CHAPITRE XIX
ON MONTRE QUE
DIEU, TOUT
EN RÉPONDANT
A CE QU'ON
LUI DEMANDE PARFOIS,
N'AIME PAS
QU'ON TRAITE DE
CETTE MANIÈRE
AVEC LUI; ON PROUVE
QUE S'IL RÉPOND
PAR CONDES-CENDANCE,
IL SE MONTRE
SOUVENT IRRITÉ.
Certaines
personnes adonnées à la spiritualité approuvent, nous
l'avons dit, la curiosité qui porte des âmes à avoir
quelques connaissances par la voie surnaturelle; elles s'imaginent que
si Dieu répond parfois à leurs suppliques, c'est que ce moyen
est bon et que Dieu l'a pour agréable. Sans doute Dieu leur répond;
mais ce moyen n'est pas bon et Dieu ne l'a pas pour agréable; au
contraire, il le désapprouve; bien plus, il en est fâché
et irrité très souvent. En voici la raison. Il n'est permis
à aucune créature de sortir des bornes naturelles que Dieu
lui a fixées pour se diriger. Or il a donné à l'homme
des lois naturelles et raisonnables; l'homme n'a donc pas le droit de vouloir
en sortir; il ne doit pas non plus chercher à vérifier ou
connaître certaines choses par une voie surnaturelle. Ce serait sortir
des lois naturelles, et par conséquent ce n'est pas licite. Dieu
ne peut pas l'approuver; il en est plutôt offensé, comme il
l'est de tout ce qui est illicite. Le roi Achab le savait bien. Isaïe
lui dit cependant de la part de Dieu qu'il devait demander quelque miracle;
mais il refusa; il dit au contraire; Non petam et non tentabo Dominum:
« Je n'en demanderai pas et je ne tenterai pas le Seigneur (Is. VII,
12). » C'est tenter Dieu, en effet, que de vouloir traiter avec lui
par des voies extraordinaires, comme sont les voies surnaturelles.
Vous
me direz: Mais s'il en est de la sorte, si Dieu ne l'a pas pour agréable,
pourquoi répond-il dans certaines circonstances? A cela je dis tout
d'abord que c'est quelquefois le démon qui répond. Mais quand
c'est Dieu, il agit ainsi par condescendance pour la faiblesse de l'âme
qui veut marcher par cette voie. Il veut l'empêcher de se décourager,
de retourner en arrière, de s'imaginer qu'il est mécontent
d'elle et de tomber dans une trop grande tentation. Il a encore d'autres
fins connues de lui seul, et basées sur la faiblesse de cette âme;
il juge donc convenable de lui répondre et de se montrer condescendant.
Il agit
également de cette sorte à l'égard de beaucoup d'âmes
faibles et jeunes encore. Il leur donne des attraits et des douceurs très
sensibles à son service, comme nous l'avons dit. Cette condescendance
ne prouve pas qu'il aime et approuve qu'on traite avec lui de cette manière
et par cette voie. Nous l'avons dit déjà, Dieu donne à
chaque âme selon les dispositions où elle se trouve. Il est
comme la source où chacun puise selon la capacité du vaisseau
qu'il porte, et parfois il laisse puiser en lui par des canaux extraordinaires.
Il ne s'ensuit pas pour cela qu'il soit licite de se servir de ces moyens;
c'est à Dieu seul qu'il appartient de donner l'eau de la source,
puisqu'il est le maître, quand il veut, à qui il veut et pour
le but qu'il se propose, sans que la créature y ait aucun droit.
Nous disons donc de nouveau: Si Dieu daigne parfois condescendre aux désirs
et aux prières de certaines âmes, c'est parce qu'elles sont
bonnes et simples. Il ne veut pas manquer de les secourir pour ne pas les
attrister. Mais cela ne veut pas dire qu'il approuve leur procédé.
Voici
une comparaison qui fera mieux comprendre cette vérité. Un
père de famille a sur sa table des aliments nombreux et variés,
tous meilleurs les uns que les autres. Un de ses enfants lui demande de
prendre de tel mets; ce n'est pas le meilleur, mais c'est le premier qui
se présente à son regard, et il lui plaît de prendre
de celui-là plutôt que d'un autre. Le père comprend
que s'il lui donnait à manger du meilleur mets, il ne le prendrait
pas, parce qu'il ne veut que celui qu'il demande et aucun autre: il le
laisse faire avec regret, pour que cet enfant ne reste pas sans manger
et plongé dans la tristesse.
Telle
est la conduite que tint le Seigneur avec les enfants d'Israël qui
lui demandèrent un roi. Il le leur donna à contrecœur,
parce que ce n'était pas un avantage pour eux. Il dit donc à
Samuel: Audi vocem populi... non enim te objecerunt, sed me, ne regnem
super eos: « Écoutez la voix de ce peuple; donne-leur le roi
qu'ils te demandent. Ce n'est pas toi qu'ils ont rejeté, mais moi,
afin que je ne règne pas sur eux (I Rois, VIII, 7). »
C'est
ainsi que Dieu se montre condescendant à l'égard de certaines
âmes. Il leur accorde ce qui n'est pas le meilleur pour elles, parce
qu'elles ne veulent pas ou ne savent pas marcher par une autre voie. Quand
parfois elles obtiennent des tendresses ou des suavités spirituelles
ou sensibles, comme nous l'avons dit, Dieu les leur accorde parce qu'elles
ne sont pas préparées à cette nourriture forte et
solide qui se trouve dans les souffrances et la croix de son Fils qu'il
voudrait les voir désirer au-dessus de tout.
Cependant,
je regarde comme plus préjudiciable à l'âme la recherche
de certaines connaissances par voie surnaturelle, que celle de certaines
douceurs spirituelles sensibles. Je ne vois pas en effet comment l'âme
qui les recherche peut être exempte de faute, au moins vénielle,
malgré toutes ses bonnes intentions et toute sa perfection. J'en
dis autant du directeur qui lui commandait ou la laisserait libre d'agir
ainsi. Il n'y a pas, en effet, la moindre nécessité d'agir
ainsi. Nous avons la raison naturelle, la loi, la doctrine de l'Évangile,
qui sont très suffisantes pour nous guider; il n'y a pas de difficultés
ni d'obstacles qu'on ne puisse surmonter par ces moyens ou auxquels on
ne puisse remédier selon le bon plaisir de Dieu et le bien des âmes.
