gloire. Ces visions des substances
immatérielles, comme l'être de Dieu, les anges et les âmes,
ne sont pas proprement de cette vie et ne peuvent avoir lieu tant
que nous sommes dans un corps mortel. Car si Dieu voulait les communiquer
à l'âme selon leur mode d'être essentiel, l'âme
quitterait son corps et cesserait sa vie mortelle d'ici-bas. Voilà
pourquoi Dieu dit à Moïse qui lui demandait de voir son Essence:
Non videbit me homo et vivet: « L'homme ne peut pas me voir sans
cesser de vivre (Ex. XXXIII, 20). » Aussi les enfants d'Israël,
à la pensée qu'ils devaient voir Dieu ou qu'ils l'avaient
vu, lui ou un ange, craignaient de mourir, comme on le voit au livre de
l'Exode où, remplis de terreur, ils dirent à Moïse:
Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur (Ex. XX, 19). C'est comme
s'ils avaient dit: Que Dieu ne se communique pas à nous d'une façon
manifeste. Nous lisons également au livre des Juges, que Manué,
père de Samson, qui avait vu l'essence d'un ange sous la figure
d'un jeune homme de la plus grande beauté, dit à sa femme
qui avait eu la même vision: Morte moriemur, quia vidimus Dominus:
« Nous allons mourir, puisque nous avons vu le Seigneur (Jug. XIII,
22). »
Ainsi
donc des visions de cette sorte ne sont pas compatibles avec notre existence
sur la terre, si ce n'est très rarement et en passant, et encore
Dieu doit-il alors veiller à soutenir les conditions de la vie naturelle,
puisqu'il en retire totalement l'esprit et que l'âme n'anime plus
le corps. C'est pour cela que saint Paul, ayant eu des visions de cette
sorte et vu, au troisième ciel, des substances simples, s'écrie:
Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit: C'est-à-dire:
J'ai été élevé à ces visions, et il
ajoute que quand il en fut favorisé, il ne sait pas s'il était
dans son corps ou non, mais que Dieu le sait (II Cor. XII, 2). Cela nous
montre clairement que l'Apôtre a subi dans sa vie naturelle une transformation
merveilleuse dont le mode à Dieu pour auteur.
De même,
quand Dieu, comme on le croit, communiqua à Moïse la vision
de son essence, il lui dit, comme on nous le raconte, qu'il allait le mettre
dans le creux du rocher, que là il le protégerait, le couvrirait
de sa droite et le soutiendrait pour l'empêcher de mourir lorsque
sa gloire viendrait à passer (Ex. XXXIII, 22-23). Ce passage rapide
de la gloire de Dieu signifie la vision transitoire qu'il donne de lui-même
à Moïse, pendant qu'il le couvre de sa droite pour lui conserver
la vie naturelle.
Mais
ces visions si substantielles qui furent accordées à saint
Paul, à Moïse et à Élie qui se couvrit le visage
au souffle suave de Dieu, bien que ce fût transitoire, sont très
rares; elle n'arrivent presque jamais, et ne sont accordées qu'à
un très petit nombre. Dieu ne les réserve qu'à ceux
qui sont des sources de son esprit dans l'Église et embrasés
du zèle de sa loi, comme le furent les trois personnages dont nous
venons de parler.
Bien
que, d'après les lois ordinaires, l'entendement ne puisse pas avoir
ces visions des substances spirituelles d'une manière claire et
évidente ici-bas, elles peuvent cependant être senties dans
la substance de l'âme moyennant une connaissance pleine d'amour qui
est accompagnée de touches divines et d'une ineffable union. Cette
faveur se rattache aux sentiments spirituels dont nous parlerons plus tard,
avec l'aide de Dieu. Notre but est de conduire l'âme à l'union
divine, à l'union avec l'essence divine; nous en parlerons lorsque
nous traiterons de l'intelligence mystique, de la connaissance confuse
et obscure de Dieu dont nous avons encore à parler. Nous verrons
là comment, à l'aide de cette connaissance amoureuse et obscure,
l'âme s'unit à Dieu dans un degré sublime et vraiment
divin; car cette connaissance obscure et amoureuse, qui n'est autre que
la foi, est d'une certaine manière ici-bas par rapport à
l'union divine comme la lumière de gloire est dans l'autre vie par
rapport à la claire vision de Dieu.