Cela est tellement vrai, il est tellement nécessaire que nous nous
servions de la raison et des enseignements de l'Évangile, que si
on venait, conformément ou non à nos vues, nous proposer
certaines communications par une voie surnaturelle, nous ne devrions les
recevoir que si elles étaient bien conformes à la raison
et à l'enseignement de l'Évangile. Dans ce cas on les accepterait
non parce qu'elles viennent par révélation, mais parce qu'elles
sont conformes à la raison, et on laisserait de côté
tout sentiment relatif à la révélation. Même
dans ce cas, il faut considérer et examiner le cas avec beaucoup
plus de soin que s'il n'y avait pas eu de révélation, car
le démon propose souvent des choses véritables et futures,
qui sont conformes à la raison, dans le but de nous séduire.
Il résulte de là qu'au milieu de nos nécessités,
de nos travaux et de nos difficultés, nous n'avons pas de fondements
meilleurs et plus sûrs que l'oraison, et l'espérance que Dieu
nous aidera par les moyens qu'il jugera convenables.
Tel est
le conseil qui nous est donné par la sainte Écriture. Nous
y lisons que le roi Josaphat, étant tombé dans l'affliction
la plus profonde parce qu'il se trouvait entouré d'une foule d'ennemis,
se mit en oraison et dit à Dieu: Cum ignoremus quid agere debeamus,
hoc solum habemus residui, ut oculos nostros dirigamus ad te: « Quand
les moyens font défaut et que la raison ne voit comment elle pourra
surmonter les difficultés, nous n'avons plus qu'à lever les
yeux vers vous (II Paral. XX, 12) », pour que vous daigniez suppléer
à notre impuissance comme il vous sera le plus agréable.
Bien
que Dieu réponde aussi parfois à une telle prétention,
il s'en montre aussi quelquefois irrité. Ce que nous avons dit suffirait
à le prouver, mais il ne sera pas inutile de le montrer encore par
quelque autorités de la sainte Écriture.
Il nous
est dit au premier livre des Rois que Saül désirait que le
prophète Samuel, qui était déjà mort, vînt
lui parler, et le prophète en effet lui apparut. Cependant Dieu
manifesta son mécontentement; le prophète Samuel lui en fit
aussitôt le reproche et lui dit: Quare inquietasti me, ut suscitarer?
: « Pourquoi êtres-vous venu troubler mon repos et m'obliger
à ressusciter ? (I Rois, XXVIII, 3; 15) »
Nous
savons, en outre, que Dieu, tout en répondant aux enfants d'Israël
qui réclamaient des viandes, ne manqua pas d'être fort irrité
contre eux, puisqu'il leur envoya aussitôt le feu du ciel pour les
châtier, comme on le lit au livre des Nombres, et comme le raconte
David en ces termes: Adhuc escae eorum erant in ore ipsorum, et ira Dei
ascendit super eos: « Les viandes qu'ils avaient demandées
étaient encore dans leurs bouches quand la colère de Dieu
fondit sur eux (Ps. LXXVII, 30-31). »
Nous
lisons aussi au livre des Nombres que Dieu ne manqua pas de se fâcher
contre le prophète Balaam parce qu'il était allé trouver
les Madianites à l'appel de leur roi Balac. Or Dieu lui avait dit
qu'il pouvait y aller, parce qu'il l'avait désiré et demandé.
Et cependant, lorsqu'il était déjà en chemin, l'ange
du Seigneur lui apparut l'épée à la main et, le menaçant
de mort, il lui dit: Perversa est via tua, mihique contraria: « La
voie que tu suis est mauvaise, et elle est contraire à ma volonté
(Nomb. XXII, 20). » C'est pour ce motif qu'il voulait le frapper
de mort.
Ces exemples
et beaucoup d'autres nous montrent comment Dieu condescend aux désirs
des âmes, bien qu'il en soit irrité. On pourrait multiplier
les témoignages et les exemples que Dieu nous donne de cette assertion
dans la sainte Écriture. Mais ce serait superflu, puisqu'il s'agit
d'une vérité aussi manifeste. J'ajoute seulement qu'il est
très dangereux, et beaucoup plus dangereux même que je ne
saurais le dire, que de vouloir traiter avec Dieu par de tels moyens. Quant
à celui qui s'y attache, il ne peut manquer de se tromper beaucoup
et de tomber souvent dans une confusion extrême. Celui qui en aura
fait cas me comprendra par sa propre expérience.
D'ailleurs,
outre la difficulté qu'il y a à ne pas se tromper dans l'intelligence
des paroles et des visions qui viennent de Dieu, il y en a ordinairement
beaucoup parmi elles qui viennent du démon. D'une façon générale,
le démon imite les procédés et les rapports de Dieu
avec l'âme; il singe si bien ces communications, pour s'insinuer
près d'elle, comme le loup ravisseur revêtu de la peau de
brebis qui entre dans le troupeau, qu'on a peine à le reconnaître.
Il dit, en effet, beaucoup de choses qui sont vraies et conformes à
la raison, ou qui se réalisent. Il est donc très facile de
s'y tromper; on se persuade que, puisque ces révélations
se sont vérifiées, ce qui est annoncé se vérifiera
encore et par conséquent ne peut venir que de Dieu. On ignore, en
effet, qu'il est très facile au démon, vu la lumière
naturelle si grande dont il est doué, de connaître dans leurs
causes, soit en totalité, soit en partie, les événements
passés ou futurs; aussi réussit-il très souvent à
prédire l'avenir. Dès lors que le démon a une intelligence
très vive, il peut très facilement prédire que tel
effet découlera de telle cause, bien qu'il se trompe parfois, parce
que toutes les causes dépendent de la volonté de Dieu. Prenons
un exemple. Le démon prévoit, par la disposition de la terre,
de l'air et du soleil, et de leur mouvement, qu'à telle époque
la peste éclatera, que dans telle région elle exercera plus
de ravages, et dans telle autre moins. Voilà donc la peste connue
dans sa cause. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le démon
le révèle à une âme et lui dise que d'ici à
un an, ou à six mois, la peste va éclater? Et la prophétie
se vérifiera; et ce sera une prophétie du démon.
Il peut
de même connaître les tremblements de terre. Il voit que la
terre amasse de l'air dans ses cavités, et il dit: A telle époque
il y aura un tremblement de terre. Or ce n'est là qu'une connaissance
naturelle. Il suffit, pour l'avoir, de posséder son âme à
l'abri des passions, comme le dit Boëce: Si vis claro lumine cernere
verum, gaudia pelle, timorem spemque fugato, ne dolor adsit: « Si
tu veux à l'aide de la clarté naturelle connaître le
vrai, chasse loin de toi la joie et la crainte, l'espérance et la
douleur (Migne, T. LXXV, p. 122). »
On peut
aussi connaître les événements surnaturels dans leurs
causes par la providence divine, qui est infiniment juste et pourvoit d'une
façon absolument certaine à ce qu'exigent les causes bonnes
ou mauvaises posées par les enfants des hommes.
On peut
savoir clairement par la voie ordinaire que telle ou telle personne, telle
ou telle ville, ou un sujet quelconque, arrivera à telle ou telle
nécessité, tel ou tel état de malice; que Dieu, d'après
le cours ordinaire de sa justice et de sa providence, doit intervenir d'une
manière qui convienne et soit conforme à la cause, châtier
ou récompenser comme le réclame la cause. Et alors on peut
dire: A telle époque Dieu vous accordera telle faveur ou agira de
telle sorte à votre égard, ou tel événement
vous arrivera.
C'est
là ce que sainte Judith fit entendre à Holopherne. Pour lui
persuader que les enfants d'Israël devaient nécessairement
être détruits, elle lui raconta tout d'abord les nombreux
péchés qu'ils avaient commis et leur mauvaise conduite. Elle
lui dit ensuite Ego quoniam haec faciunt, certum est quod in perditionem
dabuntur, ce qui signifie: « Puisqu'ils se rendent coupables de telles
fautes, il est certain qu'ils seront détruits (Jud. XI, 12). »
Ceci nous montre que le châtiment est connu dans sa cause. C'est
comme si l'on disait: Il est certain que des péchés de cette
sorte doivent provoquer tels châtiments de Dieu qui est infiniment
juste. La Sagesse divine s'exprime de même: « Chacun est puni
par où il a péché (Sag. XI, 17). » Or le démon
peut avoir cette connaissance, non seulement par son intelligence naturelle,
mais encore par son expérience; car il a vu Dieu produire ces effets;
il peut donc les annoncer à l'avance et parfois même les annoncer
avec certitude.
Le saint
homme Tobie connut dans sa cause le châtiment qui menaçait
la ville de Ninive. Voilà pourquoi il prévint son fils qu'à
l'heure où lui et sa mère mourraient il devait sortir de
cette ville, parce qu'elle serait détruite. Video enim quia iniquitas
ejus finem dabit ei. Comme s'il avait dit: Je vois clairement que sa malice
doit être la cause de son châtiment, et ce châtiment
sera sa fin et sa destruction complète (Tob. XIV, 13).
Or cet
événement, le démon et Tobie pouvaient le prévoir,
non seulement par l'iniquité de la ville, mais encore par leur expérience.
Ils voyaient en effet que cette ville commettait les crimes pour lesquels
Dieu avait déjà détruit le monde par le déluge
ainsi que les Sodomites qui périrent dans le feu. Cependant j'ajoute
que Tobbie avait connu l'événement par l'Esprit-Saint.
Le démon
peut connaître en outre que naturellement Pierre ne peut pas vivre
plus de tant d'années, et le prédire à l'avance; ainsi
en est-il de beaucoup d'autres événements. Il y a pour cela
mille moyens qu'on n'en finirait plus d'exposer. On ne saurait même
commencer à en parler, tant ils sont compliqués et subtils;
son but est de nous tromper. Nous ne pouvons nous en préserver qu'en
fuyant toutes les révélations, visions et paroles surnaturelles.
C'est donc à bon endroit que Dieu se fâche contre celui
qui s'y complaît. Il voit que c'est de la témérité
que de s'engager dans une voie où il y a tant de dangers, de présomption,
de curiosité, d'orgueil, et où se rencontrent la source et
le fondement de la vaine gloire, le mépris des choses de Dieu et
enfin la cause d'une foule de maux où un grand nombre sont tombés.
Ces âmes en viennent à irriter tellement Dieu, qu'il les laisse
à dessein tomber dans l'erreur, l'illusion, l'aveuglement d'esprit,
et abandonner les règles ordinaires de la vie pour se livrer à
leurs fantaisies et à leurs caprices. C'est là ce qu'a dit
le prophète Isaïe: Dominus miscuit in medio ejus spiritum vertiginis:
« Le Seigneur a répandu au milieu d'eux l'esprit de vertige
(Is. XIX, 14) », de trouble et de confusion, ce qui signifie, dans
le langage ordinaire, un esprit qui comprend tout au rebours. Or cette
parole d'Isaïe convient parfaitement à notre sujet: il s'adresse,
en effet, à ceux qui voulaient connaître l'avenir par des
visions surnaturelles. Voilà pourquoi il dit que Dieu leur a donné
un esprit qui leur fait comprendre les choses au rebours. Ce n'est pas
que Dieu l'ait voulu réellement ainsi et leur ait donné positivement
cet esprit d'erreur; ce sont eux plutôt qui ont voulu s'immiscer
dans des mystères qu'ils ne pouvaient naturellement pas comprendre.
Dans son indignation, il les a laissés s'égarer; il ne leur
a pas donné sa lumière pour les éclairer dans une
voie où il ne voulait pas qu'ils s'engagent. Le prophète
en disant que Dieu leur a donné cet esprit d'erreur, veut dire qu'il
a agi d'une manière privative. C'est de cette sorte que Dieu est
cause de ce mal; il est cause privative, qui consiste à priver de
sa lumière et de sa faveur, d'où il suit infailliblement
qu'on tombe dans l'erreur.
C'est
ainsi que Dieu permet au démon d'aveugler et de tromper un grand
nombre d'âmes à cause de leurs péchés et de
leur présomption; le démon réussit à capter
leur crédulité; on le prend pour un bon esprit. Cela est
tellement vrai que, malgré tous les efforts qui sont faits pour
les désabuser, on ne saurait les tirer de leur illusion. Dieu permet
qu'ils soient imbus de cet esprit qui consiste à comprendre les
choses à rebours. C'est là ce qui est arrivé, comme
nous le lisons, aux prophètes du roi Achab. Dieu les a laissés
se tromper par l'esprit de mensonge, et avait donné pouvoir sur
eux au démon quand il lui a dit: Decipies et praevalebis; egredere,
et fac ita: « Tu les tromperas et tu prévaudras contre eux,
va et agis ainsi (I Rois, XXII, 22). » Or le démon arriva
si bien à tromper les prophètes et le roi qu'ils ne voulurent
pas écouter le prophète Michée, qui, lui, annonçait
la vérité et leur disait des choses tout opposées
à celles des autres. Or cela venait de ce que Dieu les avait laissés
tomber dans l'aveuglement, à cause de leur attachement à
leur volonté propre; ils voulaient que les événements
leur arrivent et que Dieu leur réponde conformément à
leurs attraits et à leurs désirs. C'était un moyen
et une disposition qui devait nécessairement porter Dieu à
les laisser formellement dans l'aveuglement et l'illusion. C'est là
ce que dit Ezéchiel quand il parle contre celui qui, entraîné
par l'esprit d'ambition et de curiosité, veut connaître les
événements par des moyens surnaturels: « Lorsque cet
homme s'adressera au prophète pour m'interroger par son intermédiaire,
moi le Seigneur, je lui répondrai directement, je prendrai mon visage
irrité contre lui, et si le prophète se trompe dans sa réponse,
c'est moi le Seigneur, qui aurai trompé le prophète (Ez.