Aussi
allons-nous parler maintenant des visions des substances corporelles qui
sont communiquées spirituellement à l'âme et ressemblent
aux visions corporelles. De même en effet que les yeux du corps voient
les objets corporels à l'aide de la lumière naturelle, de
même l'entendement, éclairé de cette lumière
surnaturelle dont il a été question, voit intérieurement
ces mêmes objets naturels, et d'autres encore s'il plaît à
Dieu. Toutefois il y a une différence dans le degré et le
mode de vision, car les visions spirituelles et intellectuelles sont plus
claires et plus subtiles que les visions corporelles. Lorsque Dieu veut
accorder à l'âme une faveur de cette sorte, il lui communique
cette lumière surnaturelle dont nous parlons, à l'aide de
laquelle elle voit avec la plus grande facilité et clarté
ce que Dieu veut lui montrer soit du ciel, soit de la terre; et alors,
que l'objet soit absent ou présent, il n'y a point d'obstacle pour
elle. On dirait parfois que c'est comme si, une porte s'ouvrant, une lumière
splendide apparaissait, semblable à un éclair qui, au milieu
d'une nuit profonde, manifeste subitement les objets d'une manière
claire et distincte, pour les laisser tout de suite dans leur obscurité,
bien que leurs formes et leurs images restent gravées dans l'imagination.
Tel est le phénomène qui se produit dans l'âme d'une
manière beaucoup plus parfaite. Car ces visions s'impriment parfois
si profondément dans son esprit à l'aide de ce flambeau,
que chaque fois qu'elle y revient avec la lumière de Dieu, elle
les voit en elles-mêmes, comme la première fois. L'âme
est comme un miroir, où, chaque fois qu'elle y regarde, elle voit
les images qui y sont représentées. Ces visions sont de telle
sorte que les images des choses que l'âme a vues une fois ne s'effacent
jamais, bien que parfois elles apparaissent plus éloignées.
Voici
les effets qu'elles produisent dans l'âme. Elles lui donnent la quiétude,
la lumière, une joie qui semble propre à l'état de
gloire, la suavité, l'amour, l'humilité, l'attrait vers Dieu,
l'élévation de l'esprit en Dieu; ces effets sont plus ou
moins profonds; parfois ils sont plus marqués dans une vertu que
dans une autre, selon l'esprit avec lequel on les reçoit et selon
le bon plaisir de Dieu.
Le démon
peut lui aussi produire et contrefaire ces visions dans l'âme. Il
se sert de quelque lumière naturelle et de l'imagination; par une
suggestion naturelle il éclaire l'esprit sur les objets présents
ou éloignés. Aussi, pour expliquer ce passage où saint
Matthieu raconte que le démon montra au Christ tous ces royaumes
du monde et leur gloire: ostendit ei omnia regna mundi (Mat. IV, 8), plusieurs
docteurs assurent qu'il le fit par suggestion spirituelle (St Thomas IIIe
q. 41, a. 2, ad. 3 m. et Abul. in IV Mat.). Il n'était pas possible,
en effet, qu'il donnât à des yeux corporels un spectacle aussi
étendu et montrât tous les royaumes du monde et leur gloire.
Toutefois il y a une très grande différence entre les visions
qui viennent du démon et celles qui ont Dieu pour auteur. Les effets
produits par les visions démoniaques dans l'âme ne ressemblent
nullement à ceux des visions qui viennent de Dieu; celles-là
engendrent l'aridité dans les rapports de l'âme avec Dieu,
la portent à s'estimer, lui suggèrent de faire quelque cas
de ces visions; elles ne produisent nullement la douceur de l'humilité
et l'amour de Dieu. De plus, les objets de ces visions ne se gravent pas
dans l'âme avec la clarté des autres. Loin d'avoir de la durée,
elles s'effacent promptement, excepté le cas où l'âme
leur accorde une grande estime, car alors l'affection qu'elle leur porte
fait naturellement qu'elle en garde le souvenir; mais c'est un souvenir
très aride qui ne produit nullement cet amour et cette humilité
qui découlent du souvenir des visions divines.