XIV, 7-9) ». Il faut entendre cette parole dans ce sens que Dieu
ne donne pas sa faveur, et que par suite on tombe dans l'illusion. C'est
là ce que veut dire cette parole: Moi le Seigneur, je lui répondrai
par moi-même dans ma colère. Dieu alors retire de cette âme
sa grâce et sa faveur; il suit de là nécessairement
qu'elle tombera dans l'erreur; elle n'a pas le secours de Dieu. Voilà
pourquoi le démon s'empresse de répondre à son désir
et à son attrait; il fait ce qu'elle souhaite; et elle en reçoit
des réponses et des communications qui correspondent à sa
volonté; elle tombe dans une profonde illusion (Le P. Siverion donne
ici quelques lignes que le P. Gérard n'a pas conservées dans
son texte: « Il semble que nous nous sommes quelque peu égarés
du projet indiqué en tête de ce chapitre, qui était
de prouver comment Dieu, même s'il répond, se plaint quelquefois.
Mais si l'on regarde bien, tout ce que nous avons dit... »).
Tout
ce que nous avons dit tendait à prouver le sujet que nous avions
en vue. Tout y montre que Dieu voit avec déplaisir que l'âme
recherche les ténèbres, je veux dire les visions, car elle
donne prise par là à toutes les illusions où elle
tombe.
CHAPITRE XX
ON RÉPOND
À UN
DOUTE ET ON
MONTRE COMMENT
SOUS LA LOI
NOUVELLE IL N'EST
PAS PERMIS,
COMME SOUS LA LOI ANCIENNE,
D'INTERROGER
DIEU PAR VOIE
SURNATURELLE.
CET-TE QUESTION,
TRÈS
INTÉRESSANTE POUR L'INTELLIGENCE
DES MYSTÈRES
DE NOTRE SAINTE FOI,
EST PROUVÉE
PAR UN TEXTE DE
SAINT PAUL
QUI S'APPLIQUE
A NOTRE SUJET.
Les doutes
qui surgissent autour de nous, ne nous permettent pas d'avancer aussi rapidement
que nous le voudrions. Car si nous les soulevons, nous sommes nécessairement
obligés de les dissiper, afin que la vérité de la
doctrine demeure dans toute sa simplicité et toute sa force. D'ailleurs,
il y a un bien dans ces doutes; car s'ils ralentissent quelque peu notre
marche en avant, ils nous servent aussi à donner à notre
sujet plus de développement doctrinal et plus de lumière;
il en sera ainsi du doute dont il est question.
Dans
le chapitre précédent, nous avons vu qu'il est contre la
volonté de Dieu de rechercher des connaissances particulières
par la voie surnaturelle des vision, paroles, etc. Nous avons vu, d'autre
part, dans le même chapitre, et d'après les témoignages
de la sainte Écriture que nous y avons rapportés, que des
rapports de cette sorte avec Dieu étaient permis sous la Loi ancienne.
Non seulement ils étaient permis, mais ils étaient même
commandés; et quand les enfants d'Israël ne lui obéissaient
pas sur ce point, Dieu le leur reprochait. C'est ce que l'on voit dans
Isaïe, où Dieu leur reprocha vivement de ne l'avoir pas consulté
quand ils pensaient descendre en Égypte, et leur dit Qui ambulatis
ut descendatis in Aegyptum, et os meum non interrogatis: « Vous ne
m'avez pas demandé tout d'abord ce qui convenait (Is. XXX, 2). »
Nous
lisons de même dans Josué que, les mêmes enfants d'Israël
ayant été trompés par les Gabaonites, l'Esprit leur
rappelle leur faute en ces termes: Susceperunt igitur de cibariis eorum,
et os Domini non interrogaverunt: « Ils ont reçu de leurs
vivres, et ils n'ont pas consulté le Seigneur (Jos. IX, 14). »
Nous
voyons encore dans la sainte Écriture que Moïse consultait
souvent le Seigneur. Le roi David et tous les rois d'Israël faisaient
de même quand une guerre ou quelque difficulté surgissait;
telle était aussi la coutume des prêtres et des prophètes
de la Loi ancienne. Dieu leur répondait; il s'entretenait avec eux;
il ne se fâchait pas; cette manière d'agir avec lui était
agréable à ses yeux; si on ne l'eût pas suivie, c'eût
été une faute, voilà la vérité.
Pourquoi
donc maintenant sous la Loi nouvelle, sous la Loi de grâce, ne serait-il
plus permis de faire comme alors? A cette question il faut répondre:
La cause principale pour laquelle étaient permises sous la Loi ancienne
les demandes que l'on adressait à Dieu et pour laquelle il convenait
aux prophètes et aux prêtres de désirer des visions
et des révélations divines, c'est que la foi n'était
pas encore fondée ni la loi évangélique établie.
Il fallait que l'on s'adressât à Dieu directement et que Dieu
répondît, par des paroles, des visions ou des révélations,
par des figures ou des images, ou enfin par beaucoup d'autres manières
de nous faire connaître la vérité. Toutes ses réponses,
en effet, paroles, oeuvres ou révélations, avaient pour but
les mystères de la foi, la concernaient ou s'y rapportaient. Or,
les choses de la foi ne viennent pas de l'homme; elles viennent de la bouche
de Dieu; il les a exprimées lui-même par sa bouche. Il fallait
donc, comme nous l'avons dit, les demander à la bouche même
de Dieu. Voilà pourquoi il blâmait les enfants d'Israël
qui ne le consultaient pas pour avoir son avis et diriger les faits et
les événements vers la foi qu'ils n'avaient pas encore, parce
qu'elle n'était pas fondée.
Mais
aujourd'hui que la foi est fondée sur le Christ et que la loi évangélique
est manifestée dans cette ère de la grâce qu'il nous
a donnée, il n'y a plus de motif pour que nous l'interrogions comme
avant, ni pour qu'il nous parle ou nous réponde comme alors. Dès
lors qu'il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, il n'a pas
d'autre parole à nous donner. Il nous a tout dit à la fois
et d'un seul coup en cette seule Parole; il n'a donc plus à nous
parler. Tel est le sens de ce texte par lequel saint Paul veut engager
les Hébreux à se séparer de ces anciennes pratiques
et manières de traiter avec Dieu qui étaient en usage sous
la loi de Moïse et à jeter les yeux sur le Christ seulement:
Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis; novissime
diebus istis locutus est nobis in Filio: « Ce que Dieu, dit-il, a
révélé à nos pères en divers temps et
de diverses manières par l'intermédiaire des prophètes,
il l'a dit maintenant et tout à la fois en ces derniers jours par
son Fils (Heb. I, 1-2). » L'Apôtre nous donne à entendre
par là que Dieu s'est fait comme muet; il n'a plus rien à
dire; car ce qu'il disait par parties aux prophètes, il l'a dit
tout entier dans son Fils, en nous donnant ce tout qu'est son Fils. Voilà
pourquoi celui qui voudrait maintenant l'interroger, ou désirerait
une vision ou une révélation, non seulement ferait une folie,
mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les yeux uniquement
sur le Christ, sans chercher autre chose ou quelque nouveauté. Dieu
pourrait en effet lui répondre de la sorte: Si je t'ai déjà
tout dit dans ma parole, qui est mon Fils, je n'ai maintenant plus rien
à te révéler ou à te répondre qui soit
plus que lui. Fixe ton regard uniquement sur lui; c'est en lui que j'ai
tout déposé, paroles et révélations; en lui
tu trouveras même plus que tu ne demandes et que tu ne désires.
Tu me demandes des paroles, des révélations ou des visions,
en un mot des choses particulières; mais si tu fixes les yeux sur
lui, tu trouveras tout cela d'une façon complète, parce qu'il
est toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma
révélation. Or, je te l'ai déjà dit, répondu,
manifesté, révélé, quand je te l'ai donné
pour frère, pour maître, pour compagnon, pour rançon,
pour récompense. Le jour où je suis descendu avec mon Esprit
sur lui au Thabor, j'ai dit: Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi
bene complacui, ipsum audite: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé,
en qui j'ai mis mes complaisances; écoutez-le (Mat. XVII, 5). »
Depuis lors, j'ai laissé de côté toutes ces sortes
d'enseignements et toutes ces réponses, et je les lui ai remises;
écoutez-le, parce que je n'ai plus de foi à vous révéler,
ni plus de vérités à vous manifester. Quand précédemment
je parlais, c'était pour vous promettre le Christ; quand on m'adressait
des questions, c'était des questions qui regardaient la demande
et l'espérance du Christ où l'on devait trouver tous les
biens, comme le donne à entendre toute la doctrine des Évangélistes
et des Apôtres. Mais maintenant si quelqu'un vient m'interroger comme
on le faisait alors et me demande quelque vision ou quelque révélation,
c'est en quelque sorte me demander encore le Christ ou me demander plus
de foi que je n'en ai donné: de la sorte, il offenserait profondément
mon Fils bien-aimé, parce que non seulement il montrerait par là
qu'il n'a pas foi en lui, mais encore il l'obligerait une autre fois à
s'incarner, à recommencer sa vie et à mourir. Vous ne trouverez
rien de quoi me demander, ni de quoi satisfaire vos désirs de révélations
et de visions. Regardez-y bien. Vous trouverez que j'ai fait et donné
par lui beaucoup plus que ce que vous demandez.
Si vous
désirez que je vous réponde par quelques paroles de consolation,
considérez comment mon Fils m'a obéi et a été
affligé par amour pour moi, et vous entendrez par combien de paroles
il vous répondra. Voulez-vous que Dieu vous explique certains événements
mystérieux, ou certaines choses cachées: fixez seulement
les yeux sur lui, et vous y trouverez les mystères les plus profonds,
les trésors de la sagesse et des merveilles divines qui sont renfermées
en lui, comme l'Apôtre le dit: In quo sunt omnes thesauri sapientiae
et scientiae absconditi: « En lui sont cachés tous les trésors
de la sagesse et de la science de Dieu (Col. II, 3). » Ces trésors
de sagesse seront pour vous beaucoup plus profonds, plus doux et plus utiles
que tout ce que vous désirez savoir. Voilà pourquoi l'Apôtre
se glorifiait en ces termes: « Je n'ai pas donné à
entendre que je savais autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ
crucifié (I Cor. II, 2). » : Non enim judicavi me scire aliquid
inter vos nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum.
Si vous
voulez encore d'autres visions ou révélations divines ou
corporelles, regardez toujours dans son Humanité, et vous trouverez
dans cette Humanité beaucoup plus que vous ne pensez, parce que
l'apôtre saint Paul dit encore: In ipso inhabitat omnis plenitudo
Divinitatis corporaliter: « En lui habite corporellement la plénitude
de la Divinité (Col. II, 9). »
Il ne
convient donc pas d'adresser à Dieu des demandes de cette sorte;
il n'est pas nécessaire qu'il parle encore, car en achevant de nous
révéler toute la foi dans son Christ, il n'y a plus d'autre
objet de la foi à révéler, et il n'y en aura jamais.
Celui qui voudrait recevoir encore par la voie surnaturelle certaines communications
surnaturelles semblerait accuser Dieu de ne pas nous avoir donné
en son Fils tout ce qui nous était nécessaire, comme nous
l'avons dit. Supposé même qu'il agisse ainsi tout en ayant
la foi, et en croyant ses enseignements, il manifeste un esprit de curiosité
et l'imperfection de sa foi. Ce n'est donc point de cette curiosité
qu'il faut attendre un enseignement doctrinal ou une communication par
voie surnaturelle. A l'heure où le Christ expira sur la Croix, et
dit: Consummatum est: « Tout est consommé (Jean, XIX, 30)
», non seulement ont pris fin toutes ces communications surnaturelles,
mais encore toutes les cérémonies et tous les rites de la
Loi ancienne.
Ainsi
donc nous devons nous guider en tout d'après la doctrine du Christ
Notre-Seigneur, fait Homme pour nous, de son Église, de ses ministres
qui nous parlent d'une manière humaine et visible. Par cette voie
nous trouverons le remède à nos ignorances et à nos
faiblesses spirituelles; par cette voie nous trouverons des secours abondants
pour tous nos besoins. Tout ce qui sort de cette voie ou s'en écarte,
non seulement est de la curiosité, mais encore une grande présomption.