Ces visions,
dès lors qu'elles ont pour objet des créatures avec lesquelles
Dieu n'a aucune ressemblance, aucune proportion ou communication essentielle,
ne peuvent être pour l'entendement un moyen prochain de l'union essentielle
avec Dieu. Aussi convient-il à l'âme de se tenir à
leur égard d'une manière négative, comme à
l'égard de celles dont nous avons parlé, si elle veut progresser
avec le moyen prochain qui est celui de la foi. Elle doit donc se garder
de faire comme une réserve ou un trésor de toutes ces formes
de visions qui demeurent imprimées en elle, ne point chercher à
s'y attacher. Si elle s'arrête à ces formes et images de personnages
qui sont gravées dans son imagination, elle y trouvera un obstacle
et n'ira pas à Dieu par la voie du renoncement absolu; si, au contraire,
ces formes se reproduisaient toujours en elle, l'âme n'en recevrait
pas un grand dommage si elle n'en faisait aucun cas.
Sains
doute le souvenir de ces visions excite dans l'âme quelque amour
de Dieu et la porte à la contemplation; mais ce qui la stimule surtout
et l'élève, c'est que, sans connaître le mode et la
source de son avancement, elle marche dans la voie obscure de la foi pure
et du détachement de toutes ces visions. Il arrive de la sorte que
l'âme est toute embrasée d'un amour très pur pour Dieu
et qu'elle en ignore la source et le motif. La raison en est que plus sa
foi s'est enracinée et développée par ce dénûment,
ces ténèbres et ce détachement de tout, en un mot
par cette pauvreté spirituelle, plus aussi s'est enraciné
et développé en elle l'amour de Dieu. Ainsi donc, plus l'âme
s'applique à demeurer dans la nuit et le néant par rapport
à toutes les choses extérieures et intérieures qui
peuvent lui être communiquées, plus aussi elle avance dans
la foi et par conséquent dans l'espérance et dans la charité,
vu que ces trois vertus théologales marchent unies. Parfois cet
amour n'est pas compris et l'âme ne le sent pas. D'ailleurs il n'a
pas son siège dans les sens et ne produit pas de suavité;
il réside dans l'âme et se manifeste par sa force; il suscite
plus de courage et d'ardeur que précédemment; parfois cependant
il rejaillit sur la partie sensible par des effets pleins de tendresse
et de douceur.
Ainsi
donc, pour arriver à cet amour, à cette allégresse,
à cette joie que de semblables visions produisent et causent, il
convient que l'âme ait assez de force et de mortification pour vouloir
demeurer dans le dénûment et la nuit à leur égard;
de la sorte elle établit cet amour et cette joie sur ce qu'elle
ne voit pas et ne sent pas, et qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette
vie, c'est-à-dire sur Dieu qui est incompréhensible et au-dessus
de tout. Voilà pourquoi nous devons aller à lui par le détachement
de tout. Sans cela, et supposé même que l'âme ait assez
d'habileté, d'humilité et de force pour que le démon
ne puisse, à l'occasion de ces visions, la tromper et la faire tomber
dans quelque présomption, comme il a coutume de le faire, il ne
permettra pas à l'âme de progresser, parce qu'il s'opposera
à la nudité spirituelle, à la pauvreté d'esprit,
au détachement de la foi, toutes choses qui sont requises, comme
nous l'avons dit, pour l'union de l'âme avec Dieu.
Mais
comme la doctrine concernant ces visions intellectuelles est la même
que celle des visions et appréhensions surnaturelles des sens que
nous avons exposée aux chapitres XIX et XX, nous ne nous attarderons
pas davantage ici à les expliquer.
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