On ne doit rien croire de ce qui vient par voie surnaturelle, si ce n'est,
je le répète, l'enseignement de Jésus-Christ fait
Homme, et celui de ses ministres qui sont hommes aussi. Cela est tellement
vrai que saint Paul a dit: Sed licet... Angelus de caelo evangelizet vobis,
praeter quam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si quelque
ange du ciel venait vous évangéliser autrement que nous,
hommes, nous vous avons évangélisé, qu'il soit maudit
et excommunié (Gal. I, 8). »
Il est
donc vrai que nous devons toujours nous en tenir à ce que le Christ
nous a enseigné. Tout le reste n'est rien; et nous ne devons pas
le croire s'il n'est pas conforme à son enseignement. Il travaille
donc inutilement celui qui veut aujourd'hui traiter avec Dieu comme on
le faisait sous l'ancienne Loi. D'ailleurs, même alors il n'était
pas permis au premier venu d'adresser des demandes à Dieu; Dieu,
de son côté, ne répondait pas à tout le monde,
mais seulement aux prêtres et aux prophètes; c'est de leur
bouche que le peuple devait connaître sa loi et ses enseignements.
Et si quelqu'un voulait savoir de Dieu quelque chose, il le demandait par
l'intermédiaire du prêtre ou du prophète, et non directement
par lui-même. Si parfois David a demandé directement quelque
chose à Dieu, c'est qu'il était prophète; or, même
alors, il ne le faisait pas sans revêtir l'habit sacerdotal, comme
on le voit dans le livre des Rois, où il dit au prêtre Abimélec:
Applica ad me ephod: « Donnez-moi l'éphod (I Rois, XXIII,
9). » Et l'éphod était un des ornements les plus importants
du pontife, et ce n'était qu'après s'en être revêtu
qu'il consultait Dieu. D'autres fois encore, David consultait Dieu par
l'intermédiaire de Nathan et des autres prophètes. C'est
donc sur la parole des prophètes et des pontifes que l'on devait
croire comme venant de Dieu les révélations qui étaient
faites, et non point sur le jugement personnel. Ce que Dieu disait alors
n'avait donc ni force ni autorité et ne pouvait inspirer une créance
absolue tant qu'il n'était pas sanctionné par les pontifes
et les prophètes. Dieu, en effet, aime tant à voir l'homme
gouverné et dirigé par un autre homme semblable à
lui, et selon la raison naturelle, qu'il veut absolument que ce qu'il nous
communique surnaturellement nous ne le donnions à comprendre, ou
nous n'y donnions entière créance, ou n'ait de force et de
sécurité en nous, qu'après avoir passé par
ce canal humain de la bouche de l'homme. Chaque fois qu'il dit ou révèle
quelque chose à l'âme il le fait en inclinant cette âme
à s'en rapporter à qui il convient. Jusqu'alors, il n'a pas
coutume de lui donner une pleine assurance sur la révélation;
il veut que l'homme la reçoive d'un autre homme semblable à
lui.
C'est
précisément ce qui est arrivé au capitaine Gédéon,
comme nous le lisons au livre des Juges. Dieu lui avait répété
souvent qu'il triompherait des Madianites; et il restait toujours dans
le doute et dans la crainte; or il garda cette faiblesse jusqu'au jour
où il apprit de la bouche des hommes ce que Dieu lui avait annoncé
directement. Aussi arriva-t-il que Dieu, pour dissiper ses craintes, lui
dit: Surge et descende in castra... et cum audieris quid loquantur, tunc
confortabuntur manus tuae et securior ad castra descendes: « Lève-toi
et va au camp des ennemis... lorsque tu auras entendu leurs paroles, tes
bras deviendront plus forts pour accomplir ce que je t'ai dit et tu descendras
avec plus de sécurité pour combattre (Jug. VII, 9-11). »
L'événement justifia cette prédiction. Ayant entendu
un Madianite raconter à un autre comment il avait rêvé
que Gédéon les mettrait en déroute, celui-ci sentit
son courage se ranimer et, plein de joie, commença le combat. Cet
exemple nous montre que Dieu ne voulut pas lui donner directement une complète
assurance; il ne la lui donna par voie surnaturelle que lorsqu'elle eut
été confirmée par voie naturelle.
Ce qui
arriva à ce sujet à Moïse est encore bien plus frappant.
Dieu lui avait commandé d'aller délivrer les enfants d'Israël;
il avait fortement motivé cet ordre; il l'avait même confirmé
par le prodige en changeant sa verge en serpent comme aussi en couvrant
et en guérissant subitement sa main de la lèpre. Néanmoins
Moïse restait si hésitant, irrésolu et timide, que Dieu
se fâcha, et encore il ne parvient pas à cette foi inébranlable
qui était nécessaire dans ce cas; il fallut que Dieu relevât
son courage en lui donnant son frère Aaron. Il lui dit en effet:
Aaron frater tuus Levites scio quod eloquens sit; ecce ipse egreditur in
occursum tuum, vidensque laetabitur corde. Loquere ad eum et pone verba
mea in ore ejus, et ego ero in ore tuo et in ore illius: « Je sais
que ton frère Aaron, le lévite, est un homme éloquent;
voici qu'il vient à ta rencontre et ton coeur tressaillira de joie.
Parle-lui, fais-lui connaître mes ordres, et moi je serai sur tes
lèvres et sur les siennes, afin que vous vous encouragiez mutuellement
(Ex. IV, 14). » Et entendant ces paroles, Moïse reprit aussitôt
courage et confiance à la pensée d'être soutenu par
les conseils de son frère. C'est, en effet, le propre d'une âme
vraiment humble de ne pas oser traiter seule à seul avec Dieu, et
de ne trouver de sécurité que dans la direction et le conseil
de son semblable. Dieu, d'ailleurs, le veut ainsi; car là où
les âmes s'unissent pour rechercher la vérité, il se
trouve lui aussi pour la leur manifester et les en convaincre par des raisons
naturelles. C'est ainsi, comme il l'affirme, qu'il devait agir avec Moïse
et Aaron, en dirigeant les lèvres de l'un et de l'autre. Voilà
pourquoi il a dit aussi dans l'Évangile: Ubi enim sunt duo vel tres
congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum: « Là où
deux ou trois sont réunis pour examiner ce qui concerne davantage
l'honneur et la gloire de mon nom, je suis au milieu d'eux (Mat. XVIII,
20) », c'est-à-dire pour les éclairer, et confirmer
dans leurs coeurs les vérités divines. Notons bien que Dieu
ne dit pas: là où un seul se trouvera, je me trouverai, moi
aussi; mais il dit: là où il y en aura au moins deux; il
veut nous faire comprendre qu'il ne veut pas que personne adhère
de lui-même aux communications qu'il croit recevoir de Dieu, s'y
attache ou s'y appuie sans le conseil et la direction de l'Église
ou de ses ministres. Celui qui est seul n'a pas Dieu avec lui pour l'éclairer
et pour affermir la vérité dans son coeur; il est sans force
et sans ardeur pour la vérité.
Voilà
pourquoi « l'Ecclésiaste » renchérit encore sur
ce que nous disons, dans ce texte: Vae soli, quia cum ceciderit, non habet
sublevantem se. Et si dormierint duo, fovebuntur mutuo: unum, quomodo calefiet?
Et si quisquam praevaluerit contra unum, duo resistunt ei: Malheur à
celui qui est seul! Car, s'il vient à tomber, il n'a personne pour
le relever. Si deux dorment ensemble, ils se réchaufferont mutuellement
(Eccl. IV, 10-12), c'est-à-dire par le feu de la charité
de Dieu qui est au milieu d'eux. Comment un seul pourrait-il se réchauffer?
C'est-à-dire comment pourrait-il n'être pas froid dans les
choses de Dieu? Et si quelqu'un peut avoir l'avantage et prévaloir
sur un homme seul, c'est-à-dire si le démon prévaut
contre ceux qui veulent se diriger par eux-mêmes dans les choses
de Dieu, deux réunis lui résisteront, c'est-à-dire
le disciple et le maître qui s'unissent pour connaître la vérité
et s'y conformer. L'homme, tant qu'il est seul, se sent ordinairement faible
et sans force au regard de la vérité, alors même qu'il
l'aurait reçue de Dieu. Cela est tellement vrai que saint Paul,
qui depuis longtemps prêchait l'Évangile qu'il disait avoir
appris, non de l'homme, mais de Dieu, n'eut pas de repos jusqu'au jour
où il en conféra avec saint Pierre et les Apôtres.
Il disait en effet: Ne forte in vacuum currerem aut cucurrissem: «
C'est de peur que je ne vienne à courir ou que je n'eusse déjà
couru en vain (Gal. II, 2). » Il ne se regardait pas comme rassuré,
tant qu'il n'avait pas reçu d'un homme la sécurité.
Voilà donc, ô Paul, une chose digne d'admiration: celui qui
vous a révélé l'Évangile que vous prêchiez
ne pouvait-il donc pas, par lui-même, vous tranquilliser contre les
fautes que vous auriez pu commettre dans la prédication de la vérité?
De là, il suit clairement que l'on ne saurait se fier aux communications
que Dieu nous révèle, tant que l'on ne suit pas l'ordre dont
nous parlons. Supposons une personne qui en a la certitude, comme saint
Paul l'avait au sujet de l'Évangile, puisqu'il avait déjà
commencé à le prêcher, supposons en outre que la révélation
vient de Dieu, on peut néanmoins se tromper à son sujet ou
dans ce qui s'y rattache. Dieu, en effet, tout en découvrant une
chose, ne manifeste pas toujours l'autre; très souvent même
il dit une chose, mais il n'indique pas le moyen de l'exécuter.
Ordinairement, en effet, tout ce qui peut s'accomplir par l'industrie de
l'homme ou ses conseils, il ne le fait pas lui-même, il n'en parle
pas, malgré les rapports intimes et prolongés qu'il a eus
avec une âme. Saint Paul le savait très bien: car, ainsi que
nous l'avons dit, malgré la certitude où il était
que Dieu lui avait révélé l'Évangile, il alla
en conférer avec les Apôtres.
Cette
vérité est très évidente dans « l'Exode
» où nous voyons que Dieu, qui s'entretenait si familièrement
avec Moïse, ne lui a jamais donné par lui-même le conseil
de Jéthro son beau-père, c'est-à-dire qu'il devait
se choisir d'autres juges pour l'aider dans ses fonctions, afin que le
peuple ne fût pas obligé de l'attendre du matin jusqu'au soir
(Ex. XVIII, 21-22). Ce conseil Dieu l'approuva; mais il ne l'avait pas
révélé lui-même à Moïse, car c'était
une mesure et un conseil que la raison humaine pouvait découvrir.
Ainsi en est-il de toutes les particularités qui dans les visions
et communications de Dieu sont à la portée de la prudence
et de la sagesse de l'homme. Dieu n'a pas coutume de les révéler;
il veut, au contraire, que l'on profite toujours de ce moyen dans toute
la mesure du possible. C'est par là qu'il faut les régler
toutes, sauf les vérités de foi; celles-ci, en effet, sont
supérieures à toute intelligence, à toute raison,
bien qu'elles ne leur soient point contraires. Si donc une personne est
certaine que Dieu et les Saints s'entretiennent souvent avec elle d'une
manière intime, elle ne doit pas s'imaginer qu'ils vont par le fait
même lui dire ou manifester les fautes qu'elle commet sur certains
points quand elle peut les connaître par une autre voie.
On ne
doit donc jamais être dans une assurance complète. Nous lisons
aux Actes des Apôtres que saint Pierre, bien que prince de l'Église,
et instruit directement par Dieu, se trompait en maintenant une certaine
cérémonie chez les Gentils; et cependant Dieu gardait le
silence; enfin Paul le reprit comme il le raconte lui-même en ces
termes: Sed cum vidissem quod non recte ambularent ad veritam Evangelii,
dixi Caephae coram omnibus: Si tu cum Judaeus sis, gentiliter vivis, et
non judaice, quomodo Gentes coegis judaizare?: « Quand je vis que
les disciples ne marchaient pas avec droiture et d'une manière conforme
à la vérité de l'Évangile, je dis à
Pierre devant tout le monde: Si vous, qui êtes Juif d'origine, vous
vivez à la manière des Gentils, et non à celle des
Juifs, comment usez-vous de ruse pour contraindre les Gentils à
se conformer au judaïsme? (Gal. II, 14) » Or Dieu n'a pas montré
par lui-même cette faute à Pierre; cette simulation était
du domaine de la raison, et Pierre pouvait le connaître par la voie
de la raison.
Au jour
du jugement, Dieu punira beaucoup de fautes et de péchés
d'un grand nombre d'âmes avec lesquelles il avait eu des rapports
intimes et auxquelles il avait accordé des lumières spéciales
et de la vertu; mettant leur confiance dans cette familiarité qu'elles
avaient avec Dieu et dans les faveurs qu'elles en recevaient, elles ont
négligé leurs devoirs qu'elles connaissaient bien.
Aussi,
comme le dit Notre-Seigneur Jésus Christ dans l'Évangile,
ces âmes seront alors remplies d'étonnement et diront: Domine,
Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus, et in nomine tuo daemonia ejecimus,
et in nomine tuo vitutes multas fecimus? « Seigneur, Seigneur, est-ce
que nous n'avons pas annoncé en votre nom les prophéties
que vous nous avez communiquées? Est-ce que nous n'avons pas encore
en votre nom chassé et repoussé les démons? Est-ce
que nous n'avons pas en votre nom opéré beaucoup de miracles
et de prodiges? » Et Notre-Seigneur dit qu'il leur répondra
en ces termes: Et tunc confitebor illis quia nunquam novi vos; discedite
a me omnes qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, ouvriers
d'iniquité; je ne vous ai jamais connus (Mat. VII, 22-23). »
De ce
nombre était Balaam et d'autres semblables. Dieu leur parlait et
leur accordait des faveurs, et néanmoins ils restaient pécheurs.
Le Seigneur adressera aussi des réprimandes aux élus ses
amis, avec lesquels il avait traité avec familiarité sur
la terre; il leur reprochera leurs fautes et leurs négligences dont
il ne devait pas nécessairement les prévenir par lui-même,
puisque sa loi et la raison naturelle qu'il leur avait données leur
suffisaient.
Pour
terminer ce sujet, je dis, conformément à ce qui précède,
que quelque communication que reçoive une âme et de quelque
manière que ce soit, par voie surnaturelle, elle doit l'exposer
tout de suite avec clarté, précision, perfection, simplicité
et en toute vérité à son directeur spirituel. Il lui
semblera peut-être qu'il n'y a pas de motif d'en rendre compte à
son directeur, ou de perdre le temps à lui en parler, puisque, comme
nous l'avons dit, quand l'âme les repousse et n'en fait pas cas,
ou ne les admet pas, elle est en sûreté, surtout quand il
s'agit de visions, révélations ou autres communications surnaturelles
qui ou bien sont claires ou bien n'offrent pas d'intérêt;
néanmoins, il est très nécessaire d'en parler au directeur
alors même qu'on ne le croirait pas utile, et cela pour trois motifs.
Le premier,
c'est que, comme nous l'avons dit, Dieu communique beaucoup de choses dont
l'effet, la force, la lumière, la sécurité ne se font
pas sentir complètement à l'âme, tant qu'elle ne s'en
est pas, je le répète, entretenue avec celui que Dieu lui-même
a voulu et établi comme son juge spirituel. A lui appartient le
pouvoir de la lier ou délier, d'approuver ou de désapprouver
ce qui se passe en elle, comme nous l'avons montré déjà
par l'autorité de l'Écriture. L'expérience de tous
les jours en est la preuve. Nous voyons, en effet, des âmes humbles
qui sont favorisées de ces communications surnaturelles. Or c'est
après en avoir parlé à qui de droit qu'elles demeurent
toutes satisfaites, pleines de force, de lumière et de sécurité;
quelques-unes, qui, avant d'en avoir parlé à leur directeur,
les avaient regardées avec indifférence ou comme une chose
étrangère, les considèrent alors comme un don
qui leur est fait de nouveau.
Le second
motif, c'est que l'âme a ordinairement besoin de recevoir un enseignement
sur les choses qui se passent en elle, afin que dans cette voie où
elle se trouve elle pratique le dénûment et la pauvreté
spirituelle de la Nuit obscure. Si elle est privée de cet enseignement,
et si même elle repousse les communications surnaturelles, elle tombera
peu à peu et sans s'en apercevoir dans l'ignorance des voies spirituelles
et s'accoutumera à la voie des sens, où se passent en partie
ces communications particulières.
Le troisième
motif, c'est pour que l'âme demeure dans l'humilité, la dépendance
et la mortification. Il convient qu'elle rende compte de toutes ces communications
à son directeur, alors même qu'elle n'en ferait aucun cas
et les regarderait comme non avenues. Certaines personnes, en effet, éprouvent
une vive répugnance à cette ouverture; il leur semble que
ce n'est rien, et ne savent ce qu'en pensera leur directeur auquel elles
en parleront; c'est là une marque de peu d'humilité. Voilà
pourquoi il faut que ces personnes s'assujettissent à les dire.
D'autres personnes éprouvent une grande confusion à les exposer,
dans la crainte qu'on ne découvre en elles des faveurs qui les fassent
passer pour saintes, ou pour d'autres motifs encore; voilà pourquoi
elles ne croient pas devoir en parler; d'ailleurs elles n'en font pas cas;
or c'est précisément pour ce fait même qu'il convient
qu'elles sachent se mortifier et parler, jusqu'à ce que par l'humiliation
elles arrivent à être humbles, simples, ouvertes, disposées
à parler au directeur, et qu'ensuite elles aillent à lui
sans difficulté.
Il nous
faut donner ici un avertissement au sujet de ce que nous avons dit. Nous
avons montré une grande rigueur pour que les âmes repoussent
ces communications surnaturelles, et pour que les confesseurs ne favorisent
point qu'elles aient des entretiens sur ces matières; mais par ailleurs
les directeurs spirituels se tromperaient s'ils témoignaient à
ce sujet du dégoût, de l'éloignement, du mépris;
ce serait pour ces âmes l'occasion de se replier sur elles-mêmes;
on fermerait la porte à l'ouverture de conscience dont elles ont
besoin, et elles n'oseraient plus leur rien manifester et seraient exposées
à une foule d'inconvénients. Nous le répétons,
ces communications surnaturelles sont un moyen; et puisqu'elles sont un
moyen ou une voie par où Dieu les mène, il n'y a pas lieu
de le dédaigner; il ne faut ni s'en étonner, ni s'en scandaliser.
Il faut plutôt agir avec beaucoup de bonté et de calme, encourager
ces âmes, leur faciliter l'ouverture de conscience, et au besoin
la leur imposer par un précepte, car elles éprouvent parfois
une difficulté très grande à s'y résigner.
Le directeur s'appliquera à les conduire dans la voie de la foi;
il leur enseignera simplement à détourner les regards de
toutes ces manifestations surnaturelles, il leur montrera comment on en
détache les tendances et l'esprit pour réaliser des progrès;
enfin il leur donnera à entendre que devant Dieu une seule action,
un seul acte de volonté fait par charité a plus de prix que
toutes les visions, révélations ou communications qui peuvent
venir du Ciel, car en ces choses il n'y a ni mérite, ni démérite.
Il leur exposera en outre comment beaucoup d'âmes qui ne jouissent
d'aucune de ces manifestations sont incomparablement plus parfaites
que d'autres qui en sont largement favorisées.
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